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l’emploie en comparant notre activité cognitive aux jeux de cartes,
aux jeux d’échecs, etc. Par conséquent, penser, percevoir c’est jouer.
Le jeu devient ainsi, un objet digne de l’attention du philosophe. Mais,
le concept tel qu’il a été abordé dans la tradition exige à ce que l’on
retrace son parcours. Les quelques textes de l’Antiquité1 ou du
Moyen-âge qui parlent du jeu2, une dizaine de pages d’Aristote3, une
vingtaine de la « Somme théologique » de Saint Thomas d’Aquin le
font pour lui donner un statut doublement mineur : une activité de peu
d’importance, réservée aux enfants, à ceux qui se sont peu élevés dans
l’ordre des activités de l’âme, ou encore à ceux qui, ayant élevé leur
esprit jusqu’à la théorie, doivent le détendre de cette activité. De ce
point de vue, les références tirées de l’« Éthique à Nicomaque » sont
exemplaires, puisqu’elles mentionnent le jeu pour dénoncer par
avance une confusion possible du jeu et de l’eudaimonia (le bonheur
comme souverain bien). Le jeu en effet semble être une activité qui a
sa fin en soi. Aristote va s’employer à montrer qu’en réalité, ce n’est
pas une activité mais un délassement, qui n’a pas sa fin en soi, mais
bien dans la véritable activité4.
1 Robert Ladouceur : « Ainsi, les Grecs, qui formaient une civilisation noble et
créative, jouaient déjà quelques pièces de monnaie. On trouve d’ailleurs chez eux des
traces des premiers joueurs excessifs et, à un certain moment, on a même interdit la
pratique des jeux de hasard afin de maintenir l’ordre social. C’est aussi ce que révèle
le premier tome de Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres », Le jeu
excessif, Editions de l’Homme, Quebec, 2000, p. 9.
2 En dehors des dialogues de Platon où la dimension « du jeu, de la plaisanterie et du
rire est immense », Henri Joly, Op. Cit, p. 338.
3 Aristote, Ethique à Nicomaque, Trad., J. Tricot, Vrin, 1979.
4 Aristote, « Le Bonheur ne consiste pas dans l’amusement ; il serait absurde que
l’amusement fût le but de la vie ; il serait absurde de travailler durant toute sa vie et de
souffrir rien qu’en vue de s’amuser. On peut dire, en effet, de toutes les choses du
monde, qu’on ne les désire jamais que pour une autre chose, excepté toutefois le
bonheur ; car c’est lui qui est le but. Mais s’appliquer et se donner de la peine, encore
une fois, uniquement pour arriver à s’amuser, cela ne paraît aussi pas trop insensé et
pas trop puéril. Selon Anarcharis, il faut s’amuser pour s’appliquer ensuite
sérieusement, et il a entièrement raison. L’amusement est une sorte de repos ; et
comme on ne saurait travailler sans relâche, le repos est un besoin. Mais le repos n’est
certes pas le but de la vie… La vie heureuse est conforme à la vertu ; et cette vie est
sérieuse et appliquée ; elle ne se compose pas de vains amusements. Les choses
sérieuses paraissent en général fortes au dessus des plaisanteries et des badinages ; et
l’acte de la partie la meilleure de nous, ou de l’homme le meilleur, passe toujours
aussi pour l’acte le plus sérieux. Or, l’acte du meilleur vaut mieux aussi par cela
même ; et il ordonne plus de bonheur », Ethique à Nicomaque, Trad, J. Tricot, Vrin,
1979, p. 507.