Groupe Décentralisation
Séminaires de recherche du GEMDEV
Compte rendu de la séance du 3 mars 2000
"Enjeux politiques et questions théoriques :
de l'usage de quelques notions particulières"
L'objet de ce séminaire était de clarifier le réseau lexical propre au champ des décentralisations. Cette
rencontre était placée dans la continuité de l'approche multidisciplinaire engagée par le GEMDEV
autour de la notion de mondialisation. Ainsi, trois disciplines scientifiques intéressées par les
processus de décentralisation sont réunis à travers la présence de Michèle LECLERC-OLIVE,
sociologue au CEMS-EHESS, Etienne TASSIN, philosophe à l'Université de Paris 9 Dauphine, et à
l'ENS Cachan, et enfin Elsa ASSIDON, économiste à l'Université de Paris 3 IHEAL. Ce détour
épistémologique, indispensable avant de passer à des études de cas lors des prochains séminaires
des 17 mars, 31 mars et 21 avril, a permis de déconstruire certaines notions polysémiques qui, pour
être trop utilisées, perdent de leur intelligibilité.
Ainsi en est-il de la notion de local, désignant à la fois un territoire (registre topologique) et un angle
d'observation (registre méthodologique) souligne la sociologue. Elle nous invite par ailleurs à réfléchir
plus longuement sur la notion très consensuelle de société civile, ainsi que sur celle de pouvoirs
publics locaux.
La philosophie nous invite à nous attarder sur la notion de Publicité, qui, selon Aristote, définit
l'essence de la Cité, espace politique centralisé ayant émergé justement par opposition aux
communautés traditionnelles « locales ».
Enfin, le regard de la géographie économique définit la décentralisation comme la délimitation des
espaces dans le but d'optimiser l'allocation des ressources, l'enjeu se situant, au niveau d'impulsion
de cette rationalité, dans la redéfinition du tandem Etat/Marché.
Michèle LECLERC-OLIVE pose sur les thématiques de la décentralisation, étudiées le plus souvent
sous l'angle économique, le regard de la sociologie politique, nourri par une longue pratique de terrain
dans le cadre de la coopération décentralisée.
Pour clarifier la notion polysémique de décentralisation, la sociologue nous invite à considérer la
question suivante : Quand des pouvoirs locaux peuvent-ils être qualifiés de pouvoirs « publics »
locaux ?
La sociologue s'attarde tout d'abord sur le concept de local, qui désigne à la fois une circonscription
d'étude et un angle d'observation.
En tant que territoire, le concept de local s'inscrit dans une logique du découpage et de
l'emboîtement des espaces.
Par ailleurs, en tant que site d'observation, le local désigne un angle d'observation « par le
bas », lieu d'ancrage de réseaux dont l'analyse requiert parfois de se déporter bien au-delà
des frontières nationales.
Le deuxième concept approfondi par Michèle LECLERC-OLIVE est celui de société civile. Le capital
de sympathie très large entourant cette notion participe d'une méfiance générale envers les acteurs
politiques qui, soit invisibles, soit diabolisés, ne seraient pas capables de défendre l'intérêt général.
D'autres relais seraient alors nécessaires pour représenter les citoyens : les associations volontaires
de la société civile ont à jouer ce rôle. Ce qui fait du coup de la société civile le centre de gravité de la
solidarité. Mais il faut noter que le local ne constitue pas forcément un laboratoire d'expérimentation
de formes de solidarité qui seraient susceptibles d'être par la suite élargies à plus grande échelle : la
solidarité locale peut en effet parfois relever du repli communautaire.
Les théories centrées sur la notion de société civile, largement valorisées par les grandes agences
internationales de développement, n'accordent pas toutes la même place aux pouvoirs publics locaux.
Pour les unes, leur caractère local les oppose à l'Etat, pour d'autres au contraire leur caractère public
les distingue de la société civile. Pourtant il convient de distinguer les associations de la société civile
(où l'adhésion est volontaire et se traduit par le versement de cotisations) et les collectivités
territoriales auxquelles on n'« adhère » pas mais auxquelles on « appartient » et où la contribution
financière est imposée : cette hésitation théorique invite à recourir à d'autres modélisations de la
société, et notamment à nous tourner vers les problématiques centrées autour de la notion d'espace
public, pour penser ces pouvoirs publics locaux.
Notons également que ces processus de décentralisation, en tant que processus de délégation du
pouvoir central aux collectivités territoriales, peuvent être perçus par les communautés villageoises
comme un processus de centralisation dans la mesure où certaines des prérogatives qu'elles s'étaient
attribuées de fait, sont à présent de droit du ressort du niveau communal. Du coup, se pose la
question de la légitimité de ces nouvelles entités.
L'articulation clef se situe entre Public, Visible et Commun. Est public un espace qui est visible, à
savoir un lieu réservé à un débat ouvert. Est également public l'esprit qui est mis en œuvre dans ces
espaces de proximité, lorsqu'il exprime le souci du bien public, lequel ne saurait être confondu avec la
notion de bien commun ou collectif : les pouvoirs publics locaux ne jouissent pas d'une totale
souveraineté sur un territoire et des biens, mais de la responsabilité de ces biens.
Mais pour le philosophe Etienne TASSIN, c'est essentiellement la visibilité qui décide du contenu de
la Publicité.
A partir de l'analyse aristotélicienne, le philosophe s'interroge sur ce qu'est une communauté politique.
Reprenant la distinction d'Anna Harendt, le philosophe définit le Public comme ce qui est commun, à
savoir l'intérêt général par opposition aux intérêts privés, et ce qui est visible, à savoir ce qui est offert
aux regards de tous par opposition à la vie privée, secrète. Mais il va plus loin en soutenant que c'est
la visibilité de l'espace qui décide de l'identité de la communauté.
C'est en imposant que la loi soit écrite, visible, publique, que Solon en 592 avant JC en fait une loi
publique, c'est-à-dire commune à tous et soustraite à l'arbitraire du Roi. La visibilité signifie que les
abus de pouvoirs sont contenus : c'est désormais la loi qui décide du rapport des hommes entre eux.
La chose publique est ce qui est susceptible de faire l'objet d'une volonté générale parce qu'elle est
offerte au regard de tous.
Dès lors il est important de distinguer acteurs (ceux qui prennent les décisions) et spectateurs (ceux
qui sont intéressés par la chose publique), car la notion de pouvoirs publics implique non pas le
pouvoir de tous mais la visibilité par tous. Ainsi, même la Cité d'Aristote n'est pas une démocratie pure
et parfaite, où l'ensemble des spectateurs seraient en même temps acteurs, mais un « auto-
gouvernement » où chaque gouverné serait susceptible de devenir pour un temps gouvernant par
tirage au sort, de même que chez Rousseau l'idéal est « l'auto-législation », le peuple étant à la fois
législateur et sujet. L'essence du pouvoir Républicain est donc la visibilité comme mode d'organisation
de la Cité. Seul est public ce qui peut se faire au grand jour.
Par conséquent, cette étude de la formation de la Cité par Aristote nous amène à relativiser le
parallèle fréquemment opéré entre décentralisation et démocratie.
Aristote étudie le passage des communautés naturelles que sont le foyer et le village (union de
plusieurs foyers), régies par un principe d'autorité naturelle et de gestion « despotique » des biens
communautaires, à la Cité, institution non plus naturelle mais humaine. En effet, fondée sur une
décision rationnelle, la Cité transforme la nature des rapports humains. Elle consacre le passage d'un
espace communautaire à un espace public. L'organisation politique est donc rationnelle et non pas
naturelle. Si la Cité était de filiation naturelle, alors le Politique ne saurait être démocratique mais
serait despotique. En réalité, la décision politique de création de la Cité révèle un choix de rompre
avec la logique verticale de l'autorité naturelle pour une logique horizontale de Démocratie. Il s'opère
ainsi un saut qualitatif par récusation de l'organisation tribale communautaire, pour une organisation
rationnelle, instituant l'Egalité des hommes et leur Liberté.
La Cité est le lieu de la visibilité totale, de la délibération collective des affaires publiques. Par
opposition, les communautés traditionnelles que sont la famille et le village sont celles de
l'obscurantisme et du secret. Ceci nous amène donc à dégager un certain paradoxe dans la notion de
démocratie locale. En effet, le registre de la communauté ne signifie pas forcément un fonctionnement
démocratique. La démocratie n'est pas automatiquement du côté de la proximité, mais plutôt de
l'espace public, où le principe de visibilité est substitué au principe de la communauté. Le lien du
civisme s'oppose ainsi aux liens communautaires traditionnels.
Pour finir, l'économiste Elsa ASSIDON apporte une analyse de la décentralisation et de l'opposition
local/global en terme d'allocation optimale des ressources.
L'économie aborde cette problématique à partir de deux approches : une approche par le haut, la
décentralisation dérivant d'une impulsion de l'Etat, et une approche par le bas, dans une optique
davantage microéconomique : ce sont les agents qui tissent eux mêmes les réseaux décentralisés.
L'approche par le Haut légitime l'intervention du centre par une politique économique appropriée.
Dans cette logique, chaque espace lutte pour une répartition plus égale des ressources centralisées,
telles celles acquises par l'impôt. La théorie des Trappes de développement, qui dérive de cette
approche, considère la répartition des ressources de façon très inégalitaire selon les espaces.
L'activité productive serait concentrée de façon à optimiser la rentabilité, en fonction de la « théorie de
la croissance endogène », alors que certaines zones ayant des stocks initiaux insuffisants
constitueraient des zones d'exclusion économique.
L'approche par le Bas fait intervenir deux courants économiques intéressant l'analyse de la
décentralisation : les Néokeynésiens et les Institutionnalistes.
Les Néokeynésiens introduisent une approche par Marchés (contrairement à Walras pour qui
existe un seul Marché), qui ne sont pas toujours en équilibre. L'incertitude étant généralisée,
les acteurs vont passer des contrats pour gérer cette incertitude. Le rôle de l'Etat, qui n'est
plus à justifier, est de se positionner sur l'Offre et de promouvoir l'activité privée. Il s'agit bien
d'une économie décentralisée, par type de marché, où le centre n'est pas premier mais reste
une source d'impulsion.
Les Institutionnalistes japonais insèrent pour leur part la Communauté entre l'Etat et le
Marché. Système d'organisation rationnel qui minimise les coûts de transactions, la
Communauté conditionne les comportements. Cette analyse se rapproche de l'analyse de la
Firme. Les Institutionnalistes français ont eux une vision surdéterminante : c'est l'instance
politique qui régule l'économie et détermine les normes communes à la sphère privée, comme
la Monnaie.
Le processus de décentralisation interroge donc la théorie économique en ce qu'il opère une
redéfinition du tandem Etat/Marché et apporte un renouveau de la théorie libérale, notamment
concernant l'hypothèse des anticipations rationnelles. Le Marché mondial n'a plus de centre, il est
dérégulé. Ce sont les agents qui font l'état du Marché. Or, ils en demandent une parfaite
transparence. Désormais, toutes les politiques doivent pouvoir être anticipées et donc annoncées à
l'avance.
Enfin, la question de la démocratie dans un contexte de mondialisation interroge l'économiste sur les
moyens de gérer l'économie de marché dans l'équité, qui elle ne se décrète pas par le haut. C'est
d'ailleurs surtout dans ce domaine que l'économie décentralisée a un rôle à jouer.
Le débat engagé avec la salle a donné l'occasion d'un échange fructueux avec des acteurs du
développement local, dégageant deux problématiques majeures de la décentralisation.
Un premier intervenant a souhaité revenir sur le danger d'associer décentralisation et démocratie. En
effet, la Décentralisation peut s'inscrire dans une logique de centralisation : la communalisation, c'est-
à-dire la création de communes par décision de l'Etat dans le cadre de sa politique de
décentralisation, peut aboutir à des décisions perçues comme autoritaires. Ce problème de légitimité
se pose notamment au niveau du paiement des impôts. Ainsi au Burkina Faso, la Commission
Nationale de Décentralisation recherche aujourd'hui une solution pour le milieu proprement rural, car
la commune s'avère constituer un cadre inapproprié. On rejoint ici l'avertissement donné par Etienne
TASSIN contre le raccourci fait entre basique et démocratique.
Un second intervenant a tenu à rappeler l'importance majeure des Réformes de Clisthène, qui invente
le Politique selon Etienne TASSIN. En effet, en substituant une organisation territoriale purement
rationnelle aux anciennes puissances familiales et régionales, elles instaurent une égalité politique de
tous les citoyens dans leur rapport au pouvoir. Ceci révèle une conception purement normative du
politique et du démocratique. La démocratie qui en résulte n'est pas du tout représentative. D'ailleurs,
Aristote ne considère pas le système électoral comme démocratique mais aristocratique, car il
suppose l'existence de citoyens élites. Le Politique se situe dans le démocratique, c'est-à-dire dans la
manière dont s'institue l'égalité entre les individus, par opposition à la hiérarchie des relations
communautaires.
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