Diffusion de la jurisprudence via internet dans les pays de l`Union

Diffusion de la jurisprudence via internet dans les pays de l’Union européenne et règles
applicables aux données personnelles
Prof. Cécile de Terwangne
FUNDP – CRID
Namur
Alors que pendant des dizaines d’années, les décisions prononcées par les cours et tribunaux
ont été publiées dans des revues ou périodiques spécialisés, sur support papier, depuis plus de
vingt ans la diffusion de la jurisprudence s’effectue également sur support électronique. Le
phénomène est en croissance. On a vu fleurir, du fait d’acteurs publics et privés, des bases de
données jurisprudentielles distribuées sur CD-ROM ou via des abonnements en ligne et, plus
récemment, accessibles via internet. Initialement réservés aux professionnels du droit, ces
outils documentaires sont aujourd’hui à la portée de tous. Les qualités du support électronique
permettent de mettre à disposition une quantité de décisions largement supérieure aux
possibilités du support papier tout en fournissant les instruments de recherche, de sélection et
d’extraction sans lesquels un réel accès à l’information ne serait pas possible. Cette évolution
doit-elle conduire à revoir les équilibres atteints pour la publication papier entre intérêt de la
publication et intérêt des personnes nommément citées dans les jugements et arrêts ? 1
1. L’application de la législation de protection des données personnelles à la publication
des décisions de jurisprudence sur internet
La mise à disposition du public d’un jugement contenant des données sur des personnes
physiques (qu’il s’agisse du juge, du Ministère public, des plaideurs, des parties, de témoins,
etc.) correspond à un traitement de données à caractère personnel au sens de la directive
95/46/CE garantissant la protection des données personnelles2. En effet, la simple mention du
nom d’une personne physique ou de caractéristiques permettant d’identifier un individu fait
intervenir des données à caractère personnel définies comme « toute information se rapportant
à une personne physique identifiée ou identifiable »3. Par ailleurs, diffuser une décision de
justice comportant de telles données implique une opération effectuée sur des données à
caractère personnel et, partant, un traitement de données4.
1 Cette contribution est centrée pour l’essentiel sur la mise à disposition des bases de données de
jurisprudence et n’évoque qu’incidemment la publication des décisions de justice par la presse. On ne trouvera
pas dans ces pages l’analyse systématique du régime juridique de ces dernières publications.
2 Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des
personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces
données, J.O. L 281, 23 novembre 1995, p. 31.
3 Art. 2, a), de la directive 95/46.
4 Par «traitement de données à caractère personnel», l'article 2, b), de la directive 95/46 entend: «toute
opération ou ensemble d'opérations effectuées ou non à l'aide de procédés automatisés et appliquées à des
données à caractère personnel, telles que la collecte, l'enregistrement, l'organisation, la conservation, l'adaptation
ou la modification, l'extraction, la consultation, l'utilisation, la communication par transmission, diffusion ou
toute autre forme de mise à disposition, le rapprochement ou l'interconnexion, ainsi que le verrouillage,
l'effacement ou la destruction».
En tant que traitement de données à caractère personnel, la publication des décisions de
justice non anonymisées tombe sous le coup de la directive 95/46 dans l’hypothèse où la
diffusion se réalise sur support électronique ; c’est le cas d’une diffusion sur CD-Rom ou via
un site web, par exemple.
La directive de protection des données, ou plus exactement les lois nationales qui l’ont
transposée ainsi que le règlement adopté sur sa base pour y soumettre les institutions
communautaires, sont donc applicables à l’hypothèse qui retient l’attention dans cette
contribution, c’est-à-dire la mise à disposition de décisions de jurisprudence par la voie
d’internet. Il convient dès lors d’analyser les implications juridiques découlant de
l’application du régime de protection des données à cette hypothèse et d’observer les formes
qu’elles ont prises dans les différents Etats membres de l’Union européenne.
La protection mise en place repose sur trois principes fondamentaux : principes de finalité, de
proportionnalité et de transparence. Nonobstant, une protection spécifique, renforcée, est
accordée aux données qualifiées de sensibles au regard de leur nature, au titre desquelles on
trouve les données « judiciaires ». Les pages qui suivent s’attachent à vérifier les
conséquences des deux premiers principes et du régime de protection spécifique réservé aux
données « judiciaires » sur la publication de la jurisprudence au travers d’internet et
d’observer les situations dans les Etats membres – anonymisation obligatoire ou à la
demande, ou diffusion libre – qui en ont résulté.
2. Les exigences découlant du principe de finalité
Principe clé de la protection, le principe de finalité exige que tout traitement poursuive une ou
des finalité(s) déterminée(s) et légitime(s) (point 2.1.), que l’on ne fasse que ce qui est
compatible avec cette (ces) finalité(s) (point 2.2.) et que l’on ne traite que les données
pertinentes au vu de la (des) finalité(s) (point 2.3.).
Il est donc de première importance de s’interroger sur les finalités poursuivies par la mise à
disposition du public des décisions de jurisprudence.
2.1. Les finalités liées à la mise à disposition des décisions de jurisprudence
Au premier rang des finalités rapidement avancées figure la transparence de la justice, devant
permettre de lutter contre l’arbitraire. Il ne faut toutefois pas confondre ou assimiler publicité
et publication des décisions de justice.
L’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales garantissant le droit à un procès équitable rattache à ce droit le prononcé public
des décisions de justice. Cet article dispose que
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement et
dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial (…). Le jugement doit
être rendu publiquement mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et
au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre
public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des
mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans une mesure
jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la
publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. ».
Le caractère par principe public de la procédure et de la décision de justice garantit la
confiance du public dans la probité du système judiciaire et favorise la compréhension de
l’administration de la justice. A l’occasion de l’adoption, en Belgique, de l’arrêté royal
imposant la publication des arrêts du Conseil d’Etat par la voie d’internet, le ministre de
l’Intérieur signalait : « [La publicité donnée aux décisions de justice] protège indirectement
mais efficacement le juge contre les influences extérieures qui pourraient affecter de manière
inconvenante le droit qui lui appartient de juger. Toute décision du juge doit en effet non
seulement être logique et légalement justifiée en soi, mais, en outre, pouvoir être mise à
l’épreuve, au regard de ces exigences, par toute personne susceptible de relever de ce pouvoir
de juger. »5
De l’obligation de publicité des prononcés découle le droit du public de consulter les
décisions conservées par les greffes des tribunaux, ainsi que le droit de la presse de rendre
compte des décisions constituant l’actualité judiciaire du moment.
C’est le caractère public des prononcés qui légitime par ailleurs la publication des décisions
de jurisprudence dans des revues juridiques ou des compilations de jurisprudence. Cette
publication ne réalise pas elle-même la publicité des décisions de justice, même si elle
contribue à porter ces dernières à la connaissance du public. Ce n’est pas de la publication de
la jurisprudence que dépend la protection contre l’arbitraire des juges et le caractère équitable
des procès. Si c’était le cas, il faudrait nourrir de vives inquiétudes pour la très grande
majorité de la jurisprudence qui ne fait l’objet d’aucune publication…6,7 Cela étant, il est clair
que même si elle ne vise pas à garantir la publicité de la justice, la publication des décisions
de jurisprudence présente l’ « avantage collatéral » d’induire une forme de contrôle de la
qualité du travail des juges. En cela, elle contribue sans nul doute à la protection du justiciable
contre l’arbitraire. Plus la probabilité est grande pour le juge de voir sa décision publiée et dès
lors soumise à la critique, plus il sera vigilant, on imagine, quant à la rigueur du raisonnement
tenu et de sa formulation.
La publication de la jurisprudence, quelle que soit la forme qu’elle prend, classique sur papier
ou électronique sur CD-ROM ou sur internet, poursuit le but de faire connaître à tout intéressé
la dimension « vécue » du droit, souvent révélatrice de la véritable portée des textes
normatifs, voire même créatrice de droit. A ce but se greffe immédiatement celui
« d’alimenter la discussion sur la jurisprudence comme source de droit »8. Il ne s’agit
nullement de viser à « porter à la connaissance le bon droit ou la condamnation de telle ou
5 Rapport au Roi précédant l’arrêté royal du 7 juillet 1997 relatif à la publication des arrêts du Conseil
d’Etat, Mon. B., 8 août 1997, p. 20239.
6 Sur les 930.000 décisions de tous types prononcées en Belgique en 2003 (chiffre communiqué par le
ministère belge de la Justice, http://www.just.fgov.be), seules approximativement 5.000 ont eu droit à une
publication…
7 En Espagne, certains auteurs ont souligné que la mise à disposition des jugements et arrêts réalisée par
le Centro de Documentacion Judicial, organisme indépendant chargé de sélectionner et diffuser l’information
juridique, législative, jurisprudentielle et doctrinale, ne pouvait en aucun cas remplacer le principe de la publicité
des jugements. Ces auteurs ont mis en exergue qu’il est important d’assurer l’accès des citoyens aux jugements
dans leur forme originale, c’est-à-dire non anonymisés, tels qu’ils sont conservés auprès des tribunaux, en
parallèle de la mise à disposition par le biais du centre de documentation. Voy. les auteurs cités par Rosario
Duaso-Calès, La protection des données personnelles contenues dans les documents publics accessibles sur
Internet : le cas des données judiciaires, Mémoire, Faculté de Droit, Université de Montréal, 2002, p. 146.
8 Commission belge de la protection de la vie privée, avis n° 42/97 du 23 décembre 1997 relatif à la
diffusion des décisions juridictionnelles par le recours aux technologies de l’information et de la communication,
disponible à l’adresse http://www.privacy.fgov.be.
telle personne »9. Le Garante per la protezione dei dati personali, autorité de contrôle
italienne, a spécifié dans le même sens que la collecte et la diffusion de données à caractère
judiciaire, en particulier les données relatives aux décisions jurisprudentielles, poursuit des
finalités de « documentation, étude et recherche dans le champ juridique »10.
La Recommandation R (95) 11 du Conseil de l’Europe, du 11 septembre 1995, relative à la
sélection, au traitement, à la présentation et à l’archivage des décisions judiciaires dans les
systèmes de documentation juridiques automatisés énonce d’ailleurs solennellement que « la
pleine connaissance de la jurisprudence de toutes les juridictions est une des conditions
essentielles de l’application équitable du droit ». Le Comité des Ministres du Conseil de
l’Europe, auteur de cette recommandation, a identifié les objectifs attachés aux systèmes
automatisés de diffusion de la jurisprudence. On observera que, dans le même sens que ce qui
est dit plus haut, la transparence de la justice et la garantie contre l’arbitraire des juges ne sont
pas repris en tant que tels comme objectifs de cette diffusion. Les objectifs sont, selon le
Comité des Ministres,
- de faciliter la tâche des professions juridiques en fournissant des renseignements
prompts, complets et à jour ;
- de renseigner toute personne intéressée par une question de jurisprudence ;
- de rendre publiques plus rapidement des décisions nouvelles, particulièrement dans les
domaines du droit en évolution ;
- de rendre publiques un plus grand nombre de décisions intéressant tant le domaine
normatif que le domaine factuel (quantum des indemnités, des pensions alimentaires, des
peines, etc.) ;
- de contribuer à la cohérence de la jurisprudence (sécurité de droit –
« Rechtssicherheit ») sans toutefois introduire de rigidité ;
- de permettre au législateur de faire des analyses de l’application des lois ;
- de faciliter les études sur la jurisprudence ;
- dans certains cas, de fournir des informations à des fins statistiques.11
2.2. Des utilisations compatibles avec les finalités de diffusion. Interdiction des
détournements de finalité
Le principe de finalité impose que l’on n’utilise les données personnelles qu’en vue de
réaliser les finalités liées au traitement des données (le traitement étant, dans le cas qui nous
occupe, la diffusion des décisions de jurisprudence). Il est interdit de détourner la finalité et de
traiter les données dans un but incompatible avec le but initial12.
Or, la publication des décisions de jurisprudence sur support électronique permet
techniquement, et en conséquence offre la tentation, de consulter les bases de données dans un
9 Ibidem.
10 Autorisation n° 7 de 2002 relative au traitement des données à caractère judiciaire, disponible à
l’adresse http://www.garanteprivacy.it.
11 Annexe 1 à la Recommandation n° R (95) 11, intitulée Principes généraux pour les systèmes de
documentation juridique automatisés concernant la sélection, le traitement, la présentation et l’archivage des
décisions de justice.
12 Art. 6, § 1er, b) de la directive 95/46.
but différent de celui d’être éclairé sur un courant jurisprudentiel dans une matière
particulière. Le Groupe des responsables de la protection des données européens établi par
l’article 29 de la directive signale, dans son avis 3/99 : « Instruments de documentation
juridique, les bases de données jurisprudentielles peuvent devenir […] des fichiers de
renseignements sur les personnes si on les consulte […] pour obtenir toutes les décisions de
justice se rapportant à une même personne »13. La Commission Nationale de l’Informatique et
des Libertés (CNIL) française relève dans le même sens, dans sa Délibération portant
recommandation sur la diffusion de données personnelles sur internet par les banques de
données de jurisprudence : « ce qui est techniquement possible lorsqu’une recherche
documentaire via internet est entreprise […] l’est aussi lorsqu’il s’agit de se renseigner sur un
candidat à l’emploi, à un logement ou à un crédit, sur un voisin ou un proche et ce, à l’insu
des personnes concernées » 14.
A l’instar de la CNIL, la Commission belge de la protection de la vie privée a marqué sa
préoccupation pour la question. Dans son avis du 22 avril 1996, elle note : « Les recherches
automatisées habituelles dans du texte libre, disponibles dans les logiciels de consultation des
CD-ROM ou des réseaux comme Internet, permettent, en effet, d’opérer des sélections dans
de vastes recueils de prononcés sur la base des noms des parties, en combinaison avec
d’autres critères de recherche, dont on peut déduire de façon systématique des informations
concernant la vie privée des personnes identifiées »15. Ainsi, la constitution et la mise à
disposition d’une base de données jurisprudentielles permet de recueillir « l’ensemble de la
jurisprudence relative à des licenciements pour motifs graves, pour en extraire les noms et
adresses des employés mis en cause » ou d’identifier « aisément les médecins dont la
responsabilité aura été poursuivie devant les tribunaux. » 16.17
Parmi d’autres organes de protection et de contrôle opérant sur le sol européen, signalons
encore les mots d’un commissaire allemand à la protection des données stigmatisant les
dangers d’utilisation détournée liés à une publication sur internet : « […] reports about
convictions long after the sentence has been served are published in multimedial forms,
usable for surveillance, credit information or other purposes related to civil life and accessible
worldwide ».18
13 Groupe de protection des personnes à l’égard du traitement des données à caractère personnel, avis 3/99
du 3 mai 1999 concernant l’information émanant du secteur public et la protection des données à caractère
personnel, p. 7, http://europa.eu.int/comm/internal_market/eu/media/dataprot/wpdocs/wp20/fr.pdf
14 CNIL, Délibération 01-057 du 29 novembre 2001.
15 Avis 07/98, disponible à l’adresse www.privacy.fgov.be
16 Y. POULLET, « Autour de l’arrêté royal du 7 juillet 1997 relatif à la publication des arrêts du Conseil
d’Etat : les technologies de l’information et de la communication, une solution à la pathologie
législative ? », in La pathologie législative, comment en sortir ?, coll. Droit en Mouvement, Bruxelles, La
Charte, 1998, p. 70. Voy. également A. PERDRIAU, « L’anonymisation des jugements civils », J.C.P., éd. G,
1999, I, 163, pp. 1615-1616.
17 Claude Bourgeos évoque les « sociétés qui ont pour activité principale la constitution de ‘mégabases’ de
données nominatives qu’elles revendent à des sociétés commerciales telles que les assurances, les établissements
de crédit, les agences de travail intérimaire ou les agences immobilières… Or [ces sociétés] pourraient être très
intéressées par des données concernant les personnes s’étant trouvées par le passé dans une situation de
surendettement, ayant eu un litige avec leur bailleur ou ayant été licenciées pour faute grave… » (« Réflexions à
propos de l’anonymisation des décisions de justice publiées sur support numérique », Communication –
Commerce électronique, 2004, n° 6, p. 17).
18 S. WALZ, « Relationship between the freedom of the press and the right to informational privacy in the
emerging Information Society », contribution présente à la 19ème Conférence internationale des
Commissaires à la protection des données, Bruxelles, 17-19 septembre 1997, p. 3.
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