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LA JURISPRUDENCE DANS LE MOUVEMENT DE L’OPEN DATA
14 La diffusion de la
jurisprudence administrative
Louis Dutheillet de Lamothe,
Centre de recherches et de diffusion juridiques du Conseil
d’État, en collaboration
avec Pierre-Yves Martinie,
chef du service de diffusion de la jurisprudence du Conseil d’État
La juridiction administrative n’a pris en charge la diffusion sur
papier de sa jurisprudence qu’après la Seconde guerre mon-
diale, mais elle en a entrepris très tôt la diffusion numérique.
Alimentant la base Jade sur Légifrance, elle a parallèlement déve-
loppé ses propres bases internes – Ariane et Ariane archives – puis
externe – Ariane Web. Visant initialement à servir l’objectif de la
diffusion de la jurisprudence, ces bases externes remplissent éga-
lement désormais celui de faciliter la réutilisation des décisions du
juge administratif. La poursuite de ce double objectif doit néan-
moins composer avec la nécessité d’anonymiser les décisions mises
en ligne. La loi du 7 octobre 20161, en prescrivant à la fois la prise en
compte des risques de ré-identification et une diffusion numérique
très élargie, va conduire la juridiction à franchir une nouvelle étape
dans l’histoire de cette diffusion.
1. Des recueils aux bases
1 - Il convient de rappeler que ce sont les avocats au Conseil
d’État et à la Cour de cassation qui ont, dès les premières années
du XIXe siècle, pris l’initiative d’assurer la diffusion régulière de
la jurisprudence administrative, essentiellement sous la forme
du recueil qui a conservé de cette origine le nom de l’un des
plus éminents promoteurs de cette diffusion –Recueil Lebon -,
à laquelle ont contribué également à cette époque les célèbres
recueils Dalloz et Sirey. À l’origine, le recueil comprenait toutes
les décisions rendues par le Conseil d’État : l’open data, de ce
point de vue, constitue aussi un retour aux sources.
2 - Le Conseil d’État n’a pris en charge la composition puis la
publication du « Recueil des décisions du Conseil d’État, sta-
tuant au contentieux » qu’au lendemain de la Seconde guerre
mondiale. Celui-ci présentait déjà alors les principales caracté-
ristiques qui sont les siennes aujourd’hui : sélection des déci-
sions selon l’importance de leur apport jurisprudentiel, analyse
de cet apport, classé selon un plan thématique qui est devenu,
au fil des enrichissements, le Plan de classement de la jurispru-
dence administrative (PCJA).
1 L. n° 2016-1321, 7 oct. 2016 pour une République numérique : JO 8 oct.
2016.
3 - Le développement des bases informatisées de jurisprudence
à partir des années soixante dans le cadre du Centre d’infor-
matique juridique (CEDIJ) puis du Centre national d’infor-
matique juridique (CNIJ), auxquels reste attaché le nom du
conseiller d’État Lucien Mehl, a toutefois conféré peu à peu une
autre dimension à la diffusion des décisions du juge adminis-
tratif. Naturellement, les principes de la sélection et de l’expli-
citation par l’analyse de jurisprudence (correspondant au som-
maire judiciaire et parfois dénommée également fichage) ont
continué à s’imposer mais les versements sont devenus massifs
dès la décennie 1980. À cette époque où la mémoire des serveurs
restait limitée, cette considération avait conduit à restreindre le
contenu des bases – celle de « Jurifrance » puis la première base
interne à la juridiction administrative « Ariane » officiellement
créée en avril 2005 – à la partie réellement utile aux praticiens
dans la masse des décisions rendues. À l’évolution de la forme
de la diffusion, passée du papier aux supports numériques dé-
matérialisés, a ensuite succédé une évolution, encore inachevée,
du contenu de cette diffusion, qui passe d’un recueil de juris-
prudence à la diffusion massive des décisions de justice, les deux
approches étant appelées à se compléter.
2. Bases internes, bases publiques
4 - La base Ariane, accessible seulement aux juges administratifs
et agents de la juridiction administrative – ce qui permet de la
faire échapper à l’obligation d’anonymisation de ses fichiers –,
est consacrée aux recherches de précédents. Elle a donc été
conçue comme une base sélective.
5 - Actuellement, y sont versées, outre ses ordonnances de
référé et ses avis contentieux, toutes les décisions du Conseil
d’État rendues en formation collégiale, à la seule exception des
décisions de non-admission des pourvois en cassation, qui se
bornent à énoncer les moyens de cassation invoqués avant de les
écarter comme n’étant pas « de nature à permettre l’admission
du pourvoi ». Les cours administratives d’appel et les tribunaux
administratifs ont été invités à l’alimenter par tous leurs arrêts
ou jugements présentant un intérêt jurisprudentiel ou illustrant
une jurisprudence établie. Les fonds comptent actuellement
plus de 160 000 fichiers pour le Conseil d’État, plus de 296 000
pour les 8 cours administratives d’appel (qui n’ont commencé à
juger qu’en 1989) et un peu moins de 19 000 pour les 42 tribu-
naux administratifs, qui ont donc manifesté une certaine par-
cimonie dans leurs versements, extrêmement sélectifs, et plus
de 1 600 pour le Tribunal des conflits. S’ajoutent à ces fonds
de décisions, les fonds contenant les analyses de jurisprudence
relatives à celles dont l’importance de l’apport jurisprudentiel le
L’OPEN DATA ET LA JURISPRUDENCE - LA DIFFUSION DE LA JURISPRUDENCE
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justifie, notamment de celles retenues pour une publication au
recueil Lebon (décisions A) ou seulement une mention dans ses
tables (décisions B). Ces analyses dépassent 43 000 fichiers pour
le Conseil d’État, 5 000 pour les cours administratives d’appel,
6 700 pour les tribunaux administratifs et 1 100 pour le Tribunal
des conflits. Ces fonds de décisions et d’analyses ont été com-
plétés d’un fonds recueillant les conclusions de commissaires
du gouvernement puis de rapporteurs publics près la section du
contentieux du Conseil d’État, déposées par ceux-ci auprès du
Centre de documentation (devenu Centre de recherches et de
diffusion juridiques) : plus de 63 000 depuis sa création en 1953.
Des fonds parallèles de conclusions prononcées devant les cours
administratives d’appel, devant les tribunaux administratifs ou
devant le Tribunal des conflits ont été moins largement alimen-
tés puisqu’ils ne contiennent respectivement qu’un peu plus de
3 400 textes, un peu plus de 60 et un peu moins de 700. Enfin,
il a été créé un fonds de références de doctrine, alimenté par le
dépouillement des principales revues juridiques.
6 - Ariane est dotée de fonctionna-
lités de recherche perfectionnées,
recourant largement à l’exploita-
tion des métadonnées associées
aux textes de décisions et qui per-
mettent, par exemple, de limiter
l’interrogation aux décisions ren-
dues par une formation détermi-
née, ou instruites par l’une des
sous-sections (désormais désignées
sous le nom de « chambres ») de la
section du contentieux. Elle pos-
sède en outre une fonctionnalité
dénommée « jurisprudence classée », qui produit à la demande,
sur n’importe quelle période, des compilations d’analyses de ju-
risprudence reclassées selon l’arborescence détaillée du Plan de
classement de la jurisprudence administrative, équivalent édité
ainsi « à la volée » des anciennes tables décennales ou vicennales
du recueil Lebon.
7 - Parallèlement, une autre base avait été placée, sous le nom
d’« Ariane archives », à la disposition des tribunaux adminis-
tratifs et des cours administratives d’appel pour leur permettre
l’archivage électronique de tous les documents qu’ils produi-
saient. Progressivement, cette base, qui compte aujourd’hui plus
de 3 000 000 de fichiers, est devenue une source complémen-
taire de références, ce qui va conduire à agréger ses fonds de
décisions définitives à ceux d’Ariane.
8 - Chronologiquement, la création des bases externes de ju-
risprudence administrative avait précédé celle de ces bases in-
ternes, la première ayant été proposée aux praticiens du droit
dans le cadre du service payant « Jurifrance », dont les bases de
jurisprudence ont migré, en 2002, vers le site gratuit Légifrance.
9 - La base de jurisprudence administrative (et du Tribunal des
conflits) « Jade » sur ce site reste, à ce jour, la plus complète des
bases publiques de décisions du juge administratif, avec un peu
moins de 400 000 documents. Si le versement des jugements
de tribunal administratif n’y a jamais revêtu un caractère sys-
tématique ni même massif et a été suspendu en 2009, les fonds
de décisions représentant le Conseil d’État sont d’un volume
équivalent à ceux d’Ariane (un peu moins de 150 000) et ceux
provenant des cours administratives d’appel du même ordre de
grandeur (un peu plus de 240 000). Ces fonds incluent les ana-
lyses, lorsque celles-ci existent, qui sont insérées dans le même
fichier.
10 - Il est apparu, lors de la création en 2010 du site internet du
Conseil d’État et de la juridiction administrative, qu’un tel site
se devait d’offrir un accès à sa jurisprudence, alors même qu’elle
était présentée sur le site gouvernemental Légifrance. Cet accès
a été ouvert à travers la base Ariane Web. Celle-ci reste une base
sélective, correspondant à l’objectif de répondre de manière
adaptée aux interrogations des internautes sur l’état de la juris-
prudence du Conseil d’État et des cours administratives d’appel.
Les tribunaux administratifs n’y figurent pas pour le moment,
non plus que les juridictions administratives spécialisées.
11 - Compte tenu de cet objet, Ariane
Web est aussi riche qu’Ariane pour
ce qui est des décisions et analyses
du Conseil d’État, mais nettement
moins – et nettement moins que
Jade – pour les décisions de cours
administratives d’appel, qui n’y
figurent encore que par leurs arrêts
dont l’intérêt jurisprudentiel est
considéré comme « majeur » (caté-
gorie R) ou justifiant un signale-
ment particulier (catégorie C+).
Ces arrêts ne représentent qu’un peu plus de 5 200 fichiers. Bien
que leur mise en ligne sur internet implique une anonymisation
préalable, plusieurs centaines de conclusions de commissaires
du gouvernement ou de rapporteurs publics près la section du
contentieux ont pu être placées sur cette base à la disposition
des internautes. Ariane Web possède une grande partie des
fonctionnalités de recherche perfectionnées d’Ariane, mais pas
encore de « jurisprudence classée ». Il est néanmoins envisagé
de l’y créer.
3. Du service public de la diffusion du
droit sur l’internet (SPDDI) à l’open
data
12 - Le décret n° 2002-1064 du 7 août 20022 encadrant la diffu-
sion sur le site Légifrance avait érigé ce dernier en Service public
de la diffusion du droit sur l’internet (SPDDI). S’agissant des
juridictions administratives, il disposait que ce service mettrait
gratuitement à la disposition du public les décisions du Conseil
d’État et du Tribunal des conflits ainsi que ceux des arrêts et
jugements rendus par les autres juridictions administratives qui
auraient été sélectionnés selon les modalités propres à l’ordre de
juridiction. Dans l’immédiat, ces prescriptions se traduisirent
2 D. n° 2002-1064, 7 août 2002 : JO 9 août 2002.
« Il est apparu, lors de la créa-
tion en 2010 du site internet du
Conseil d’État et de la juridiction
administrative, qu’un tel site se
devait d’offrir un accès à sa juris-
prudence, alors même qu’elle
était présentée sur le site gou-
vernemental Légifrance. »
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par la mise en ligne pour le Conseil d’État et les cours adminis-
tratives d’appel des décisions dégageant ou illustrant leur juris-
prudence, mise en ligne rendue possible dans le respect de la loi
n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers
et aux libertés par un « balisage » systématique à la source lors
de la rédaction de ces décisions des termes à anonymiser, auquel
a succédé en 2013 un traitement en aval au moyen d’un logiciel
propre élaboré pour le Conseil d’État. Ce logiciel permet une
semi-automatisation de l’anonymisation. L’anonymisation né-
cessite donc souvent une intervention humaine, qui est assurée
par la juridiction administrative elle-même.
13 - Le principal obstacle à la diffusion sur internet était en effet
la protection des « informations à caractère personnel » que
contiennent les décisions de justice. Combinant cet objectif
avec le principe de publicité des jugements énoncé à l’article
L. 10 du Code de justice administrative, la Commission natio-
nale de l’informatique et des libertés (CNIL) a, dans sa recom-
mandation n° 01-057 du 29 novembre 20013, estimé que les
3 CNIL, délib. n° 01-057, 29 nov. 2001 portant recommandation sur la dif-
fusion de données personnelles sur internet par les banques de données de
décisions de justice mises en ligne sur des sites internet ouverts
au public doivent être anonymisées. La CNIL avait admis que
l’anonymisation du « stock » de Jurifrance rendu désormais li-
brement accessible sur Légifrance puisse être différée. En raison
de l’importance des moyens à mettre en œuvre, cette anonymi-
sation massive n’a pu en définitive intervenir que début 2008. Le
balisage systématique apparaissait en revanche hors de portée
pour les jugements des tribunaux administratifs. Leur présence
sur Légifrance est donc restée très réduite.
14 - L’opportunité d’une extension aussi large que possible de la
mise à disposition, dans des conditions d’accessibilité optimales,
des données produites ou recueillies dans le cadre des services
publics – en d’autres termes le mouvement d’open data – ne pou-
vait exclure les décisions juridictionnelles, alors même qu’elles
faisaient déjà l’objet d’une large diffusion gratuite et d’une exploi-
tation commerciale. L’objectif, on le sait, n’était plus seulement de
permettre une diffusion du droit, mais, aux termes de la directive
2003/98/CE du 17 novembre 20034, de faciliter cette réutilisation.
jurisprudence.
4 PE et Cons. UE, dir. 2003/98/CE, 17 nov. 2003 concernant la réutilisation
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15 - La loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République
numérique ajoute à l’article L. 10 du Code de justice adminis-
trative posant en principe la publicité de ses jugements, des
dispositions qui prévoient que « [c]es jugements sont mis à la
disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée
des personnes concernées. Cette mise à disposition [] est précé-
dée d’une analyse du risque de ré-identification des personnes ».
La loi place également expressément sous le régime de réutilisa-
tion défini aux articles L. 321-1 à L. 321-6 du Code des relations
entre le public et l’administration, les « informations publiques
figurant dans ces jugements », procédant ainsi à une synthèse des
objectifs de publicité de la justice, d’ouverture de ses décisions à
une exploitation au-delà du service public et de protection des
justiciables contre les atteintes que cette publicité et cette exploi-
tation seraient susceptibles de porter à leur vie personnelle. Les
conditions d’application de ces nouvelles dispositions sont ren-
voyées à un décret en Conseil d’Etat.
16 - Il s’agit là assurément d’un changement de dimension dans
la diffusion numérique des décisions de justice, notamment
du point de vue des quantités de ces décisions à diffuser. À la
base, l’anonymisation passe par l’effacement des éléments di-
rectement identifiants : patronyme, prénoms dans certains cas,
adresse. Ces éléments sont, en règle générale, assez facilement
repérables et remplaçables par un traitement informatique.
Mais, très fréquemment, la décision contient également des
informations complémentaires qui, prises isolément ou com-
binées entre elles, suffisent, en les rapprochant d’informations
accessibles dans d’autres sources, à retrouver l’identité des per-
sonnes dont les prénoms et patronymes ont été cachés. Il en est
ainsi par exemple des références cadastrales de la parcelle dont
le requérant est propriétaire, ou des fonctions exercées à une
date précisée au sein d’une personne morale dénommée. C’est
des informations du secteur public : JOUE n° L 345, 31 déc. 2003.
parfois la combinaison de plusieurs éléments ne constituant pas
en eux-mêmes des données personnelles qui permet de retrou-
ver la personne physique concernée par la décision. L’effectivité
de l’anonymisation implique donc une prise en compte de ce
risque de ré-identification, comme le prescrit l’article 20 de la
loi pour une République numérique. On conçoit d’emblée que
cette prise en compte, qui suppose le repérage de ces éléments
divers, puisse se révéler délicate. En outre, il faudra aussi veiller à
ce que la solution jurisprudentielle ne soit pas diffusée sous une
forme tronquée qui fasse obstacle à sa bonne compréhension,
alors que l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la règle de
droit a rang d’objectif de valeur constitutionnelle5.
17 - Enfin, une anonymisation plus poussée des décisions
lorsque l’effacement des noms et des adresses ne suffit pas à
assurer la protection de la vie privée des personnes concernées
n’est pas à la portée du logiciel actuel d’anonymisation : une
réflexion doit donc être engagée sur la conception de nouveaux
outils. La conciliation de ces différentes exigences – mettre à dis-
position du public un très grand nombre de textes, qui, en rai-
son même de leur quantité, ne peuvent être anonymisés qu’en
grande partie automatiquement tout en assurant une protection
suffisante de la vie privée des personnes en cause – représentera
donc un défi pour la juridiction administrative. En applica-
tion de la nouvelle loi, elle se prépare dès aujourd’hui à mettre
en ligne sous forme anonymisée les jugements des tribunaux
administratifs. Cette diffusion accrue devra également prendre
soin de ne pas dégrader la bonne et facile compréhension de la
jurisprudence, dans la masse des documents disponibles : plus
que jamais les codes de publication, qui classent les décisions
en fonction de leur importance jurisprudentielle, et les analyses
de jurisprudence se révéleront essentiels au travail du juriste.
5 Cons. const., n° 99-421 DC, 16 déc. 1999 : JO 22 déc. 1999.
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