CONFERENCE RENE PASSET
(Jeudi 14 Octobre 2010)
Lycée Godefroy de Bouillon (Salle Rez de chaussée).
René Passet est professeur honoraire à la Sorbonne et a participé au groupe des 10,
groupe de réflexion réunissant des économistes, des biologistes et des anthropologues
afin de réfléchir aux évolutions de la pensée.
C’est cette approche ouverte qui fait discuter tous les domaines de la vie entre elles,
que R. Passet cherche à prolonger et à enrichir. Son ouvrage et son intervention
visent en effet à réexaminer l’histoire de la science économiques, ses mutations, ses
permanences à la lumière des évolutions de l’activité des hommes et de la pensée
philosophique et scientifique. Loin de faire de la science économique, une
excroissance, un corps étranger et obscur de la réflexion, R. Passet cherche à la
rendre compréhensible en montrant ses liens ou parfois ses infidélités vis-à-vis des
grandes évolutions de l’homme et de la pensée.
Il l’accomplit à travers la peinture qu’il compose de la chronologie de la pensée
économique
La première étape prend sa source à la naissance de l’homme. Graduellement celui-ci
prend conscience de la régularité des forces qui l’entourent et qui le dépassent. Ainsi
la régularité des crues du Nil parfaitement compris par les égyptiens du 8e siècle
avant J.C. qui s’y adaptent, mettant en place du même coup l’agriculture égyptienne,
don de la Nature, génératrice de l’un des premiers empires historiques au Monde.
Ces observations tendent à influencer les représentations du monde. Le monde
antique, médiéval puis moderne conçoivent le monde par le biais de ces régularités.
Un monde clos, fermé sur lui-même qui trouve son équilibre entre ses propres forces
mécaniques et immuables. C’est l’image développée par Descartes et Newton : l’un et
l’autre décrivent le monde fonctionnant comme une horloge et les hommes comme
des machines.
Cette représentation va inspirer les théories dans le domaine économique : elles en
sont le prolongement. Les 17e- 18e siècle incarnent la naissance et le développement
de l’école libérale classique (A. Smith, Ricardo, J.B. Say…). Or cette école voit
l’économie en termes d’équilibre : le jeu des forces entre offre et demande doit
permettre au prix de trouver son point d’équilibre naturel (le juste prix) / l’intérêt
privé de chaque acteur l’entraîne sans le savoir à participer à l’intérêt collectif (main
invisible d’A. Smith). Coïncidence ? Non : corrélation avec la représentation du
monde à l’époque moderne.
2e étape. Bouleversement technologique, culturel et mental. La découverte de
l’énergie et des lois de la thermodynamique, la transformation de la chaleur en
énergie (Sadi Carnot) qui s’incarne dans la machine à vapeur.
Elle bouleverse la conception traditionnelle du monde « horloger » : le monde est
mouvement, évolution. C’est tout le sens de la pensée de Darwin au 19e siècle sur
« l’origine des espèces », discriminant dans l’homme une évolution commandée par
le mécanisme de la sélection naturelle.
Cette nouvelle conception d’un monde ouvert et soumis à évolution donc à
dégradation comme le charbon, qui, brûlé, disparait au moins comme matière,
influence donc les biologistes…mais aussi les économistes. Elles donnent les mots et
les schémas à travers lesquels penser la disparition du capitalisme (Marx et Engels
reprendront S. Carnot pour décrire la logique de l’autodestruction du capitalisme) ou
au contraire, sa capacité d’adaptation et de résilience : ce sont les travaux de J.
Schumpeter qui développent la théorie de la « destruction créatrice », la disparition
des éléments vieillis du capitalisme assurant la naissance d’innovations et du même
coup, le renouveau de la croissance.
3e étape. La grande guerre. Celle-ci instille le doute et remet en cause les certitudes
sur lesquelles s’étaient bâties les représentations de l’homme et du monde. Apparaît
alors la notion de relativité : Einstein relativise la notion du temps, en introduisant
l’espace-temps, Freud dévoile l’influence de l’inconscient dans l’activité psychique et
physique de l’homme.
Double dépossession : l’homme n’est maître ni de l’univers physique ni même de son
propre univers intime.
J. Maynard Keynes est fils de cette remise en cause et de cette dépossession de
l’homme. Le prouve son œuvre qui affirme deux faits : la fonction de la monnaie qui
par l’importance ou l’insuffisance de sa masse en circulation joue le même rôle
(stimulant ou dégradant) dans l’économie que le temps dans la théorie de l’espace
temps de Einstein (les libéraux en faisaient quant à eux un objet neutre) /
l’irrationalité des acteurs économiques, en particulier des marchés.
4e étape, celle que nous connaissons actuellement. La production et la circulation de
l’information (c’est à dire à la fois le sens et la forme du message transmis) grâce aux
progrès des sciences et des techniques sont devenues facteur et manifestation de
l’activité des hommes à partir des années 1950 et plus encore à partir des années 70.
C’est la « nouvelle économie ».
Le monde se fonde et trouve son équilibre dans l’incertitude, la mise en réseau, la
complexification des acteurs et des logiques.
Or c’est ici que se produit la déconnexion, la disjonction entre pensée globale et
pensée économique. La pensée néo-libérale qui s’impose comme doctrine à partir des
années 70 (F. Von Hayek, M.Friedman) est la négation des développements des
activités humaines et des façons de se représenter le monde. Le néo-libéralisme
défend la rationalité absolue (« aveugle ») des marchés, là où il y a incertitude /
l’auto-régulation des marchés complexité et influences réciproques entre
acteurs (« les réseaux »).
Cette pensée néo-libérale devenue doctrine inébranlable et incontestable aboutit à la
dérégulation et déréglementation. Elle produit 3 phénomènes : déconnexion de la
sphère de l’économie réelle et de l’économie financière (l’économie de casino de
Keynes) / hypertrophie de l’économie financière (95 % des transactions financières
en 2005 correspondent à des activités de spéculations ou d’opérations purement
financières… 5 % seulement des achats d’obligations ou d’actions) / et son extension
aux autres domaines de l’activité (culture, éducation, santé…).
De moyen la finance est donc devenue une fin en soi. Elle ne peut compenser par son
fonctionnement la complexité et l’incertitude : elle ajoute le déséquilibre au
déséquilibre global. Cela se traduit par des crises financières répétées qui se
répéteront régulièrement sans remise en cause du fonctionnement du système
économique actuel.
L’économie de R. Passet n’est pas une science morte, rabougrie. C’est une science
vivante dont il cherche à rendre le corps de la pensée et le sang des mutations. Elle
redevient du coup compréhensible dans ses évolutions. Ricardo avait raison de
considérer en son temps l’épargne comme vertu et la consommation, vice : c’est que
son époque (le 19e siècle) manquait cruellement de capital, dont l’accumulation
primitive engendre la croissance. A l’inverse, mais logiquement, Keynes renverse les
termes. Mais c’est que le monde du 20e siècle et surtout celui de 1929 manque non
point de capital mais de consommation, moteur de l’économie. La disjonction que
provoquent les théories néo-libérales entre leur temps, et leurs principes
économiques est la source du décalage grandissant entre les signes de l’économie
(monnaie…) et sa fonction réelle.
R. Passet réfléchit déjà à « l’après monde néo-libéral ». Le nouveau système
économique qui pourrait (devrait) prendre la place de l’orthodoxie ultralibérale
régnant en maître sur les esprits et les politiques : une « bioéconomie ». C'est-à-dire
une organisation économique qui cherche sa croissance dans le respect des
mécanismes et des rythmes de conservation et de reconstitution des ressources
naturelles.
Naît de l’homme et de la vie, l’économie de R. Passet ne peut retrouver croissance et
équilibre sans faire retour sur l’un et sur l’autre.
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