Les stéréotypes sociaux. Le cas des bavures policières Olivier Klein La psychologie sociale tend à considérer les stéréotypes sociaux, croyances partagées par le plus grand nombre, comme un processus normal qui nous permettrait de gérer nos informations sur les autres et de guider notre conduite vis-à-vis d’eux. Mais ce processus induirait des actions automatiques dues à l’image que nous avons inconsciemment d’autrui. Illustration avec le cas d’une « bavure policière ». L’erreur d’attribution fondamentale est l’un des biais les plus connus en psychologie sociale (1). Elle consiste à surestimer dans l’explication du comportement d’autrui le rôle des dispositions internes (personnalité, efforts, intelligence) au détriment de facteurs situationnels. Lorsque l’on cherche à expliquer la violence, cette erreur est fréquente. Face au jeune délinquant, par exemple, le psychologue sera souvent tenté de chercher ce qui dans son histoire familiale, dans ses valeurs ou dans sa personnalité pourrait expliquer son comportement. Si l’on ne peut certainement pas reprocher à ce psychologue d’exercer son métier, sa quête d’une explication « psychologique » pourrait le conduire à sous-estimer le rôle de facteurs situationnels et à commettre la fameuse erreur d’attribution fondamentale. Car, après tout, des gens placides aux valeurs tolérantes se transforment parfois en meurtriers alors que les enfants battus ou les plus avides consommateurs de jeux vidéo japonais se révèlent souvent parfaitement inoffensifs. S’il est bien une leçon que nous retenons de la psychologie sociale, c’est celle-là : placé dans certains contextes, l’être humain, malgré toutes les qualités morales qu’il revendique, peut devenir un bourreau, voire un meurtrier. C’est de cette leçon que dérive la notoriété de la fameuse expérience de Stanley Milgram sur l’obéissance à l’autorité (voir l’encadré p. 10). L’impact de facteurs situationnels dans le comportement violent n’est certes pas à négliger. J’aimerais toutefois aller plus loin et suggérer que la présence d’une autorité ou d’une source d’influence est une condition parfois suffisante mais nullement nécessaire pour déclencher des comportements extrêmement violents chez des personnes par ailleurs sans autre disposition à l’agressivité. Des facteurs relevant de la cognition sociale, à savoir la façon de décoder les pensées d’autrui, ses motivations, ses intentions, peuvent également jouer un rôle primordial dans la genèse de la violence. Toutefois, comme nous allons le voir, si de tels processus d’interprétation du comportement d’autrui sont susceptibles d’entraîner tout un chacun, et pas seulement la brute ou le psychopathe, à assassiner son prochain, c’est parce qu’ils agissent de façon automatique et échappent dès lors au contrôle conscient. La fin d’Amadou Pour illustrer ce point de vue, considérons le cas d’Amadou Diallo. En février 1999, quatre policiers new-yorkais se présentent à la porte de ce jeune réfugié guinéen, à la recherche d'un suspect dans une affaire de viol. Amadou leur apparaissait suspect alors qu’il se tenait devant sa porte inspectant l’horizon. Peut-être se préparait-il à commettre un larcin dans le bâtiment ? Lorsque les policiers s’approchent pour l’interpeller, il recule dans le couloir de son immeuble. Les policiers lui demandent ses papiers. Au moment où il brandit son portefeuille, ils le criblent de balles. Amadou expire rapidement. Pour leur défense, les policiers affirmeront plus tard qu’ils avaient cru voir A. Diallo s’emparer d’une arme. Selon les quatre officiers, le vestibule était sombre, ce qui pouvait expliquer la confusion. Cette ligne de défense convaincra le jury réuni à la cour d'Albany (Etat de New York) pour les juger en février 2000. Ce verdict a créé un scandale, en particulier parmi les activistes afro-américains, notamment en raison du nombre de balles tirées par les policiers (41). Il va sans dire que, même si le cas Diallo est exceptionnel, les bavures policières à caractère raciste ne sont pas l’apanage des Etats-Unis. Stéréotypes sociaux et racisme Quels types de processus peuvent expliquer une telle violence ? Sans nous prononcer sur le fond de l’affaire Diallo, concentrons-nous sur le rôle joué par les stéréotypes sociaux dans ce type de comportement. Une interprétation peut sembler a priori séduisante : selon cette interprétation, les policiers étaient « racistes », c’est-à-dire qu’ils possédaient des attitudes négatives vis-à-vis des Noirs. Leurs stéréotypes racistes à propos des Noirs les auraient donc conduits à agresser Amadou. C’est à cette interprétation qu’adhéraient certains activistes noirs américains. Dans cette perspective, il suffirait d’être tolérant, ouvert à autrui, et dépourvu de préjugés pour échapper à ce type de comportement. Cette vision des choses a ses limites, comme on va le voir. Tout d’abord, qu’entend-on par stéréotype social ? En psychologie sociale, on considère un stéréotype comme un noyau de représentations mentales associées aux membres d’un groupe social : « les pompiers sont courageux », « les Corses sont fainéants », « les politiciens sont corrompus », sont des stéréotypes sociaux Ces contenus peuvent concerner des traits de personnalité, des qualités ou tares morales, voire des exemplaires particulièrement saillants de ce groupe. Parmi les nombreuses fonctions des stéréotypes sociaux, l’une d’elles nous permet d’interpréter le comportement d'autrui, de lui donner du sens. C’est le rôle qu’ils semblent avoir joué ici : familiers avec le stéréotype du Noir délinquant, les policiers auraient interprété l’objet comme une arme alors que s’ils avaient été confrontés à un père de famille blanc, ils auraient correctement perçu qu’il s’agissait bien d’un portefeuille. Une expérience de Keith Payne (2) a étudié ce processus. Pour ce faire, cet auteur a eu recours à une tâche d’amorçage prenant la forme suivante : les participants, tous des Blancs d’une vingtaine d’années, voyaient apparaître un visage pendant 200 millisecondes (un délai extrêmement court) sur un écran d’ordinateur. Ce visage pouvait appartenir à un Blanc ou à un Noir. Ensuite, on leur présentait un objet pouvant être un outil inoffensif ou une arme. Leur tâche consistait à appuyer le plus rapidement possible sur une touche A si l’objet était une arme et sur une touche B s’il s’agissait d’un outil. K. Payne constata que les sujets identifiaient plus souvent un outil inoffensif comme une arme lorsqu’ils avaient vu précédemment un visage « noir » que « blanc ». Les résultats corroborent donc l’idée d’un rôle des stéréotypes dans l’interprétation de l’objet. De façon plus intéressante encore, l’inverse se produit lorsque l’objet est une arme : si la présentation d’un visage noir précède véritablement celle d’une arme, les sujets se trompaient moins souvent que si un visage blanc avait été présenté. Les stéréotypes vis-à-vis des Noirs exercent ainsi un effet direct sur l’interprétation d’un objet et ce, pas seulement chez des policiers. Mais entre interpréter un objet comme une arme et faire feu sur celui qui le brandit, il y a un pas. C’est cette étape qu’ont cherché à examiner Josuah Correll et ses collaborateurs à travers plusieurs études (3) dont la structure était toujours identique : les sujets de ces études étaient invités à participer à une sorte de jeu vidéo. Ils apercevaient rapidement un personnage blanc ou noir. Celui-ci brandissait soit une arme soit un objet inoffensif. Leur tâche consistait à appuyer sur une touche le plus rapidement possible pour tirer sur la cible s’il s’agissait bien d’une arme et sur une autre si ce n’était pas le cas. Cette fois-ci, J. Correll analyse non seulement les erreurs mais également les temps de réaction. En effet, on observe que les sujets décidaient plus rapidement de cribler de balles la cible armée noire que si elle était armée mais blanche. La configuration inverse s’observait si la cible tenait un objet inoffensif (un téléphone portable, par exemple). Faut-il en déduire que les sujets de ces expériences sont racistes ? Afin d’en avoir le cœur net, J. Correll et son équipe ont administré différentes mesures évaluant les attitudes et croyances des sujets concernant les Noirs américains. Par exemple, grâce à des questionnaires dont la validité a été bien établie, ils mesurent leur niveau de « racisme », leur adhésion à différents stéréotypes sociaux concernant les Noirs, leur volonté de ne pas paraître racistes, etc. Que constatent-ils ? Aucune de ces dimensions n’est associée au biais. Ce n’est pas parce qu’on est plus « raciste » que l’on tire plus rapidement sur un Noir armé que sur un Blanc armé. De même, la croyance au stéréotype selon lequel les Noirs sont violents n’a aucune influence sur ce biais. La dimension émotionnelle En fait, parmi toutes ces mesures, il en est une seule qui prédit malgré tout le biais : il s’agit de la réponse à la question suivante : « Selon vous, quel pourcentage d’Américains considèrent les Noirs comme violents ? » Il s’agit donc du stéréotype culturel. Plus on croit que les Noirs sont perçus comme violents dans la société américaine, plus on est victime du biais indépendamment de ses propres croyances vis-à-vis des Noirs. Le biais semble donc dû principalement à une association entre une catégorie sociale (les Noirs) et un trait (la violence) sans pour autant que les sujets croient consciemment que les Noirs sont violents. Résultat plus paradoxal encore : des étudiants noirs amenés à participer à la même expérience souffrent du même biais que leurs collègues blancs. Il est pourtant difficile de les accuser de racisme. Ce n’est donc pas l’adhésion au stéréotype mais le simple fait de le connaître qui semble prédire l’effet. C’est l’association implicite entre Noirs et violence qui produit l’effet. Le fait d’avoir été plongé dans un « bain » culturel dans lequel « Noirs » et « violence » sont intimement associés. Par ailleurs, le dilemme du policier dont parle J. Correll se double d’une dimension particulière : le sujet se trouve dans une situation extrêmement stressante d’un point de vue émotionnel. C’est « lui ou moi » (du moins le pense-t-il). On peut dès lors se demander si les personnes sujettes à un stress émotionnel particulier, à un sentiment de menace extrêmement intense sont davantage susceptibles que les autres de succomber au biais mentionné précédemment. Bien qu’à ma connaissance aucune donnée empirique ne prédise l’influence de l’état émotionnel sur la décision de tirer dans le cadre du dilemme du policier, de nombreuses données indiquent que dans un état de menace de ce type, les comportements agressifs sont davantage susceptibles de se produire. Par ailleurs, les processus cognitifs conscients sont susceptibles d’êtres submergés par des processus beaucoup plus « primitifs ». Du reste, les données d’une expérience plus récente de J. Correll (4) indiquent que l’origine africaine de la cible suscite un état émotionnel qui se traduit par un pattern d’ondes cérébrales caractéristiques d’une situation de menace. Selon les résultats de J. Correll, cette configuration est une conséquence de la connaissance du stéréotype culturel et est elle-même responsable du biais observé dans les expériences précédentes (le stéréotype culturel produit donc la perception de menace, qui elle-même suscite le biais). Quelle réponse ? Il n’en reste pas moins que ce type de biais peut avoir des conséquences tragiques. Comment lutter contre ce type de violence ? Une solution consisterait peut-être à « éduquer » les policiers, en les incitant à faire abstraction de l’appartenance ethnique des personnes qu’ils sont amenés à interpeller. Afin d’examiner l’efficacité de ce type de stratégie, K. Payne, dans son expérience sur l’identification des armes, avait d’ailleurs créé trois conditions. Dans la première, les sujets étaient explicitement encouragés à faire attention à l’appartenance raciale du visage avant de répondre. Dans une seconde, on les enjoignait spécifiquement d’ignorer le groupe d’appartenance de la cible. Enfin, dans la troisième, on ne leur fournissait aucune instruction particulière. On constate que dans la condition « utilisation de la race », les sujets font plus d’erreurs allant dans le sens du stéréotype que dans la condition contrôle. De ce point de vue, la condition « éviter la race » se situe entre ces deux autres conditions et ne diffère significativement d’aucune d’entre elles. Il ne suffit donc pas de chercher à éviter de se comporter de façon raciste pour y parvenir. Le biais semble donc relativement imperméable au contrôle conscient, faisant dire à K. Payne que l’influence des stéréotypes est automatique et non contrôlable. Mais après tout, me direz-vous, un stéréotype est faux : les Noirs ne sont pas plus violents que les Blancs. Une autre solution consisterait peut-être à le démontrer aux policiers ! Ashby Plant et ses collègues ont cherché à la mettre à l’épreuve (5). De façon encourageante, ces auteurs ont montré que plus l’on s’entraîne sur des programmes informatiques comme celui utilisé par J. Correll pour effectuer son expérience, plus le biais s’estompe. Toutefois, il ne diminue que si le groupe d’appartenance de la cible est indépendant du fait que celle-ci porte une arme. Si les Noirs sont plus susceptibles de porter une arme que les Blancs, l’effet ne disparaît donc pas. En d’autres termes, si ce biais reflète la réalité du jeu vidéo, il persiste. Il se pose dès lors une question provocante : admettons qu’effectivement les Noirs soient plus susceptibles de porter une arme que les Blancs, faut-il alors considérer ce biais comme fonctionnel ? Cette question illustre les problèmes quasiment ontologiques que soulèvent les stéréotypes ethniques : ceux-ci peuvent contenir un noyau de vérité, sans pour autant être légitimes. Car si les Noirs sont plus susceptibles de porter une arme que les Blancs, cela ne se justifie pas nécessairement par l’existence de dispositions particulières les induisant à se comporter de façon violente. Le fait de porter une arme (ou non) peut covarier avec l’appartenance à un groupe ethnique (Noirs ou Blancs) sans pour autant que l’appartenance à ce groupe soit la raison profonde de cette covariation. Corrélation n’est pas synonyme de causalité. Sommes-nous tous des policiers new-yorkais ? J’ai cherché à démontrer à travers l’exemple du « dilemme du policier » qu’il pourrait théoriquement arriver aux personnes les plus tolérantes de commettre un crime raciste sans subir d’influence sociale directe. J’ai par ailleurs cherché à mettre en évidence, comme tentative d’explication, le rôle de structures cognitives que sont les stéréotypes. Les stéréotypes semblent agir automatiquement sur l’interprétation du comportement de la cible sans qu’il semble possible d’entraver leur influence consciemment et sans que l’opinion affichée à l’égard du stéréotype soit réellement pertinente. Remarquons que ce type de processus n’explique pas des comportements planifiés et répétitifs comme ceux observés dans le cas tragique de Sémira Adamou. Cette jeune Nigériane sans papiers réfugiée en Belgique fut étouffée, lors de son rapatriement forcé, par deux gendarmes qui ont utilisé un coussin pour essayer de la « contrôler ». Dans ce cas, on peut difficilement invoquer l’influence de stéréotypes agissant automatiquement. Par ailleurs, ces gendarmes ne pouvaient guère se sentir menacés par leur cible… L’activation automatique de stéréotypes constituerait une circonstance atténuante de peu de poids. Mais dans des cas comme celui de A. Diallo, il n’est peut-être pas nécessaire d’invoquer les normes de la police, les préjugés des policiers ou leurs dispositions agressives pour expliquer le meurtre. Procéder de la sorte reviendrait à être un piètre psychologue et à commettre l’erreur d’attribution fondamentale. D’un point de vue moral, cela nous place dans une situation pour le moins troublante. Faut-il absoudre les policiers d’avoir tué Amadou Diallo ? N’étant ni prêtre, ni magistrat, je vous laisse juges. Mais sur la base de ces expériences, il semble que leur comportement ne puisse être attribué à des valeurs racistes et que, par ailleurs, même s’ils avaient tenté d’ignorer l’appartenance ethnique de la cible, ils eussent été malgré tout victimes de ce biais. Nous sommes donc peut-être tous des policiers new-yorkais. NOTES (1) L. Ross, « The intuitive psychologist and his shortcomings: Distortions in the attribution process », in L. Berkowitz (dir.), Advances in Experimental Social Psychology, vol. X, Academic Press, 1977. (2) B.K. Payne, « Prejudice and perception: The role of automatic and controlled processes in misperceiving a weapon », Journal of Personality and Social Psychology, vol. LXXXI, n° 2, août 2001. (3) J. Correll, B. Park, C.M. Judd et B. Wittenbrink, « The police officer's dilemma: Using ethnicity to disambiguate potentially threatening individuals », Journal of Personality and Social Psychology, vol. LXXXIII, n° 6, décembre 2002. (4) J. Correll, G.L. Urland et T.A. Ito, « Event-related potentials and the decision to shoot: The role of threat perception and cognitive control », Journal of Experimental Social Psychology, vol. XLII, n° 1, 2006. (5) A. Plant, B. Peruche et D.A. Butz, « Eliminating automatic racial bias: Making race nondiagnostic for responses to criminal suspects », Journal of Experimental Social Psychology, vol. XLI, n° 2, mars 2005. Olivier Klein Chargé de cours en psychologie sociale, Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur, avec Sabine Pohl, de Psychologies des stéréotypes et des préjugés, Labor, 2007. L'expérience de Stanley Milgram Dans ses premières expériences sur l’obéissance à l’autorité, Stanley Milgram (19331984) invitait des sujets recrutés dans la ville de New Haven (Connecticut) à participer à une expérience portant sur l’« apprentissage ». Ils étaient reçus à l’université de Yale par un chercheur en blouse blanche accompagné d’un comparse présenté comme un autre sujet. Après un tirage au sort truqué, le véritable sujet était désigné « professeur » et chargé d’enseigner une liste de mots à un « élève », le comparse, qui se rendait ensuite dans une pièce séparée. A chaque erreur de l’élève, le sujet devait, lui infliger une décharge électrique (via un pupitre de commandes) dont l’intensité allait croissante et ce, après avoir annoncé l’intensité de la décharge. Trente gradients d’intensité étaient marqués de « choc léger » à « danger : choc sévère ». A mesure que l’intensité des chocs augmentait, les réactions simulées de l’élève exprimaient une souffrance de plus en plus intense et une volonté d’interrompre l’expérience jusqu’à ce qu’à trois cents volts, le sujet ne réponde plus. Durant l’ensemble de l’expérience, l’expérimentateur demandait au sujet de poursuivre même si celui-ci exprimait des réticences. L’expérience était interrompue si, après quatre demandes de l’expérimentateur, le sujet refusait de délivrer les chocs électriques. Plus de 60 % des sujets administraient pourtant trois fois la décharge maximale (450 volts) qui est mortelle. Cette expérience illustre qu’une contrainte situationnelle forte (ici une autorité légitime) peut pousser des individus par ailleurs totalement ordinaires, et sans disposition particulière à la violence, au meurtre. À LIRE • La Soumission à l’autorité Stanley Milgram, Calmann-Lévy, 1974. Olivier Klein Castro et l'erreur d'attribution fondamentale Dans une expérience d’Edward E. Jones et Victor A. Harris (1), des étudiants américains étaient invités à lire un texte traitant de Fidel Castro. Pour la moitié de ces sujets, le texte était favorable au président cubain, pour l’autre moitié, il lui était défavorable. On leur demandait ensuite d’évaluer l’attitude de l’auteur du texte vis-à-vis du Lider Maximo. Bien sûr, les étudiants qui avaient lu un texte favorable à Castro le jugeaient comme plus pro-Castro que ceux qui avaient lu un texte lui étant défavorable. D’autres sujets participant à la même expérience devaient effectuer une tâche plus compliquée : on leur signalait que le texte qu’ils allaient lire provenait d’un cours de science politique dans lequel les étudiants avaient été contraints d’écrire un texte favorable ou défavorable au dictateur (indépendamment de leurs attitudes réelles). On leur demandait ensuite de lire ce texte et d’estimer l’attitude de son auteur. L’auteur ayant été contraint de choisir l’orientation idéologique du texte, il eut été logique de supposer que, comme la plupart des Américains à cette époque, il était anti-Castro. Or il n’en fut rien : comme les autres sujets, ceux qui avaient lu un texte pro-Castro jugeaient leur auteur comme plus favorable au dirigeant cubain que ceux qui avaient lu un texte anti-Castro. En d’autres termes, les sujets ont sous-estimé ce qui, dans le comportement de l’auteur du texte, pouvait s’expliquer par des facteurs situationnels (ici, le fait d’avoir été contraint d’écrire dans une perspective idéologique particulière), ne retenant que l’explication « dispositionnelle » (à savoir l’attitude réelle de l’auteur). Cette tendance à sous-estimer l’influence des facteurs situationnels a été qualifiée par Lee Ross d’« erreur d’attribution fondamentale » et constitue l’un des phénomènes les plus robustes en psychologie sociale expérimentale. NOTE (1) E.E. Jones et V.A. Harris, « The attribution of attitudes », Journal of Experimental Social Psychology, vol. III, 1967. Olivier Klein Les stéréotypes Le terme « stéréotype » se référait initialement à un processus de fabrication de planches d’imprimerie métalliques, mais il a acquis son sens moderne dans Public Opinion (1922) du journaliste américain Walter Lippman. Jusqu’aux années 1970, la psychologie sociale s’est principalement centrée sur le contenu des stéréotypes en inventoriant les traits associés à divers groupes sociaux. Inspirée par la psychologie cognitive, son attention se concentre aujourd’hui davantage sur les processus cognitifs impliqués dans l’utilisation des stéréotypes (le « stéréotypage »), qu’elle tend à considérer comme un processus normal, automatique et indispensable pour tout être humain : les stéréotypes permettraient, d’une part, de gérer la masse d’informations à propos des individus qui nous entourent (par exemple, en catégorisant un inconnu comme « polytechnicien », on peut lui associer toute une série de traits stockés en mémoire – doué en mathématiques, a fait des études supérieures – sans devoir « réapprendre » toutes ces caractéristiques à chaque rencontre) et, d’autre part, de guider le comportement (dans une rue par ailleurs déserte, demandera-t-on plus facilement l’heure à un skinhead ou à une vieille dame ?). Cette approche, qui paraît parfois quelque peu individualiste, ne doit pas nous faire oublier que, le plus souvent, les stéréotypes sont des croyances partagées par un grand nombre d’individus (et donc reproduites socialement, comme les caractères d’imprimerie le sont mécaniquement). Leur contenu est dès lors éminemment lié aux relations entre groupes sociaux. Par exemple, Daniel Bar-Tal et Daniela Labin ont montré que des lycéens israéliens jugeaient les Palestiniens et les Arabes en général d’autant plus négativement qu’une attaque terroriste avait été commise récemment. À LIRE • « The effect of a major event on stereotyping: Terrorist attacks in Israel and Israeli adolescents’ perceptions of Palestinians, Jordanians and Arab » Daniel Bar-Tal et Daniela Labin, European Journal of Social Psychology, vol. XXXI, n° 3, mai-juin 2001. • Psychologies des stéréotypes et des préjugés Olivier Klein et Sabine Pohl, Labor, 2007. Olivier Klein