gazometrie arterielle et temperature

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Température, gaz du sang et cerveau
Tremey Benjamin, Le Guen Morgan, Vigué Bernard
DAR Bicêtre, CHU de Bicêtre, Le Kremlin Bicêtre, 94275, cedex
Pour toute correspondance : Dr B. Vigué, DAR, CHU de Bicêtre, Le Kremlin Bicêtre,
94275, cedex
e-mail : [email protected]
Tel : 01 45 21 34 41 ; Fax : 01 45 21 28 75
Introduction
Les variations de la température centrale sont fréquentes chez les patients de
neuroréanimation qu’il s’agisse d’hypothermie (introduite volontairement comme
thérapeutique ou non désirée au bloc opératoire) ou d’hyperthermie (d’origine
infectieuse ou autre). Parce que ces variations de température sont reconnues
comme susceptibles d’interférer avec le devenir des patients, péjoratif pour
l’hyperthermie et bénéfique pour l’hypothermie, le contrôle de la température centrale
est devenu ces dernières années un des objectifs principaux de la neuroréanimation.
Nous savons que les variations de température influent sur les propriétés
physico-chimiques des gaz présents dans les tissus de l’organisme, sur leur
transport dans le sang, sur la diffusion de ces gaz du sang aux tissus ainsi que sur le
métabolisme cellulaire. Ceci entraine des modifications dans les résultats des
pressions partielles des différents gaz artériel ou veineux et peut modifier la prise en
charge de nos patients de neuroréanimation. En effet, ces modifications sont
susceptibles d’avoir une influence notable sur l’hémodynamique cérébrale (la PCO2
artérielle - PaCO2 - contrôle étroitement le débit sanguin cérébral) et sur le
métabolisme cérébral (la SO2 veineuse jugulaire (SvjO2) approche du rapport entre
consommation cérébrale en oxygène et débit sanguin cérébral).
Le but de cet article est de donner les moyens au lecteur de comprendre et
d'analyser les modifications des gaz du sang en fonction de la température et leurs
conséquences sur l‘hémodynamique et le métabolisme cérébral. Nous allons voir, à
travers un exemple, comment le clinicien doit interpréter ces modifications, savoir en
éviter les pièges mais aussi éventuellement utilisé ces modifications dans la
réanimation quotidienne.
1
Cas clinique
Mr C, 46 ans, est admis en unité de soins intensifs neurochirurgicale suite à
un traumatisme crânien sévère, pour lequel aucune chirurgie n'est envisageable. Le
patient est intubé, ventilé mécaniquement et sédaté. Les moyens de surveillance mis
en œuvre sont un capteur de pression intra-crânienne (PIC) intraparenchymateux et
un cathéter veineux jugulaire interne rétrograde permettant la mesure régulière des
gaz du sang veineux et donc de la saturation veineuse jugulaire en oxygène (SvjO2).
La SvjO2 est un reflet de l’extraction en oxygène du cerveau. Il est admis
qu'en deçà du seuil de 50%, il existe un risque de lésions cérébrales ischémiques
irréversibles [1]. Le franchissement de ce seuil nécessite donc une réaction
thérapeutique immédiate.
L'ensemble des paramètres interférant avec le niveau de PIC est contrôlé :
patient en position demi assise, niveau de sédation pour un score de Ramsay 5 ou 6,
apyrexie,
hématocrite
supérieure
à
30%,
osmolarité
sanguine
conservée,
normocapnie (40 mmHg +/-2) et pression artérielle moyenne (PAM) à un niveau
suffisant pour assurer un pression de perfusion cérébrale supérieure à 70 mmHg. Il
persiste néanmoins une hypertension intracrânienne : PIC = 55 mmHg. La SvjO2
mesurée est de 49 %.
Il est décidé d'induire une hypothermie modérée à 34°C dans le but de mieux
contrôler l'hypertension intracrânienne [2, 3]. De plus, la baisse du métabolisme
cérébral provoquée par l'hypothermie devrait permettre une diminution des besoins
en oxygène du cerveau et, pour un même débit cérébral, l’élévation de la SvjO2 qui
se trouve, ici, en dessous du seuil de 50% [1]. Nous obtenons l’hypothermie par
refroidissement externe après avoir curarisé le patient déjà sédaté. Les paramètres
ventilatoires ne sont pas modifiés.
Sans variation de PAM, la PIC a diminué à 25 mmHg. Le Tableau I représente
les différents résultats des gazométries artérielles et veineuses jugulaires internes
successives (résultats rendus "corrigés en fonction de la température").
Le passage en hypothermie est associé à une diminution de la PaCO2 avec
augmentation concommitante du pH (alcalose ventilatoire). Une interprétation rapide
de la SvjO2 est rassurante puisqu'elle passe de 49 à 62 %. Nous sommes alors dans
des zones physiogiques de SvjO2 et le risque ischémique semble levé….
2
Analyse des gaz du sang en fonction de la température
Les modifications des gaz du sang avec la température ont surtout été
étudiées dans le cadre de l’hypothermie. Les études en chirurgie cardiovasculaire
avec circulation extra corporelle (CEC) en hypothermie modérée (32 à 34° Celsius)
ou profonde (15 à 21° Celsius) utilisée à des fins de protection tissulaire (cerveau,
etc…) ont permis d'analyser les modifications de la PaCO2 et du pH [4] comme de la
PaO2 et la SvO2 [5, 6]. Cependant l’hypothermie est rencontrée dans d'autres
situations en anesthésie réanimation. Au bloc opératoire, lors de chirurgies longues,
il peut être difficile de maintenir à un niveau normal la température centrale, et
l’hypothermie se présente alors comme un élément indésirable de l’anesthésie. En
réanimation, l'hypothermie est aussi discutée comme traitement adjuvant de
l’hypertension intracrânienne après traumatisme crânien [7], arrêt cardiaque récupéré
[8] ou ischémie cérébrale [9]. Par son action vasomotrice puissante la PaCO2
influence le débit sanguin cérébral. Connaître les variations prévisibles des gaz du
sang liées à l’hypothermie permet une meilleure appréciation et un meilleur contrôle
de
l'hémodynamique cérébrale [2]. L’influence de l’hyperthermie sur les gaz du
sang, moins étudiée, reste fondamentale à connaître, les variations ascendantes de
température étant largement plus fréquentes que l’hypothermie.
1) Analyse des modifications de la PCO2 et du pH
a. Variations de la PCO2
Le gaz carbonique existe sous deux formes dans le sang : une forme dissoute
(CO2 dissous) et une forme gazeuse ("bulles de gaz"). La PaCO2 est le témoin de la
forme gazeuse. L’équilibre entre ces deux formes dépend du coefficient de solubilité
(α) qui lui-même est dépendant de la température. Lorsque la température diminue,
α augmente, donc la quantité de forme gazeuse (la PaCO2) diminue. En
conséquence la PaCO2 diminue en hypothermie et augmente en hyperthermie sans
que pour autant le gaz carbonique total en solution ait varié. Pour fixer les esprits, il
suffit de prendre l’exemple d’une bouteille de champagne. Hermétiquement fermée,
elle contient une quantité donnée de CO2. Les bulles du champagne sont le témoin
de la forme gazeuse donc de la PaCO2. Mis au réfrigérateur à 4°C, le champagne est
3
plus stable parce que le nombre de bulles (et donc la PaCO2) a diminué, témoin de
l'augmentation de la solubilité du gaz au froid. Si la température de la bouteille
augmente, la quantité de forme gazeuse augmente, les bulles se font plus
nombreuses, la PaCO2 augmente et le gaz sort plus facilement à l'ouverture de la
bouteille. Il est simple de comprendre que dans le cas d'un système clos (dans notre
exemple la bouteille), tous ces changements d'état gazeux se font alors que le gaz
carbonique total est constant. Seule la variation de température est responsable des
modifications de la proportion forme soluble/forme gazeuse.
Mais ce phénomène physico-chimique n'explique que partiellement les
variations de la PaCO2 chez l'homme en hypo ou hyperthermie. In vivo, les variations
de la PaCO2 peuvent être aussi liées à des modifications de ventilation alvéolaire ou
de métabolisme. Dans le cas clinique présenté les paramètres ventilatoires n'ont pas
changé donc la ventilation alvéolaire ne varie pas et ne peut pas être à l'origine d'une
modification de la PaCO2. En revanche le gradient de température centrale provoque
une variation du métabolisme cellulaire susceptible de modifier la PaCO2. Le gaz
carbonique est le produit final de la dégradation du glucose lors de la glycolyse. De
façon grossière mais reproductible en pratique clinique, les variations de la PaCO2
sont reliées aux variations du métabolisme ; en hypothermie, il existe un
ralentissement du métabolisme, c'est à dire une diminution de consommation
d'oxygène et donc une diminution de production de CO2 et une diminution de la
PaCO2. En hyperthermie on observe le phénomène inverse.
En hypothermie il existe donc deux raisons pour que la PaCO2 diminue:
l'augmentation de la solubilité et la diminution du métabolisme. Pour ces deux
raisons la pression partielle en CO2 diminue quand la température diminue, comme
l‘expliquait déjà Severinghaus il y a plus de trente ans : « en hypothermie,
l’interaction de la diminution du métabolisme et de l’augmentation de solubilité du
CO2 est telle qu’à ventilation constante, quand la température passe de 37 à 25
degrés centigrade, la PaCO2 chute de 40% » [10]. Les variations de PaCO2
connaissent des variations parfaitement symétriques.
Au laboratoire, la mesure des gaz du sang se fait à 37°C. En effet, une fois
prélevé, le sang est conservé à basse température dans de la glace. Au laboratoire,
l’automate le réchauffe à 37°C pour pratiquer les mesures. Enfin, selon des abaques
intégrés à l'automate, le résultat est corrigé en fonction de la température du patient
4
dont la valeur est introduite manuellement dans la machine. Ces abaques tiennent
compte de la modification de solubilité.
La mesure à 37°, après réchauffement du sang dans l’automate, reflète donc
uniquement la modification du métabolisme sans la modification de solubilité. En
revanche, la correction effectuée dans un second temps par l’automate rend compte
des deux phénomènes (Tableau II). Il est donc logiquement possible par simples
soustractions de déduire les variations de PaCO2 liées aux modifications du
métabolisme cellulaire et celles liées aux modifications de la solubilité. Au delà de
l’artifice mathématique de correction, il faut bien comprendre que c’est le résultat
corrigé, dépendant de la température du patient qui reflète la réalité de la PaCO2 du
patient. A ce titre, la mesure continue de la fraction en gaz carbonique de fin
d'expiration (ETCO2), qui est le reflet des équilibres réels de pression en CO2 de part
et d'autre de l'alvéole, est un indicateur de la PaCO2 corrigée en fonction de la
température, valeur réelle de PaCO2 du patient [2, 11].
b. Variations du pH
Comme pour la PaCO2, on appelle pH corrigé en fonction de la température le
pH réel du patient qui est déduit de la mesure du pH dans le sang artériel réchauffé
par l’automate à 37°C puis de la correction faite par les abaques de l’automate en
fonction de la température du patient notifié à la machine (Tableau II). La réponse
physiologique à l’hyperthermie est l’acidose, tandis que l’hypothermie s’accompagne
d’une alcalose. Ces modifications de pH concordent avec les modifications de
PaCO2 retrouvée, acidose et hypercapnie en hyperthermie, alcalose et hypocapnie
en hypothermie [4]. Les variations de pH suivent naturellement les modifications de
la PaCO2. Les variations de pH sont physiologiques car elle permettent de préserver
l’électroneutralité plasmatique. En effet, la valeur du pH du point d’électroneutralité
varie de façon inversement proportionnelle à la température. On peut simplement
remarquer qu’à 37°C le pH de l’eau pure est de 6,8, et qu’à 20°C, il est de 7,4. En
hyperthermie le pH du point d’électroneutralité diminue (« acidose physiologique »),
en hypothermie il augmente (« alcalose physiologique »). Il semble que le paramètre
clef soit le maintient constant de l’équilibre entre formes dissociée ionisée et non
dissociée des protéines plasmatiques (notamment reflété par l’importance entre
forme ionisée et non ionisée des groupements imidazole de l’histidine, acide aminé
de pKa proche de celui du sang et présent dans la plupart des protéines tampons
5
intra et extra-cellulaire) [4]. Le résultat est la persistance d’une activité protéique, de
transport et enzymatique, à toute température.
c. Que faire des modifications de PaCO2 et de pH quand la température
varie ?
L’augmentation du pH et la diminution de la PaCO2 du patient hypotherme,
ainsi que la possibilité d’obtenir les résultats de ses gaz du sang sous deux formes
différentes (à 37°C ou corrigés à la température réelle du patient) ne doivent pas être
confondues avec des choix thérapeutiques décrits dans la littérature et découlant de
visions physiopathologiques opposées.
Historiquement, deux attitudes différentes s’affrontent dans la gestion de
l’alcalose ventilatoire observée en hypothermie : la première préconise de respecter
l’alcalose physiologique en utilisant comme artifice les GDS non corrigés (méthode
dite α-stat) tandis que la deuxième tend à faire disparaître l’alcalose en
«normalisant» les GDS corrigés en fonction de la température (méthode dite pHstat).
Dans la prise en charge α-stat, seules sont prises en compte les valeurs non
corrigées de pH et de PaCO2 (donc valeurs obtenues à 37°C). Pour tolérer
l’hypocapnie, il est préconisé d’obtenir chez notre patient hypotherme des résultats
de gaz du sang normaux pour 37°C. Il est donc proposé dans cette optique de ne
pas - ou très peu (selon le Tableau II) - modifier la ventilation alvéolaire des patients
pendant le refroidissement et de donc laisser la capnie corrigée en fonction de la
température du patient baisser. A 37°C, les GDS sont normaux tandis qu’à la
température du patient, il existe une alcalose respiratoire.
Dans la prise en charge pH-stat, l’hypocapnie en hypothermie est supposée
dangereuse et la thérapeutique choisie est d’obtenir, en hypothermie, des gaz du
sang proches des résultats en normothermie en utilisant les résultats des gaz du
sang corrigés en fonction de la température du patient. Ceux-ci doivent être
similaires aux gaz du sang habituels à 37°C. Pour obtenir une «normalisation» des
gaz du sang du patient dans la prise en charge pH-stat (résultat de la PaCO2 autour
de 40 mmHg après correction en fonction de la température), il devient nécessaire
d’hypoventiler le patient. A la température du patient les GDS sont normaux tandis
que rapportés à 37°C, il existe une acidose respiratoire (hypercapnie).
6
Ces deux choix thérapeutiques ont donné lieu à de nombreux débats et
controverses. La plupart des études cliniques et expérimentales ont été réalisées en
chirurgie cardiaque lors des circulations extra-corporelles (CEC). Certains auteurs
plaident en faveur de la prise en charge pH-stat, arguant du fait qu’il existe alors une
amélioration de l’oxygénation cérébrale [13, 14] ainsi qu’une augmentation du débit
sanguin cérébral [15] par rapport à la prise en charge α-stat. Ce dernier phénomène
pourrait participer à une réduction de la taille des infarctus cérébraux et des oedèmes
péri-lésionnels [15]. De plus, en hypothermie profonde, la période d’extraction
minimale en oxygène secondaire à sa modification d’affinité pour l’hémoglobine (voir
plus loin) serait plus longue en α-stat [16], l’inadéquation des apports participant
alors à l’apparition de lésions cérébrales ischémiques post-CEC. Néanmoins, pour
certains, consommation et dissociation oxygène-hémoglobine ne diffèrent pas que
l’on soit en α ou pH-stat [17, 18], la température influençant alors de façon
prédominante la courbe de dissociation de l’hémoglobine, surclassant l’effet de la
PCO2 (ou effet Bohr) [17]. La valeur de P50 est la même dans les deux attitudes. De
plus chez l’homme il ne semble pas exister de différence en terme de pronostic
neurologique entre les deux méthodes [19]. Il faut également remarquer que
l’amélioration de l’oxygénation cérébrale en pH-stat se fait aux dépends d’une
vasodilatation cérébrale plus importante qu’en α-stat [14], ce qui correspond à une
conséquence classique de l’hypercapnie. Ce phénomène peut induire une élévation
de la pression intracrânienne dans la cadre d’un traumatisme crânien. Certaines
publications ont également mis en évidence une pression artérielle moyenne [14] et
une pression de perfusion cérébrale [20-22] supérieure lors de la prise en charge αstat. Ceci s’accompagnerait du maintient d’un certain degré d’autorégulation
cérébrale [18, 23]. Enfin une publication souligne qu’en pH-stat, il existe une
dégradation de la fonction ventriculaire gauche et une diminution plus importante de
la réactivité aux catécholamines [24]. Pour toutes ces raisons il est désormais admis
que la prise en charge α-stat est la plus physiologique [4] et la plus adaptée aux
situations habituellement rencontrées en anesthésie-réanimation. Se référer aux
résultats non corrigés en fonction de la température permet donc d'ajuster les
paramètres ventilatoires pour obtenir des gaz du sang (principalement PCO2) dans
des zones de valeurs familières aux cliniciens (35 à 45 mmHg).
7
Dans notre exemple, chez Mr C, il ne parait pas nécessaire de modifier le
ventilation minute, en remarquant que les gaz du sang sont différents in vivo puisque
le patient est hypotherme…
En hyperthermie les variations de pH et de PaCO2 sont expliquées par les
mêmes phénomènes que lors de l’hypothermie : maintien de l’électroneutralité,
diminution de la solubilité des gaz. Elles ne justifient pas nécessairement de modifier
les paramètres ventilatoires. En effet, en tenant compte des modifications de
solubilité en fonction de la température on s'aperçoit que une PaCO2 à 48 mmHg à
41°C correspond à une PaCO2 de 40 mmHg à 37°C. Ce calcul artificiel prend en
compte uniquement la diminution de la solubilité du gaz carbonique. L'hyperthermie,
à l'image de ce que l'on a décrit de l'hypothermie, induit une hypercapnie liée d’une
part à la diminution de la solubilité et, d’autre part, à une augmentation du
métabolisme périphérique avec augmentation de la production de gaz carbonique.
2) Analyse des modifications de la PaO2
a. généralités
L’oxygène existe, comme le CO2, sous forme dissoute et gazeuse dans le
sang. Ces formes sont quantitativement nettement minoritaires, la majeure partie de
l’oxygène étant fixée à l’hémoglobine. C’est sous cette dernière forme, quantifiée en
clinique par la saturation en oxygène, que l’oxygène est transporté jusqu'aux tissus,
en situation physiologique.
La pression partielle en oxygène qui mesure, comme la PCO2, la forme
gazeuse de l’oxygène dépend du coefficient de solubilité de l’oxygène mais
également de l’affinité de l’hémoglobine pour l’oxygène.
La solubilité de l’oxygène dans le sang (αsg) suit les mêmes variations que
celle du gaz carbonique. Elle est également proportionnelle au taux d’hémoglobine
(Hb). On peut écrire l’équation suivante :
αsg= 0,015 (37-T°) - 0,00139 (15-Hb) – 5,84 [15].
L’affinité de l’hémoglobine pour l’oxygène est définie par la valeur de la PaO2
correspondant à 50% de saturation, P50, dont la valeur normale (à 37°) est de 26
mmHg. Ce point est remarquable et facilement identifiable sur la courbe de
dissociation de l’hémoglobine, puisqu’il en est le centre de symétrie (point
d’inflexion). L'hypothermie augmente l'affinité de l'hémoglobine pour l'oxygène, c'est
8
à dire que la P50 diminue, tandis que l’hyperthermie produit l’effet inverse. La P50
dépend donc de la température, mais également du pH (effet Bohr), de la PaCO2 et
du taux de 2-3 DPG. Quand la température diminue, la P50 diminue d’environ
1 mmHg pour 1 degré Celsius. Le rôle de la PaCO2 sur l’affinité est fréquemment
attribué aux modifications parallèles du pH.
La courbe de dissociation de l'hémoglobine est décrite par l'équation (2) de
Hill [5] :
SO2=PO2 2,8/(PO22,8+P502,8)
où SO2 est la fraction d'hémoglobine saturée en oxygène et PO2 (mmHg) la pression
partielle en oxygène. Le coefficient 2,8 donne à la courbe de dissociation son allure
sinusoide. La PaO2 peut alors s’écrire mathématiquement, selon cette équation (3) :
PO2 = [ (SO2 x P502,8) / (1- SO2) ] (1/2,8) .
Les variations de température sont donc responsables du déplacement de la
courbe de dissociation de deux façons : directement et par l’intermédiaire des
variations de pH et de PaCO2. La mesure des variations de la P50 en fonction de la
température dépendra donc de la valeur de la PaCO2 et donc du mode α-stat ou pHstat de la prise en charge. Pour calculer la P50 , deux équations ont donc été décrites
[25] :
Log10(P50) = Log10(P5037°)+0,030 (T- 37) si prise en charge α -stat équation (4)
et
Log10(P50) = Log10(P5037°)+0,023 (T- 37) si prise en charge pH-stat équation (5)
Les coefficients multiplicatifs du delta de température (T-37) permettent de
prendre en compte la PCO2 dont la valeur sera différente suivant l’interprétation du
GDS, et dont les variations influent sur la P50 (déplacement de la courbe de
dissociation).
b. Interprétation des modifications de SvjO2 du cas clinique: proposition
d’une conduite thérapeutique
La P50
37°
, P50 à 37°C est, chez l'adulte, de 26,8 mmHg [5]. Le calcul de la P50 à
34°C donne Log10(P50)=1,43-0,009 soit une P50 égale à 21,9 mmHg. Reprenant la
valeur de 26 mmHg de PvjO2 mesurée pour Mr C, le calcul théorique de la saturation
9
à partir de l’équation (2) donne une valeur de SvjO2 de 48% à 37°C et de 62% à
34°C, en tenant compte des différences de P50. La seule différence d'affinité de
l'hémoglobine pour l'oxygène explique donc l'augmentation de la SvjO2 mesurée de
49% à 62% (Figure 1).
Chez Mr C, l'absence même de variation de la PvjO2 après refroidissement
laisse déjà entendre l'importance de l'augmentation de l'affinité dans l'augmentation
de SvjO2. Cette augmentation n’est donc que le fruit de la modification d’affinité de
l’hémoglobine pour l’oxygène, entraînant un déplacement de la courbe vers la
gauche. On ne peut donc pas se satisfaire de ce résultat qui ne reflète pas une
amélioration de l’oxygénation cérébrale. Dexter et al. [5] ont d’ailleurs montré que
l’augmentation de la SvjO2 lors des circulations extra-corporelles, en hypothermie
profonde (17°), interprétée jusqu’alors comme une « circulation cérébrale de luxe »,
témoignait surtout d’un défaut de transfert de l’oxygène vers les cellules cérébrales.
Cette augmentation d’affinité de l'hémoglobine pour l'oxygène en hypothermie
est également responsable d’une altération de la distribution de l’oxygène aux tissus.
Duvelleroy [26] décrit une altération de la distribution des courbes isoPO2, reflétant la
PO2 tissulaire. Plus la P50 est basse, plus l’affinité est grande, la liaison de l’oxygène
à l’hémoglobine s’oppose alors à la libération de l’oxygène aux organes conduisant,
in fine, à une chute des PO2 tissulaires. Dans le cadre d’une hypothermie majeure
(chirurgie cardiaque), cette augmentation d’affinité empêche l’oxygène lié à
l’hémoglobine de participer aux échanges mais la baisse du métabolisme est telle
que l’oxygène dissous peut suffire à satisfaire aux besoins métaboliques du cerveau
[6].
Dans notre exemple, chez Mr C, l’hypothermie a permis de diminuer la PIC
(de 55 à 25 mmHg), mais l'équilibre entre apports et besoins en oxygène ne se
modifie pas et la SvjO2 reste basse, dans une zone dite "à haut risque d’ischémie".
Ce seuil exprimé en SvjO2, dépend donc de la température. A 37°C il est de 50% [1].
En hypothermie, à 34°C, il se déplace vers 60%. Remarquons que la PvjO2 ne varie
pas (26 mmHg). D’un point de vue thérapeutique, il est possible, grâce à la baisse de
PIC, de tenter d’améliorer la perfusion cérébrale en diminuant légèrement la
ventilation minute du patient. L’augmentation de la capnie permet alors d'augmenter
le débit sanguin cérébral par vasodilatation artériolaire améliorant ainsi les apports
en oxygène.
10
L’hypothermie conserve donc un intérêt potentiel pour contrôler l'hypertension
intracrânienne en utilisant l'hypocapnie et l'alcalose physiologique de l'hypothermie
[4] pour baisser la PIC [2]. Cependant les risques ischémiques ne sont pas pour
autant écartés. L'équilibre à rechercher dépend donc des résultats de la surveillance
paraclinique : PIC, SvjO2, en tenant compte de la température et PvjO2.
En cas d’hyperthermie on comprend aisément que la translation de la courbe
de dissociation vers la droite entraîne peu de modifications dans la zone du plateau
de la sigmoïde pour des saturations entre 90 et 100% et des PO2 entre 60 et 100
mmHg. En revanche, lorsque la pente de la courbe devient plus importante, à PO2
donnée, un déplacement mineur de la courbe vers la droite (par exemple
augmentation de la température), entraîne une diminution importante de la
saturation. L’effet est donc plus net sur la SvO2 que sur la SaO2
Schumacker et al. [27] ont étudié l’extraction d’oxygène lors de l’hypovolémie
chez l’animal en normo, hypo et hyperthermie. Au point dit «critique» (volémie pour
laquelle la consommation d’oxygène devient dépendante du transport), des
saturations de sang veineux en oxygène différentes à trois niveaux de température
correspondent à des PvO2 comparables (Figure 2). Ces différences sont encore une
fois dues à des modifications d’affinité. Quand la température augmente, l’affinité de
l’hémoglobine pour l’oxygène diminue, la courbe se déplace vers la droite, la
saturation diminue. Ces variations sont nettes pour des valeurs de PO2 basses, en
règle générale des PO2 veineuses. Une valeur basse de SvO2 doit donc être d’abord
analysée en tenant compte d’une éventuelle hyperthermie. Insistons sur l’importance
de la PvO2 : lors de variations de température, les variations de saturation veineuse
deviennent difficiles à interpréter et c’est finalement le pression partielle en oxygène
qui devient informative.
Conclusion
Toute modification des résultats des gaz du sang doit être interprétée en
fonction de la température. La plupart des changements de pH ou de PCO2 doivent
être respectés et ne doivent pas entraîner de modification de la ventilation. Ces
changements résultent, le plus souvent, de phénomènes chimiques et métaboliques
physiologiques.
11
Les modifications d’affinité de l’hémoglobine pour l’oxygène en fonction de la
température peuvent fausser l’interprétation de la saturation veineuse. En neuroréanimation, l’hypothermie est responsable de façon prévisible, et en dehors de toute
amélioration de l’oxygénation cérébrale, d’une augmentation de la SvjO2. Les valeurs
seuils de SvO2 sont à déterminer en fonction de la température et/ou de la PvO2.
Lors d’une modification importante de température centrale, l’interprétation
des saturations veineuses est donc délicate et il semble raisonnable de se baser sur
les modifications de pression partielle veineuse en oxygène, dont les variations
restent très liées à l’extraction régionale ou générale en oxygène.
12
37°C
pH
PaCO2 (mmHg)
PaO2 (mmHg)
SO2 (%)
Artère
7,40
40
95
98,5
34°C
Veine
7,35
48
26
49
Artère
7,46
32
100
99
Veine
7,39
39
26
62
Tableau I. Résultats des gaz du sang artériel et veineux (jugulaire interne) à 37°C
puis après refroidissement à 34°C de Mr C. sans modifications des paramètres
ventilatoires. Tous ces résultats sont rendus corrigés en fonction de la température.
13
pH
PaCO2 (mmHg)
Sang transporté à 4°C après prélèvement
puis réchauffé à 37°C dans l’automate
Patient à 37°C
Patient à 34°C
Résultats à 37°C Résultats à 37°C
Résultats après
sans correction
correction pour
34°C selon
abaques
7,40
7,43
7,46
40
36
32
Tableau II. Résultats de pH et de PaCO2 retrouvés chez Mr C. à 37°C puis une fois
le patient refroidi à 34°C. Après avoir été prélevé, le sang est conservé dans de la
glace jusqu'au laboratoire. Une fois introduit dans l'automate, le sang est réchauffé à
37°C puis les valeurs de pH et PaCO2 sont mesurées. Dans un deuxième temps, la
machine corrige les gaz en fonction de la température réelle du patient (34°C) qui
doit être indiquée à l'automate. Ces derniers résultats sont en général ceux transmis
au médecin (cf Tableau I). On peut voir que la correction de 37°C à 34°C fait passer
la PaCO2 de 36 à 32 mmHg par augmentation instantanée de la solubilité et en
déduire que la baisse du métabolisme est responsable de la baisse de 40 à 36
mmHg.
14
Bibliographie
[1]
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16
Figure 1. Courbes de saturation oxyhémoglobinée à différentes températures. En
hypothermie, la P50 diminue, preuve de l’augmentation de l’affinité de l’hémoglobine
pour l’O2. Pour illustrer le cas de Mr C, les valeurs de saturation pour une PaO2 de
26 mmHg sont rapportées : la saturation varie de 50% à 37°C à 67% à 30°C.
Saturation (%)
100
23°C
82%
80
67%
30°C
60
50%
37°C
40
35%
44°C
20
0
0
20
40
26 mmHg
60
80
100
120
140
PO2 (mmHg)
17
Figure 2. Variations de la consommation d’oxygène (VO2) en fonction du transport
artériel en oxygène (TaO2) dans une étude animale d’hémorragie progressive [27]
Chaque courbe correspond à une température différente : 34, 37 et 41°C. Pour
chaque point de rupture (appelé point critique), nous avons rapporté les valeurs de
PvO2 et de SvO2 (sang veineux mélé) rapportées par les auteurs de l’article. Pour
des valeurs peu différentes de PvO2 (24, 29 et 28 mmHg), les valeurs de SvO2 varie
de façon importante (47, 41 et 27%).
VO2
(ml/min.kg)
PvO2
SvO2 28mmHg
26%
29mmHg
41%
41°C
24mmHg
47%
37°C
34°C
5 7 9
TaO2
(ml/min.kg)
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