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Docteur Naceur Khemiri
Nietzsche, la danse comme Grand Style.
Il est souvent reconnu dans la pensée de Nietzsche non une renaissance du mythe,
comme le propose Habermas, mais une forme de l’écriture philosophique qui déconstruit
jusqu’à sa fin l’entreprise de la métaphysique. Ainsi Jacques Derrida fait-il l’éloge de
l’écriture nietzschéenne en tant que dissémination du logos de la philosophie. Est-il possible
de séparer totalement la musique Dionysiaque et la beauté singulière des formes
apolliniennes ? Ou faut-il trouver une nouvelle intrication de la musique et de la forme dans
les styles Nietzschéens, comme le voudrait Philippe Lacoue-Labarthe1 ?
1- Dionysiaque ou Apollinien ?
Pour Nietzsche, c’est le style de l’écriture qui trace toute la différence entre « la lettre morte et
la lettre vivante ». Il met en place une stratégie d’écriture et de pensée qui permettra, de
l’intérieur de la langue, dé-construire la dite métaphysique et toutes les valeurs morales du
christianisme. Il annonce une nouvelle manière de parler, une manière inouïe d’écouter et
enfin une nouvelle multiplicité de désirs : de penser l’être, le corps et le monde dans leurs
différences.
Dans son texte, Lire et écrire, Nietzsche appelle de ses vœux, par la voix prophétique de
Zarathoustra, à une écriture avec du sang. Bien plus, en même temps, il réclame qu’on sache
danser : « De tous les écrits, je n’aime que ce qu’on écrit avec son propre sang et son esprit
(…) celui qui écrit avec sang et sentence ne veut pas être lu mais appris par cœur ».2
Pour qu’on cesse de regarder le livre afin de vivre dans son « cœur et son corps », il y a donc
une autre écriture, celle qui ne peut se laisser réduire et décliner par la mort, une écriture
pleinement vivante, et affirmative. L’écriture du sang doit se comprendre comme un saut
perpétuel de sommet en sommet, imposant au lecteur un même rythme, une même danse.
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1 Philippe Lacoue-Labarthe, musica ficta, (figures de Wagner) Paris, éd, Christian Bourgois, 1991.
2 Fréderic Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Liv., I trad, De Candillac, (M), Paris, éd. Gallimard, 1979, p.56.
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Il y a un lien étroit entre la danse et l’écriture ; dans Le Crépuscule des idoles, Nietzsche
affirme à plusieurs reprises que la danse est l’écriture du corps et du sang : « Mon style est
une danse, il joue avec les symétries de toutes sortes, il les franchit d’un bond et les raille ».3
Selon Nietzsche, il existe une sorte d’écriture de la chair puisque le corps est ce tissu
sémiotique où s’exprime le langage des affects. La nature même est déjà un texte, une
interprétation. Le langage des affects tus est un texte sans référent extérieur, sans
transcendance ni signifié transcendantal.
Cette écriture non linéaire donne du souffle à l’inspiration, fait penser, elle communique des
états, des tonalités affectives. Tant que l’homme original est sensible au rythme, l’homme se
sent devenir poète ou simple auditeur enchanté, uniquement par cette force du rythme
créateur, qui se fait médiation entre les hommes.
C’est pourquoi le texte de Nietzsche entend former un nouveau type de lecteur. Il serait non
plus réceptif ou réactif, non plus un simple spectateur mais un acteur et un inventeur.
Toutefois, on doit comprendre que la métaphore dans le texte nietzschéen, dans sa relation
intime à la liberté, à la responsabilité, à l’autonomie et à la maîtrise, évolue dans une direction
qui transforme l’éthique en esthétique.
Par exemple, l’amour se réalise par son caractère sublime, « restance » d’une réalité tout aussi
problématique. La perfection dans l’expression poétique réalise en partie la morale
physiologique, et indiscutablement l’esthétique de Nietzsche.
D’où l’importance extrême que Nietzsche accorde au paradigme esthétique dans la totalité de
son œuvre philosophique. Sa stratégie originale consiste à emprunter aux artistes leur talent
déconcertant pour la lutte active contre toute discursivité nihiliste. Il convient alors
d’interpréter toute sa philosophie à partir de la notion d’esthétique. Elle révèle la vraie
signification de son projet de transmutation de toutes les valeurs.
Dès Vérité et mensonge au sens extra-moral, Nietzsche avait démontré l’origine
métaphysique du langage et sa signification indispensable. Les deux principales parties
composant ce livre auront pour fonction de rendre explicite cette distinction, entre une théorie
métaphysique et une herméneutique fonctionnant selon des critères méthodologiques relevant
des pratiques artistiques, qui constituent en définitive le Grand Style. C’est du Grand Style
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3 Fréderic Nietzsche, cité par B. Boutrat, in, Inversion ou soleil, Paris, éd. Gallimard, 1981, p. 194.
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que Wagner est le plus éloigné, « le grand style est ce qui appartient évidemment à l’homme
d’exception, le Grand style consiste à mépriser la beauté minime et courte (…), il est le fruit
de la grande passion et de la tension de la volonté ».4
Ainsi, l’écriture nietzschéenne inaugure un autre monde, une perception inversée des choses
et une « transmutation des valeurs ». Par exemple, Zarathoustra rit d’abord des anciennes
tables, puis il fait du rire une danse, un moyen de dépassement, d’affirmation puisque la
généalogie même est une philologie historique. Cette dernière cherche à retracer la
provenance des mots, à dévoiler les transformations du sens qui se situent derrière le sens
actuel.
L’aphorisme répond ainsi à cette exigence de la volonté de puissance artistique que Nietzsche
nomme le Grand Style. Au-delà du langage, il y a toujours ce qui l’a précédé, non le silence
pur mais une pensée et un rythme musical sans parole.
C’est pourquoi dans l’absence de musique, la vie ne serait qu’une erreur. Nietzsche écrivait «
Je ne m’adresse qu’à ceux qui ont une parenté immédiate avec la musique, ceux dont la
musique et pour ainsi le giron maternel et qui n’entretiennent avec les choses que des relations
musicales ».5
Pour Nietzsche, l’épopée et la sculpture sont des créations apolliniennes, la musique est l’art
dionysiaque par excellence. Cette dernière exprime le vouloir dans son unité. La musique est
le miroir du vouloir éternel, alors que les beaux- arts reproduisent les phénomènes individuels
et leur donnent une sorte d’éternité dans l’instant « Le mot d’apollinisme désigne la
contemplation extasiée d’un monde d’imagination et de rêve, du monde de la belle apparence
qui nous délivre du devenir, le dionysien d’autre part, conçoit directement et activement le
devenir, le ressent subjectivement comme la volupté furieuse du créateur ».6
Nietzsche pense que dans l’ivresse dionysiaque se manifeste à la fois « le dessaisissement »
mystique de soi, l’effacement joyeux des limites, l’extase de la possession par les forces
naturelles ou la fusion panique avec la nature et le lien musical.
Selon Heidegger, l’ivresse constitue chez Nietzsche l’état esthétique fondamental. Dans
l’ivresse dionysiaque réside la sexualité la plus débridée et la volupté la plus obscure à la
conscience. Elles ne font point défaut à l’apollinien du point de vue de la forme belle.
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4 J. Montaigne, Nietzsche, la question et le sens, éd. Aubier, 1972, p, 25.
5 Georges Liébert, Nietzsche et la musique, Paris, P.U.F, 1995, p.3
6 Fréderic Nietzsche, La volonté de puissance, Liv, IV, trad, Bianquis, T. II, Paris, Gallimard, 1995, § 545, p.368-369.
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Nietzsche désigne d’abord deux éléments dans l’ivresse, le sentiment de forte intensité et le
sentiment de plénitude achevée. Ainsi donc, l’ivresse constitue la tonalité affective
(Stimmung) fondamentale.
La beauté rythmique sera ce qui détermine cette tonalité : « L’état esthétique n’est ni quelque
chose de subjectif ni quelque chose d’objectif, des deux termes fondamentaux ivresse et
beauté deviennent de la même manière l’ensemble de l’état esthétique »7.
Dans le renversement nietzschéen du platonisme, le tragique devient divin et ce qui
caractérise la totalité, est ce qui peut-être affirmé d’un tout non totalisable. Chez Nietzsche le
tragique désigne l’inséparabilité du haut et du bas, du vrai et du faux, du bien et du mal, il
constitue un symptôme de force, un phénomène de pure affirmation de l’existence « la joie
tragique, c’est une autre joie que toute joie ordinaire, une joie religieuse mais ne procédant
pas de cette religion publique, dogmatique, mystique et sans article de foi ».8
La tragédie est cette articulation subtile et profonde brisante se joue l’accomplissement
quasi-impossible du fini et de l’illimité. La tragédie est le théâtre d’un accouplement
monstrueux avec l’inhumain, c'est-à-dire avec le divin Dionysos. C’est la raison pour laquelle
Nietzsche recourt aux métaphores musicales, tant que la musique elle –même est la vie, elle
est la métaphore de la vie telle qu’elle doit être. Nietzsche présente le goût musical comme
étant le modèle de l’amour de toutes les choses. De même, le discours musical sera toujours,
pour lui, le modèle de tout discours, même le discours philosophique.
Dès lors, la lecture musicale, que Nietzsche pratique et recommande, est un moyen privilégié
de compréhension. Le penseur devrait, écouter, «Tu m’as appris que, en dansant, le « je » qui
résonne à la musique pense à ce qu’il est il ne pense pas penser. Par ton « je danse- je
suis » tu as dépouillé la violence que la philosophie faisait au « je » d’existence en le
déduisant du « je » pensant- je pense, donc je suis »9, la musique est le guide de l’instinct
esthétique ainsi que celui de la connaissance.
Si Nietzsche montre que la tragédie ne pouvait avoir le jour sans l’intervention d’Apollon, il
ne dissimule pas cependant que « le dieu de toutes les formes plastiques » et de la belle
apparence n’a qu’un rôle de médiateur. La priorité dans le processus créateur revient à
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7 Martin Heidegger, Nietzsche I, trad, Pierre Klossowski, Paris, éd. Gallimard, 1971, p. 109.
8 Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, éd. Gallimard, 1993, p. 223.
9 Nietzsche, Le Gai savoir, § 339.
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Dionysos, le dieu de l’ivresse et du chant extatique. Nietzsche le désigne comme « l’être
véritable ».
Lorsque Nietzsche parle de l’Art, c’est d’abord et presque exclusivement à la musique
rythmée qu’il se réfère, et c’est l’origine de sa rupture avec Wagner, pour qui l’opéra est l’art
supérieur. Le rythme représente pour Nietzsche l’Art tout entier et le monde artistique « la
musique comme art universel non national, intemporel est le seul art florissant ».10
Contrairement à ce qu’il semble se dire parfois, que Nietzsche rend hommage à la doctrine
schopenhauerienne de la musique, Nietzsche dès les premières versions de Naissance de la
tragédie est radicalement opposé à cette doctrine. Il situe la musique en dehors des autres arts.
Elle n’exprime pas seulement telle joie ou telle affection. Elle livre directement l’essence des
sentiments, comme telle, inscrite dans le vouloir.
Or Nietzsche dans sa destruction du système schopenhauerien refuse l’idée que la musique
imiterait le vouloir, puisque la volonté est musique. Tant qu’il n’y a pas de pur vouloir en
deçà de la musique, elle est l’Être même. La musique du monde se révèle pré-harmonique et
pré-mélodique. Ce sont des tons encore inouïs de la part du monde que le compositeur
rassemble et condense. La musique de l’être est une symbolisation originaire.
Cette symbolisation musicale primordiale n’est autre que le travail de l’imagination créatrice,
de la force plastique formatrice qui plonge dans le rythme pur, la ritournelle : « Par rapport à
la musique, toute manifestation n’est bien plutôt qu’un substitut analogique. D’où, il suit que
le langage, en tant qu’organe et symbole de la manifestation, ne peut jamais ni nulle part tirer
au-dehors le fond le plus intime de la musique »11.
Le projet nietzschéen c’est d’essayer de faire renaître les Grecs sous les traits allemands.
Après la lecture de Schopenhauer, Nietzsche envisagea la possibilité d’un retour du tragique
selon la conception antique des Grecs dans les Arts et la culture de son temps.
2- Contre Wagner.
Cet espoir, vite déçu, il le plaça dans la musique de Wagner. Il crut que le musicien
devient « éducateur » et qu’il pourrait restituer dans sa partition tout à la fois l’immédiateté de
la douleur et la radicalisation du mal ; leur symbolisation rendrait l’homme capable de
surmonter les certitudes les plus périlleuses pour la vie, celles qui mènent droit au désespoir.
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10 Fréderic Nietzsche, Fragments Posthumes, Automne 1887- Mars 1888, p. 14.
11 Fréderic Nietzsche, Naissance de la tragédie, Paris, éd. Gallimard, 1977, p.65.
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