Conclusion générale
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CONCLUSION GENERALE
Ce travail aborde un domaine captivant, tant pour le chercheur psychologue que
pour l'homme de la rue : celui de la mémoire humaine. Pour preuve de cet intérêt
commun, constatons la parution récente de trois revues diffusées auprès du grand
public : Science et Vie (hors-série n° 212, septembre 2000 ; Les performances de la
mémoire humaine), La Recherche (n° spécial 344, juillet/août 2001 ; La mémoire et
l'oubli : comment naissent et s'effacent les souvenirs) et Pour la Science (Dossier hors-
série n°31, avril/juillet 2001 ; La mémoire : Le jardin de la pensée). Si la recherche
scientifique peut apporter des éléments objectifs de connaissances sur le
fonctionnement de la mémoire, il paraît particulièrement intéressant d'étudier les
théories naïves bâties par les sujets eux-mêmes, les connaissances subjectives bâties au
fil de l'expérience quotidienne. Ces dernières constituent la métamémoire, ou la
connaissance de la mémoire. La problématique des relations entre mémoire et
métamémoire émerge alors avec des questionnements et des hypothèses spécifiques.
Notamment, la connaissance qu'une personne possède sur son propre système
mnésique (contenu et processus) pourrait jouer un rôle déterminant sur ses
comportements d'encodage et de récupération des informations. Il semble donc qu'une
meilleure compréhension du fonctionnement de la mémoire humaine passe par la prise
en compte des connaissances que possèdent les sujets sur leur propre mémoire. Notre
thèse examine cette question, en considérant plus particulièrement les situations
d'encodage intentionnel, c'est-à-dire les situations où le sujet, au contact d'une
information, se fixe un objectif de récupération future.
Dans le premier chapitre, nous avons parcouru la littérature sur la modélisation
de la mémoire humaine selon différentes perspectives : mémoire organe, mémoire
structure, mémoire contenu, mémoire processus et mémoire aptitude. Pour résumer
brièvement, il apparaît que la mémoire n'est pas une structure ou un processus unitaire,
ne peut pas être assimilée à un enregistrement conforme des expériences vécues, n'est
pas un processus tout ou rien, mais répond toutefois à un certain nombre de lois ou
principes solidement établis.
L'analyse que nous avons faite des théories de la mémoire s'oriente à plusieurs
égards vers l'introduction de la problématique de la métamémoire.
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(1) Tout d'abord, l'étude scientifique de la mémoire humaine révèle une question
d'un intérêt particulier suscitant de plus en plus de travaux : celle de la relation entre
mémoire et conscience. Si les premiers travaux scientifiques évitaient soigneusement
d'aborder le champ de la conscience (Ebbinghaus, 1885), on assiste depuis quelques
dizaines d'années à un renversement de situation, notamment grâce aux apports de la
neuropsychologie. En effet, comment ne pas reconnaître l'existence de la conscience
face à des patients qui en sont visiblement privés (Shimamura, 1994) ? La
démonstration d'une forme de mémoire inconsciente préservée et d'une altération des
phénomènes mnésiques conscients (cela est vrai aussi pour d'autres fonctions, comme
la perception, Schacter, 1989 ; Schacter et al., 1988 ; Shimamura, 1994) est une des
découvertes les plus intrigantes de la neuropsychologie. La psychologie expérimentale
montre que cette dissociation n'existe pas uniquement chez les amnésiques mais qu'elle
est aussi présente chez le sujet normal. Une information peut être mémorisée en toute
ignorance ou bien donner lieu à une expérience consciente de souvenir. Dans ce
deuxième cas uniquement, le sujet sait qu'il utilise sa mémoire et a l'impression
subjective de revivre un épisode du passé (Jacoby et al., 1989). Dans l'apprentissage
sans conscience, au contraire, des événements vécus antérieurement influencent le
comportement et la performance actuels alors que le sujet n'a pas connaissance de cette
influence. L'expérience consciente du souvenir se manifeste au moment de la
récupération de l'information en mémoire ; lorsque cette récupération échoue, le sujet
ressent le sentiment, parfois tenace et agaçant, d'avoir "le mot sur le bout de la langue",
d'être sur le point d'accéder à l'information recherchée. Il sait qu'il sait ; cette
expérience métacognitive associée à la mémoire sémantique est l'une des plus
communes et a inspiré de nombreux travaux et réflexions en psychologie.
(2) Concernant les effets de l'encodage intentionnel su la performance, nous
avons constaté que l'étude expérimentale de la mémoire aboutit à une conclusion
unanime : l'intention de retenir n'est pas un facteur pertinent pour la performance.
D'autres facteurs, comme la profondeur de traitement (Craik et Lockhart, 1972) ou la
spécificité de l'encodage (Tulving et Thomson, 1973) sont des variables explicatives
beaucoup plus puissantes. Nous remarquons toutefois que ces conclusions prennent
source dans des expériences de laboratoire laissant peu de contrôle au sujet sur ses
activités mnésiques (instructions données aux sujets, durées de présentation fixées,
opérations d'encodage ou de récupération forcées…). Si le cadre expérimental permet
effectivement de mettre à jour les lois de la mémoire de manière rigoureuse, il peut
comporter certaines limites pour décrire les phénomènes réellement en jeu dans la vie
quotidienne. Le problème de la validité écologiques des modèles de la mémoire est
soulevé à plusieurs reprises ; il est par exemple utile de s'interroger sur la notion même
de performance mnésique (quantité ou précision ?, Koriat et Goldsmith, 1996a), ou
encore sur les mécanismes de contrôle mis en œuvre intentionnellement par les sujets
(Nelson et Narens, 1994). Ce problème est d'autant plus crucial dans notre
problématique que la métamémoire se développe à partir des expériences quotidiennes
du sujet, expériences qui n'ont pas nécessairement de similitude avec les situations
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expérimentales (en termes de tâches, matériels, contexte, implication émotionnelle et
motivationnelle…).
(3) La connaissance du fonctionnement de la mémoire et de ses lois permet
d'identifier les stratégies de mémorisation efficaces pour améliorer la rétention et la
restitution des informations. Une importante exploitation est faite de ces connaissances
dans des perspectives de terrain, notamment en éducation (Pressley et al., 1985). La
notion de métamémoire englobe la connaissance du sujet sur les stratégies de mémoire
et la manière dont il les met en œuvre. Le champ des stratégies réfère aux mécanismes
de contrôle sélectionnés par le sujet pour optimiser la rétention des informations jugées
importantes. Un débat est soulevé concernant le caractère stratégique de certaines
opérations cognitives de base comme la répétition ou l'organisation sémantique qui ne
sont pas nécessairement utilisées consciemment et volontairement par le sujet (Harris,
1980). Ainsi, l'utilisation d'une stratégie de mémoire efficace peut avoir lieu avec ou
sans intention, avec ou sans conscience de la part du sujet.
(4) Parmi les connaissances et représentations stockées en mémoire, il en est une
forme qui mérite une attention particulière : la connaissance de soi. La métamémoire
constitue l'une des composantes de la connaissance de soi et devrait en conséquence
subir les mêmes règles de fonctionnement que l'ensemble des connaissances relatives à
soi (aspects autobiographiques et sémantiques : Brewer, 1988a ; biais cognitifs :
Greenwald, 1980, in Piolat et al., 1992). Cet aspect de la connaissance est associé à des
facteurs affectifs (estime de soi), d'auto-évaluation et de comparaison sociale.
(5) L'aspect aptitude de la mémoire, couramment usité dans la vie quotidienne,
est abordé à travers l'examen des recherches sur les différences individuelles dans la
mémoire, notamment les différences induites par le vieillissement. Parmi les facteurs
explicatifs des différences, on identifie un ensemble de phénomènes relevant de la
métamémoire et du contrôle comportemental. Concernant le vieillissement, cette
explication particulière du déclin mnésique n'est pas solidement défendue,
contrairement aux conceptions de détériorations cognitives plus centrales (Light,
1991 ; Syssau, 1998).
Aborder les relations entre mémoire et conscience nécessite une réflexion sur la
notion de conscience qui peut revêtir plusieurs significations (Cavanaugh, 1989). A un
premier niveau, la conscience de la mémoire peut tout simplement être sa
connaissance ; la mémoire devient donc un objet de connaissance parmi d'autres. Au
second niveau, la conscience est un phénomène personnel et auto-réflexif ; le sujet
construit une représentation de sa propre mémoire. Enfin, à un dernier niveau, la
conscience concerne l'inspection des activités cognitives en cours ; cette inspection
permet notamment de réguler et d'adapter le comportement de manière volontaire. La
notion de métamémoire englobe l'ensemble de ces conceptions de la conscience sur la
mémoire. Au second chapitre, nous présentons les principales recherches dans ce
domaine et considérons deux axes principaux de modélisation : le premier cherche à
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définir le contenu de la métamémoire et le second cherche à comprendre les relations
entre mémoire et métamémoire.
Concernant la définition du concept, on retiendra que la métamémoire comporte
au moins trois dimensions (Hertzog et Dixon, 1994) : la connaissance, l'auto-efficacité
personnelle, la surveillance de la mémoire. Par cette conceptualisation, on introduit
des dimensions conatives (motivation, attribution, affects), intervenant au niveau de
l'auto-évaluation mais aussi au niveau du contrôle de la mémoire. La fonction de
connaissance concerne les représentations subjectives et collectives des variables qui
influencent le fonctionnement mnésique (sujet, tâches stratégies, Flavell et Wellman,
1977). L'auto-efficacité fait référence aux croyances entretenues plus spécifiquement
sur la variable "sujet" de la connaissance : on se sent plus ou moins compétent pour
résoudre les tâches mnésiques. La fonction de surveillance des processus en cours et
des contenus mnésiques (memory monitoring) constitue une base pour le contrôle
comportemental et stratégiques (Nelson et Narens, 1994). L'étude des relations entre
surveillance mnésique et mémoire se préoccupe tout autant de déterminer les bases des
jugements subjectifs, d'établir les conditions de leur validité ou de leur non-validité,
que d'examiner leur rôle sur les processus exécutifs (gestion de l'apprentissage,
décisions, stratégies…).
Sur le plan des relations mémoire / métamémoire, l'hypothèse la plus répandue
consiste à dire que la métamémoire, connaissance de la mémoire, influence la
performance, notamment grâce à la mise en œuvre de processus exécutifs efficaces ;
meilleure est la métamémoire, meilleure est la mémoire. Nous remarquerons que cette
vision simpliste des relations, causales et unidirectionnelles, n'est pas souhaitable et
qu'il vaut mieux concevoir les deux dimensions comme interdépendantes pour mieux
saisir toute la complexité des phénomènes. Flavell et Wellman (1977) avaient eux-
mêmes émis des réserves sur les connexions entre mémoire et métamémoire, du fait de
l'intervention d'un grand nombre d'autres facteurs (développementaux, affectifs et
motivationnels…). Le rejet de cette hypothèse forte dans nombre d'études permet à la
fois de mieux définir le contenu de la métamémoire et de déterminer les conditions
optimales d'observation de ses relations avec la performance.
Si l'on s'en tient à la dimension connaissance générale (connaissance des lois du
fonctionnement de la mémoire, connaissance des stratégies et des facteurs qui
influencent la performance), le manque de relations avec la performance peut avoir
plusieurs sources.
(1) Tout d'abord, la mesure de la connaissance est faite avec des outils
(questionnaires et interviews) sensibles à la capacité linguistique, évoquant des tâches
hypothétiques, elles-mêmes différentes des tâches utilisées pour mesurer le niveau de
performance.
(2) De plus, la connaissance peut être adéquate sans pour autant être transformée
en procédures exécutives efficaces (déficit de production) ; d'où la nécessité, comme le
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soulignent Cavanaugh et Perlmutter (1982) de distinguer les aspects connaissance et
comportements exécutifs (seule la connaissance appartient à la métamémoire). Dans
d'autres cas, la connaissance ne semble pas présente (pas explicitée ou peu articulée)
alors que les attitudes du sujet semblent stratégiques et méthodiques.
(3) Le manque de relation, mesuré par des corrélations peut simplement venir
d'un manque de variabilité dans les mesures mises en correspondance (par exemple un
effet plafond sur la mesure de connaissance en cas de questionnaire trop facile).
(4) Enfin, les facteurs motivationnels à l'œuvre lors de la réalisation d'une tâche
ou lors de la réponse à un entretien (pas d'efforts) peuvent voiler ou affaiblir des
relations pourtant existantes.
A propos de l'aspect d'auto-efficacité, il est utile de distinguer deux hypothèses
différentes sur les relations entre mémoire et métamémoire.
(1) La première hypothèse énonce que les sujets sont exacts dans leur auto-
évaluation, qu'ils perçoivent correctement leur propre compétence mnésique (forte
auto-efficacité Æ forte performance). Les études menées à partir des questionnaires
d'auto-évaluation de la mémoire quotidienne ne permettent pas de retenir cette
hypothèse. Le manque de relation peut venir de ce que la métamémoire est constituée
d'une part non négligeable de croyances (auto-efficacité personnelle ou stéréotypes
sociaux) qui peuvent être erronées ou consécutives à l'application de jugements
biaisés. Le manque d'objectivité des jugements expliquerait donc leur incapacité à
prédire correctement le niveau de performance. D'autre part, le manque de validité
prédictive de l'auto-évaluation peut tout simplement venir de ce que les situations
d'auto-évaluation quotidienne (tâches, matériels…) sont totalement différentes des
situations utilisées pour mesurer la performance réelle (tâches de laboratoire). Cette
première hypothèse est également testée dans les expériences de prédiction directe de
performance (monitoring) lors d'une épreuve mnésique. Là encore, les corrélations
sont faibles ; cela provient notamment du manque de connaissance des tâches, de
l'application d'heuristiques de jugement (due à la méconnaissance des tâches), du
manque de points de référence pour émettre les jugements (pouvoir se situer par
rapport à une norme), et des limites inhérentes à l'utilisation de mesures d'association
basées sur les corrélations.
(2) La seconde hypothèse envisageable concernant l'auto-efficacité énonce que
l'exactitude de l'auto-évaluation (par exemple, l'exactitude de la prédiction) est liée au
niveau d'efficience mnésique. Ici, les mesures corrélationnelles posent un certain
nombre de difficultés et doivent être évitées (Hasselhorn et Hager, 1989). Cependant,
dans ce cas, l'hypothèse forte ne tient plus car on peut très bien envisager qu'un
"mauvais" sujet fasse des prédictions exactes (bonne métamémoire), c'est-à-dire qu'il
soit conscient de ses lacunes. Cette réflexion est soutenue par l'absence de preuves
pour l'existence d'une compétence métamnésique stable permettant de différencier les
individus (Weaver et Kelemen, 1999). L'approche se complexifie encore si l'on
considère l'influence de facteurs affectifs ou motivationnels : par exemple, la
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