
Le mutisme hystérique 341
l’hystérie. Elle est signalée sous le nom de mutisme hysté-
rique, (et) si l’affection hystérique se montre le plus souvent
polymorphe, elle peut se trouver, en revanche, réduite à un
seul élément symptomatique. Il en est ainsi du syndrome
mutisme hystérique. Il se montre quelquefois parfaitement
isolé, seul témoin de la maladie ».
Dans une de ses Lec¸ons, Charcot présente le cas d’un
jeune patient de 21 ans, mac¸on, qui dans l’exercice de son
métier est tombé d’un échafaudage de trois étages. Suite
à ce traumatisme professionnel, ce patient est devenu «le
héros de toute une Iliade de phénomènes hystériques »et
en particulier un mutisme hystérique, défini par une aphasie
motrice sans accompagnement d’agraphie [16].
En 1891, dans la droite ligne de l’enseignement du maître
de la Salpêtrière, Biolet [10] soutient sa thèse pour le doc-
torat en médecine, intitulée Quelques considérations sur
le mutisme hystérique. Celle-ci s’articule autour de vingt-
six observations, vingt issues du mémoire de Cartaz, trois
des lec¸ons du mardi du Pr Charcot, et trois de l’expérience
de l’auteur. Le tableau clinique du mutisme hystérique est
ainsi décrit : «Dans la grande majorité des cas le mutisme
hystérique débute brusquement. Il survient à la suite d’une
grande frayeur, d’une émotion vive de nature quelconque,
on le voit se produire parfois au sortir d’une attaque hys-
térique ; ou bien sans cause provocatrice apparente dans le
cours de l’aphonie hystérique. La durée est extrêmement
variable : tantôt de quelques heures, de quelques jours à
peine, on l’a vu s’étendre à des mois, à des années même.
La guérison est constante et la disparition du mutisme est le
plus souvent aussi soudaine qu’en avait été l’apparition. Elle
survient donc brusquement, et, comme devant, à la suite
d’une vive émotion. Les récidives sont fréquentes. »[10].
Biolet, rapportant un postulat de Charcot, souligne que
«si l’individu muet ne peut chuchoter, (...) c’est parce qu’il
lui manque désormais la possibilité d’exécuter les mouve-
ments propres, spécialisés, pour l’articulation des mots ; il
est privé en d’autres termes des représentations motrices
nécessaires pour la mise en jeu du mécanisme de la parole
articulée »[10].
Il est à noter, qu’à cette même période en Autriche-
Hongrie, Arthur Schnitzler, plus connu pour son œuvre
littéraire, s’intéresse à ce trouble de la parole dans
le service d’oto-rhino-laryngologie dirigé par son père à
l’université de Vienne. Influencé par la lecture de Bern-
heim (traduite par Freud [7]), Schnitzler rapporte six cas
d’aphonie hystérique traités par hypnose [36]. Il propose
d’écarter le terme d’hystérie, trop stigmatisé, pour qualifier
ce trouble de fonctionnel.
Au début du XXesiècle, Janet, dans Les névroses [30], fixe
le tableau clinique du mutisme hystérique. Il est décrit dans
les symptômes de la névrose hystérique et plus particuliè-
rement dans le troisième chapitre concernant les troubles
du langage. Dans ce cadre, il est traité de fac¸on liée aux
agitations verbales hystériques, crises de «logorrhée dans
lesquelles le sujet parle indéfiniment, à tort et à travers, de
toute espèce de chose sans pouvoir s’arrêter ».
Pour Janet, le mutisme hystérique survient chez des
sujets hystériques avérés qui ont déjà présenté beaucoup
de symptômes névrotiques, à la suite d’une grande émo-
tion assez subite ou d’un somnambulisme, mais il peut aussi
survenir chez des personnes sans antécédents particuliers
notables.
À la phase d’état, le patient a une compréhension conser-
vée sans altération intellectuelle. Il n’a pas l’«air hébété,
il semble, au contraire, intelligent et vif ». Selon Janet,
un fait caractéristique est que le patient ne semble pas
essayer de répondre oralement aux questions : «Il ne fait
pas ces efforts que fait un individu aphasique ou que fait
tout simplement un étranger qui cherche à s’exprimer dans
une langue qu’il connaît mal. Il n’a pas l’air de croire que
l’on puisse répondre par la parole, il n’ouvre pas la bouche,
ne fait entendre aucun son, il répond par écrit. En un mot,
il n’y a pas là une parole imparfaite, il n’y a pas là de parole
du tout et il semble même que ce malade n’a plus l’idée ni
le désir de la parole. Le sujet semble avoir oublié cet usage
qu’à tort ou à raison les hommes ont fait de leur bouche »
[30].
Janet indique l’absence à peu près totale de phénomène
paralytique. Il existe de petits troubles du mouvement loca-
lisés, qui ne rendent pas compte de la paralysie du langage.
Dans un cadre dépassant la description clinique des phé-
nomènes hystériques, Janet propose une théorisation de ces
phénomènes. Pour lui, «[...] les choses se passent comme
si la fonction du langage cessait d’être à la disposition de
la conscience personnelle qui ne sait plus ni l’arrêter ni la
provoquer. La fonction du langage subsiste, mais elle est sim-
plement diminuée en ce sens qu’elle n’est plus consciente
ni personnelle. (...) c’est une dissociation des fonctions »
[30].
Données actuelles
Si l’entité «mutisme hystérique »est reconnue depuis plus
d’un siècle, peu d’études récentes s’y sont intéressées.
L’épidémiologie du mutisme hystérique est difficile
à évaluer. Une estimation de sa fréquence peut être
avancée grâces aux registres de consultation d’oto-
rhino-laryngologie. En 1969, Brodnitz indique que sur
2087 consultations, 1677 patients présentaient un trouble de
la voix qui n’était pas en lien avec un handicap organique.
Parmi ceux-ci, 74, soit 4,4 %, avaient une aphonie fonc-
tionnelle totale [13]. Ces chiffres sont comparables à ceux
avancés par Le Huche et Yana. Dans un rapport de la Société
franc¸aise de phoniatrie en 1974, ils indiquent que les apho-
nies concernent 5 % de l’ensemble des cas de dysphonies
dysfonctionnelles [32].
Parmi les 109 patients présentant un trouble fonctionnel
de la voix répertorié entre 1977 et 1981 dans un centre spé-
cialisé du Middlesex Hospital à Londres, neuf présentaient
une aphonie totale [39]. Le mutisme hystérique reste rare,
ainsi House et al. ne rapportent aucun cas parmi 71 patients
présentant un trouble fonctionnel de la voix [28].
Le sex-ratio est en faveur d’une prédominance fémi-
nine de l’aphonie fonctionnelle (Tableau 1). Il existe
cependant des exceptions notables à cette prédomi-
nance : lors des conflits armés, le mutisme fonctionnel
semble être relativement fréquent parmi les soldats
ayant vécu d’importants traumatismes [23]. Ainsi, pen-
dant le premier conflit mondial, Carl Otto Von Eicken
avait créé une section spéciale à Berlin pour porter soins
aux soldats présentant une aphonie psychogène. Head
note que durant ce conflit les troubles de la parole
étaient parmi les accidents hystériques les plus fréquents,