CONTINU ET DISCONTINU
en
Physique moderne
Louis de Broglie
Membre de l’institut, Prix Nobel
Professeur `a la Facult´e des Sciences de Paris
1941
2
i
Pr´eface
Dans un pr´ec´edent volume de cette collection 1, nous avions r´euni un certain
nombre d’ ´etudes sur la Physique contemporaine dans l’intention de mettre en
´evidence l’ originalit´e des conceptions nouvelles qui y ont ´et´e r´ecemment introduites
et l’importance des cons´equences philosophiques qui en d´ecoulent. L’id´ee centrale
de ce premier volume ´etait de montrer comment les th´eories corpusculaires et les
th´eories ondulatoires de la Physique classique ´etaient venues se rejoindre et se
fondre au sein de la M´ecanique ondulatoire. Grˆace `a cette fusion, toute diff´erence
essentielle s’´etait trouu´ee abolie entre la Mati`ere et la Lumi`ere, toutes deux dou´ees
d’un double aspect corpusculaire et ondulatoire : ainsi se trouvait justifi´e le titre
sous lequel cette premi`ere s´erie d’´etudes avait ´et´e rassembl´ee.
Dans le present ouvrage, nous offrons aux lecteurs une nouvelle s´erie de mo-
nographies consacr´ees, elles aussi, presque toutes `a diverses questions de Physique
quantique et de M´ecanique ondulatoire. Ici l’id´ee centrale `a laquelle se peut rat-
tacher cet ensenible d’essais, c’est l’aspect vraiment nouveau que prennent dans
la Physique d’aujourd’hui le traditionnel dilemme «continu ou discontinu », la
classique opposition de l’´el´ement simple et indivisible avec le continu ´etendu et di-
sible. Dans la science moderne, l’´el´ement simple et indivisible, c’est le grain, grain
de mati`ere ou grain de lumi`ere, neutron, ´electron ou photon. Ce grain se mani-
feste `a nous comme une entit´e physique indivisible, susceptible de produire tanot
une action localis´ee en une egion quasi ponctuelle de l’espace, tanot un ´echange
d’´energie ou d’impulsion o`u apparaˆıt son caract`ere d’unite dynamique autonome :
il est l’´el´ement discontinu qui dans les profondeurs de l’infiniment petit paraˆıt bien
constituer la r´ealit´e ultime. Par contre, dans les th´eories nouvelles comme dans les
anciennes, l’ ´etendue continue et divisible, c’ est essentiellement le champ, c’est-
`a-dire l’ensemble des propiri´et´es physiques qui caracterisent `a chaque instant les
divers points de l’espace et qui s’expriment par des jonctions g´en´eralement conti-
nues des coordonn´ees d’espace et de temps. Au premier abord, on pourrait ˆetre
tent´e de consid´erer l’espace et le temps (ou l’espace-temps relativiste) comme un
cadre donn´e `a priori : le champ viendrait remplir ce cadre vide en exprimant ses
propri´et´es locales. Cependant, il paraˆıt plus juste (la relativit´e g´en´eralis´ee nous a
d’ailleurs habitu´es `a cette id´ee) de renverser l’ordre des pr´es´eances et de dire au
contraire : c’est le champ qui est la r´ealit´e premi`ere et c’est lui qui cr´ee et qui
mod`ele l’espace et le temps en leur donnant un contenu physique.
Mais les conceptions antinomiques de grain et de champ doivent n´ecessairement
1. Mati`ere et Lumi`ere, Albin Michel, 1937
ii
en fin de compte venir `a la rencontre l’une de l’autre puisqu’ elles doivent trouver
leur place cˆote a cˆote dans le cadre de la Physique totale. Comment les concilier ?
Longtemps on a pens´e que les grains devaient se ecrire comme des objets ponc-
tuels ou quasi ponctuels ayant `a chaque instant une position dans l’espace. Eux
aussi ils se trouveraient ins´er´es dans le cadre de l’espace et du temps et viendraient
se situer au sein du «champ ». Il ´etait alors tout naturel de consid´erer les grains
comme des sortes de points singuliers du champ. Il ne semble pas que les tenta-
tives faites pour pr´eciser cette s´eduisante conception aient ´et´e tr`es heureuses et les
th´eories quantiques actuelles nous font entrevoir une solution de ce probl`eme bien
autrement profonde et int´eressante. Esquissons la rapidement.
La discontinuit´e symbolis´ee par le grain est sans doute la r´ealit´e ultime. Mais
les grains ne sont pas v´eritablement localisables dans le cadre de l’espace et du
temps comme on le supposait autrefois. C’est le d´eveloppement de la th´eorie des
quanta qui nous a amen´es a cette surprenante conclusion : les incertitudes d’Hei-
senberg s’opposent en effet a ce que nous puissions leur attribuer constamment une
position et une vitesse bien d´eterminˆees dans l’espace. Nous ne devons pas trop
nous en ´etonner. Qu’est-ce, en effet, que l’espace et le temps ? Ce sont des cadres
qui nous sont sugg´eres par l’interpr´etation de nos perceptions usuelles, c’ est-`a-dire
des cadres o`u peuvent se loger les ph´enom`enes essentiellement statistiques et ma-
croscopiques que nos perceptions nous r´ev`elent. Pourquoi alors ˆetre surpris de voir
le grain, r´ealit´e discontinue essentiellement ´el´ementaire et microscopique, refuser
de s’inerer exactement dans ce cadre grossier bon seulement pour repr´esenter des
moyennes ? Ce n’est pas l’ espace et le temps, concepts statistiques, qui peuvent
nous permettre de d´ecrire les propri´et´es des entit´es ˆel´ementaires, des grains ; c’est
au contraire `a partir de moyennes statistiques faites sur les manifestations des
entit´es ´el´ementaires qu’une th´eorie suffisamment habile devrait pouvoir egager
ce cadre de nos perceptions macroscopique que forment l’espace et le temps. Les
nouvelles th´eories quantiques semblent nous indiquer assez nettement la voie dans
laquelle il faudrait s’ engager pour r´ealiser ce programme. Elles nous montrent, en
effet, que si les grains ne sont pas constamment localisables dans notre cadre usuel
de l’espace et du temps, par contre les probabilit´es de leurs localisations possibles
dans ce cadre sont represent´ees par des fonctions g´en´eralement continues ayant le
caract`ere de grandeurs de champ : ces «champs de probabilit´e »sont les ondes de
la M´ecanique ondulatoire ou du moins des grandeurs se calculant `a partir de ces
ondes. La dualit´e corpuscule-onde, qui avait ´et´e le leitmotiv de Mati`ere et Lumi`ere,
nous apparaˆıt ici sous un autre jour : l’onde ´etendue de la M´ecanique ondulatoire,
onde ψassoci´ee `a l’ ´electron ou onde ´electro-magn´etique associ´ee au photon, c’est
comme le reflet dans notre espace et notre temps macroscopiques de l’impossibilit´e
de localiser les corpuscules ´el´ementaires, les grains, dans un cadre moyen qui n’ est
pas adapt´e `a leur description exacte. Mais, comme pr´ec´edemment, on peut aussi
iii
renverser l’ordre des pr´es´eances et consid´erer le cadre continu constitu´e par notre
espace et notre temps comme engendr´e en quelque sorte par l’incertitude d’Heisen-
beg, la continuit´e macroscopique r´esultant alors d’ une statistique op´er´ee sur des
´el´ements discontinus affect´es d’incertudes . Il n’ est probablement pas facile de de
d´evelopper ces id´ees sous une forme pr´ecise et logiquement satisfaisante. Mais il est
certain qu’ en nous montrant comment l’existence des champs correspond `a la non
localisation des grains, la M´ecanique ondulatoire et les th´eories quantiques nous
ouvrent de remarquables perspectives nouvelles sur le vieux probl`eme du continu
et du discontinu.
Passons rapidement en revue les diverses ´etudes eunies dans ce livre.
Les deux premi`eres ont un caract`ere d’introduction : elles ont pour but de
bien pr´eciser l’une dans le cas de la Lumi`ere, l’autre dans le cas des ´electrons, le
sens tr`es nouveau que l’on doit en, M´ecanique ondulatoire attribuer `a la notion
de corpuscule et le lien subtil qu’il y faut ´etablir entre ce corpuscule et son onde
associ´ee. Viennent ensuite quatre etudes `a caract`ere philosophique g´en´eral. Dans
l’ une on trouvera ´enonc´e sous la Iorme la plus objective possible ce que l’on doit
appeler l’ind´eterminisme de la Physique quantique. Dans une autre sont expos´es
certains aspects philosophiques des progr`es r´ecents de la Physique et on y trou-
vera d´ej`a le d´eveloppement de quelques-unes des id´ees qui ont ´et´e esquiss´ees plus
haut. Une troisi`eme ´etude plus psychologique que proprement scientifique porte
sur les conditions de l’invention dans les th´eories physiques. Enfin, la quatri`eme
et derni`ere ´etude expose le long duel qui a mis aux prises dans le eveloppement
de la Physique moderne les physiciens `a esprit abstrait et formel et les intuitifs
amateurs de repr´esentations concr`etes et s’efforce de rendre justice `a tous.
Dans une troisi`eme partie dont le contenu correspond au titre mˆeme de l’ou-
vrage, nous avons rassembl´e quatre expos´es qui, bien qu’´ecrits sans faire usage
d’algorithmes math´ematiques, ont d´ej`a un caract`ere un peu plus technique. Apr`es
avoir attir´e l’attention sur l’aspect si original et si suggestif qu’ont prises dans la
Physique contemporaine les notions d’individualit´e physique et d’interaction, nous
avons abord´e de front le probl`emes des grains et des champs en traitant d’abord la
question sous une forme g´en´erale, puis en prenant comme exemple la th´eorie quan-
tique du rayonnement. Prolongeant cette derni`ere ´etude, nous avons ´et´e amen´e `a
parler de la th´eorie en´erale des particules ´el´ementaires actuellement en plein d´e-
veloppement et des r´ecentes th´eories du noyau de l’atome o`u l’´electron lourd ou
«m´esoton »d´ecouvert dans les rayons cosmiques joue un rˆole essentiel .
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