LA CLINIQUE, HISTOIRE, THÉORIE, PRATIQUE (« la science infirmière ») Depuis vingt-cinq siècles au moins le rapport à la maladie fait l’objet de pratiques médicales ; Cel~les-ci s’efforcent de connaître pour guérir. Des professions sont apparues, se sont développées ; elles constituent aujourd’hui un monde. Dans celui-ci un secteur est appelé « clinique »; il regroupe des médecins, des chercheurs, des soignants. -Or, le terme « clinicos » vient de la Grèce antique. Que signifiait-il au cinquième siècle avant notre ère ? Y a-t-il une continuité le long de l’histoire des thérapeutiques ? Qu’est-ce, aujourd’hui, que la clinique ? Plus précisément : peuton conceptualiser la nature de la clinique dans la science et la pratique infirmière ? Ce sont ces questions que notre exposé va examiner, sous trois chefs : l’histoire ; la théorie classique ; la « science infirmière » dans la dynamique maladie-santé. En conclusion, nous rechercherons ce qui est le propre de la clinique dans la < science infirmière ». n” 24), on trouve, page 66, le résumé de la consigne générale du maître : c< considérer ce qui est saisissable par l’intermédiaire de la vue, du toucher, de l’ouïe, de l’odorat, de la parole - ce que l’on peut parvenir à discerner par tous les moyens à notre disposition » : vaste programme, toujours valable, où il faut souligner l’importance des termes « discerner » et «tous les moyens à notre disposition ». Dans sa pratique, le médecin considère les trois dimensions du temps : - ce qui a été : c’est I’anamnèse ; - ce qui est : c’est le diagnostic ; - ce qui sera : c’est le pronostic ; entre les deux derniers temps, il insère son traitement ; mieux, peut-être, comme nous le verrons : les indications. Depuis cette origine, on peut poser deux grandes périodes : 1. BRÈVE HISTOIRE ; NÉCESSITÉ ET DIFFICULTÉS DE LA,CLINIQUE Nous allons nous référer à l’article de Monique FORMARIER (RSI, n’ 24, p. 64-69), sur la méthodologie. Notre terme « clinique » vient du verbe grec « klinô » (se pencher, être alité), d’où est venu le mot « klinikos », qui désigne le médecin qui visite les malades alités : il se penche vers l’homme alité ; notons que le terme implique déjà une réciprocité dans les attitudes (celui qui se penche, celui qui est alité et qui se tourne vers le médecin, qu’il a appelé à son aide). - L’art clinique existe, et il va se développer, pour aider le malade. L’histoire de l’art médical remonte à Hippocrate, qui vécut au Ve siècle avant notre ère (on peut consulter à ce sujet l’ouvrage très complet de Jacques JOUANNA : « Hippocrate », Fayard, 1992). On connaît le célèbre adage : « Ars Longa, vita brevis » (l’art clinique est donc une longue patience, qui traverse les vies individuelles). Dans l’article de Monique FORMARIER (RU, 1. Ce fut d’abord la collecte, parfois la synthèse, des faits : oeuvre de I’Ecole hippocratique (voir le travail de Louis BOURGEY, cité en bibliographie); trois tendances se sont parfois affrontées : a) les « empiristes », auteurs de catalogues disparates de phénomènes ; b) les « spéculatifs », dont le désir d’intelligibilité allait à des thèses abstraites, sur les quatre éléments, les quatre humeurs, etc. ; c) les « expérimentaux », qui furent les vrais disciples d’Hippocrate de Cos, recherchant les faits significatifs, s’efforçant de valider leurs hypothèses grâce à un va-etvient entre les faits et les thèses. 2. A partir surtout de Galien (11~ siècle de notre ère) commence un temps qui dure encore, qui, d’ailleurs se préparait dans la troisième tendance hippocratique : celui de la création de sciences auxiliaires de l’art médical ; avec Galien, c’est l’anatomie et la physiologie ; puis de nombreuses disciplines seront peu à peu élaborées ; aujourd’hui ce mouvement continue sa marche : cytologie, embryologie, génétique, etc. LA CLINIQUE, HISTOIRE, THÉORIE, PRATIQUE (x la science Mais, maintenant, cette partie, auxiliaire, tend à se détacher ; ses oeuvres, les examens scientifiques systématiques approfondis deviennent auto-suffisants ; un indice : la supériorité sociologique du spéci+te par rapport au généraliste. A la limite, le malade disparaît devant le « cas », et même devant le schéma pathologique. - Cela provoque une réaction, qui se marque dans le sens moderne du mot « clinique », surtout en psychologie et dans les sciences humaines : volonté de ne pas réduire l’homme à un objet d’expérimentation, l’abstraction systématique n’étant pas une fin en soi ; souci de reconnaître l’originalité, l’unicité de I’individu. Retour au réel. C’était déjà l’idée d’Aristote, philosophe, certes, mais aussi médecin et biologiste,; ainsi on peut lire dans le premier chapitre de sa Métaphysique : « si on possède la notion sans l’expérience, et que, connaissant l’universel, on ignore l’individuel qui y est contenu, on commettra souvent des erreurs de traitement, car ce qu’il faut guérir, c’est l’individu ». Ce que l’on appelle aujourd’hui « clinique » répond à ce principe aristotélicien ; ainsi, dans l’article déjà cité, Monique FORMARIER résume les idées de LACACHE (1903.62) : « Toute démarche clinique vise l’étude d’un cas en situation et en évolution » ; LAGACHE étend cette règle aux u sciences humaines ». Mais cela soulève des problèmes théoriques et méthodologiques : a) théoriques : < si la clinique est l’étude approfondie d’un cas, peut-on fonder une science sur la singularité » CRS/, n’ 24, p. 67) ; plus encore : « l’homme devient l’objet d’une science dont il est lui-même le sujet » (p. 68) ; b) méthodologiques : comment « épuiser » un cas : « quand nousanalysonsdessituations, nous lessimplifions, alors que le réel est composé d’une multitude de facteurs non maîtrisables et non appréhendables. Le nombre de variable est tellement important qu’il est difficile de les séparer. De ce fait, les principes explicatifs pour un même contenu peuvent être contradictoires » (p. 68). De là les tentatives contemporaines d’éviter res fâcheuses contradictions en construisant des instruments d’analyse très fins et pénétrants. Prenons seulement l’exemple du DSM Ill, exposé dans le « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux D, publié par l’Association psychiatrique américaine (voir Pierre PICHOT, L’approche clinique en psychiatrie, p. 13 sq.) ; on veut s’en tenir à l’approche descriptive, y. athéorique » (opposée aux spéculations de la psychiatrie allemande classique) ; mais on propose une standardisation des entretiens, une systématisation des ‘algorithmes qui permettraient, évitant les contradictions, et même les divergences, d’obtenir un diagnostic automatique et objectif ; la clinique serait alors devenue par- infirmière faitementscientifique,surmontantles tion Subjective. D) aléas de I’intui- Mais ~Peut-on établir de tels canevas d’entretien ! N’y a-t-il vraiment aucune thèse a priori sous cette entreprise ?.D’autre part, HECHT rappelle à juste titre (PICHOT, p. 15-17) : « Il faut au clinicien un certain nombre de qualités innées qui peuvent bien se fortifier et se développer, mais qui ne sauraient que difficilemetit s’acquérir quand on ne les possède pas dans une certaine mesure. C’est de ce point de vue que l’on a pu dire~que la clinique est à la fois une science et un art [...I La clinique est la médecine pratique qui puise ses ressources dans chacune des branches médicales pour les diriger vers son but spécial : l’étude de l’organisme malade et son retour à l’état de santé [...l Elle étudie non pas des maladies, mais des organismes malades [...l Elle doit apprécier les modifications que les différences individuelles inhérentes à chaque organisme impriment nécessairement à la maladie dont il est affecté » ; elle se distingue ainsi de la pathologie, science théorique des maladies générales. Le problème posé dès l’origine se retrouve aujourd’hui, : science ou art 3 ou plutôt : science et art. « II n’y a de science que du général, de l’universel » (Aristote), mais il n’,y a de réalité que de l’individuel, et la clinique doit être la saisie du singulier. Pour pouvoir examiner ce problème au fond, il faut d’abord rappeler les concepts classiques appliqués à l’approche clinique. 2. BASE THÉORIQUE a) Premier groupe de concepts, ordinairement retenus :~individualité, totalité 1) INDIVIDUALITÉ : c’est le trait principal d’un être vivant, qui dispose d’une pluralité de fonctions et d’organes, et qui marque cet ensemble d’un caractère singulier, qu’i lui est propre ; l’individu sedistinguedetous les autres, au sein même d’une espèce commune ; nous savons maintenant que l’individualité a une base dans le code génétique qui n’appartient qu’à un individu déterminé. Cependant : a) cette individualité qui comporte originalité et insécabilité ne s’arrête pas à la limite du corps propre : aucun individu ne se suffit entièrement à lui-même, il ne peut vivre qu’avec d’autres, dans~un monde social et un univers cosmique ; b) l’individu, avec d’autres, appartient à une espèce : il y a donc, des caractères communs, plus ou moins nombreux:et essentiels. 2) UNICITÉ (singularité) : distinct des autres, l’individu tend à se considérer comme unique au monde ; en ~..,.~>//j/;_< /./“_“.._..... --l-~c”: ,;.. i., sriri_.....I si_..... ,,,b-.... ‘, ‘........ LA CLINIQUE, HISTOIRE, THÉORIE, PRATIQUE (cc la science infirmière ))) 1845 Max STIRNER a publié le manifeste de I’individualité sous le titre : « L’unique et sa propriété » ; il affirme que le moi, souverain, ne connaît qu’une seule loi : rester fidèle à soi-même. « Ni Dieu, ni maître » ; c’est la thèse de l’anarchisme philosophique. Cependant : il éprouve le besoin de répandre sa doctrine, et même de la rendre universelle (il la tient pour vraie) ; « être fidèle à soi-même » n’est pas être absolument indépendant des autres : tout homme désire communiquer, être reconnu. 3) TOTALITÉ : LACACHE a montré que l’étude seg- mentaire de la personne laisse échapper la réalité ; ainsi le behaviorisme (WATSON), qui découpe le comportement en éléments (les réflexes) aboutit à des contradictions, ce qui a conduit les disciples de ce théoricien (Tolman en Amérique, Tilquin en France) à reconnaître que tout comportement, même considéré seulement de l’extérieur, n’est pas « moléculaire », mais « molaire x (il existe comme masse synthétique) ; c’est le « principe de totalité ». Cependant : a) le terme « totalité » semble impliquer suffisance et indépendance : quand cela est-il réalisé chez l’être humain ! Celui-ci est-il un « tout total » ? ; b) une totalité réelle est immuable (elle ne peut ni acquérir, ni perdre) ; or, l’homme change : il est en proie à des problèmes, à des conflits internes ou externes, il est parcouru par un dynamisme (progrès ou régression). Ces concepts, classiques, pointent vers la réalité humaine ; mais ils doivent être corrigés, affinés ; pour ce faire, nous sommes aidés par une remarque de Juliette FAVEZ-BOUTONIER. b) La vérité en < clinique » : l’authenticité Les sciences mathématiques ou expérimentales mesurent, et cherchent à établir leurs résultats avec exactitude, précision. Mais dans les sciences humaines, et en clinique tout particulièrement, le critère du vrai, c’est l’authenticité ; en histoire, un document est authentique quand on a établi sa date, son genre, tout ce qui peut assurer de la coïncidence entre ce qu’il exprime et les faits passés ; de même en psychologie : « on peut dire que l’authenticité de l’expérience, c’est cette sorte de rencontre avec le vécu qui nous frappe, qui fait que nous nous rendons compte que nous sommes là en présence d’une sorte de réel, et non pas d’un tissu de conventions plus ou moins artificielles » (1. FAVEZBOUTONIER ; Cours cité en bibliographie ; l’auteur oppose ici l’approche clinique à l’expérimentation en laboratoire de psychologie. « La psychologie peut fabriquer du faux en expérimentant. Mais dans la psychologie clinique on cherche à se rapprocher des conditions les plus authentiques de l’existence. L’étude des cas individuels, c’est un effort qui est fait en ce sens » (p. 11 l-1 13). L’observation, l’entretien, la conversation, les enquêtes biographiques : ces renseignements orientent vers /a compréhension, qui doit faire l’unité de toutes ces données. L’auteur ajoute que ces données ne se limitent pas à l’individu : « une observation authentique nous montre que l’homme est toujours engagé dans une relation avec autrui, puisque l’observateur même est toujours engagé dans cette relation » (p. 113114) ; il faudrait dire : « dans des relations avec d’autres )l) ; conclusion : la psychologie clinique est < une psychologie de l’individu dans sa situation réelle, c’està-dire toujours engagé dans ses relations avec autrui » (p, 114). L’authenticité est bien une note propre à I’approche clinique, qu’elle soit psychologique, historique, médicale, sociologique ; elle nous conduit au respect de la réalité humaine. c) La réalité humaine : complexité, interaction, rap port vivant stabilité-dynamisme 1) COMPLEXITÉ : ce terme est plus précis que « totalité », car il n’implique pas clôture ; par complexité, on entend : - qu’une chose est formée d’un grand nombre d’éléments différents, hétérogènes ; - ces éléments sont étroitement organisés entre eux : plus un être est complexe, plus il s’unifie, organisant solidement ses parties entre elles. « Complexité » réunit les idées justes des termes < individualité » et r totalité », sans impliquer la limite que nous avons trouvée en chacun d’eux. II permet de comprendre la différenciation d’avec les autres, sans tomber dans la thèse anarchiste, qui tendait à confondre l’individu avec une espèce. 2) INTERACTION : il a été établi que l’unicité n’est pas celle de l’espèce, et qu’elle ne se réduit pas à la solitude ; l’individu n’est pas indépendant. La réalité de l’interaction est la base des travaux de la psychologie sociale contemporaine : I’Ecole interactionniste de Chicago (BETTELHEIM, COFFMAN) ; - I’Ecole systémiste de Palo Alto (Gregory BATESON, Paul WATZLAWICK, Maria SELVINI-PALAZZOLI, etc.) ; - I’Ecole psycho-dynamique : le champ comportemental selon Kurt LEWIN - et bien d’autres !... 3) De là découle le RAPPORT VIVANT ENTRE STABILITÉ ET DYNAMISME : rapport réel, historique, qui nous conduit à dépasser deux psychologues « cliniciens » contemporains : André REY, Daniel LACACHE (qui avaient cependant découvert des idées justes, correspondant à ce qui a été exposé jusqu’ici)! u) André REY : met en rapport la clinique et I’expérimentation (celle-ci devant apporter des éléments à celle-là) ; mais, selon lui, le but de la vie est de rétablir I’homéostase, qui avait été détruite par une crise ; j3) Daniel LAGACHE : le psychologue, dit-il, veut étudier « l’être humain, en tant qu’il est porteur d’un problème, et d’un problème mal résolu... » (L’unité de la psychologie, p. 33-34) ; sa méthode, c’est I’approche clinique de la conduite humaine concrète ; la psychologie est ainsi « la science de la conduite, celleci étant comprise comme l’ensemble des réponses significatives par lesquelles l’être vivant en situation intègre les tensions qui menaçent l’unité et l’équilibre de l’organisme » (p. 70-71). Mais le passage de la stabilité à la dynamique, et inversement, ne ses déclenchent-il qu’à l’occasion du conflit ! Qu’en est-il de la crise ! d) Crise, conflit et homéostasie Peut-on considérer comme exacte la thèse : « le sens de la conduite est TOUJOURS de rétablir l’unité de l’organisme lorsque celle-ci est compromise parla tension inhérente à un besoin physiologique ou acquis » (LACACHE, L’unité de la psychologie, p. 58) ; c’est le principe d’homéostasie énoncé par CANNON, pour la physiologie, en 1929 ; FREUD avait parlé de « principe de constance », voire de < Nirvana » (tendance à I’anéantissement des tensions) ; LAGACHE dit que c’est « comparable au phénomène anatomique de I’enkystement » (p. 59). Une question pertinente est posée à ce sujet dans l’article déjà cité (RSI, n” 24, p. 67) : parlant de LACACHE, l’auteur écrit : « Les cliniciens ont tendance à dire que seule la crise révèle l’individu, et ils mettent l’accent sur l’étude de la crise, de l’erreur. La clinique peut-elle s’intéresser à l’homme normal ? ». Cette question, excellente, conduit aux remarques suivantes : - crise, ou maladie, sont-elles séparées de la santé ? n’y a-t-il pas un dynamisme dans les deux cas ? - que signifie « normal n ? est-ce II statistiquement moyen » ? - la conservation, I’homéostase sont-ils des signes de santé ? d’existence heureuse ! Bref : l’homme est-il une machine homéostatique ! Nous retrouvons le cours de )uliette FAVEZ-BOUTO- NIER : « Je me demande s’il existe des êtres humains qui soient stabilisés au point de ne plus pouvoir régresser ou s%néliorer. M. André REY dit se référer au schéma de l’être humain « moyen et majoritaire ». Je me demande où on peut bien trouver un être humain qui ne donne pas l’impression de pouvoir toujours régresser ou s’améliorer 1, (p. 58-59). Bref, REY et LAGACHE réduisent au conflit ce qui peut aussi être dynamique et progrès. e) l’homme normal intéresse-t-il la clinique ? Nous devons considérer cette question, qui est fondamentale ; effectivement, le psychiatre, le médecin, le soignant en général, voient l’être humain en crise, malade, en conflit ; mais le sens, le but de son action : c’est lasanté, le bonheur. II ne peut donc pas écarter cela de sa science, même quand il est « au lit du malade » : il faudra que le malade sorte de son lit ! Ajoutons que le point de vue propre de l’infirmière se situe concrètement dans ce processus : - elle est présente plus constamment, - elle fait lever le malade, - elle suit pas à pas le processus, tendue vers la guérison (celle-ci n’est pas un simple rétablissement de I’homéostase, du statut antérieur : on ne sort pas d’une maladie, surtout grave, tel qu’on y était entré). S’il y a une K science infirmière », c’est une clinique du PASSAGE progressif (ou, hélas parfois, régressif) ; il faut étudier pour lui-même le rapport maladie-santé. 3. MALADIE ET SANTÉ * LA « SCIENCE INFIRMIÈRÉ x a) Le malade veut guérir : cela, la clinique qui est au lit du malade ne doit pas l’oublier. Sans doute, la santé est-elle sentie comme menacée, extérieurement (microbes, poisons, etc.), intérieurement (faiblesses, tares génétiques, conflits internes, vieillissement, etc.) ; le célèbre docteur KNOCK disait que la santé est un état ‘précaire, qui ne présage rien de bon, «tout homme bien portant étant un malade qui s’ignore ». Assurément, la comédie est une charge ; toutefois, il est vrai que maladie et santé ne sont pas deux états séparés, étrangers l’un à l’autre : tel homme est tantôt malade, tantôt sain - voire, plus exactement : tantôt plutôt malade, plutôt en bonne santé (le docteur KNOCK a raison de nous mettre en garde contre une confiance aveugle).’ L’homme établit, au moins physiologiquement, ses normes de vie : malade, il restreint son univers, ses activités, ses buts immédiats ; cela se fait soit Recherche en soins infirmiers N’ 34 -Septembre 1993 passivement (il s’effondre), soit plus ou moins rageusement (il s’irrite), soit avec lucidité et volonté (il cherche comment se rétablir au mieux et au plus vite) La maladie n’est pas simplement l’absence de la santé : elle consiste, pour l’individu malade, à vivre selon d’autres normes (d’autres règles). Un médecin-chirurgien, René LERICHE et un médecin-philosophe, Georges CANCUILHEM, ont bien mis cela en lumière. b) CANCUILHEM, dans son Essai sur quelques’problèmes concernant le normal et le pathologique, a rappelé que la vie, à la différence de la matière inerte, est une activité en débat avec le milieu (nous verrons que c( débat » n’implique pas nécessairement « conflit ))) ; le vivant porte en lui : - soit des principes fixes d’action, qu’il tend à imposer à son milieu (c’est l’animal) : ce sont là des « normes spécifiques » ; soit le principe de la création (relative) de ses normes : c’est la liberté humaine ; CANCUILHEM appelle ce pouvoir : la normativité, capacité d’établir ses normes, de nouvelles normes ; c’est pourquoi « débat » n’est pas identique avec conflit (Kurt COLDSTEIN, nous allons le voir, a démontré ce point). La maladie se traduit par une réduction des normes, ou, plus exactement, par des normes nouvelles qui ne permettent plus ce que l’on pouvait faire auparavant, dans l’ordre physique et physiologique, car, dans l’ordre spirituel et moral c’est différent : nous connaissons tous des grands malades qui font notre admiration et nous donnent même parfois des raisons de vivre. Le coureur normal est celui qui bat les records, et institue de nouvelles normes ; à un point de vue plus essentiel, le héros est créateur dans l’ordre spirituel : rappelant la destinée de son ami Jean CAVAILLÈS (résistant fusillé par les allemands), CANGUILHEM écrit : il « a décidé de défendre les valeurs qui se justifient par la chance qu’elles permettent à l’homme- d’en créer de nouvelles » (La viedelean CAVAILUS, dans le « Mémorial CAVAILLÈS j>, Publications de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1947, p. 149). Idée qui sera reprise à la fin de « Connaissance de la vie » : « toujours le concept de < normal », dans l’ordre humain, reste un concept normatif et de portée proprement philosophique... », et qui était déjà posée page 194 : « Un homme ne vit pas uniquement comme un arbre ou un lapin ». Qu’en résulte-t-il au niveau de notre « clinique » médicale ou infirmière 1 Ceci : - ,I’homme malade, restant un homme, même s’il vit selon d’autres normes biologiques, nouvelles par rapport à la santé, est toujours un être normatif ; - il veut guérir : retrouver les anciennes normes, sans doute ; peut-être même les dépasser (on ne se trouve pas après une maladie, surtout grave, comme on était avant) ; - même si la maladie dure, est chronique, voire fatale, la normativité, au moins spirituelle, au moins potentielle, doit être respectée ; plus : aidée. C’est là le devoir de tout soignant, dont l’activité n’est pas seulement au service du corps, mais aussi de l’être entier, corps et âme. C’est ce que l’on voit bien chez René LERICHE. c) LERICHE avait établi la pratique clinique exigée par cette réalité humaine complète ; il a exposé sa pratique en particulier dans sa biographie, Souvenirs de ma vie morte : - observation longue, lente, patiente, après laquelle seulement on peut se livrer à une exploration, cela parce que l’individualité du malade l’exige (p. 122 à 128) ; - parallèlement, la chirurgie doit se faire en douceur, et noti d’une manière brillante, acrobatique, spectaculaire (il a vu ce modèle de chirurgie patiente, calme, efficace, chez le grand HALSTED, aux Etats-Unis : p. 184) ; - I’interrogation du malade doit s’établir dans une relation cordiale (p. 118) ; - le passage du diagnostic à l’indication se pose avec le sens de la responsabilité du médecin (LERICHE préfère parler d’indication plutôt que de traitement : il n’y a pas ici de machine automatique) : page 110 ; - la maladie, l’opération surtout, créent des états nouveaux (p. 126) ; - le rapport avec le malade est fondamental ; à ce propos LERICHE signale qu’il n’a jamais manqué, jusqu’à sa retraite, à 70 ans, la visite de ses malades, surtout le dimanche soir (p. 31). LERICHE a bien vu que la « maladie-du-malade » (et non « en soi 1)) est < une physiologie nouvelle » ; « il y a en nous, à chaque instant, beaucoup plus de possibilités physiologiques que n’en dit la physiologie. Mais il faut la maladie pour qu’elles soient révélées... » ; la vie est un donné inépuisable que la science, par exemple la physiologie, cherche à connaître de mieux en mieux. Dans son Essai..., où il expose les idées de LERICHE, CANCUILHEM écrivait : la théorie de LERICHE « est la théorie d’une technique, une théorie pour qui la technique existe, non comme servante docile appliquant des ordres intangibles, mais comme conseillère et animatrice, attirant l’attention sur les problèmes concrets et orientant la recherche en direction des obstacles, sans rien présumer à l’avance des solutions tlieoriques qui leur seront données » (p. 57) ; n’est-ce pai là une juste indication de ce qu’est une « science infirmière » ? d) Ces deux médecins ont rejoint le neuro-chirurgien Kurt COLDSTEIN ; il constateque le malade blessé par une lésion cérébrale est atteint dans la totalité de ses conduites : il ne comprend plus l’abstraction, il ne lit plus un plan, mais il agit concrètement, il se retrouve dans la rue ; aussi GOLDSTEIN donne-t-il cette première règle de méthode : « II faut tenir compte de tous les phénomènes que présente un organisme, par exemple un malade, et, dans /a description qu’on en fait, ne donner tout d’abord /a préférence à aucun d’entre eux » (La structure de l’organisme, trad. fr., p, 20). La maladie, liée à la lésion, n’en dépend pas comme un effet simple, dans la matière, dépend d’une cause simple : un organisme n’est pas une anatomie, mais un vivant dont tout l’être est atteint, même à l’occasion d’une blessure locale ; le médecin est renvoyé « au tout de l’organisme » ; le monde du malade est changé, réduit : « un organisme déficient ne parvient à un comportement ordonné que par une réduction de son milieu en proportion de son déficit » (p. 42) : fermeture sur soi, ankylose, hantise du changement. Et, surtout, tendance à la conservation, homéostase. C’est pourquoi le malade se sent « en conflit » : une vie conflictuelle n’est pas saine ; la santé, c’est le débat, le dialogue (GOLDSTEIN écrit : « Auseinandersetzung ») organisme-milieu : « L’observation des malades montre que /a simple conservation est un signe de vie anormale, devieen déclin. Pour le malade, le maintien de l’état est la seule possibilité d’existence. La force impulsive de la vie normale est la tendance de I’organisme à /‘activité, au développement des capacités, à une réalisation aussi haute que possible de sari essence » (on retrouve l’idée d’ARISTOTE pour qui l’essence, c’est ce que l’être a à être : to ti ên eïnaï) ; « la maladie est un ébranlement de l’existence [...l. La maladie apparaît au moment où l’organisme est modifié de telle sorte que des réactions catastrophiques se produisent dans le milieu même auquel il appartient... » (p. 345-346). Nous sommes toujours en présence de l’idée de « l’organisme total », que COLDSTEIN met en rapport avec l’extériorité : - des relations humaines, - du nionde naturel (du cosmos) dans son ensemble. GOLDSTEIN montre, d’une part, que l’organisme est bien un tout, unifié, et non une juxtaposition de segments : « les segments établis ne font que renvoyer au tout de l’organisme, mais ils ne le composent pas » (p. 338-339 : l’organisme est premier, et non pas le résultat d’une composition ; au reste l’embryologie l’a bien établi) ; d’autre part, ce tout n’est pas un « tout total » ;-c’est un « certain tout » : si l’idée de Tout est première, si c’est à partir d’elle que l’on pose I’lndividu, elle n’est pas absolue ; « relativement parfait, comme un mode d’être ordonné, en conformité avec son essence individuelle ; plus ou moins imparfait par rapport à l’essence de sa classe ou de son espèce, ou même par rapport au tout de l’être. Cette imperfection s’exprime par l’individualité et provient de la séparation artificielle de l’individu d’avec IeTout » (p. 443). Est-ce que ces analyses sont périmées aujourd’hui, en 1993 ? Non, un médecin contemporain les retrouve, à partir,de sa pratique en psychiatrie et en psychosomatique. e) Léon CHERTOK : relation, empathie, suggestion. Ce médecin est parti des idées de FREUD ; il a subi une psychanalyse par LACAN. Ouvert au réel, il a été conduit à élargir les thèses trop idéologiques. En particulier il a découvert toutes les implications de la relation malade-médecin ; on vient de publier un ensemble de ses travaux, sous le titre « L’énigme de la relation au cceur de la médecine * (avec une bonne préface d’Isabelle STENGHERS). Il a vu que la base, souvent cachée, de cette relation obscure, c’est I’empathie (terme qui traduit l’allemand Einfülhung) ; cette réalité complexé est à la fois connaissance intime réciproque, par une.sorte d’union sympathique, qui laisse chacun dans sa personnalité ; partant du mouvement affectif de sympathie, elle passe dans l’ordre de la connaissance compréhensive de l’autre, et réciproquement :. « le courant passe » (dit CHERTOK) ; chaque identité personnelle s’ouvre et se livre à l’autre dans une communication corporelle, affective, intellectuelle à la fois, où l’altérité est conservée (p. 456-457 de l’ouvrage cité). L’empathie permet ensuite de comprendre le pourquoi et l’importance de la suggestion ; on pense souvent à la suggestion provenant du médecin, mais le mouvement inverse n’est pas moins réel. La suggestion qui va du médecin au malade médiatise une influence, et est « capable de produire des changements psychologiques et physiologiques manifestes » (p. 474) ; CHERTOK a bravé d’abord un interdit lacanien : le célèbre LACAN avait jeté l’anathème sur la suggestion ; puis il s’est aperçu que le Maître usait et abusait de ce procédé (ce,qula d’ailleurs confirmé, entre autres, Catherine CLEMENT). Ensuite on voit que la suggestion va aussi, et parfoisd’abord, du malade au médecin ; ainsi CHERTOK cite odes phénomènes tels que les « cystalgies à urine claire > et, surtout, le cas d’un polyopéré extraor- LA CLINIQUE, HISTOIRE, THÉORIE, PRATIQUE (cc la science infirmière ») dinaire que nous exposerons plus loin, dans notre conclusion ; il rappelk l’un des~maîtres de la psychiatrie, qui a impulsé les grands du XXe siècle, depuis FREUD : CHARCOT ; dès 1887, l’éminent psychiatre de la Salpêt+re avait découvert et exposé le double phénomène réciproque de la « mania operativa passiva » (le malade qui veut se faire opérer, puis ré-opérer, etc.) et de la « mania operativa activa » du chirurgien, qui entre dans ce jeu ; et nous avons alors des cas tels que celui du polyopéré dont nous parlerons (dont I’activité de patient candidat à la chirurgie dura près de La réalité (l’homme), il faut l’écouter, c’est-à-dire la recevoir dans ce qu’elle communique d’elle-même : les signes qu’elle émet, volontairement ou non ; signes de divers ordres (physiologiques, mimiques, paroles, etc.) ; nous croyons parfois que certains signes « ne veulent rien dire » ; mais est-ce bien sûr ? est-ce que ce ne sont pas parfois les plus importants ! La réalité humaine en effet, est une sorte de totalité, de complexité non close, problématique, en ce sens qu’elle est à elle-même problème (de cela résulte l’idée de conflit relevée par REY et LACACHE). « Falsifiabilité » exclut « irréfutabilité ». Or, la « science infirmière » est affrontée, minute après minute, à la réalité du processus individuel ; c’est donc une clinique de /a temporalité fine. 2) Ensuite, et par conséquent, cette science rejette l’esprit de système (nosographie générale et purement théorique : seconde tendance des hippocratiques). Elle correspond exactement aux idées du chirurgien René LERICHE : pas de ,chirurgie systématique : « il y a en nous beaucoup plus de possibilités physiologiquei que n’en dit la physiologie. Mais il faut la maladie pour qu’elles soient révélées » (Physiologie et pathologie du tissu osseux, p. 11). CANGUILHEM commente (Essai, ‘,p. 57) : la théorie de LERICHE est la « théorie d’une technique, une théorie pour qui la technique existe, non comme servante docile et appliquant des ordres intangibles, mais comme conseillère et animatri&, attirant l’attention sur les problèmes concrets, et orientant la recherche en direction des obstacles, sans rien présumer à l’avance des solutions théoriques qui seront données ». C’était déjà l’enseignement d’ARISTOTE, des hippocratiques de la tendance clinico-expérimentale. La « science infirmière » peut donc être ainsi caractérisée : c’est la clinique dans son analyse fine, observa,trice attentive, du rapport de tel homme à sa maladie, dans le déroulement temporel effectif : - rapport de cet homme, actuellement malade, en crise ; - qui garde - son individualité propre (donc son passé), - sa totalité non close et problématique, - ses interactions (de tous niveaux, y compris cellesqui se déroulent ici et maintenant), courants de pensée, des opinions, est un secteur particulier des « sciences humaines » ; mais elle est en dehors de l’histoire de la clinique dans sa réalité (de même pour sa critique de PINEL). La « science infirmière », technico-théorique, anime l’humanisation de l’hôpital : comme le disait Juliette FAVEZ-BOUTONIER, l’observation clinique nous oblige à voir « que l’observateur n’est pas indépendant de ce qu’il observe, et qu’il entre dans des relations humaines avec l’individu qu’il observe [...l sa position d’observateur l’engage... n (Cours cité, p. 110 ; un américain, ROSENTHAL, a étudié cet effet de I’expérimentateur sur les sujets : « l’effet ROSENTHAL » ; Georges DEVEREUX a analysé avec soin tous ces faits de « contre-transfert » : voir bibliographie). De là résulte ce que l’on appelle « l’humanisation de I’hôpital » : « on a vu se modifier récemment tout un ensemble de règlements concernant les relations entre le personnel soignant et les malades dans les hôpitaux » (id., p. 110) ; « ce sont des modifications de détail, mais qui sont importantes tout de même, concernant par exemple la possibilité de garder des objets personnels avec soi, des vêtements personnels, lorsque ces vêtements ne sont pas une entrave aux soins qu’il convient de donner, bien entendu, et la possibilité aussi de laisser des personnes de la famille cri contact plus fréquent avec les malades, surtout s’ils sont dans un état grave... D (id.). Dans la science infirmière, I’« écoute clinique » est critique, parce qu’elle est équipée des connaissances théoriques précises ; dans le déroulement de la vie du service, elle suit les méandres de la durée, du « temps vécu ». Elle ne prend pas des sortes de photographies instaritanées, des « clichés » (au sens péjoratif du terme), mais c’est plutôt un film. Un art scientifique au sens d’HIPPOCRATE. ses visées, au moins dans une perspective qu’il souhaite ; - il n’est pas seul dans sa maladie - au moins en principe -, car il n’y a pas pire misère ici que la solitude. La science infirmière, c’est bien I’ars longa d’HIPPOCRATE, et il faut que celui ou celle qui la pratique ne \ soit pas réduit a une « vita brevis » !... Cette « science infirmière » a échappé à Michel FOUCAULT ; étudions, par exemple le livre sur « Naissance de la clinique ; une archéologie du regard médical » (1963) : c’est une spéculation sur les dits (discours, écrits, etc.) et non une analyse des pratiques et des connaissances scientifiques ; certes, la critique des BIBLIOGRAPHIE BATESON (G.) et al. - La nouvelle communication (trad. fr. 1981). 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