LA CLINIQUE, HISTOIRE, THÉORIE, PRATIQUE
la science infirmière
»)
Depuis vingt-cinq siècles au moins le rapport à la
maladie fait l’objet de pratiques médicales ;
Cel~les-ci
s’efforcent de connaître pour guérir. Des professions
sont apparues, se sont développées ; elles constituent
aujourd’hui un monde. Dans celui-ci un secteur est
appelé
«
clinique
»;
il regroupe des médecins, des
chercheurs, des soignants. -Or, le terme
«
clinicos
»
vient de la Grèce antique. Que signifiait-il au cin-
quième siècle avant notre ère
?
Y a-t-il une continuité
le long de l’histoire des thérapeutiques
?
Qu’est-ce,
aujourd’hui, que la clinique
?
Plus précisément :
peut-
on conceptualiser la nature de la clinique dans la
science et la pratique infirmière
?
Ce sont ces questions que notre exposé va examiner,
sous trois chefs : l’histoire ; la théorie classique ; la
«
science infirmière
»
dans la dynamique maladie-san-
té. En conclusion, nous rechercherons ce qui est le
propre de la clinique dans la
<<
science infirmière
».
1. BRÈVE HISTOIRE ; NÉCESSITÉ
ET DIFFICULTÉS DE LA,CLINIQUE
Nous allons nous référer à l’article de Monique
FOR-
MARIER
(RSI,
n’ 24, p. 64-69), sur la méthodologie.
Notre terme
«
clinique
»
vient du verbe grec
«
klinô
»
(se pencher, être alité), d’où est venu le mot
«
klini-
kos
»,
qui désigne le médecin qui visite les malades
alités : il se penche vers l’homme alité ; notons que le
terme implique déjà une réciprocité dans les attitudes
(celui qui se penche, celui qui est alité et qui se tourne
vers le médecin, qu’il a appelé à son aide).
-
L’art
clinique existe, et il va se développer, pour aider le
malade.
L’histoire de l’art médical remonte à Hippocrate, qui
vécut au
Ve
siècle avant notre ère (on peut consulter à
ce sujet l’ouvrage très complet de Jacques JOUANNA :
«
Hippocrate
»,
Fayard, 1992). On connaît le célèbre
adage :
«
Ars
Longa,
vita brevis
»
(l’art clinique est
donc une longue patience, qui traverse les vies indivi-
duelles). Dans l’article de Monique FORMARIER (RU,
n”
24), on trouve, page 66, le résumé de la consigne
générale du maître :
c<
considérer ce qui est saisissable
par l’intermédiaire de la vue, du toucher, de l’ouïe, de
l’odorat, de la parole
-
ce que l’on peut parvenir à
discerner par tous les moyens à notre disposition
»
:
vaste programme, toujours valable, où il faut souligner
l’importance des termes
«
discerner
»
et «tous les
moyens à notre disposition
».
Dans sa pratique, le médecin considère les trois dimen-
sions du temps :
-
ce qui a été : c’est
I’anamnèse
;
-
ce qui est : c’est le diagnostic ;
-
ce qui sera : c’est le pronostic ;
entre les deux derniers temps, il insère son traitement ;
mieux, peut-être, comme nous le verrons : les indica-
tions.
Depuis cette origine, on peut poser deux grandes pé-
riodes :
1. Ce fut d’abord la collecte, parfois la synthèse, des
faits :
oeuvre
de
I’Ecole
hippocratique (voir le travail de
Louis BOURGEY, cité en bibliographie); trois ten-
dances se sont parfois affrontées :
a) les
«
empiristes
»,
auteurs de catalogues disparates
de phénomènes ;
b)
les
«
spéculatifs
»,
dont le désir d’intelligibilité allait
à des thèses abstraites, sur les quatre éléments, les
quatre humeurs, etc. ;
c)
les
«
expérimentaux
»,
qui furent les vrais disciples
d’Hippocrate
de Cos, recherchant les faits significatifs,
s’efforçant de valider leurs hypothèses grâce à un va-et-
vient entre les faits et les thèses.
2. A partir surtout de Galien
(11~
siècle de notre ère)
commence un temps qui dure encore, qui, d’ailleurs se
préparait dans la troisième tendance hippocratique : ce-
lui de la création de sciences auxiliaires de l’art médi-
cal ; avec Galien, c’est l’anatomie et la physiologie ;
puis de nombreuses disciplines seront peu à peu élabo-
rées ; aujourd’hui ce mouvement continue sa marche :
cytologie, embryologie, génétique, etc.
LA CLINIQUE, HISTOIRE, THÉORIE, PRATIQUE
(x
la
science
infirmière
D)
Mais, maintenant, cette partie, auxiliaire, tend à se
détacher ; ses oeuvres, les examens scientifiques systé-
matiques approfondis deviennent auto-suffisants ; un
indice : la supériorité sociologique du spéci+te par
rapport au généraliste. A la limite, le malade disparaît
devant le
«
cas
»,
et même devant le schéma patholo-
gique.
-
Cela provoque une réaction, qui se marque
dans le
sens
moderne du mot
«
clinique
»,
surtout en
psychologie et dans les sciences humaines : volonté de
ne pas réduire l’homme à un objet d’expérimentation,
l’abstraction systématique n’étant pas une fin en soi ;
souci de reconnaître l’originalité, l’unicité de I’indivi-
du. Retour au réel. C’était déjà l’idée d’Aristote, philo-
sophe, certes, mais aussi médecin et biologiste,; ainsi
on peut lire dans le premier chapitre de sa Métaphysi-
que :
«
si on possède la notion sans l’expérience, et
que, connaissant l’universel, on ignore l’individuel qui
y est contenu, on commettra souvent des erreurs de
traitement, car ce qu’il faut guérir, c’est l’individu
».
Ce que l’on appelle aujourd’hui
«
clinique
»
répond à
ce principe aristotélicien ; ainsi, dans l’article déjà
cité, Monique FORMARIER résume les idées de
LACACHE
(1903.62) :
«
Toute démarche clinique vise
l’étude d’un cas en situation et en évolution
»
;
LA-
GACHE étend cette règle aux
u
sciences humaines
».
Mais cela soulève des problèmes théoriques
et
métho-
dologiques :
a) théoriques :
<<
si la clinique est l’étude approfondie d’un
cas, peut-on fonder une science sur la singularité
»
CRS/,
n’ 24,
p.
67) ; plus encore :
«
l’homme devient l’objet
d’une science dont il
est
lui-même le sujet
»
(p.
68) ;
b)
méthodologiques : comment
«
épuiser
»
un cas :
«
quand nousanalysonsdessituations, nous lessimplifions,
alors que le réel est composé d’une multitude de fac-
teurs non maîtrisables et non appréhendables. Le nom-
bre de variable est tellement important qu’il est difficile
de les séparer. De ce fait, les principes explicatifs pour
un même contenu peuvent être contradictoires
»
(p. 68).
De là les tentatives contemporaines d’éviter res fâ-
cheuses contradictions en construisant des instruments
d’analyse très fins et pénétrants. Prenons seulement
l’exemple du DSM Ill, exposé dans le
«
Manuel diag-
nostique et statistique des troubles mentaux
D,
publié
par l’Association psychiatrique américaine (voir Pierre
PICHOT, L’approche clinique en psychiatrie, p. 13
sq.) ; on veut s’en tenir à l’approche descriptive,
y.
athéorique
»
(opposée aux spéculations de la psychia-
trie allemande classique) ; mais on propose une stand-
ardisation des entretiens, une systématisation des ‘algo-
rithmes qui permettraient, évitant les contradictions, et
même les divergences, d’obtenir un diagnostic automa-
tique et objectif ; la clinique serait alors devenue par-
faitementscientifique,surmontantles aléas de I’intui-
tion Subjective.
Mais
~Peut-on
établir de tels canevas d’entretien
!
N’y
a-t-il vraiment aucune thèse a priori sous cette entre-
prise ?.D’autre part, HECHT rappelle à juste titre
(PICHOT, p. 15-17) :
«
Il faut au clinicien un certain
nombre de qualités innées qui peuvent bien se fortifier
et se développer, mais qui ne sauraient que difficile-
metit s’acquérir quand on ne les possède pas dans une
certaine mesure. C’est de ce point de vue que l’on a pu
dire~que
la clinique est à la fois une science et un art
[...I
La clinique est la médecine pratique qui puise ses
ressources dans chacune des branches médicales pour
les diriger vers son but spécial : l’étude de l’organisme
malade et son retour à l’état de santé
[...l
Elle étudie
non pas des maladies, mais des organismes malades
[...l
Elle doit apprécier les modifications que les diffé-
rences individuelles inhérentes à chaque organisme
impriment nécessairement à la maladie dont il est af-
fecté
»
; elle se distingue ainsi de la pathologie, science
théorique des maladies générales.
Le problème posé dès l’origine se retrouve aujour-
d’hui, : science ou art
3
ou plutôt : science et art.
«
II n’y
a de science que du général, de l’universel
»
(Aristote),
mais il
n’,y
a de réalité que de l’individuel, et la clinique
doit être la saisie du singulier. Pour pouvoir examiner
ce problème au fond, il faut d’abord rappeler les
concepts classiques appliqués à l’approche clinique.
2. BASE THÉORIQUE
a) Premier groupe de concepts, ordinairement rete-
nus
:~individualité,
totalité
1) INDIVIDUALITÉ : c’est le trait principal d’un être
vivant, qui dispose d’une pluralité de fonctions et d’or-
ganes, et qui marque cet ensemble d’un caractère sin-
gulier,
qu’i
lui est propre ; l’individu sedistinguedetous
les autres, au sein même d’une espèce commune
;
nous
savons maintenant que l’individualité a une base dans
le code génétique qui n’appartient qu’à un individu
déterminé. Cependant : a) cette individualité qui
comporte originalité et insécabilité ne s’arrête pas à la
limite du corps propre : aucun individu ne se suffit
entièrement à lui-même, il ne peut vivre qu’avec d’au-
tres,
dans~un
monde social et
un
univers cosmique
;
b)
l’individu, avec d’autres, appartient à une espèce : il y
a donc, des caractères communs, plus ou moins nom-
breux:et
essentiels.
2) UNICITÉ (singularité) : distinct des autres, l’individu
tend à se considérer comme unique au monde ; en
~..,.~>//j/;_<
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LA CLINIQUE, HISTOIRE, THÉORIE, PRATIQUE
(cc
la science infirmière
)))
1845 Max STIRNER a publié le manifeste de I’indivi-
dualité sous le titre :
«
L’unique et sa propriété
»
; il
affirme que le moi, souverain, ne connaît qu’une seule
loi : rester fidèle à soi-même.
«
Ni Dieu, ni maître
»
;
c’est la thèse de l’anarchisme philosophique. Cepen-
dant : il éprouve le besoin de répandre sa doctrine, et
même de la rendre universelle (il la tient pour vraie) ;
«
être fidèle à soi-même
»
n’est pas être absolument
indépendant des autres : tout homme désire communi-
quer, être reconnu.
3) TOTALITÉ : LACACHE a montré que l’étude
seg-
mentaire
de la personne laisse échapper la réalité ;
ainsi le behaviorisme (WATSON), qui découpe le
comportement en éléments (les réflexes) aboutit à des
contradictions, ce qui a conduit les disciples de ce
théoricien
(Tolman
en Amérique, Tilquin en France) à
reconnaître que tout comportement, même considéré
seulement de l’extérieur, n’est pas
«
moléculaire
»,
mais
«
molaire
x
(il existe comme masse synthétique) ;
c’est le
«
principe de totalité
».
Cependant : a) le
terme
«
totalité
»
semble impliquer suffisance et indé-
pendance : quand cela est-il réalisé chez l’être hu-
main
!
Celui-ci est-il un
«
tout total
»
?
;
b)
une totalité
réelle est immuable (elle ne peut ni acquérir, ni per-
dre) ; or, l’homme change : il est en proie à des pro-
blèmes, à des conflits internes ou externes, il est par-
couru par un dynamisme (progrès ou régression).
Ces concepts, classiques, pointent vers la réalité
humaine ; mais ils doivent être corrigés, affinés ; pour
ce faire, nous sommes aidés par une remarque de
Juliette FAVEZ-BOUTONIER.
b)
La vérité en
<
clinique
»
: l’authenticité
Les sciences mathématiques ou expérimentales mesu-
rent, et cherchent à établir leurs résultats avec exacti-
tude, précision. Mais dans les sciences humaines, et en
clinique tout particulièrement, le critère du vrai, c’est
l’authenticité ; en histoire, un document est authenti-
que quand on a établi sa date, son genre, tout ce qui
peut assurer de la coïncidence entre ce qu’il exprime
et les faits passés ; de même en psychologie :
«
on peut
dire que l’authenticité de l’expérience, c’est cette sorte
de rencontre avec le vécu qui nous frappe, qui fait que
nous nous rendons compte que nous sommes là en
présence d’une sorte de réel, et non pas d’un tissu de
conventions plus ou moins artificielles
»
(1.
FAVEZ-
BOUTONIER ; Cours cité en bibliographie ; l’auteur
oppose ici l’approche clinique à l’expérimentation en
laboratoire de psychologie.
«
La psychologie peut fa-
briquer du faux en expérimentant. Mais dans la psycho-
logie clinique on cherche à se rapprocher des condi-
tions les plus authentiques de l’existence. L’étude des
cas individuels, c’est un effort qui est fait en ce sens
»
(p. 11 l-1 13). L’observation, l’entretien, la conversa-
tion, les enquêtes biographiques : ces renseignements
orientent vers
/a
compréhension, qui doit faire l’unité
de toutes ces données. L’auteur ajoute que ces données
ne se limitent pas à l’individu :
«
une observation au-
thentique nous montre que l’homme est toujours enga-
gé dans une relation avec autrui, puisque l’observateur
même est toujours engagé dans cette relation
»
(p. 113-
114) ; il faudrait dire :
«
dans des relations avec d’au-
tres
)l)
; conclusion : la psychologie clinique est
<<
une
psychologie de l’individu dans sa situation réelle, c’est-
à-dire toujours engagé dans ses relations avec autrui
»
(p,
114). L’authenticité est bien une note propre à I’ap-
proche clinique, qu’elle soit psychologique, historique,
médicale, sociologique ; elle nous conduit au respect
de la réalité humaine.
c) La réalité humaine : complexité, interaction, rap
port vivant stabilité-dynamisme
1) COMPLEXITÉ : ce terme est plus précis que
«
totali-
»,
car il n’implique pas clôture ; par complexité, on
entend :
-
qu’une chose est formée d’un grand nombre d’élé-
ments différents, hétérogènes ;
-
ces éléments sont étroitement organisés entre eux :
plus un être est complexe, plus il s’unifie, organisant
solidement ses parties entre elles.
«
Complexité
»
réunit les idées justes des termes
<<
in-
dividualité
»
et
r
totalité
»,
sans impliquer la limite que
nous avons trouvée en chacun d’eux. II permet de
comprendre la différenciation d’avec les autres, sans
tomber dans la thèse anarchiste, qui tendait à confon-
dre l’individu avec une espèce.
2)
INTERACTION : il a été établi que l’unicité n’est pas
celle de l’espèce, et qu’elle ne se réduit pas à la
solitude ; l’individu n’est pas indépendant. La réalité de
l’interaction est la base des travaux de la psychologie
sociale contemporaine :
I’Ecole interactionniste de Chicago
(BETTELHEIM,
COFFMAN)
;
-
I’Ecole systémiste de Palo Alto (Gregory BATESON,
Paul WATZLAWICK, Maria SELVINI-PALAZZOLI, etc.) ;
-
I’Ecole
psycho-dynamique : le champ comporte-
mental selon Kurt LEWIN
-
et bien d’autres
!...
3) De là découle le RAPPORT VIVANT ENTRE STABI-
LITÉ ET DYNAMISME : rapport réel, historique, qui
nous conduit à dépasser deux psychologues
«
clini-
ciens
»
contemporains : André REY, Daniel
LACACHE
(qui avaient cependant découvert des idées justes,
correspondant à ce qui a été exposé jusqu’ici)!
u) André REY : met en rapport la clinique et I’expéri-
mentation
(celle-ci devant apporter des éléments à
celle-là) ; mais, selon lui, le but de la vie est de rétablir
I’homéostase, qui avait été détruite par une
crise
;
j3)
Daniel LAGACHE : le psychologue, dit-il, veut étu-
dier
«
l’être humain, en tant qu’il est porteur d’un
problème, et d’un problème mal résolu...
»
(L’unité de
la
psychologie,
p.
33-34) ; sa méthode, c’est I’ap-
proche clinique de la conduite humaine concrète
;
la
psychologie est ainsi
«
la science de la conduite, celle-
ci étant comprise comme l’ensemble des réponses si-
gnificatives par lesquelles l’être vivant en situation in-
tègre les tensions qui menaçent l’unité et l’équilibre de
l’organisme
»
(p.
70-71).
Mais le passage de la stabilité à la dynamique, et
inversement, ne
ses
déclenchent-il qu’à l’occasion du
conflit
!
Qu’en est-il de la crise
!
d)
Crise, conflit et homéostasie
Peut-on considérer comme exacte la thèse :
«
le sens
de la conduite est TOUJOURS de rétablir l’unité de
l’organisme lorsque celle-ci est compromise parla ten-
sion inhérente à un besoin physiologique ou acquis
»
(LACACHE, L’unité de
la
psychologie,
p.
58) ; c’est le
principe d’homéostasie énoncé par CANNON, pour la
physiologie, en 1929 ; FREUD avait parlé de
«
principe
de constance
»,
voire de
<<
Nirvana
»
(tendance à I’anéan-
tissement des tensions) ; LAGACHE dit que c’est
«
comparable au phénomène anatomique de
I’enkyste-
ment
»
(p.
59).
Une question pertinente est posée à ce sujet dans
l’article déjà cité (RSI, n” 24, p. 67) : parlant de
LACACHE, l’auteur écrit :
«
Les cliniciens ont tendance à
dire que seule la crise révèle l’individu, et ils mettent
l’accent sur l’étude de la crise, de l’erreur. La clinique
peut-elle s’intéresser à l’homme normal
?
».
Cette ques-
tion, excellente, conduit aux remarques suivantes :
-
crise, ou maladie, sont-elles séparées de la santé
?
n’y a-t-il pas un dynamisme dans les deux cas
?
-
que signifie
«
normal
n
?
est-ce
II
statistiquement
moyen
»
?
-
la conservation, I’homéostase sont-ils des signes de
santé ? d’existence heureuse
!
Bref : l’homme est-il une machine homéostatique
!
Nous retrouvons le cours de
)uliette
FAVEZ-BOUTO-
NIER :
«
Je me demande s’il existe des êtres humains
qui soient stabilisés au point de ne plus pouvoir régres-
ser ou s%néliorer. M. André REY dit se référer au
schéma de l’être humain
«
moyen et majoritaire
».
Je
me demande où on peut bien trouver un être humain
qui ne donne pas l’impression de pouvoir toujours
régresser ou s’améliorer
1,
(p.
58-59). Bref, REY et
LA-
GACHE réduisent au conflit ce qui peut aussi être
dynamique et progrès.
e)
l’homme normal intéresse-t-il la clinique
?
Nous devons considérer cette question, qui est fonda-
mentale ; effectivement, le psychiatre, le médecin, le
soignant en général, voient l’être humain en crise,
malade, en conflit ; mais le sens, le but de son action :
c’est lasanté, le bonheur. II ne peut donc pas écarter
cela de sa science, même quand il est
«
au lit du
malade
»
: il faudra que le malade sorte de son lit !
Ajoutons que le point de vue propre de l’infirmière se
situe concrètement dans ce processus :
-
elle est présente plus constamment,
-
elle fait lever le malade,
-
elle suit pas à pas le processus, tendue vers la
guérison (celle-ci n’est pas un simple rétablissement de
I’homéostase, du statut antérieur : on ne sort pas d’une
maladie, surtout grave, tel qu’on y était entré).
S’il y a une
K
science infirmière
»,
c’est une clinique du
PASSAGE progressif (ou, hélas parfois, régressif) ; il faut
étudier pour lui-même le rapport maladie-santé.
3. MALADIE ET SANTÉ
*
LA
«
SCIENCE INFIRMIÈRÉ
x
a) Le malade veut guérir : cela, la clinique qui est au
lit du malade ne doit pas l’oublier. Sans doute, la santé
est-elle sentie comme menacée, extérieurement
(microbes, poisons, etc.), intérieurement (faiblesses,
tares génétiques, conflits internes, vieillissement, etc.) ;
le célèbre docteur KNOCK disait que la santé est un
état ‘précaire, qui ne présage rien de bon, «tout homme
bien portant étant un malade qui s’ignore
».
Assuré-
ment, la comédie est une charge ; toutefois, il est vrai
que maladie et santé ne sont pas deux états séparés,
étrangers l’un à l’autre : tel homme est tantôt malade,
tantôt sain
-
voire, plus exactement : tantôt plutôt
malade, plutôt en bonne santé (le docteur KNOCK a
raison de nous mettre en garde contre une confiance
aveugle).’ L’homme établit, au moins physiologique-
ment, ses normes de vie : malade, il restreint son uni-
vers, ses activités, ses buts immédiats ; cela se fait soit
Recherche en soins infirmiers
N’
34 -Septembre 1993
passivement (il s’effondre), soit plus ou moins rageuse-
ment (il s’irrite), soit avec lucidité et volonté (il cherche
comment se rétablir au mieux et au plus vite) La
maladie n’est pas simplement l’absence de la santé :
elle consiste, pour l’individu malade, à vivre selon
d’autres normes (d’autres règles). Un médecin-chirur-
gien, René
LERICHE
et un médecin-philosophe,
Georges CANCUILHEM, ont bien mis cela en lumière.
b) CANCUILHEM, dans son Essai sur quelques’pro-
blèmes concernant le normal et le pathologique, a
rappelé que la vie, à la différence de la matière inerte,
est une activité en débat avec le milieu (nous verrons
que
c(
débat
»
n’implique pas nécessairement
«
conflit
)))
;
le vivant porte en lui :
-
soit des principes fixes d’action, qu’il tend à impo-
ser à son milieu (c’est l’animal) : ce sont là des
«
normes spécifiques
»
;
soit
le
principe de la création (relative) de ses
normes : c’est la liberté humaine ; CANCUILHEM ap-
pelle ce pouvoir : la normativité, capacité d’établir ses
normes, de nouvelles normes ; c’est pourquoi
«
débat
»
n’est pas identique avec conflit (Kurt COLDSTEIN,
nous allons le voir, a démontré ce point).
La maladie se traduit par une réduction des normes, ou,
plus exactement, par des normes nouvelles qui ne
permettent plus ce que l’on pouvait faire auparavant,
dans l’ordre physique et physiologique, car, dans l’or-
dre spirituel et moral c’est différent : nous connaissons
tous des grands malades qui font notre admiration et
nous donnent même parfois des raisons de vivre. Le
coureur normal est celui qui bat les records, et institue
de nouvelles normes ; à un point de vue plus essentiel,
le héros est créateur dans l’ordre spirituel : rappelant la
destinée de son ami Jean CAVAILLÈS (résistant fusillé
par les allemands), CANGUILHEM écrit : il
«
a décidé
de défendre les valeurs qui se justifient par la chance
qu’elles permettent à
l’homme-
d’en créer de nou-
velles
»
(La
viedelean
CAVAILUS, dans le
«
Mémorial
CAVAILLÈS
j>,
Publications de la Faculté des Lettres de
Strasbourg, 1947, p. 149). Idée qui sera reprise à la fin
de
«
Connaissance de la vie
»
:
«
toujours le concept
de
<<
normal
»,
dans l’ordre humain, reste un concept
normatif et de portée proprement philosophique...
»,
et
qui était déjà posée page 194 :
«
Un homme
ne
vit
pas uniquement comme un arbre ou un lapin
».
Qu’en résulte-t-il au niveau de notre
«
clinique
»
mé-
dicale ou infirmière
1
Ceci :
-
,I’homme
malade, restant un homme, même s’il vit
selon d’autres normes biologiques, nouvelles par rap-
port à la santé, est toujours un être normatif ;
-
il veut guérir : retrouver les anciennes normes, sans
doute ; peut-être même les dépasser (on ne se trouve
pas après une maladie, surtout grave, comme on était
avant) ;
-
même si la maladie dure, est chronique, voire fa-
tale, la normativité, au moins spirituelle, au moins
potentielle, doit être respectée ; plus : aidée. C’est là le
devoir de tout soignant, dont l’activité n’est pas seule-
ment au service du corps, mais aussi de l’être entier,
corps et âme. C’est ce que l’on voit bien chez René
LERICHE.
c) LERICHE avait établi la pratique clinique exigée
par cette réalité humaine complète ; il a exposé sa
pratique en particulier dans sa biographie, Souvenirs
de ma vie morte :
-
observation longue, lente, patiente, après laquelle
seulement on peut se livrer à une exploration, cela
parce que l’individualité du malade l’exige
(p.
122 à
128) ;
-
parallèlement, la chirurgie doit se faire en douceur,
et
noti
d’une manière brillante, acrobatique, spectacu-
laire (il a vu ce modèle de chirurgie patiente, calme,
efficace, chez le grand HALSTED, aux Etats-Unis :
p. 184)
;
-
I’interrogation du malade doit s’établir dans une
relation cordiale
(p.
118) ;
-
le passage du diagnostic à l’indication se pose avec
le sens de la responsabilité du médecin
(LERICHE
préfère parler d’indication plutôt que de traitement : il
n’y a pas ici de machine automatique) : page 110 ;
-
la maladie, l’opération surtout, créent des états
nouveaux
(p.
126) ;
-
le rapport avec le malade est fondamental ; à ce
propos
LERICHE
signale qu’il n’a jamais manqué, jus-
qu’à sa retraite, à 70 ans, la visite de ses malades,
surtout
le
dimanche soir
(p.
31).
LERICHE
a bien vu que la
«
maladie-du-malade
»
(et
non
«
en soi
1))
est
<<
une physiologie nouvelle
»
;
«
il y
a en nous, à chaque instant, beaucoup plus de possibi-
lités physiologiques que n’en dit la physiologie. Mais il
faut la maladie pour qu’elles soient révélées...
»
; la vie
est un donné inépuisable que la science, par exemple
la physiologie, cherche à connaître de mieux en mieux.
Dans son Essai..., où il expose les idées de LERICHE,
CANCUILHEM écrivait : la théorie de
LERICHE
«
est la
théorie d’une technique, une théorie pour qui la tech-
nique existe, non comme servante docile appliquant
des ordres intangibles, mais comme conseillère et ani-
matrice, attirant l’attention
sur
les problèmes concrets
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