DANS ce chapitre de sa Sociologie consacré au conflit

DANS ce chapitre de sa Sociologie consacré au conflit,
Simmel, selon le mot de Rousseau, se révèle davantage
homme à paradoxes qu’homme à préjugés. Alors que
chaque sociologue français de l’époque multiplie les polé-
miques pour faire valoir contre ses concurrents la légitimité et
la pertinence du champ opératoire propre à cette nouvelle dis-
cipline, une première évidence s’impose. Que Durkheim par
exemple, avec sa conception holiste de la société, multiplie les
invectives contre G.Tarde tenant de l’individualisme méthodo-
logique, n’empêche nullement les sociologues français de voir
unanimement dans la paix et le consensus l’élément socialisant
par excellence : leur science, qu’elle traite d’harmonie sociale
ou de division du travail social propre à instaurer la solidarité,
se doit de proposer un remède à la société moderne naissante,
déjà désemparée par les disharmonies et les fractures provo-
quées par l’illimitation du désir et l’égoïsme de ses membres.
Tout au rebours, le constat et les analyses du sociologue
allemand. Dans l’énumération des formes de socialisation que
la sociologie cherche à abstraire de leur contenu1, figure aux
L’INVENTION DU COMPROMIS.
GEORG SIMMEL.
1C’est ce processus d’abstraction qui constitue selon Simmel le
domaine spécifique d’une sociologie pure, faute de quoi la sociologie,
en s’intéressant aux contenus de la socialisation, serait redondante par
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côtés de la division en partis, de la division du travail, de l’imi-
tation, de la hiérarchie, le phénomène de la concurrence, pré-
senté comme conflit indirect, le conflit étant étudié et proposé
comme une forme paradoxale mais effective de socialisation.
Factuellement, ce n’est pas le conflit lui-même, mais les causes
du conflit, telles la haine et l’envie, la misère et la convoitise, en
quoi l’on peut distinguer l’origine de la dissociation. Dès que le
conflit éclate, il se révèle être la voie paradoxale, parfois
sinueuse ou coûteuse, qui mènera à l’issue de la lutte. En ce
sens, comme l’écrit Simmel, « le conflit est déjà par lui-même
résolution des tensions entre les contraires ». Dans un texte de
1896, The Principles of Sociology, Franklin H. Giddings
développe une conception proche de celle de Simmel : le conflit
est partout, et l’homme de science perd son temps s’il se four-
voie à discuter avec ceux qui cherchent à éliminer la lutte des
choses humaines.
Le compromis, avant la victoire — processus radical met-
tant un terme à l’opposition —, et en parallèle avec le phéno-
mène tout subjectif de la réconciliation, constitue le plan objec-
tif grâce auquel un terme au conflit trouve sa voie. Le chapitre
sur le conflit, dont le compromis constitue un type particulier de
résolution, établit à quel point le phénomène de la lutte n’a pas
en son fond vocation à faire l’objet d’une contestation una-
nime. Il est ce par quoi une histoire des sujets se constitue, une
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rapport aux autres sciences antécédantes tels l’économie et le droit par
exemple, et ne ferait qu’accoler une nouvelle étiquette sur un pot déjà
ancien : « En effet, du moment que la science du droit et la philologie,
la science politique ou littéraire, la psychologie et la théologie ainsi que
toutes les autres sciences qui se sont partagé la sphère de l’humain
continueront malgré tout à subsister, on ne gagne rien à jeter l’en-
semble des sciences dans un même pot, pour y coller la nouvelle éti-
quette de la sociologie », écrit Simmel en 1917 dans les Questions fonda-
mentales de la sociologie (traduit dans Sociologie et épistémologie, P.U.F., 1981).
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histoire dont la durée et le sens dépendent des contrastes et
oppositions qu’elle a affrontés. L’unité d’une personnalité ne se
précède pas elle-même ; l’harmonie à laquelle elle peut accéder
a quelque parenté avec la coïncidence des opposés de Nicolas
de Cues auquel l’auteur se réfère parfois : le sens de la vie pro-
vient d’un effet d’oxymore qui fait violence à la logique, mais
droit au sens de la vie, laquelle accueille des couples de
contraires, des différences polaires, l’amour et la haine, l’hu-
milité et la distance hautaine, qui traversent de façon souvent
exactement concomitante la coloration la plus exacte de nos
expériences humaines. À ce titre, la contradiction et le conflit
ne constituent pas seulement l’étape préliminaire de l’unité de
la vie : ils sourdent de tous ses instants, et confèrent à cette unité
le mouvement et la dynamique permettant de l’inscrire dans la
durée, d’en faire le lieu de déroulement d’une histoire. « Un
groupe qui serait tout simplement centripète et harmonieux,
une pure et simple réunion ”, n’a non seulement pas d’exis-
tence empirique, mais encore il ne présenterait pas de véritable
processus de vie ; la société des saints que Dante aperçoit dans
la rose du paradis peut se comporter ainsi, mais elle est aussi
inaccessible à toute modification, à toute évolution, tandis que
la sainte assemblée des Pères de l’Église, dans la Dispute de
Raphaël, se présente, si ce n’est comme un conflit à proprement
parler, du moins comme une diversité d’humeurs (…) d’où
jaillit toute la vivacité et la cohésion véritablement organique
de cette réunion de personnes. »
Dans la suite de l’exposé, Simmel oppose la concurrence,
forme de lutte indirecte et socialisante par laquelle deux
concurrents font assaut d’astuces pour séduire un tiers, et le
socialisme, ravalé au rang d’une technique prétendant en finir
avec la concurrence par l’organisation rationnelle du travail et
le triomphe de la coopération. Renonçant à cet angélisme, Sim-
mel observe que bon nombre d’intérêts qui assurent ultimement
la cohésion du groupe « ne sont vivants que si la lutte concur-
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GEORG SIMMEL
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rentielle est assez désespérée et assez violente pour les imposer
au sujet ».
Si le conflit apparaît comme un facteur toujours à l’œuvre
dans le processus de socialisation, il n’a de sens et d’effectivité
que lorsqu’il trouve, au moins temporairement, la voie de sa
résolution, et le compromis en constitue une issue possible. La
paix et la guerre, l’harmonie et le conflit ne sont pas des états,
mais des éléments d’un processus, un équilibre instable et tou-
jours menacé par son contraire.
Dans le texte qui suit, Simmel accorde un intérêt tout parti-
culier au compromis qui résulte de la fongibilité. Ce développe-
ment assez bref renvoie implicitement à de longues analyses
conduites dans son livre de 1900, La Philosophie de l’argent.
Deux aspects doivent à cet endroit être mentionnés. Le premier
conduit à établir une relation directe entre le compromis et le
relativisme dont Simmel fut un concepteur souvent incompris
— on eut tôt fait de confondre, comme Rickert, relativisme et
scepticisme, alors que Simmel concevait le relativisme comme
un principe de connaissance entièrement positif. Ainsi, de
même que la vérité, selon Simmel, n’a plus à être conçue
comme une substance, mais comme un processus2, le compromis
lui-même se révèle une actualisation possible, un exemple de la
théorie de la valeur établie par notre auteur. Une chose n’au-
rait donc pas de valeur en soi ; sa valeur tient de l’estimation
des biens qu’on est prêt à céder en échange pour l’acquérir. Se
révèle décisif le moment de la comparaison qui, dans le com-
promis, opère cette distanciation grâce à laquelle, au lieu de
rester attaché à l’objet auquel on tient comme l’huître à son
rocher, on laisse opérer le principe de la fongibilité. On accède
à l’idée qu’un autre bien est substituable à celui qu’on estimait
CONFÉRENCE
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2Par exemple, il faut se défaire de l’idée qu’une ligne serait « longue »
par elle-même, alors qu’elle ne possède telle longueur que dans l’ins-
tant de la comparaison avec une autre.
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inéchangeable. En ceci réside le compromis qui constitue l’étape
initiale de l’échange, de l’échange marchand.
Dans le paragraphe que nous publions, l’auteur propose
sous l’espèce du compromis une conception positive ou du moins
objectivement technique du phénomène de la valorisation et de
l’échange. Cette perspective n’épuise pas sa réflexion sur la
question. Outre les relations ici mentionnées entre le compro-
mis, la relativité et l’échange, il faut se référer au versant
réducteur ou négatif du phénomène. Là encore, la Philoso-
phie de l’argent apparaît la référence obligée. Si le compro-
mis constitue indéniablement l’une des issues possibles d’un
conflit, cette fonction pacificatrice comporte son lot d’inconvé-
nients. Car le compromis, par ce qu’il suppose de pondération,
d’évaluation et de distance par rapport aux objets qu’il éta-
lonne, peut se révéler la voie par laquelle une société moderne,
tout entière vouée à la circulation monétaire, s’expose para-
doxalement au phénomène de la dévalorisation généralisée.
Puisque « tout échange de choses est un compromis », observons
à quel point cette pratique favorise la substitution de l’aspect
quantitatif des objets à leur appréciation qualitative. L’homme
de compromis est celui qui institue des communes mesures : une
place de concert et un couteau suisse ne répondent pas aux
mêmes besoins, ne satisfont pas les mêmes aspirations, on peut
pourtant acquérir l’un et l’autre pour une somme identique.
Avec le règne du compromis et de l’échange, tout se réduit à la
question « combien ». En ce sens, l’analyse de la distinction
chez Simmel se révèle l’ombre portée d’un compromis devant
lequel elle cède.
Simmel en propose une analyse3qui nous semble pouvoir
instruire une généalogie de la mélancolie dans son acception
sociologique. D’après lui, le phénomène de la distinction se
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GEORG SIMMEL
3Je me permets de renvoyer ici à un thème que je développe dans un
ouvrage intitulé Simmel et la modernité, P.U.F., 1997.
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