Droit et axiologie : la question de la place des « valeurs » dans le

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Hugues Rabault
Professeur de droit public
Université Paul Verlaine – Metz
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Droit et axiologie : la question de la place des « valeurs » dans le
système juridique
D
ans les définitions philosophiques du concept d’axiologie on trouve les
formules suivantes : « Etude ou théorie de tel ou tel type de valeur », ou
« théorie critique de la notion de valeur » (Lalande1), ou encore « science et
théorie des valeurs (morales) » (Robert). On peut désigner l’axiologie comme la
théorie des valeurs. La notion d’axiologie semble assez récente (1902, selon le
Robert et Lalande), à la différence de l’idée d’éthique ou de celle de morale. Le
concept d’axiologie est dérivé du grec axios, qui signifie « qui vaut, qui a de la
valeur ». On peut poser l’hypothèse que la notion d’axiologie se développe à
partir d’une certaine crise de la morale ou de la rationalité, à partir du moment
où l’on conçoit le monde des valeurs comme pluraliste, comme impliquant des
« systèmes de valeurs ». Dans un monde où les valeurs sont univoques, comme
dans celui de la théologie scolastique, il n’y a pas besoin d’axiologie. C’est
précisément parce que nous vivons dans un monde régi par une certaine
relativité des valeurs que se développe la théorie des valeurs. L’axiologie
apparaît de la sorte comme la discipline qui se consacre à l’étude des valeurs
dans un monde où règne la pluralité des valeurs.
La notion de valeurs a une histoire. Le terme est ancien, mais à l’origine,
c’est-à-dire dans le français médiéval, dérivé du verbe latin valere, il renvoie
habituellement à l’évaluation, au prix. Il est traditionnellement décliné dans
différents registres de la vie humaine : principalement la valeur vénale ou la
valeur militaire. Les théories de la valeur, au sens du prix, sont, comme on sait,
au centre de l’économie classique. Le terme de valeurs dans un sens juridique
n’apparaît pas, semble-t-il, avant la seconde moitié du dix-neuvième siècle.
D’une façon générale, « une valeur » renvoie à « ce qui est vrai, beau, bien,
selon un jugement personnel plus ou moins en accord avec celui de la société de
l’époque » (Robert). On parle alors des « valeurs d’une société », de « système
de valeurs » (Robert, citant Malraux et Sartre). Les valeurs peuvent être morales,
esthétiques, ou autres. Elles changent d’un individu à l’autre, d’une société à
l’autre. C’est ce qu’on appelle les systèmes de valeurs. Ici encore, on se trouve
renvoyé à l’idée de la relativité du monde des valeurs. On peut se mouvoir entre
les systèmes de valeurs : être individualiste ou collectiviste, idéaliste ou réaliste,
de droite ou de gauche, etc. La notion de valeurs correspond à la démocratie, à
un système politique où les partis représentent des systèmes de valeurs. Dans la
1
André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie [1926], 2 volume, PUF, Paris, 1997. Le
terme est emprunté à la philosophie allemande où il apparaît vers 1887.
1
société démocratique, c’est le propre des programmes des partis politiques que
de mettre en avant un système de valeurs. On peut donc dire, pour résumer, que
la sémantique des valeurs est le produit d’une évolution historique par laquelle
on part d’un monde unifié autour d’un ordre axiologique commun et largement
implicite, qui forme ce qu’on peut appeler l’éthique ou la morale. Dans ce
contexte, il est inutile de parler d’axiologie, l’idée d’éthique est suffisante. On
aboutit à un monde éclaté entre des systèmes de valeurs, qui peuvent être
propres à un individu, à une société, etc. Sans doute un auteur particulièrement
significatif en la matière est-il Nietzsche, qui parle de « l’inversion de toutes les
valeurs » (« Umwertung aller Werte ») et qui développe une théorie qui
substitue à la vérité une « interprétation du monde » (« Welt-Auslegung, WeltAusdeutung »2). Le concept de « Weltanschauung », qui vient du romantisme, en
deviendra une version popularisée3. Relativisme, perspectivisme, scepticisme,
voilà des concepts qui résument les nouvelles théories qui se développent dans
le contexte de la philosophie des valeurs.
En droit, la notion de valeur se développe, sous l’influence de la
philosophie des valeurs, au vingtième siècle. C’est d’abord une notion qui relève
de la théorie4, puis qu’on retrouve dans la pratique juridique. Le droit
constitutionnel allemand utilise la notion de « valeur » essentiellement dans
deux hypothèses. Premièrement, en posant que l’ordre constitutionnel implique
une axiologie. Selon la Cour constitutionnelle fédérale, la notion de « dignité de
l’homme » est « la valeur suprême » de la Loi fondamentale5. La Loi
fondamentale contient des « décisions en termes de valeurs »6. La notion de
valeur renvoie ici à une axiologie, qui doit orienter l’interprétation. On peut dire
qu’on a affaire à un principe herméneutique. En même temps, le juge utilise la
notion de valeur pour reconnaître le pluralisme des valeurs. Par exemple, la
2
Le succès de la philosophie de Nietzsche illustre cette transformation. Voir surtout Friedrich Nietzsche,
Jenseits von Gut und Böse [Par-delà le bien et le mal, 1886] et Zur Genealogie der Moral [Généalogie de la
morale, 1887], Kröner, Stuttgart, 1976. L’ouvrage posthume, fortement contesté par les exégètes de Nietzsche,
Der Wille zur Macht [La volonté de puissance, 1906], Kröner, Stuttgart, 1980, comporte cet intérêt qu’il se
présente à travers son sous-titre comme une « tentative de renversement de toutes les valeurs ». Voir notamment,
p.420 et s.
3
La notion de « Weltanschauung » est utilisée par la jurisprudence sous le national-socialisme, de la même façon
que le droit contemporain se réfère aux « valeurs ». On peut parler d’une irruption de l’idéologie dans le droit,
d’une « idéologisation du droit ». Voir Hugues Rabault, L’interprétation des normes : l’objectivité de la méthode
herméneutique, L’Harmattan, Paris, 1997, p.229 et s.
4
Le problème du relativisme axiologique en droit est référée à deux figures de la théorie juridique, Hans Kelsen
(voir infra I B) et Gustav Radbruch. Les écrits de ce dernier sont les plus significatifs d’une intrusion soudaine
de l’axiologie dans le droit. Radbruch met en avant le fait que les conflits de valeurs au sein de la société
produisent des antinomies, des contradictions, dans le fonctionnement juridique. C’est ce qu’on peut appeler le
« paradoxe des valeurs ». Voir Erik Wolf, Grosse Rechtsdenker [Grands penseurs du droit], J. C. B. Mohr,
Tübingen, 1963, p.754 et s. Voir encore Gustav Radbruch, Einführung in die Rechtswissenschaft [Introduction à
la science du droit, dont la première édition remonte à 1910], Koehler, Stuttgart, 1964, p.41 : « Les [systèmes de
valeurs] se nécessitent les uns les autres, mais se contredisent en même temps, ce qui entraîne une contradiction
entre justice et sécurité juridique ».
5
Voir par exemple, Hans D. Jarass, Bodo Pieroth, Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland. Kommentar
[Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne. Commentaire], München, C. H. Beck, 2004, p.43.
6
Ibid., p.19.
2
liberté d’opinion couvre les « jugements de valeur »7. L’idée du pluralisme des
valeurs concerne la politique, la morale, la religion aussi bien que l’esthétique.
La notion de dignité de l’homme comme valeur objectivée dans la norme
juridique peut intervenir pour limiter le pluralisme des valeurs dérivant de la
liberté. L’appréciation du juge vient ici régler un conflit de valeurs
constitutionnelles8.
Le droit apparaît donc affecté par l’émergence d’une sémantique des
valeurs. Cependant, la notion de valeur n’est pas inhérente au droit. On voudrait
montrer ici que le droit a plutôt tendance à exclure l’idée de valeur et à n’y
recourir que pour ce qu’on peut désigner comme les « cas limite ». La notion de
valeur exprime des situations où l’on se trouve à la frontière entre droit et
politique. Les valeurs ne permettent pas le traitement juridique des cas du fait de
leur caractère vague et indéfinissable9. On ne se réfère en droit aux valeurs que
lorsqu’on ne peut pas décider sur la base de règles juridiques formelles 10.
On évoquera, en termes de théorie du droit, la relation entre les valeurs et
les écoles classiques de la théorie juridique (I) puis la théorisation du problème
des valeurs par les théories de la communication (II).
I. – Les théories juridiques classiques
On peut dire que la théorie du droit naturel s’enracine dans une tradition
qui précède largement l’apparition de la sémantique des valeurs (A). On peut
donc interpréter les théories positivistes du droit comme une réaction du droit à
l’apparition de la sémantique des valeurs (B).
A. Le jusnaturalisme : le droit comme émanation absolue de la Raison. –
On a pu parler de la notion de valeurs comme d’un « ersatz de droit naturel »11.
Le succès de la notion de valeurs en droit s’explique par le déclin de la théorie
du droit naturel. On a dit que le droit positif se réfère désormais à la notion de
valeurs. Or la question de la relation entre droit et valeurs est extrêmement
problématique lorsqu’elle est envisagée sous l’angle de la théorie juridique. Ce
phénomène n’est pas le propre du droit. La question de l’axiologie concerne
aussi bien le problème de la politique que celui du droit. Du point de vue de la
politique les choses sont assez simples, puisqu’on se trouve renvoyé à la
question classique de la relation entre éthique et politique. On sait que dans la
tradition politique on connaît en la matière différentes étapes. Si l’on se place du
point de vue de la philosophie scolastique médiévale, on dispose d’un univers
7
Ibid., p.192.
Voir ibid., p.235 et s., la jurisprudence en matière artistique, révélatrice de ce qu’on peut désigner comme la
collision des valeurs, esthétiques, morales, etc.
9
Voir, par exemple, Hans-Martin Pawlowski, Methodenlehre für Juristen. Theorie der Norm und des Gesetzes
[Méthodologie pour juristes. Théorie de la norme et de la loi], C. F. Müller, Heidelberg, 1991, p.381.
10
Ibid., p.383.
11
Ibid., p.378.
8
3
unifié, où cohabitent en pleine harmonie la théologie, l’éthique, le droit et la
politique. Le système de Thomas d’Aquin est la parfaite image de l’ordre unifié
du monde médiéval12. L’unité du monde médiéval est d’abord cosmologique.
C’est l’ordre d’une création issue d’un Dieu unique. C’est aussi l’ordre d’une
histoire régie par la providence et orientée vers le salut de l’homme. L’univers
constitue un ordre cohérent à tout point de vue, spatial, temporel, moral, etc.
Cette structure du monde se reflète dans la morale et dans le droit.
Dieu est la finalité de la vie humaine, dans le sens où les hommes
recherchent la vie éternelle, la béatitude, la félicité, etc.13 Tel est le fondement de
l’éthique. On peut distinguer le bien du mal, l’homme est doué du libre arbitre,
etc.14 De cela résulte la théorie des vertus, qui correspond à la capacité de
l’homme à s’orienter vers le bien15, etc. Le droit s’emboîte harmonieusement
dans ce système16. Le droit17 est un produit de la raison. Il a pour objectif la
satisfaction du bien commun, le bonheur au sein de la cité. C’est seulement dans
la mesure où le droit est établi par la raison qu’il a force de loi. Thomas d’Aquin
aboutit à la description d’un véritable système juridique, conforme tout à la fois
à la raison et à la téléologie divine. La communauté de l’univers dans son entier
est gouvernée par la raison divine. Le plan régissant le gouvernement cosmique
constitue du droit au plein sens du terme. Le droit divin, conçu de toute éternité,
droit éternel, régit les hommes et les choses. Ce droit est promulgué par le verbe
éternel et le livre de vie. Le droit naturel est subordonné au droit divin, et les
gentils, quoiqu’ils ne disposent pas du droit divin dûment promulgué, par le
droit naturel ont une connaissance du bien et du mal.
On voit par là que le droit correspond à l’ordre moral et éthique. Le droit
est un instrument de la téléologie divine. Il permet aux hommes s’orienter dans
la vie quotidienne. Le droit le plus aléatoire reste naturellement le droit humain.
Suivant en cela saint Augustin, Thomas d’Aquin distingue le droit éternel et le
droit temporel. Le droit humain relève de cette seconde catégorie. La possibilité
pour les hommes d’élaborer un droit réside dans la capacité de la raison humaine
de partager le plan divin, bien que d’une façon imparfaite. L’ordre juridique
humain s’emboîte ici encore dans l’harmonie de la création divine. L’optimisme
de Thomas d’Aquin le conduit à envisager la nature humaine comme
globalement positive. De même que, d’une façon générale, l’homme est orienté
positivement au plan moral, il tend à élaborer un droit adéquat à l’ordre
juridique divin, avec plus ou moins d’approximations. Naturellement, de même
que le mal existe dans l’univers, de même que l’homme peut chuter, des régimes
politiques tyranniques et impies peuvent surgir. Cela explique la fameuse théorie
12
Ici, on se réfère à Aquinas, Selected Philosophical Writings, Oxford University Press, 1993
Ibid., p.315 et s.
14
Ibid., p.342 et s.
15
Ibid., p.390 et s.
16
Ibid., p.409 et s.
17
Voir encore, Aquinas, Political Writings, Cambridge University Press, 2002, p.76-157.
13
4
du droit de résistance de Thomas d’Aquin18. Il existe une faculté raisonnable qui
se trouve au fondement même du droit et qui permet, d’une façon générale, de
percevoir en quoi le droit temporel viole les règles issues du droit divin. Le droit
de résistance chez Thomas d’Aquin correspond à un véritable contrôle de
constitutionnalité opéré par le peuple. Cette conception peut nous choquer car
elle nous semble signifier que tout un chacun peut sous cet angle juger que le
droit promulgué par les autorités est non conforme au droit divin. Mais il faut
réaliser que Thomas d’Aquin écrit à une époque où ne règne pas
l’individualisme d’aujourd’hui. Le droit de résistance est conçu comme exercé
par une communauté raisonnable.
Pourquoi se fonder ici sur Thomas d’Aquin ? Premièrement, parce qu’il
est un auteur canonique. Sa conception a été à partir du 14ème siècle reçue par
l’Eglise catholique, à une époque où celle-ci régnait sur toute la chrétienté. La
théorie thomiste représente l’état d’esprit ambiant en termes de théorie juridique
sous l’ancien régime. Elle a profondément imprégné, par exemple, l’idéologie
des monarchies absolues, des républiques urbaines, etc. Les historiens de la
philosophie du moyen âge auront tendance à insister sur les différences entre les
écoles de la scolastiques, entre les réalistes et les nominalistes, etc. Mais si l’on
se contente, comme cela vient d’être fait, d’une synthèse très rapide, on
s’aperçoit que la pensée de Thomas d’Aquin est représentative de l’état d’esprit
médiéval, au-delà des divergences entre les écoles. Enfin, si l’on se réfère aux
écoles ultérieures du droit naturel, on s’aperçoit qu’elles opèrent une
sécularisation et une rationalisation de l’esprit du thomisme19. Le droit divin
disparaît au profit du droit naturel. Mais l’idée d’un droit « suprapositif »,
rationnel, éternel, etc., demeure dérivée des conceptions thomistes. On peut dire
que les jusnaturalistes modernes recyclent des schémas qu’on trouve dans le
thomisme pour résoudre les problèmes de leur époque, c’est-à-dire pour
rationaliser le droit. Le rationalisme et l’optimisme des jusnaturalistes s’inscrit
dans la continuité de la tradition thomiste. Le rationalisme et l’universalisme de
la Déclaration de 1789 n’est pas non plus en rupture avec cette tradition. En
France, le thomisme restera influent dans la théorie juridique jusque dans les
années soixante-dix environ, avant d’être détrôné par le kelsénisme20.
B. Le juspositivisme : le droit comme pur fait. – Que peut-on déduire de
ce qui vient d’être dit concernant la question des valeurs ? Paradoxalement, le
jusnaturalisme sous sa forme théologique ou sécularisée ne pose pas la question
du droit sous l’angle des valeurs, mais sous celui de la justice et de la raison.
18
Ibid., p.72 et s.
Carl Joachim Friedrich, The Philosophy of Law in Historical Perspective, The University of Chicago Press,
1963, p.112, évoque cette immanence du thomisme et du néo-thomiste dans le développement de la théorie du
droit naturel au 17ème et au 18ème siècle.
20
Voir Michel Villey, Philosophie du droit II. Les moyens du droit, Dalloz, Paris, 1984, notamment, p.233. Il ne
faut pas oublier la grande tradition française du néo-thomisme, dont Villey fut un représentant parmi les juristes,
et qui connut un rayonnement international.
19
5
L’axiologie du jusnaturalisme, précisément parce qu’elle est universelle et
évidente, n’a pas besoin d’une proclamation particulière, d’une promulgation,
pour reprendre l’idée qu’on trouve chez Thomas d’Aquin. Chez les
jusnaturalistes modernes, comme par exemple chez Leibniz, le modèle du droit
consiste dans les mathématiques21. Le droit doit pouvoir être formalisé comme
une suite de déductions logiques, à partir d’axiomes. En somme, si le droit est
porteur de valeurs, il n’a pas besoin de proclamer une axiologie. Ainsi, la
Déclaration de 1789, héritière du jusnaturalisme, exprime l’absolu de la Raison.
On se trouve dans le registre de « l’auto-évidence », non pas dans un système de
valeurs particulier. La notion de valeurs, comme il a été vu plus haut, est la
conséquence, d’un éclatement du monde des valeurs. C’est aussi cette situation
qu’exprime le mouvement du juspositivisme. Ici, on peut se référer à un auteur
significatif, le juriste viennois Hans Kelsen.
Kelsen définit « le droit comme norme ». « Mais les normes juridiques ne
sont pas les seules normes qui règlent la conduite réciproque des hommes, c’està-dire les seules normes sociales » ; « On peut grouper l’ensemble des normes
sociales autres que juridiques sous la dénomination de morale, et l’on peut
nommer éthique la discipline qui entreprend de les connaître et de les
analyser. »22 Hans Kelsen insiste donc sur la distinction nette entre droit et
morale. Ce sont des « systèmes normatifs » qui ne sont pas seulement différents,
mais qui sont séparés. Kelsen rejette énergiquement les théories jusnaturalistes,
c’est-à-dire les théories qui font dériver le droit de la morale, qui font du droit un
sous-système dans un système plus large que constituerait l’éthique. Ici, Kelsen
assimile valeurs et morale. « [Dans une conception de type jusnaturaliste,] l’on
part alors d’une définition du droit qui fait de celui-ci une partie de la morale,
qui identifie droit et justice. »23 « Mais, du point de vue d’une connaissance
scientifique, on ne saurait admettre qu’il existe des valeurs absolues en général,
en particulier une valeur morale absolue, ces idées ne pouvant reposer que sur
une foi religieuse en l’autorité absolue et transcendante d’une divinité ; de ce
point de vue scientifique, il n’existe pas de morale absolue, [etc.] »24 C’est ce
qu’on appelle le « relativisme axiologique » de Hans Kelsen. Cela explique
l’ensemble du système positiviste qu’il met en place. Celui-ci repose sur la
négation des conceptions traditionnelles. Il n’y a pas de valeurs absolues. Donc
le droit ne peut être défini que comme un système de normes instituées par une
autorité et munie d’une sanction. Sur cette base, tout système juridique institué
21
Pour Leibniz, la place centrale des mathématiques pour penser les problèmes éthiques politiques et juridiques
est connue. L’idée d’une mathématisation du droit est au centre du jusnaturalisme moderne. Pour un exemple de
juriste, voir Johann Braun, Einführung in die Rechtsphilosophie. Der Gedanke des Rechts [Introduction à la
philosophie du droit. L’idée du droit], Mohr Siebeck, Tübingen, 2006, p.290 et s., concernant Christian Wolff
(1679-1754). Le projet de Wolff est la présentation systématique du droit sous la forme de déductions logiques.
Voir Christian Wolff, Institutiones iuris naturae et gentium [In quibus ex ipsa hominis natura continuo nexu
omnes obligationes et jura omnia deducuntur], Venetiis : apud N. Pezzana, 1761.
22
Hans Kelsen, Théorie pure du droit (TPD), Dalloz, Paris, 1962, p.79
23
TPD 86
24
TPD 87
6
de cette façon, qu’il soit le fait d’un Etat libéral ou non, démocratique ou non,
etc., dispose des qualités permettant de le définir comme un ordre juridique à
part entière.
On prend ici l’exemple de la théorie de Hans Kelsen parce qu’elle est
symptomatique de la question du rapport entre juspositivisme et axiologie. Chez
Hans Kelsen, la question de la relation entre droit et axiologie est centrale, mais
cela témoigne précisément du fait qu’on se trouve confronté à l’apparition de la
sémantique des valeurs. On peut supposer que c’est la sémantique des valeurs
qui introduit dans le droit un bouleversement qui se traduit par de nouvelles
théories. Pour les historiens de la théorie du droit, le premier positiviste fut un
juriste aujourd’hui connu des seuls théoriciens du droit, John Austin, auteur d’un
ouvrage intitulé The Province of Jurisprudence Determined [1832]25, dont la
théorie peut être résumée à travers l’idée que le droit s’analyse comme un
« commandement ». Jeremy Bentham avait mis l’accent sur la réforme du droit,
sur le rôle de la législation dans la mise en place d’un système juridique
moderne, en particulier dans le domaine du droit pénal. Dans cette filiation, la
législation, chez John Austin, cesse d’être un élément périphérique pour devenir
l’élément central du droit26. C’est par une série de raffinements successifs qu’on
aboutit au positivisme normativiste viennois. Cependant le positivisme connaît
diverses versions. On distingue par exemple le positivisme légal
(Gesetzespositivismus) de Kelsen d’autres formes de positivisme, comme le
positivisme sociologique, qui fait de la reconnaissance sociale le critère de la
validité du droit. Sous cet angle, Max Weber, juriste et sociologue, représente
par sa sociologie du droit, une variante du positivisme. A travers la
confrontation des diverses formes de positivismes juridiques 27, étatiste,
sociologique, psychologique ou autres, on constate un point commun, le
positivisme part du caractère non axiologique du droit.
II. – Les théories de la communication
Dans la seconde moitié du vingtième siècle, comme conséquence du
relativisme axiologique, on aboutit à l’idée que s’il n’y a plus de vérité on peut
s’entendre sur le fait que la société repose sur la communication. Les théories de
la communication ont alors l’ambition de donner un nouveau départ à l’éthique
(A) ou à la spéculation théorique (B).
A. Jürgen Habermas : la dimension procédurale du droit. – On pourrait
fort bien s’arrêter, en termes de théorie juridique, au positivisme juridique. Dans
25
John Austin, The Province of Jurisprudence Determined, Murray, London, 1861
Roger Cotterrell, The Politics of Jurisprudence. A Critical Introduction to Legal Philosophy, University of
Pennsylvania Press, Philadelphia, 1992, p.52 et s.
27
Voir Walter Ott, Der Rechtspositivismus. Kritische Würdigung auf der Grundlage eines juristischen
Pragmatismus [Le positivisme juridique. Apologie critique sur le fondement d’un pragmatisme juridique],
Duncker & Humblot, Berlin, 1992.
26
7
la théorie de Niklas Luhmann, sur laquelle on reviendra, le positivisme juridique
n’est pas une simple interprétation du droit, mais il exprime une autoréflexion
du droit. Le positivisme juridique ne constitue pas, contrairement aux
prétentions de Hans Kelsen, une théorie scientifique pure, mais il traduit une
évolution du droit comme système, que Luhmann appelle la « positivisation » du
droit, à savoir notamment le fait que le droit s’exprime de plus en plus sous la
forme de normes étatiques28. Cette « positivisation » du droit, Max Weber
l’analyse comme un effet de la rationalisation de la société 29. Un droit exprimant
une rationalisation croissante est nécessairement un droit qui rejette à sa
périphérie la question des valeurs. Le positivisme juridique sous ses différentes
formes exprime le fait que le droit est autonomisé par rapport aux systèmes de
valeurs. Les valeurs relèvent de la morale, de la religion, de l’esthétique, etc. Le
droit relève d’une autre logique, qu’on peut analyser en termes de légalité par
exemple (légal/illégal)30. Le juge qui applique la loi n’a pas besoin de se référer
aux valeurs. Le plus souvent, il se contente d’appliquer des normes.
Evidemment, cette nouvelle situation, que manifeste le positivisme de
Kelsen, comporte des inconvénients. L’ouvrage majeur de Jürgen Habermas en
termes de philosophie du droit exprime parfaitement ce problème à travers son
titre original : Faktizität und Geltung. Le droit est écartelé entre d’une part sa
Faktizität, à savoir une existence de fait, et la validité, c’est-à-dire la légitimité31.
L’existence de fait du droit renvoie au positivisme de Kelsen. On sait que pour
Kelsen les normes juridiques doivent leur valeur juridique au fait qu’elles sont
édictées par une autorité habilitée et qu’elles sont munies d’une sanction.
Naturellement, cela ne fait pas leur légitimité au plan moral. Pour Kelsen, le
droit nazi est un droit comme un autre, il a valeur de droit dans le contexte de
l’Etat nazi. Pour Habermas, cela pose un problème et il recherche dans « l’Etat
de droit démocratique » le supplément d’âme qui permet de conférer au droit
une légitimité éthique32.
Pour comprendre ce dont il s’agit, il faut remonter plus loin dans le
parcours de Habermas. Les questions que se pose Habermas sont d’abord
épistémologiques, avant d’être éthiques. La question est de savoir dans quelle
mesure la connaissance est possible, en particulier au plan éthique. Si l’on ne
répond pas à cette question, le relativisme axiologique l’emporte, en vertu de la
fameuse formule de Nietzsche selon laquelle si rien n’est vrai alors tout est
permis. En somme, c’est aux questions posées par ce qui a été analysé plus haut
28
Niklas Luhmann, Rechtssoziologie [Sociologie du droit, 1983] (RS), Westdeutscher Verlag, Opladen, 1987,
p.190 et s. ; 207 et s.
29
Jürgen Habermas, Faktizität und Geltung. Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen
Rechtsstaats (FG), Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1994, p.542 et s., sur la conception chez Max Weber de la
rationalité juridique. Habermas critique l’idée d’une rationalité juridique neutre au plan axiologique. Weber,
selon Habermas, est fonctionnaliste, ancêtre à ce titre de Luhmann, p.548 ; 576 et s.
30
Niklas Luhmann, Das Recht der Gesellschaft [Le droit de la société, 1993] (RG), Suhrkamp, Frankfurt am
Main, 1995, p.165 et s.
31
FG 109 et s.
32
FG 166 et s.
8
comme l’émergence d’une sémantique des valeurs que Habermas veut répondre.
Pour styliser les choses, on peut donner deux grandes formes du relativisme
axiologique. Pour le marxisme, les classes sociales antagonistes ne partagent ni
les mêmes valeurs, ni mêmes intérêts. Les classes sociales sont irréconciliables.
Pour Nietzsche, les valeurs peuvent être inversées, les faibles et les forts n’ont
pas les mêmes valeurs. La question de l’axiologie naît de la cohabitation des
systèmes de valeurs différents, cohérents et incompatibles.
Le problème est exposé dans l’ouvrage intitulé Connaissance et intérêts.
Comment une connaissance, un savoir commun, sont-ils possibles alors que les
intérêts sont divergents33 ? La réponse formulée par Habermas est contenue dans
le concept d’éthique de la discussion34. On a affaire ici non à une ontologie, à
une sémantique de l’être ou de la vérité, mais à une méthodologie consistant en
une théorie de la communication. Nous ne savons plus aujourd’hui ce qui est
vrai, juste, beau, etc. Cela résulte, on l’a dit plus haut, de l’émergence d’une
sémantique des valeurs ou d’une sémantique des intérêts divergents. En
revanche, il demeure un fait indéniable, c’est qu’il y a de la communication
entre les hommes. Ce fait de communication permet de théoriser la façon dont
on communique, de formuler une Théorie de l’agir communicationnel35, et de
proposer une méthode : l’éthique de la discussion, à savoir une éthique qui n’est
pas dogmatique mais méthodologique. Cette méthode, il faut insister sur ce
point, est procédurale. C’est à travers la discussion que les intérêts et les valeurs
peuvent converger vers un consensus. Mais il convient de souligner que l’enjeu
premier porte sur le problème de la connaissance.
Quel rapport avec le droit ? Dans Faktizität und Geltung, Habermas
découvre, et cela à la suite de discussions avec les juristes, que sa théorie est en
parfait accord avec « l’Etat de droit démocratique ». Pour résumer les choses en
un mot, le droit de l’Etat de droit démocratique est un système complexe de
procédures de discussions36. Ainsi l’élaboration de la loi repose-t-elle sur la
discussion démocratique, de même que les procédures électorales, de même
encore que le procès37, qui organise la discussion entre les parties, puis la
délibération entre les juges, et qui suppose ainsi une discussion, etc. On peut
appliquer l’analyse au droit international, à l’Europe, à la communauté globale
des Etats, à travers les organes où s’effectue la discussion, etc. Mais en
définitive, pour revenir au sujet qui nous occupe, ce qui intéresse Habermas, ce
n’est pas le droit comme système de valeurs, mais le droit comme système de
procédures. Si Habermas met en avant la fonction éthique du droit, il ne présente
33
Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt [Erkenntnis und Interesse, 1968], Gallimard, Paris, 1991, p.321322 : « Nietzsche a vu la connexion de la connaissance et de l’intérêt, mais il l’a en même temps psychologisée
et par là il en a fait le fondement d’une dissolution métacritique de la connaissance en général. Entreprise par
Hegel, poursuivie par Marx, l’autosuppression de la théorie de la connaissance a été menée à son terme par
Nietzsche comme autodéni de la réflexion. »
34
Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion [Erläuterungen zur Diskursethik, 1991], Cerf, Paris, 1992.
35
Jurgen Habermas, Theorie des kommunikativen Handelns, 2 volumes, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1981.
36
FG 166 et s.
37
FG 238 et s.
9
pas le droit comme un système de valeurs, mais bien, répétons-le comme un
système de procédures.
De fait, si le droit était un système de valeurs, il serait tout aussi relatif
que tout autre système de valeurs, et en ce sens contestable. Ce qui fait
l’originalité et l’efficacité du droit, c’est avant tout un système de procédures,
qui implique une efficacité pratique, cognitive au plan éthique. Pour Habermas,
il faut distinguer nettement normes et valeurs38. Les normes et les valeurs jouent
des rôles différents en termes de logique d’argumentation39. Mais le droit ne
saurait être réduit à l’idée d’un système de valeurs, pas plus qu’à un système de
normes. Valeurs et normes ne se comprennent que dans le cadre plus large d’une
théorie de l’éthique de la discussion fondée sur la procédure40. En effet, c’est
précisément la procédure qui permet de remédier au relativisme des valeurs en
dégageant un horizon d’intérêts convergents, par-delà la diversité des systèmes
de valeurs.
B. Niklas Luhmann : fonction des valeurs dans le droit. – On peut résumer
les choses de la façon suivante. Les juspositivistes ont mis l’accent sur la
dimension non axiologique du droit. Fait de volonté, système de rationalisation,
le droit tend à exclure le traitement des cas en termes de choix axiologique.
Pourquoi ? Parce que la société moderne fait une place particulière aux conflits
de valeurs. La société pluraliste repose non sur des valeurs communes, mais sur
des valeurs divergentes. Seul le totalitarisme pourrait avoir l’ambition de fonder
la société sur un système parfaitement harmonieux de valeurs. Dans la société
libérale, on peut aimer ou rejeter l’art moderne, car il n’y a pas d’art officiel. En
France, la plupart des gens sont républicains, mais on dispose du droit d’être
monarchiste. La force de la démocratie est qu’elle permet aux antidémocrates de
s’exprimer. Par conséquent, on peut considérer que certaines valeurs sont
dominantes, comme la république, la tolérance, la démocratie, etc., mais on ne
peut pas dire que ces valeurs sont absolument communes. En cas de conflit, au
sein de la société, on ne peut traiter les problèmes en se référant à des valeurs.
En revanche, on peut se référer à la loi. Par exemple, si le juge condamne un
éditeur de publication négationniste, il ne le fait pas par application de valeurs,
mais par application de la loi, quelles que soient ses positions personnelles.
Le droit en tant que tel est donc largement autonome vis-à-vis de
l’axiologie. Ce fait est admis par les positivistes aussi bien que par Habermas.
Habermas critique chez Luhmann son exagération lorsqu’il traite de l’autonomie
du droit. Pour Habermas, le droit n’est pas une axiologie, mais il n’en revêt pas
moins une fonction éthique, à travers ses procédures41. Pour Luhmann en
revanche, le droit est parfaitement différencié non seulement de la morale, mais
38
FG 309 et s.
FG 313.
40
FG 551 : « Pour les systèmes juridiques modernes en général, le concept de procédure juridiquement
institutionnalisée est central. »
41
FG 576 et s.
39
10
aussi de la politique. Le droit est un système « opérativement » clos42. En tant
que sociologie, la théorie de Luhmann pose la question du rôle social des
valeurs43. Les valeurs44 symbolisent des préférences dans la société, à savoir des
préférences sous-entendues comme valables pour tout un chacun. (On ne peut
être hostile par principe à la solidarité, à la liberté, etc., on peut l’être seulement
par provocation.) Elles symbolisent, en d’autres termes, ce que Luhmann
nomme le « superindubitable ». Les valeurs renvoient, répétons-le, à des
préférences, à des appréciations, etc. Luhmann dit que les valeurs sont des
symbolisations paradoxales, dans la mesure où ce qui caractérise les valeurs est
qu’on peut certes décider de valeurs, on peut choisir entre les valeurs, on peut
opter pour un système de valeurs (solidarité ou liberté ?), etc., mais en revanche
on ne peut traiter du fondement des valeurs. Le choix entre solidarité ou liberté,
par exemple, ne peut être fondé de façon absolue. Par ailleurs, les valeurs
fondent une distinction, une opposition valeur/non valeur (solidarité/égoïsme).
Elles impliquent un versant positif et un versant négatif.
A quoi servent les valeurs ? Pour Luhmann, la société engendre des
valeurs. Il ne faut pas voir les valeurs comme des choix individuels. De même
qu’on ne choisit pas la société dans laquelle on vit, on ne choisit pas les valeurs
qui existent au sein de la société. En revanche, on choisit de privilégier telle ou
telle valeur, on peut contester les valeurs, en changer45. C’est en ce sens que
l’axiologie, à savoir la science des valeurs, ne peut en soi traiter les problèmes
concrets. Et de même, le système juridique peut opérer un tel choix entre des
valeurs. On peut même dire que le fait de traiter des conflits de valeurs est une
fonction inhérente au droit. Sous cet angle, les valeurs relèvent de deux types de
fonctions, une fonction cognitive et une fonction pragmatique. Les valeurs
constituent un « matériel » permettant l’observation (qu’est-ce qui est bien,
qu’est-ce qui est mal ?) et l’action (de quel côté orienter l’action ?). Cependant,
les valeurs ne constituent pas un fondement réel, mais un fondement
sémantique. Ce n’est pas parce qu’on choisit la solidarité plutôt que la liberté
qu’on donne un fondement objectif à un choix pratique. Pour Luhmann, les
valeurs, en quelque sorte, réduisent la complexité de la situation et permettent le
choix et donc l’action. Les valeurs font de la sorte office de « stop » en termes
de réflexion. Les valeurs ne fondent pas véritablement l’action, mais elles
permettent de renoncer à la recherche d’un fondement de la décision. Une fois
42
RG 38 et s.
Pour une synthèse sur la notion de valeurs dans la théorie de Niklas Luhmann, voir Detlef Krause, LuhmannLexikon [Luhmann-Dictionnaire], Lucius & Lucius, Stuttgart, 2001, p.232-233 ; Claudio Baraldi, Giancarlo
Corsi, Elena Esposito, Glossar zu Niklas Luhmanns Theorie sozialer Systeme [Glossaire de la théorie des
systèmes sociaux de Niklas Luhmann], Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1999, p.207-209.
44
Niklas Luhmann, Die Gesellschaft der Gesellschaft [La société de la société, 1997], Suhrkamp, Frankfurt am
Main, 1998, p.340 et s. ; 797 et s. Du même auteur, voir Die Politik der Gesellschaft [La politique de la société],
Suhrkamp, Frankfurt am Main, 2000, p.178 et s.; 359 et s.
45
RS 90. On peut toujours s’opposer aux valeurs, même les plus communes, se positionner contre la république,
par monarchisme ou anarchisme, considérer, comme Cioran dans ses écrits de jeunesse, que le fanatisme est une
vertu et la tolérance un signe de dégénérescence des civilisations, etc.
43
11
qu’on se fonde sur une valeur, on n’a plus à rechercher de légitimité
supplémentaire.
On peut considérer, en se plaçant du point de vue de la société dans son
ensemble, que le droit garantit des valeurs. Mais en pratique, si le droit garantit
des valeurs, c’est le plus souvent sans références à des valeurs. La décision
juridique, en général, s’analyse non en termes de valeurs, mais de légalité46. La
décision juridique, par exemple, ne reposera pas sur le choix solidarité/égoïsme,
mais sur la distinction légal/illégal. Le juge, mais aussi l’administration, le
justiciable, etc., dans le contexte du droit, optera en fonction, précisément, de la
distinction légal/illégal. La légalité n’est pas une valeur, même si la loi est
porteuse de valeurs : appliquer la loi implique de ne pas préjuger des valeurs
garanties par la loi. En effet, le choix en termes de valeurs est plus complexe que
le choix en termes de légalité. Dans le monde des valeurs, nous sommes
confrontés non à un choix, mais à une multitude de choix : solidarité ; liberté ;
égalité ; fraternité ; etc. Ainsi, pour la question du droit au logement, le
législateur peut privilégier soit la solidarité (réquisitions), soit la liberté (donc la
propriété). Un choix en termes de valeurs fonde donc l’option du législateur. En
revanche, en principe, le juge, quant à lui, dans la plupart des cas, doit appliquer
la loi sans référence aux valeurs. Pour comprendre cela, on dispose d’un adage,
« Dura lex, sed lex ! », qui signifie précisément que le juge ne se pose pas la
question des valeurs ou des conséquences morales, etc. Il se contente
d’appliquer la loi. C’est là une réduction radicale de la complexité des
problèmes sociaux.
Ainsi, chez Luhmann comme chez Habermas, le traitement juridique des
situations distingue nettement normes et valeurs, et privilégie les normes sur les
valeurs. Les valeurs en elles-mêmes ne permettent pas le traitement des cas, car
elles sont trop abstraites, elles ne représentent que des préférences en termes
d’action47. Pour Luhmann, le droit privilégie ce qu’il appelle des programmes48,
qu’il distingue des valeurs49, conditionnels50 ou finalistes51. D’une façon
générale, les programmes correspondent à un « schéma quand/alors » auquel
doit se conformer l’action52. Les programmes conditionnels correspondent au
système de subsomption. « A la situation de type a s’applique la règle x. » Les
programmes finalistes, comme les règles d’interprétation, permettent de traiter
des difficultés rencontrées dans l’application des programmes conditionnels.
46
RG 165 et s.
RS 88. Les valeurs sont consensuelles et en même temps contradictoires. Elles n’ont pas de conséquences
clairement définies.
48
RS 87 et s.
49
RS 88 : « Contrairement au domaine des programmes, la sphère des valeurs est d’une complexité très
indéterminée dans ses relations avec les comportements autorisés, implique des chances élevés de consensus,
mais de ce fait est peu susceptible de changement, et induit une abondance de contradictions pratiques – autant
de témoignages que les valeurs remplissent une autre fonction que les programmes. »
50
RG 195 et s.
51
RG 198 et s.
52
RS 88.
47
12
Ainsi l’interprétation systématique correspond-elle à l’application d’un
programme finaliste (par exemple, « unité de la constitution », en Allemagne).
La théorie du droit comme système de programmes est aujourd’hui assez
largement reçue en Allemagne. Il faut donc nettement distinguer programmes et
valeurs : le droit est principalement constitué par ces programmes et
l’institutionnalisation des valeurs relève d’une fonction d’interprétation du
droit53 ou encore intègre la dimension politique au droit dans la mesure ou la
sémantique politique est plus accueillante que le droit en termes de valeurs.
Conclusion. – Quelles leçons peut-on tirer de ce qui précède ? Du point
de vue de la théorie juridique, la référence aux valeurs dans le droit positif
inspire quelque perplexité. Les différents courants de la pensée juridique
montrent que si le droit peut être mis au service d’une axiologie, dans son
fonctionnement il écarte l’axiologie. Dans la tradition jusnaturaliste, le droit est
une émanation de la Raison. Dans sa forme idéale, le droit n’est alors pas plus
l’expression d’un choix axiologique, que les mathématiques ou que les lois de la
physique. Dans la vision positiviste, le droit est neutre au plan axiologique. Pour
le positivisme étatiste, le droit est un simple instrument de l’autorité étatique,
quelles que soient les valeurs de celui-ci. Les théories de la communication ont
cet intérêt qu’elles proposent une autre analyse de la fonction des valeurs dans le
système juridique. Toutefois, elles mettent en avant l’idée que les valeurs
doivent être distinguées des normes juridiques au sens strict. Les valeurs
relèvent, par exemple, de la dimension argumentative du droit. Elles jouent un
rôle interprétatif. On peut poser l’hypothèse que lorsqu’on utilise l’argument des
valeurs en droit, c’est précisément qu’on ne dispose plus d’un fondement
juridique précis. En d’autres termes, les valeurs surgissent à la frontière entre le
droit et la politique. Ce n’est donc pas un hasard si les valeurs jouent un rôle
particulier dans les sous-systèmes du droit qui opèrent ce que Luhmann appelle
le couplage entre la politique et le droit. C’est le cas du droit constitutionnel. En
droit constitutionnel on trouve souvent des proclamations emphatiques et de peu
d’effet juridique. Il s’agit de normes programmatiques, semblables aux
programmes des partis politiques, plutôt que de normes juridiques au sens strict.
Lorsque le juge constitutionnel se réfère aux valeurs, on a vu plus haut que c’est
parce qu’il se trouve dans une situation d’indétermination telle qu’il doit opérer
des arbitrages délicats. C’est là qu’on dira que le juge ne se contente plus d’agir
en juriste, mais qu’il fait de la politique.
53
RS 89.
13
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