Extrait

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Du mot au concept
valeur
Envoi
Il est fait grand usage, dans le verbe contemporain – qu’il soit politique, économique, social, éducatif, juridique, sportif, religieux, technique et scientifique – du
mot valeur. L’invocation de « valeur », plus souvent pour en déplorer l’abaissement que pour en célébrer l’empreinte positive, intéresse une très grande variété
de domaines. Reste à savoir si l’usage du mot valeur réfléchit sa polysémie ou si
la plus grande diversité de contextes peut se subsumer sous une acception unique
de ce même mot. Sans trop la solliciter, cette alternative désigne toutefois les deux
polarités entre lesquelles oscille le sens de valeur : le relativisme et l’universalisme
qui, à l’image de bien des opposés, trouvent toujours à se renforcer ­réciproquement.
Aujourd’hui, en nos contrées, le relativisme semble s’imposer dans le discours
moral courant. Ce n’est pas pour rien que le mot valeur prend si aisément le
pluriel pour distinguer les régimes politiques, les activités et les conduites
humaines. Pour s’en tenir aux seuls jugements, sous la forclusion du « nous
n’avons pas les mêmes valeurs », l’universel le cède aux particularismes en sorte
que, faute d’un examen scrupuleux des contenus, le constat d’indiscutables différences pousse à la sous-estimation, au dédain, au désintérêt ou, ce qui finalement
revient au même, incite à un culte de l’altérité, trop claironné pour être sincère.
Souvent, les conflits entre ces deux genres de valeurs – les abstraites universelles
et les concrètes particulières – dont parlait Camus, se concluent par de faciles
accommodements. Qu’importent les enjeux, chacun finit par dégoter dans son
trousseau moral quelques bonnes raisons de hisser l’indifférence à ses prochains
– la clôture du chacun chez soi – au rang de sage et prudente protection de valeurs
présumées menacées, le plus souvent en ignorant d’où elles procèdent, de quoi
elles sont faites et surtout, à quoi elles engagent.
Pareilles bonnes raisons restent étrangères à cette antique acception de valeur qui,
chez l’humain se partage entre l’audace, le mérite et le courage. Parler d’un homme,
d’une femme de valeur, dire d’une personne qu’elle a de la valeur, revient à en
distinguer le caractère, les dispositions physiques et cognitives et à célébrer son
« génie propre » selon la formule de Lavelle. Qu’en est-il aujourd’hui ? Qui peut
encore croire que toutes les machineries de l’évaluation qui s’installent partout
aient pour seul objet la mise en valeur du génie propre ? Précisément, lorsque le
management des compétences s’allie à la quête obstinée de productivité qui semble
le propre des sociétés postmodernes, gestionnaires et contrôlées, la valeur s’absorbe dans une évaluation comparative stimulant une mimésis envieuse et
agonique (Girard) dont diverses doctrines nous assurent qu’elle constitue le
moteur de la dynamique sociale dans la Cité, à l’école comme dans la vie ­laborieuse.
L’extension de l’évaluation-gestion à toutes les sphères du politique favorise le
pullulement de consultants et d’experts, bref le déploiement d’un nouveau clergé
en charge d’indiquer le meilleur dans des interventions supposées motivantes,
voire dans des sermons élaborés à partir d’un lexique spécialisé, lequel déborde
de termes « incontournables » parmi lesquels on va croiser : « concept » (en un
sens galvaudé), « gouvernance », « complexe », « flexible », « réactif », « performant », jusqu’à « éthique » (en substitut fautif de morale). Ce lexique, pour peu
qu’il prenne sa part dans la glorification de quelques « miracles économiques » et
intègre ces formules jargonnantes où domine un anglais dit de spécialité, participe du prononcé du mystère, comme il en allait du latin pour l’humble chrétien
d’avant Vatican 2. Mais l’impact de cette novlangue reste aisément repérable et ne
manque jamais de ranimer l’esprit de Molière devant la docte fatuité.
L’affaire devient plus sérieuse lorsque l’appétit contemporain de l’évaluation
porte le procédé calculatoire à asservir l’interprétation aux seuls critères formels
de cohérence. L’esprit de magie, excité par l’apparat sémiotique propre aux techniques modernes de communication, suffit alors à conférer aux valeurs numériques une valeur indue d’explication. S’agit-il d’un avatar du « gestionnisme »
qui, du chiffre, fait sa « nouvelle référence souveraine » comme le proclame
Legendre ? Il s’agit d’abord d’une vieille question de rationalité scientifique ou
comment tirer d’un calcul sur une échelle appropriée à la nature des données, un
jugement de valeur propre à orienter « concrètement » l’action ? En amont des
prescriptions, encore faut-il s’assurer que les critères de validité des traitements
soient bien identifiés et respectés.
En effet, les résultats restent bien contingents et, pour tout dire, rationnellement
injustifiés si l’on omet de les référer simultanément à la théorie qui pilote chacun
des formalismes (algébriques, probabilistes, logiques ou autres) et au système
d’idées d’où émane le contenu conceptuel des jugements. Mais, bien que cette
démarche participe de la construction de variables, on ne saurait se satisfaire de
la superposition de deux ensembles théoriques incommensurables. Comment
associer le beau, le bien, le devoir, autrement dit des valeurs, à des calculs logiques
ou à des calculs probabilistes, sans en dégrader l’ontologie ? Le calcul peut-il estimer la manière dont se répartissent, dans l’incorporation des valeurs, les
conduites individuelles délibératives et celles mécaniquement adhésives ?
L’enquête, comme on pouvait le prévoir, va alors s’ancrer dans l’examen du
rapport entre validité (Geltung) et valeur (Wert) ; examen déjà conduit par Lotze
et repris par les néokantiens jusqu’à Habermas. En peu de mots, il s’agit de considérer la relation d’une épistémologie à une axiologie qui confirme le primat de la
raison pratique conduisant, conjointement, à une critique de la morale et à l’affirmation de ce qui « vaut » en tant que savoir non empirique, hors toute considération de temps. Un tel schéma, s’il doit se garder du naturalisme, doit aussi se
garder d’un ciel exclusivement peuplé de notions éthiques abstraites.
L’émergence du droit positif (Kelsen) répond à cette double menace en fixant la
norme au fondement du droit et en laissant les valeurs (dont la justice) du côté de
la morale. Sans sous-estimer les critiques (dont celle de Hayek) relatives à la
coupure entre le juste (valeur incertaine) et le légal (fondé sur la norme), la façon
dont Kelsen, en forme de développement logique de cette distinction, relève la
présence du droit dans le régime nazi, ne manque pas de mettre en question le
poids de la référence morale dans le jugement politique, en l’occurrence dans la
condamnation d’un régime monstrueux. La question du retrait des valeurs
morales n’est pas insignifiante : il suffit, pour s’en rendre compte, de remonter à
la Constitution de la RFA ou à la présence, dans la France actuelle, de règles et de
dispositifs légaux issus du régime de Vichy. On peut poursuivre dans cette voie,
d’une part en confrontant les conceptions du droit, de l’État et de la morale de
Kelsen avec celle d’Arendt et de Schmitt et, d’autre part, en s’interrogeant sur la
fondation du droit international contemporain. Comment instaurer un « devoir
être » (Sollen) planétaire à partir des valeurs qui, opportunément, deviendraient
universelles, si l’on considère que l’État de droit repose sur une norme fondamentale ? Certainement, en osant poser le cadre mondial comme restrictif sur le plan
des valeurs, en l’assurant du primat d’un principe d’imputation non axiologique
et, cela va de soi, non-naturaliste, pour orienter les procédures de sanction. On
comprend mieux la difficulté à instaurer ce droit positif et l’implicite anti-humanitaire qu’il véhicule.
Effaçant la distinction entre les valeurs et les normes par assimilation du contenu
au processus, le règne de la procédure a succédé à celui de l’impératif universel.
La norme se présente comme une règle indiquant les comportements appropriés
et partagés sur le plan des usages ; elle régit la conduite des individus en société
pris entre prescription et proscription. Mais si la norme se situe au principe de la
loi et de l’appareillage qui s’assure de la conformité des comportements à son
endroit, ne reste-t-il à la valeur que les seuls critères du désirable, ajustés aux fins
de l’action ? La question est loin d’être tranchée, pour deux raisons bien observables dans les régimes contemporains. En premier lieu, la présence des
­procédures au cœur d’un régime démocratique ne le préserve pas d’actes individuels contraires à l’intérêt général, confirmant ainsi Aristote qui voyait en la
démocratie une perversion de la république. En second lieu, quand la table de la
loi finit par le céder à la table des négociations, quand le moindre événement de
la vie collective a pour seule réponse la production d’une loi spécifique, qui s’inscrit dans une série sans fin, situer la valeur comme source ou comme fin de tels
procédés participe d’une mystification.
Pour susciter acquiescement et engagement, suffit-il alors de tenir la norme du
« ce qui doit être » pour une valeur objective ayant son prix sous la forme d’une
durée et d’une intensité de travail, d’étude, d’effort, de persévérance, de sacrifice ?
Peut-on parler d’une hybridation norme-valeur comme produit d’une opération
de légitimation par les procédures ? Si la force des prescriptions résulte de la
conversion du concept de valeur en celui de norme dont il se distinguait auparavant, cette conversion, précédée de nombreux déplacements entre les domaines
logiques, mathématiques, philosophiques ainsi qu’au sein des disciplines anthroposociales, atteste une plasticité que la tradition partage, de rapide façon, entre
subjectivité et objectivité.
Alors que la subjectivité associe les jugements moraux aux sentiments, aux représentations et au désir, l’objectivité vise la satisfaction d’une fin précise à l’exemple
de la « valeur documentaire », de la « valeur démonstrative », ou de la « valeur
dénotative », pouvant être affectées à toutes sortes de produits de l’art, de la
science, de la langue. Mais cette conception fonctionnaliste et objective de la
valeur n’est sans doute pas si loin du paradigme naturaliste qui confond questions
de fait et questions de morale. Une autre voie serait de considérer, avec Hare, la
sous-classe des constats fonctionnels. Ici encore, la question n’est pas que d’école :
on retrouve encore le vaste problème des normes, de leurs variations (règles de
l’immutabilité, crises et renouvellement) et aussi celui du rapport du sujet à cellesci (soumission et clairvoyance). Avec son système de buts, l’analyse fonctionnelle
indique comment l’objet ou la situation fonctionnent, normalement ou non, au
regard du résultat attendu. De fait, elle réinstalle la technique dans la problématique de la valeur, en particulier dans le champ du rapport de l’invention à l’innovation. Il reste que les énoncés fonctionnels réinstallent le langage dans une
relation aux valeurs qui revêtira une grande portée dans un cadre anglais qui
inaugure, avec Hume, la réfutation du passage des faits aux normes.
Ce qui « doit-être » n’a rien à voir avec le monde naturel selon Moore. Pour lui
l’erreur naturaliste (naturalistic fallacy) s’incarne dans l’éthique évolutionniste de
Spencer (hédonisme plus évolution) qui connaît de nos jours une sorte de
­renaissance (à travers l’animalisme par exemple). Mais une autre raison détache
l’éthique du « sophisme naturaliste » : elle concerne, à propos du bien, la sémantique, donc la cognition. Le prédicat « bien » reste pour Moore indéterminable
selon d’autres prédicats que lui-même. Il est inanalysable comme « jaune ». Il est
le bien et seules les conséquences en révèlent la valeur. Il possède donc une valeur
intrinsèque, dont on prend connaissance dans l’ostension des conséquences. Une
telle conception conséquentialiste de la valeur s’écarte aussi bien du naturalisme
que de tout psychologisme.
Enfin, dès son apparition dans le discours philosophique, le mot valeur a été
associé à la notion d’utilité par Adam Smith, même si cet auteur, en poursuivant
dans la voie déjà ancienne de la recherche d’une théorie objective de la valeur, n’a
pas conduit l’association jusqu’à son terme. Les considérables travaux et débats
que « l’économie politique » a consacrés à la question de la valeur suscitent de
multiples questions parmi lesquelles on retiendra les suivantes : faut-il imputer à
la généralisation de l’argent en tant qu’équivalent universel, comme le propose
Georg Simmel, la transformation de la perception des valeurs ? La valeur, pour un
individu, est-elle attachée aux propriétés de l’objet ou résulte-t-elle, à l’inverse, de
la comparaison qu’il opère entre l’utilité d’un objet (le désir que celui-ci crée) et
celle d’un autre objet ? Même si des variables relatives aux attitudes, aux processus
subjectifs de jugement, de choix et de préférence interviennent alors, force est de
constater que, jusqu’au marginalisme, la théorie économique a privilégié la
première formulation, faisant de la valeur un attribut ou une propriété de l’objet.
Est-il possible enfin, comme semblent l’indiquer certaines recherches actuelles,
de se dispenser de toute théorie de la valeur ?
Si l’idée a longtemps précédé le mot (et d’abord comment ne pas penser à
Platon ?), c’est seulement depuis le xixe siècle que la valeur possède sa « science »,
l’axiologie. Toutefois, une telle consécration reste très discutée et, refusant à
l’axiologie la qualité de nomothétique, d’aucuns la récusent comme science. Or,
d’une part, le triptyque « expliquer, comprendre, interpréter » se saisit de la valeur
comme d’un concept opératoire pour une science de la culture (Rickert) et,
d’autre part, la place du sens dans la détermination de la valeur confère à quelques
sciences comme les linguistiques, les logiques et les mathématiques, un rôle non
négligeable dans l’avènement d’une possible théorie des valeurs. La prétention de
ces disciplines à parler rationnellement de valeur en respectant l’impérieuse
Wertfreiheit de Weber s’avère parfaitement recevable. Il n’en va pas de même de
quelques autres disciplines majeures dont l’histoire, la sociologie, la psychologie
pour lesquelles la notion de neutralité axiologique a dû être réaménagée et fait
encore problème.
Longtemps dans l’éducation morale, le haut fait, le sacrifice ou l’œuvre du héros,
du saint, des grandes figures de la science et des arts ont introduit à l’instruction
morale de la jeunesse. De tels exordes ont disparu. Le procédé a subi deux
t­ ransformations liées : d’une part, une substitution d’archétypes ; d’autre part, une
indistinction de la relation au temps. Désormais, ce sont les objets bien calculés
de l’économie libidinale, des industries et des technologies du fétichisme, les stars
contemporaines du sport, du chant, du cinéma, des séries télévisées etc. qui font
l’objet d’une adoration-adulation. L’idolâtrie, peu coûteuse sur un plan cognitif,
ne consomme que de l’égocentrisme (qui n’est pas un individualisme), cette
épiphanie d’un narcissisme primordial devenu pathologique d’avoir à exister au
sein des entrelacs communautaires (connectés) qu’un système pervers entretient
tout en excitant la valeur de l’exception. Enfin, les vieilles célébrations étaient
inaugurales ; elles indiquaient une voie qui plongeait dans l’histoire et s’ouvrait à
une eschatologie. Elles ont fait place à une adulation sans passé et sans horizon, à
des valeurs coupées des fins, propices au scepticisme, mais aussi aptes à générer
l’anomie, pour reprendre la crainte de Durkheim.
Au regard des questions difficiles et nombreuses qui surgissent dès l’énoncé du
mot valeur, le débat qui doit s’engager et se poursuivre bien au-delà du séminaire
répond à une nécessité politique, celle d’interpeller les tièdes consensus de
l’époque, le pragmatisme relativiste, les bons sentiments et l’action humanitaire
qui tiennent lieu d’action politique et de morale. À leur encontre, comment ne
pas évoquer une « tyrannie des valeurs » (Carl Schmitt) ? Tyrannie douce peutêtre, mais tyrannie ! Pourtant, au regard de toutes ces prétendues valeurs au nom
desquelles s’engagent si communément le bien-penser et le bien-agir contemporains, il n’est que temps de reprendre l’âpre labeur de l’étude, ne serait-ce que
pour ne plus avoir à seulement proclamer, devant les maîtres et les parents exténués, devant les victimes des désordres économiques, l’urgente nécessité d’une
nouvelle grille de valeurs dont Nietzche promettait l’avènement.
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