Stuctures Pirandelliennes Dans Le Théâtre Français 1920-1950, Halina Sawecka, Wydawnictwo UMCS, Lublin 2017 Introduction Écrire en 2016 sur Pirandello et s’interroger sur les chances de survie de son théâtre tient de la gageure. On a déjà tant publié sur cet auteur particulièrement en vogue dans la première moitié du XXe siècle que vouloir ajouter à cette liste une étude supplémentaire pourrait sembler présomptueux. Il suffit toutefois de consulter quelques documents de l’époque qui nous intéresse pour s’apercevoir que la dette contractée par les dramaturges français en regard des œuvres de l’auteur sicilien en saurait être mise en doute et demande que l’on s’y penche plus attentivement. À titre d’exemple : Je tiens Pirandello pour l’un des plus grands écrivains de notre temps, l’un de ceux qui, avec Bergson, avec Freud, avec Proust, ont le plus contribué à former la conception de l’homme moderne1. [Pirandello a] apporté au théâtre des éléments entièrement neufs, une philosophie : le pirandellisme ; un extraordinaire jeu des glaces grâce auquel acteurs, spectateurs et personnages se mirent dans les yeux les uns des autres, cependant que la personne se dissout pour émerger plus vivante et plus vraie de cette épreuve2. Ce que Pirandello a mis à nu devant nous, ce n’est pas seulement le travail des comédiens, ni celui de l’acteur, pas seulement l’en1 2 Témoignage de Jean Mercure, dans Europe, juin 1967, p. 28. Témoignage de Pierre Franck, ibid., p. 34. 10 Introduction vers du décor, mais quelque chose de bien plus, universel, l’envers de nous-mêmes. C’est notre vie profonde qui se trouve soudain projetée sur la scène et décomposée là comme par un prisme […] Sans Pirandello […] nous n’aurions eu ni Salacrou, ni Anouilh, ni aujourd’hui Ionesco, ni… mais je m’arrête, cette énumération serait interminable. Tout le théâtre d’une époque est sorti du ventre de cette pièce (Sei personaggi in cerca d’autore)3. Pirandello est un dramaturge à l’égard duquel tous les dramaturges conscients, de ma génération et des générations suivantes, sont liés par une dette de reconnaissance. Il a su nous suggérer quelque chose concernant nos problèmes communs, en nous indiquant la voie qui pourrait nous mener à une solution. Par son exemple, il nous a montré comment, au théâtre, l’évasion hors des limites, rigides du naturalisme ne doit pas être cherchée dans une « poétique » de l’artifice ou encore dans les divagations d’un divertissement fait de trouvailles exsangues et de formules stériles. Il a possédé au plus haut point le courage et l’imagination nécessaire pour briser l’enveloppe du réalisme et parvenir jusqu’au noyau de la réalité4. Ces quelques témoignages concordent pour reconnaître en Pirandello dramaturge un véritable novateur qui a joué un rôle décisif dans l’histoire du théâtre du XXe siècle, l’on peut dire d’ailleurs qu’il est allé si loin dans l’investigation des sentiments, a approché de si près l’angoisse de l’homme en face de l’irréversibilité des choses, exprimé si intensément le contraste entre l’illimité de la vie et les limites de la connaissance de l’action, traité les thèmes de la conscience avec une telle acuité qu’il n’y a pas à vouloir le rattacher à une époque plutôt qu’à une autre pour le définir. D’où sa constante actualité. Aujourd’hui, quatre-vingts ans après sa mort, Pirandello reste toujours un point ferme, l’un des 3 4 Georges Neveux, en réponse à la question posée par la revue Art (janvier 1957) : « Pirandello vous a-t-il influencé ? ». T.-S. Eliot ; nous citons d’après les Cahiers Renaud-Barrault, no 64, 1967, p. 25. Introduction 11 rares piliers, de tout l’édifice théâtral du XXe siècle. Il a en effet résisté aisément aux changements de goûts, aux transformations sociales et politiques, aux révolutions théâtrales les plus radicales. Il n’est pas de voie, même la plus diverse, empruntée par le théâtre contemporain qui, fût-ce indirectement, n’ait subi, ou ne subisse pas, l’influence du langage théâtral pirandellien5. Voilà qui justifie l’ambition que se pose la présente étude. Toutefois, vouloir déterminer l’influence qu’a pu avoir un auteur sur les œuvres qui sont apparues après lui est une tentative qui ne saurait échapper à l’arbitraire. La tâche est particulièrement difficile lorsqu’il s’agit d’un auteur de théâtre puisque l’œuvre dramatique, étant le fait non seulement de son auteur, mais encore des metteurs en scène, des acteurs qui la représentent et, aussi, du public qui la reçoit, est par principe une œuvre variable. Le fait qu’il s’agisse de l’œuvre de Pirandello rend l’entreprise encore plus malaisée car, comme le constate Renucci6 son influence est « plus subtile que voyante, plus instigatrice que normative » : elle se reconnaît chez l’un à un thème de départ différemment exploité, chez l’autre à une situation paradoxale incitant à renchérir d’ingéniosité, chez d’autres encore à un type de personnage ou à un artifice de scène. Les pièces de l’écrivain, continue Renucci, sont en somme moins senties comme des modèles que comme un « assortiment de structures problématiques et stimulantes donnant matière à quantité d’emprunts ou de variations »7. Aussi l’étude que nous entreprenons 5 De l’influence de Pirandello sur le théâtre du XXe siècle, il a été abondamment traité ; on pourrait se référer avec intérêt aux études suivantes : Silvio D’Amico, Storia del teatro drammatico, Milan 1966, vol.II, p. 237 et sq ; Mathias Adank, Luigi Pirandello e i suoi rapporti col mondo tedesco, Aarau 1948 ; divers auteurs dans Atti del Congresso Intenazionale di Studi Pirandelliani (1961), Florence 1967 ; T. Bishop, Pirandello and the French Theater, New York 1960 ; P. Ginestier, Le théâtre contemporain dans le monde, Paris 1961 ; Auréliu Weiss, Le théâtre de Pirandello dans le mouvement dramatique contemporain, Paris 1965 ; Pirandello, numéro de la revue Europe, juin 1967 ; Pirandello en France aujourd’ hui, numéro de la Revue des Études Italiennes, Paris 1968, fasc. 1. 6 Pirandello, Théâtre complet, Paris 1977, Préface, p. XCVI. 7 C’est nous qui soulignons. 12 Introduction ne prétend-elle pas relever dans la dramaturgie française contemporaine toutes les manifestations de l’influence exercée par Pirandello, tâche impossible à mener à bien. La recherche porte, premièrement, sur le théâtre français des années vingt-cinquante8. Ce choix a été déterminé par deux raisons. D’abord parce qu’un demi-siècle, ou davantage, qui nous séparent de ces dates ont suffisamment modifié notre angle de vision pour que nous puissions porter des jugements sur cette génération d’auteurs beaucoup plus commodément que nous ne le ferions sur celle d’aujourd’hui. On aperçoit mieux les liens qui pouvaient unir à leur insu peut-être et presque toujours inconsciemment, des auteurs en apparence très variés. D’autre part, à partir des années cinquante, Pirandello n’est plus, comme pour les dramaturges des années vingt, trente, quarante, au centre des préoccupations. S’il est possible de relever quelques points de contact entre le théâtre appelé communément d’avant-garde et la dramaturgie pirandellienne, ce n’est plus autour de cette dernière que se cristallisent les tendances. Par ailleurs, notre intention n’est pas de dresser un inventaire de tout ce qui peut être dit « pirandellien » dans la production dramatique française de la période délimitée, mais plutôt de choisir quelques-uns des grands motifs – aussi bien thèmes que formes – qui animent le théâtre de Pirandello et d’étudier pour ainsi dire l’utilisation qui en a été faite par les dramaturges français. Ceux-ci ont en fait retenu de Pirandello à la fois une thématique qui, à travers de multiples variations, a incité à redéfinir le rapport entretenu par le personnage théâtral avec le monde et avec le moi, et un certain nombre de techniques pour porter à la scène ce jeu de relations ambiguës. Parmi les thèmes notons principalement les structures psychologiques éclatées, l’analyse rationnelle humiliée, le langage démis de son pouvoir d’exprimer, la conscience de l’identité 8 Exception faite toutefois pour les deux pièces de Sartre : Le Diable et le Bon Dieu fut écrite en effet en 1951 et Les Séquestrés d’Altona en 1960. Toutes deux se situent néanmoins dans le prolongement de l’idéologie sartrienne : thèmes du regard d’autrui, du personnage comédien, de la quête de liberté et, comme telles, elles s’insèrent parfaitement dans les cadres que s’étaient posés la présente étude. Introduction 13 brouillée, l’intervention d’autrui montrée comme destructrice de la personnalité. Parmi les techniques : les travestissements du rôle en lui-même, les décalages qui le morcellent entre des séries temporelles divergentes, l’envahissement de la réalité par la fiction et vice-versa, les explosions aberrantes de la mémoire etc. Comme il va de soi, aucun des successeurs de Pirandello n’a utilisé l’ensemble de sa méthode, en acceptant toutes les implications : elle a plutôt offert des images-clés et des procédés pratiques qu’il nous a semblé utile de grouper de façon à constituer ce que, faute d’un terme plus approprié, nous allons appeler, suivant l’exemple de Renucci, structures pirandelliennes9. Une dernière remarque s’impose : les structures pirandelliennes de la dramaturgie française ne devront pas toujours être considérées comme la preuve d’une influence directe de Pirandello, l’œuvre de l’auteur sicilien, nous devons le préciser, n’a souvent agi qu’en permettant de s’exprimer à des tendances jusqu’alors implicites : autour d’elle, comme nous allons le voir, se sont cristallisés des mouvements divers et parfois contradictoires. Nous nous contenterons donc de rechercher quels sont les éléments de structure pirandellienne qui apparaissent en clair dans la dramaturgie française contemporaine, cela sans prétendre établir des liens de causalité immédiats entre telle ou telle pièce de Pirandello et celles des auteurs français que nous évoquerons, nous interdisant ainsi de parler d’influence directe et renonçant à toute velléité d’histoire littéraire. 9 On pourrait cependant retrouver un semblant de telles structures dans des œuvres bien antérieures à celle de Pirandello. Remarquons qu’il suffirait, par exemple, de remonter jusqu’aux dramaturges du XVIIIe siècle, et notamment à Marivaux qui fait dire à l’un des personnages de ses Acteurs de bonne foi : « Nous faisons semblant de faire semblant » – phrase qui est comme l’écho, près de deux siècles à l’avance, du « Qu’est-ce qu’une scène ? – Tu vois bien… C’est un endroit où on joue à jouer pour de vrai. On joue la comédie » des Sei personaggi in cerca d’autore.