Introduction
Écrire en  sur Pirandello et s’interroger sur les chances de sur-
vie de son théâtre tient de la gageure. On a déjà tant publié sur
cet auteur particulièrement en vogue dans la première moitié du
XXe siècle que vouloir ajouter à cette liste une étude supplémen-
taire pourrait sembler présomptueux. Il suffit toutefois de consulter
quelques documents de l’époque qui nous intéresse pour saperce-
voir que la dette contractée par les dramaturges français en regard
des œuvres de lauteur sicilien en saurait être mise en doute et
demande que lon s’y penche plus attentivement.
À titre dexemple :
Je tiens Pirandello pour lun des plus grands écrivains de notre
temps, l’un de ceux qui, avec Bergson, avec Freud, avec Proust, ont
le plus contribué à former la conception de l’homme moderne1.
[Pirandello a] apporté au théâtre des éléments entièrement neufs,
une philosophie : le pirandellisme ; un extraordinaire jeu des glaces
grâce auquel acteurs, spectateurs et personnages se mirent dans les
yeux les uns des autres, cependant que la personne se dissout pour
émerger plus vivante et plus vraie de cette épreuve2.
Ce que Pirandello a mis à nu devant nous, ce nest pas seulement
le travail des comédiens, ni celui de lacteur, pas seulement len-
1 Témoignage de Jean Mercure, dans Europe, juin 1967, p. 28.
2 Témoignage de Pierre Franck, ibid., p. 34.
Stuctures Pirandelliennes Dans Le Théâtre Français 1920-1950, Halina Sawecka,
Wydawnictwo UMCS, Lublin 2017
Introduction10
vers du décor, mais quelque chose de bien plus, universel, lenvers
de nous-mêmes. C’est notre vie profonde qui se trouve soudain
projetée sur la scène et décomposée là comme par un prisme []
Sans Pirandello [] nous n’aurions eu ni Salacrou, ni Anouilh,
ni aujourdhui Ionesco, ni… mais je m’arrête, cette énuméra-
tion serait interminable. Tout le théâtre dune époque est sorti du
ventre de cette pièce (Sei personaggi in cerca dautore)3.
Pirandello est un dramaturge à légard duquel tous les drama-
turges conscients, de ma génération et des générations suivantes,
sont liés par une dette de reconnaissance. Il a su nous suggérer
quelque chose concernant nos problèmes communs, en nous indi-
quant la voie qui pourrait nous mener à une solution. Par son
exemple, il nous a montré comment, au théâtre, lévasion hors
des limites, rigides du naturalisme ne doit pas être cherchée dans
une «
poétique » de lartifice ou encore dans les divagations dun
divertissement fait de trouvailles exsangues et de formules sté-
riles. Il a possédé au plus haut point le courage et limagination
nécessaire pour briser lenveloppe du réalisme et parvenir jusqu’au
noyau de la réalité4.
Ces quelques témoignages concordent pour reconnaître en
Pirandello dramaturge un véritable novateur qui a joué un rôle
décisif dans l’histoire du théâtre du XXe siècle, lon peut dire
dailleurs qu’il est allé si loin dans linvestigation des sentiments,
a approché de si près l’angoisse de lhomme en face de l’irréver-
sibilides choses, exprimé si intensément le contraste entre l’illi-
mide la vie et les limites de la connaissance de laction, trai
les thèmes de la conscience avec une telle acuité qu’il ny a pas
à vouloir le rattacher à une époque plutôt qu’à une autre pour le
définir. D sa constante actuali. Aujourd’hui, quatre-vingts ans
après sa mort, Pirandello reste toujours un point ferme, lun des
3
Georges Neveux, en réponse à la question posée par la revue Art (janvier
1957) : « Pirandello vous a-t-il influencé ? ».
4 T.-S. Eliot ; nous citons daprès les Cahiers Renaud-Barrault, n 64, 1967,
p. 25.
Introduction 11
rares piliers, de tout l’édifice théâtral du XXe siècle. Il a en effet
résisté aisément aux changements de goûts, aux transformations
sociales et politiques, aux révolutions théâtrales les plus radicales.
Il nest pas de voie, même la plus diverse, empruntée par le théâtre
contemporain qui, fût-ce indirectement, nait subi, ou ne subisse
pas, l’influence du langage théâtral pirandellien
5
. Voilà qui justifie
lambition que se pose la présente étude.
Toutefois, vouloir déterminer l’influence qua pu avoir un auteur
sur les œuvres qui sont apparues après lui est une tentative qui ne
saurait échapper à larbitraire. La che est particulièrement dif-
ficile lorsqu’il s’agit dun auteur de théâtre puisque lœuvre dra-
matique, étant le fait non seulement de son auteur, mais encore
des metteurs en scène, des acteurs qui la représentent et, aussi, du
public qui la reçoit, est par principe une œuvre variable. Le fait quil
sagisse de lœuvre de Pirandello rend lentreprise encore plus malai-
sée car, comme le constate Renucci6 son influence est « plus subtile
que voyante, plus instigatrice que normative » : elle se reconnaît
chez lun à un thème de départ différemment exploi, chez l’autre
à une situation paradoxale incitant à renchérir dingéniosité, chez
dautres encore à un type de personnage ou à un artifice de scène.
Les pièces de l’écrivain, continue Renucci, sont en somme moins
senties comme des modèles que comme un « assortiment de struc-
tures problématiques et stimulantes donnant matière à quanti
demprunts ou de variations »
7
. Aussi l’étude que nous entreprenons
5 De linfluence de Pirandello sur le théâtre du XXe siècle, il a été abondam-
ment traité ; on pourrait se référer avec intérêt aux études suivantes : Silvio
D’Amico, Storia del teatro drammatico, Milan 1966, vol.II, p. 237 et sq ;
Mathias Adank, Luigi Pirandello e i suoi rapporti col mondo tedesco, Aarau
1948 ; divers auteurs dans Atti del Congresso Intenazionale di Studi Piran-
delliani (1961), Florence 1967 ; T. Bishop, Pirandello and the French eater,
New York 1960 ; P. Ginestier, Le théâtre contemporain dans le monde, Paris
1961 ; Auréliu Weiss, Le théâtre de Pirandello dans le mouvement dramatique
contemporain, Paris 1965 ; Pirandello, numéro de la revue Europe, juin 1967 ;
Pirandello en France aujourdhui, numéro de la Revue des Études Italiennes,
Paris 1968, fasc. 1.
6 Pirandello, éâtre complet, Paris 1977, Préface, p. XCVI.
7 C’est nous qui soulignons.
Introduction12
ne prétend-elle pas relever dans la dramaturgie française contempo-
raine toutes les manifestations de linfluence exercée par Pirandello,
tâche impossible à mener à bien. La recherche porte, premièrement,
sur le théâtre français des années vingt-cinquante8. Ce choix a été
déterminé par deux raisons. D’abord parce qu’un demi-siècle, ou
davantage, qui nous parent de ces dates ont suffisamment modifié
notre angle de vision pour que nous puissions porter des jugements
sur cette génération dauteurs beaucoup plus commodément que
nous ne le ferions sur celle daujourdhui. On aperçoit mieux les
liens qui pouvaient unir à leur insu peut-être et presque toujours
inconsciemment, des auteurs en apparence très variés. Dautre part,
à partir des années cinquante, Pirandello nest plus, comme pour les
dramaturges des années vingt, trente, quarante, au centre des pré-
occupations. S’il est possible de relever quelques points de contact
entre le théâtre appelé communément davant-garde et la drama-
turgie pirandellienne, ce nest plus autour de cette dernière que se
cristallisent les tendances.
Par ailleurs, notre intention nest pas de dresser un inventaire
de tout ce qui peut être dit « pirandellien » dans la production dra-
matique française de la période délimitée, mais plutôt de choisir
quelques-uns des grands motifs aussi bien thèmes que formes
qui animent le théâtre de Pirandello et d’étudier pour ainsi dire
lutilisation qui en a été faite par les dramaturges français. Ceux-ci
ont en fait retenu de Pirandello à la fois une thématique qui, à tra-
vers de multiples variations, a incià redéfinir le rapport entre-
tenu par le personnage théâtral avec le monde et avec le moi, et
un certain nombre de techniques pour porter à la scène ce jeu de
relations ambiguës. Parmi les thèmes notons principalement les
structures psychologiques éclatées, lanalyse rationnelle humiliée, le
langage mis de son pouvoir dexprimer, la conscience de l’identi
8 Exception faite toutefois pour les deux pièces de Sartre : Le Diable et le Bon
Dieu fut écrite en effet en 1951 et Les Séquestrés dAltona en 1960. Toutes
deux se situent néanmoins dans le prolongement de l’idéologie sartrienne :
thèmes du regard dautrui, du personnage comédien, de la quête de liberté et,
comme telles, elles s’insèrent parfaitement dans les cadres que s’étaient posés
la présente étude.
Introduction 13
brouillée, l’intervention dautrui montrée comme destructrice de
la personnalité. Parmi les techniques : les travestissements du rôle
en lui-même, les décalages qui le morcellent entre des séries tem-
porelles divergentes, lenvahissement de la réalité par la fiction et
vice-versa, les explosions aberrantes de la mémoire etc. Comme il
va de soi, aucun des successeurs de Pirandello na utilisé lensemble
de sa méthode, en acceptant toutes les implications : elle a plutôt
offert des images-clés et des procédés pratiques qu’il nous a semblé
utile de grouper de façon à constituer ce que, faute dun terme plus
approprié, nous allons appeler, suivant lexemple de Renucci, struc-
tures pirandelliennes9.
Une dernière remarque simpose : les structures pirandelliennes
de la dramaturgie française ne devront pas toujours être considérées
comme la preuve dune influence directe de Pirandello, lœuvre de
lauteur sicilien, nous devons le préciser, na souvent agi qu’en per-
mettant de sexprimer à des tendances jusqualors implicites : autour
delle, comme nous allons le voir, se sont cristallisés des mouve-
ments divers et parfois contradictoires.
Nous nous contenterons donc de rechercher quels sont les élé-
ments de structure pirandellienne qui apparaissent en clair dans
la dramaturgie française contemporaine, cela sans prétendre éta-
blir des liens de causaliimmédiats entre telle ou telle pièce de
Pirandello et celles des auteurs français que nous évoquerons, nous
interdisant ainsi de parler d’inuence directe et renonçant à toute
velléité d’histoire littéraire.
9
On pourrait cependant retrouver un semblant de telles structures dans des
œuvres bien antérieures à celle de Pirandello. Remarquons quil suffirait, par
exemple, de remonter jusquaux dramaturges du XVIIIe siècle, et notamment
à Marivaux qui fait dire à lun des personnages de ses Acteurs de bonne foi :
« Nous faisons semblant de faire semblant » – phrase qui est comme l’écho,
près de deux siècles à l’avance, du « Quest-ce quune scène ? – Tu vois bien
C’est un endroit où on joue à jouer pour de vrai. On joue la comédie » des
Sei personaggi in cerca d’autore.
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