En quête de tout le théâtre, Emmanuel Demarcy-Mota
Un théâtre vide, un plateau nu, inutile
de faire semblant. Ou plutôt si. C’est toute la
question du semblant qui se pose ici, celle des
rapports de l’illusion à la réalité. Est-ce parce
qu’aujourd’hui, il nous semble que la réalité
s’est substituée à l’idée, que la figure de ce
monde passe et n’est qu’une illusion, que nous
croyons que « le monde entier est une
scène » ?
On a plutôt aujourd’hui le sentiment
que l’illusion a gagné les corps et les âmes, et
engendré ce malaise de sujets
irrémédiablement divisés. On se retrouve sur
une scène fantomatique, incarnée par des corps
pris dans leurs rêves. On considère alors la vie
de ces personnages au travers de ces agitations
mal contenues, de ces violences mal étouffées
du passé, prises ici dans le laboratoire de
l’activité théâtrale.
La pièce de Pirandello peut exprimer
toute sa puissance, sa force énorme, parce
qu’elle contient un mystère qui est la
contamination du monde visible par le monde
invisible, « un monde surréel », où la magie
cachée, terrifiante et meurtrière, à laquelle on
ne pouvait pas s’attendre au départ, prend
naturellement sa place dans le théâtre.
Le théâtre se trouve alors envahi par ce
qui lui est essentiel, son propre cœur, sa sève :
les personnages ! Des personnages qui ne sont
pas seulement en quête d’auteur, mais de la
totalité du théâtre, tout le théâtre doit se mettre
à leur service, être vampirisé par leur
existence, par leur inachèvement, par leur
drame violent qui n’est même pas consommé.
Ce drame qu’il faut répéter pour le faire
advenir.
La richesse de ces imbrications met en
place le vertige, et ouvre une réflexion sur la
création théâtrale dans ses tenants et ses
aboutissants les plus intimes. Le monde du
théâtre devient comme le lieu de la fabrication
de tous les possibles : de l’inceste à peine
déguisé à la mort violente des innocents.
La famille des personnages se situe
dans le futur par rapport à des acteurs qui sont
dans le présent, qui fonctionnent comme un
chœur au présent.
Et l’apparition soudaine de Madame
Pace devient alors la mise à jour de la
puissance scénique elle-même, qui ouvre une
brèche où vient se glisser le personnage que
requiert la situation ; le drame de la scène
sexuelle et de la mort peut alors apparaître. On
réinvente ici et maintenant une action passée,
une scène primitive. Pour la Belle-Fille, cette
répétition n’a pour but que de sceller
l’irréversible de l’acte incestueux.
Cela a lieu sous le regard du Directeur
de théâtre, qui voit que la scène redonne à ces
personnages du sang frais, afin qu’ils puissent
être des victimes coupables chez les vivants
plutôt que de pâles héros chez les morts. Afin
qu’ils puissent s’illusionner sur leur histoire.
C’est l’occasion où jamais de chercher
à dépasser les limites du théâtre, non en les
niant, mais en les portant à des conséquences
paradoxales. De faire un rêve moderne : un
rideau tombe sous un souffle d’air, palpite
comme une chose vivante, se fige dans
l’immobilité absolue, un drap devient maison
ou théâtre.
Un ring mobile, un échafaud, un
radeau, où chacun se retrouve, comme dit le
Père, « enchaîné et cloué pour l’éternité ».