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Dans sa première époque, Heidegger se proposa de réaliser une « phénoménologie
du langage » qui voulait montrer la façon dont l’expression linguistique s’enracine dans
le milieu préalable de compréhension de l’être-là. Le langage est une détermination
ontologique de cet étant qui appartient à l’ensemble de son existence, qui trouve son
origine dans son comportement pratique et qui s’articule en une structure préalable ou
anticipative (Vorstruktur) qui configure son ouverture et qui détermine toute
compréhension et interprétation possibles. Cette phénoménologie du langage aboutit au
problème de la temporalité de l’être-là (Zeitlichkeit) qui rend possible le « projet
primaire d’être » qui configure cette ouverture. Or, pour le Heidegger tardif, le langage
n’est plus celui du discours humain, mais celui de l’être même qui « parle » avant toute
parole humaine, libérant ainsi, dans un évènement historique de sens, l’ouverture du
monde dans laquelle habitent les êtres humains. L’histoire serait donc un « dialogue »
de l’être avec lui-même au cours des traditions. De ce point de vue, la tâche
fondamentale de l’homme et de la philosophie serait d’apprendre à habiter dans la
« maison de l’être » afin de lui correspondre et de « redire » ainsi le message adressé par
le dévoilement de l’être. Ce n’est pas dans nos concepts qu’il faut rester ; c’est plutôt
dans la parole du langage même et dans le « son du silence » primordial qu’il faut
apprendre à habiter. Penser consiste à se confier à l’écoute de l’être.
Il n’est pas difficile de reconnaitre dans Vérité et Méthode le sens général de
l’évènement extatique et temporel de l’être-là à l’époque d’Être et Temps, ainsi que le
sens historique de la philosophie tardive de Heidegger. La thèse principale de Gadamer
est que toute compréhension appartient et contribue à un évènement historique
(Geschehen) de sens qui dépasse toute subjectivité. Ce que Heidegger dit sur le mystère
de l’être s’applique aussi au concept de compréhension qui constitue pour Gadamer un
« moment de la tradition », un « moment de l’histoire de l’influence », un « moment de
la vérité même », enfin un « moment de l’être même ». Malgré sa grande ressemblance
par rapport avec la conception heideggérienne du langage comme « maison de l’être »,
la thèse gadamérienne sur l’être et le langage constitue en réalité une réponse à
Heidegger que l’on peut résumer en disant que le langage est pour lui une
« conversation ». En effet, quand Heidegger mentionne la « parole » de l’être même et
le « monologue » de l’être au cours des traditions, il nie implicitement la réalisation
vivante de la « conversation que nous sommes » qui caractérise, selon Gadamer,
l’essence du langage. Pour ce dernier, l’évènement de l’être ne se trouve pas séparé de
la parole concrète des hommes ni de la conversation dans laquelle ils habitent, faisant