DOSSIER THÉMATIQUE Actualité de la philosophie en psychatrie Fécondité du dialogue entre philosophie et psychiatrie Philosophy and psychiatry: a fruitful dialogue F. Dastur* C e qui donne à la psychiatrie sa position à part au sein de la médecine est le lien indissoluble qu’elle entretient avec la pratique, de sorte qu’elle ne peut pas se transmettre par un enseignement qui serait uniquement théorique. Ce à quoi est en effet confronté le psychiatre, c’est à ce qu’il y a d’incompréhensible en l’homme, lequel est, en tant qu’existant, un mystère non seulement pour les autres mais aussi pour lui-même. Or c’est précisément en ce point que la médecine rencontre nécessairement la philosophie, puisque celle-ci consiste aussi à vouloir comprendre l’incompréhensible et à se donner pour tâche de reprendre à son compte les grandes questions existentielles qui sont déjà celles que l’humanité s’est posées depuis toujours à travers les mythes, les religions, l’art et l’ensemble de la culture. La médecine en tant qu’art * Professeur honoraire de philosophie rattachée aux Archives Husserl de Paris (ENS Ulm), F. Dastur a enseigné à l’université Paris-I (Sorbonne) de 1969 à 1999, à l’université Paris-XII (Créteil) de 1995 à 1999 et à l’université de Nice de 1999 à 2003. Son travail porte plus particulièrement sur la phénoménologie et sur l’idéalisme allemand, et elle a fondé en 1993 l’École française de Daseinsanalyse (analyse existentielle). Elle a publié de très nombreux articles en français, en anglais et en allemand, collaboré à des traductions d’œuvres de Nietzsche, Fink, Husserl et Boss et est l’auteur d’une quinzaine de livres. Dernières publications : Comment affronter la mort ? Paris : Bayard, 2005. Heidegger. La question du logos. Paris : Vrin, 2007. La mort. Essai sur la finitude. Paris : PUF, 2007. Il est nécessaire de s’interroger d’abord sur le statut à donner à ce que les Latins nomment medicina, “art de porter remède”, et les Grecs, d’une manière peut-être plus appropriée, therapeia, mot dont le sens premier est “culte rendu aux dieux” et “soin religieux”, et qui signifie par extension “le soin médical, le traitement”. Le caractère problématique de cette discipline, à laquelle on ne sait s’il faut donner le nom de science ou d’art, doit donc être d’entrée de jeu souligné. Sa spécificité réside en effet, comme c’est le cas pour toute pratique, dans un faire, mais il s’agit d’un faire qui ne produit pourtant aucune œuvre. Le médecin n’est pas à cet égard comparable à un artisan ou à un technicien, car on ne peut dire de lui qu’il “fabrique” la santé mais seulement qu’il vise au rétablissement de celle-ci, rétablissement qu’il peut certes 46 | La Lettre du Psychiatre • Vol. V - n° 3 - mai-juin 2009 favoriser mais non provoquer. C’est ce qu’Aristote, lui-même fils de médecin et premier philosophe à avoir vu dans la médecine non pas un simple savoir-faire empirique mais une véritable science pratique, a bien mis en évidence. Il explique en effet dans un passage du livre II de sa Physique (1) que le médecin qui, malade, entreprend de se guérir lui-même n’est pas en tant que médecin le principe de sa guérison, ce qu’il est pourtant en tant qu’homme, c’est-à-dire en tant qu’être vivant faisant partie de la nature (1). Martin Heidegger, qui cite et commente ce passage dans l’un de ses séminaires, souligne que le savoir médical peut au mieux hâter la guérison, mais non la produire, car c’est la nature et elle seule qui constitue le principe de la santé (2). Comme l’explique à son tour Hans-Georg Gadamer, philosophe qui a consacré toute une série de conférences et d’articles à la médecine, on ne peut jamais savoir “dans quelle mesure le succès d’une guérison revient au traitement habile du médecin et dans quelle mesure la nature ne s’est pas aidée elle-même” (3). Le médecin n’agit donc qu’en simple auxiliaire de la nature, au service de laquelle il s’est mis par le savoir qu’il a amassé au cours de sa formation. C’est cette assistance apportée à la nature qui constitue le principe du succès de toute action médicale – celle-ci doit viser à son autosuppression en se rendant superflue. Il ne peut donc jamais être question en médecine d’une parfaite maîtrise d’un savoir-faire qui pourrait trouver son attestation dans la production d’une œuvre réussie. Comme H.G. Gadamer le souligne, il s’agit bien plutôt pour le médecin de faire preuve de prudence, de cette vertu que les Grecs nommaient phronèsis, afin de parvenir à s’immiscer à l’intérieur de l’équilibre naturel sans lui faire violence. C’est là ce qui fait la spécificité tout à fait unique de la médecine, Résumé La médecine n’est ni une science théorique ni une technique, mais davantage un art ou une science pratique. Le rôle du médecin ne consiste pas à provoquer, mais simplement à favoriser le rétablissement de la santé chez celui qui a perdu son équilibre à la fois biologique et existentiel. C’est à partir d’une telle conception holistique de la maladie que s’impose l’idée que le traitement médical passe nécessairement par une relation de langage entre médecin et malade. Or c’est dans le cadre de la psychiatrie que la relation thérapeutique prend sa forme la plus problématique, ce qui rend nécessaire le dialogue entre médecins et philosophes. dont H.G. Gadamer souligne qu’ “elle représente, au sein des sciences modernes, une unité théorique qui associe une connaissance théorique et un savoir pratique, mais qui ne peut en aucun cas être comprise comme l’application pratique d’une science”, de sorte qu’elle “est une forme particulière de science pratique, concept qui a disparu de la pensée moderne” (4). Certes, tout dans la médecine moderne ne relève pas de cette science pratique. Car la nature que la science moderne prend comme objet n’est pas la nature telle qu’elle a été définie jusqu’ici, à partir du concept grec de physis, comme cet ordre global et ce principe d’équilibre capable de se maintenir de lui-même à travers le changement. Il s’agit d’une nature objectivée au sein de laquelle les rapports de cause à effet sont isolés, de sorte que l’événement naturel est considéré comme relevant de lois mathématiquement quantifiables, permettant ainsi à l’homme non seulement d’agir sur elles mais aussi de contrôler avec précision ses propres interventions. Cependant, ces interventions mêmes, qui relèvent d’un tout nouveau concept de la technique comprise comme application d’un savoir, ne constituent pas à proprement parler une thérapie, un service rendu à la nature, mais plutôt un artisanat hautement perfectionné, comme l’est l’acte chirurgical, qui ne prend sens qu’à partir du moment où l’on a dissocié la maladie de la personne et où on la traite comme une entité à part dont il s’agit de se rendre maître. La médecine prend aujourd’hui de plus en plus la forme d’une telle technique, c’est-à-dire d’une science appliquée. Or, plus le domaine de l’application s’élargit, plus la place du jugement personnel et de la science pratique du médecin se réduit, et plus l’acte médical prend une forme impersonnelle. La médecine moderne a certes accompli d’immenses progrès au cours des deux derniers siècles. Il faut toutefois reconnaître que le domaine de ce qui ne peut pas être soumis aux techniques médicales d’aujourd’hui demeure important et qu’à cet égard, comme H.G. Gadamer le souligne, la médecine clinique qui sert de fondement à la recherche dans la médecine moderne “ne représente […] qu’un infime secteur comparée à l’étendue du problème humain auquel l’ensemble de l’art médical est censé répondre” (5). La maladie en tant que phénomène existentiel global C’est ici la notion de “tout”, ce que les Grecs nommaient holon, qu’il s’agit de prendre en considération, car c’est à partir d’elle que philosophie et médecine peuvent être mises en relation. Platon, dans un passage de l’un de ses Dialogues, le Phèdre, établit un parallèle entre l’art oratoire et l’art médical en ce que le premier concerne l’âme et le second le corps, et explique, par la bouche de Socrate, qu’il est impossible de connaître la nature de l’âme sans connaître la nature du tout. Ce à quoi son jeune interlocuteur réplique qu’à en croire Hippocrate, le fondateur de la médecine grecque, on ne peut comprendre quelque chose au corps que de la même manière. H.G. Gadamer, qui cite ce passage (6), veut ainsi opposer le caractère holistique de la médecine grecque à la spécialisation du savoir propre aux sciences modernes. Car ce que prend en compte cette médecine antique, c’est l’ensemble du contexte naturel et de l’environnement social dans lequel vit le malade. Ce qui est donc en question pour elle est ce qui constitue le fondement même de la santé, à savoir un rapport harmonieux avec le milieu à la fois naturel et culturel, que le malade, qui l’a perdu, doit précisément se réapproprier. H.G. Gadamer explique en effet que la santé n’est autre que ce constant processus de stabilisation de l’équilibre qui est à l’œuvre dans ces phénomènes rythmiques que sont le souffle, le métabolisme et le sommeil, lesquels, comme on le sait bien, ne sont pas perturbés par des causes purement physiques, le “tout” dont parle Platon englobant l’ensemble de la situation existentielle du malade. On en arrive ainsi à une définition beaucoup plus complète de la maladie que celle que nous donne la science biologique, puisque la perte de l’équilibre qu’elle constitue ne renvoie pas seulement à un état de fait biologico-médical, mais aussi à un événement biographique et social (7). Dès lors, on mesure le danger que comporte en elle-même toute intervention, puisque toute tentative de compenser un trouble de cet équilibre par l’action d’un contrepoids menace d’entraîner une perte d’équilibre nouvelle. Mots-clés Art médical Thérapie Dialogue Analyse existentielle Sollicitude Highlights Medicine is neither a theoretical science nor a technology, but an art or a practical science. The physician’s role does not consist in inducing, but merely in facilitating the recovery of the health of the patient who has lost at the same time his biological and existential balance. Such a holistic conception of what is a disease imposes the idea that the medical treatment involves necessarily a relation of language between the physician and the patient. It is in the domain of psychiatry that the therapeutic relation finds its most problematic form, which leads to the necessary dialogue between physicians and philosophers. Keywords Medical art Therapy Dialogue Existential analysis Concern La Lettre du Psychiatre • Vol. V - n° 3 - mai-juin 2009 | 47 DOSSIER THÉMATIQUE Actualité de la philosophie en psychatrie Fécondité du dialogue entre philosophie et psychiatrie Il n’est évidemment pas question de nier par là l’appartenance de l’être humain à l’ordre de la nature ni de lui reconnaître, en alléguant des fondements religieux ou métaphysiques, un statut “privilégié” par rapport à l’ensemble des vivants. Ce qui importe, c’est de prendre en considération la spécificité que représente le fait humain, en s’appuyant sur les travaux les plus récents des biologistes, des ethnologues et des historiens, qui mettent en évidence, comme le souligne H.G. Gadamer, que “c’est dans ce que l’homme a de pleinement naturel qu’il apparaît justement comme un être extraordinaire”, par le fait “qu’il est le seul parmi les autres êtres vivants à transformer son propre environnement en environnement culturel” (8). Il s’agit donc tout simplement de mettre l’accent sur ce que l’être humain a de spécifique, et qui est précisément sa capacité en tant qu’existant à reprendre à son compte la situation de fait qui est la sienne et à la transformer. C’est ce qu’un autre philosophe, Maurice Merleau-Ponty, a particulièrement bien mis en lumière dans Phénoménologie de la perception, lorsqu’il s’efforce de rendre compte de l’expérience qu’a un individu de son corps propre. C’est en effet à propos de la manière dont l’existant se rapporte à sa propre corporéité physique qu’il déclare : “L’existence n’a pas d’attributs fortuits, pas de contenu qui ne contribue à lui donner sa forme, elle n’admet pas en elle-même de pur fait parce qu’elle est le mouvement par lequel les faits sont assumés” (9). Aucun des attributs de l’homme ne peut être considéré comme “extérieur” à lui du seul fait qu’il les existe, qu’il existe donc la mort et la naissance tout comme la maladie, en d’autres termes qu’il se comporte vis-à-vis de ces déterminations de son être et qu’il les intègre à la conception qu’il a de lui-même. Il est donc nécessaire de réaffirmer avec force aujourd’hui que toute maladie est totale et ne concerne pas seulement une partie de l’organisme, mais l’être au monde tout entier du malade, et cela est vrai du mal le plus bénin, qui, aussi localisé qu’il soit, affecte l’ensemble du comportement. Et c’est plus particulièrement évident encore dans les affections dites “psychosomatiques”. Traitement médical et dialogue Qu’est-ce qui constitue en effet ce que l’on peut nommer, avec Helmut Plessner, un des fondateurs de l’anthropologie philosophique (10), “l’excentricité” de l’homme, à savoir ce qui le distingue de manière spécifique au sein de la nature ? N’est-ce pas précisément la faculté de parole que possède en 48 | La Lettre du Psychiatre • Vol. V - n° 3 - mai-juin 2009 propre l’être humain qui fait la véritable différence entre la société humaine et les sociétés animales ? Merleau-Ponty, qui a développé toute une philosophie de l’expression, considère lui aussi que l’acte de parole a pour vertu d’ouvrir “dans l’épaisseur de l’être” ces “zones de vide” par lesquelles l’être humain échappe à l’enfermement dans une nature (11). C’est à partir de là que l’on peut comprendre sa formule : “La parole est l’excès de notre existence sur l’être naturel” (11). Cet excès, qui fait de l’homme un être qui, en quelque sorte, a “surmonté” la nature, est au fondement de l’histoire et de la culture qui font que l’être humain appartient dès sa naissance à un monde intersubjectif. Comment communiquons-nous avec les autres, si ce n’est par toute une gestuelle dont le langage fait partie ? Comme le souligne Merleau-Ponty : “La communication ou la compréhension des gestes s’obtient par la réciprocité de mes intentions et des gestes d’autrui, de mes gestes et des intentions lisibles dans la conduite d’autrui. Tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si mes intentions habitaient le sien” (12). C’est parce que je peux reprendre à mon compte le geste d’autrui que je peux le comprendre, ce qui implique que le spectacle qui m’est ainsi donné n’a pour moi de sens que s’il rencontre des possibilités qui sont miennes et qu’il a précisément pour vertu d’éveiller. Si, précise alors Merleau-Ponty, on voulait répondre à la question de l’origine du langage, il faudrait en chercher “les premières ébauches dans la gesticulation émotionnelle par laquelle l’homme superpose au monde donné le monde selon l’homme” (13). La langue n’est donc pas simplement un “code” de communication, mais cet espace de dialogue au sein duquel se constitue tout monde humain. C’est donc nécessairement en tant qu’êtres de dialogue que se rencontrent d’abord le médecin et le malade, comme le rappelle d’ailleurs le terme français “consultation”, qui sert à désigner la nature de la rencontre médicale. Il faut certes reconnaître que, dans le monde moderne, le dialogue entre le médecin et le malade est devenu difficile, et qu’il tend même à être escamoté dans les turbulences d’un monde hospitalier où le patient est parfois réduit à l’anonymat d’un cas à traiter. Une maladie n’est pourtant pas d’emblée cet état identifiable auquel la science médicale est capable de donner un nom, c’est avant tout une expérience que vit le patient et dont il a d’abord tenté, par lui-même, de devenir maître. Car s’efforcer d’oublier ou d’occulter le trouble ressenti relève, en tant que tel, de cette technique d’équilibration inhérente à la vie et DOSSIER THÉMATIQUE que la maladie met en échec. La conscience de la maladie n’est donc nullement un acte théorique qui proviendrait d’une capacité d’auto-objectivation, mais elle représente en elle-même un problème existentiel qui touche la personne tout entière, et c’est précisément cette situation qui est à l’origine de la consultation médicale. C’est ce qui explique qu’avant de procéder, par le recours aux techniques de mesure, à l’établissement d’un diagnostic, il est nécessaire que le médecin commence par demander à son patient s’il se sent malade. En effet, l’aide que le médecin est censé lui apporter ne consiste pas seulement à éliminer des déficiences somatiques mais à ramener à un état d’équilibre un être qui a perdu ses repères vitaux et existentiels. C’est la raison pour laquelle l’aide ainsi apportée passe essentiellement par le dialogue, un dialogue qui ne doit pas se distinguer de manière radicale de ceux dont nous faisons l’expérience dans le cadre de notre vie sociale. Car le médecin est ici en quelque sorte dans la position qui est celle de Socrate dans les dialogues platoniciens. Il occupe moins la position du maître ou de l’informateur que de celui qui amène l’autre à voir les choses par lui-même, de sorte que le dialogue entre lui et son patient ne doit viser qu’à rendre possible une collaboration entre eux. C’est, affirme Gadamer, “à travers le dialogue seulement que l’on tente d’atteindre le véritable but visé qui est de réenclencher chez le patient le flux communicatif propre à la vie ainsi que les contacts avec autrui desquels le psychotique est exclu de manière si funeste” (14). Analyse existentielle et psychiatrie Tout ce que Gadamer a dit de l’art médical s’applique non seulement à la médecine dite “somatique”, dont on a vu pourtant qu’elle est elle aussi en réalité d’ordre psycho-somatique, mais aussi, et de manière privilégiée, à la psychiatrie. La difficulté majeure que rencontre le psychiatre, à cet égard, réside en ce que, contrairement au médecin de la médecine somatique, il ne peut pas s’en tenir à la conscience qu’a son patient de sa maladie, car celle-ci est elle-même affectée par la maladie. Le problème de l’interprétation des troubles que présentent ses patients se pose donc de manière particulièrement aiguë pour le psychiatre, du fait qu’ils semblent se dérober à toute compréhension, rendant ainsi la collaboration nécessaire à la guérison des plus problématique. Il semble en effet, souligne Gadamer, qu’aucune herméneutique ne puisse parvenir à franchir l’abîme qui sépare le psychiatre du malade dit “mental”, bien que le dialogue, qui est ce qui nous caractérise au plus profond en tant qu’humains, doive revendiquer là aussi son droit (15). Ce qui est requis pour cela, c’est moins la connaissance scientifique et technique et l’expérience professionnelle du psychiatre d’aujourd’hui, dont on sait qu’il dispose d’instruments de mesure extrêmement précis et d’un ensemble de données dûment catégorisées, que sa capacité à établir une véritable collaboration avec son patient. C’est en ce point précis que le dialogue que seraient susceptibles de nouer psychiatres et philosophes pourrait s’avérer fécond. C’est précisément un tel dialogue qui a eu lieu entre le psychiatre Médard Boss et le penseur Martin Heidegger, comme en témoignent les Zollikoner Seminare, ce volume réunissant les retranscriptions des séminaires de Heidegger qui se tinrent dans la maison de Médard Boss à Zollikon, et qui réunirent plusieurs fois par an pendant dix ans, de 1959 à 1969, une assistance de quelque soixante à soixante-dix étudiants en médecine, jeunes psychiatres et psychiatres confirmés (16). Médard Boss a découvert chez ce penseur le modèle même de la relation thérapeutique qu’il a décrite dans Être et Temps sous la forme de ce qu’il nomme la “sollicitude devançante”, laquelle s’oppose à une autre sorte, sans doute plus fréquente mais moins authentique, de sollicitude, celle qui, visant à se substituer à l’autre, n’est pas toujours exempte de violence. Comme le montrent bien les séminaires de Zollikon, la méthode de l’analyse existentielle, qui seule donne accès aux phénomènes humains en tant que tels, s’oppose diamétralement à la méthode des sciences de la nature, qui réduit ces phénomènes à des données calculables, ce qui ne veut pourtant nullement dire qu’elle est “non scientifique”. Il faut donc d’emblée souligner que l’apprentissage d’une telle méthode ne peut nullement consister à faire de médecins des philosophes, c’est-à-dire des théoriciens, mais simplement à les rendre attentifs à ce qu’ils sont déjà en tant qu’êtres humains, à ce qui les concerne donc de manière incontournable en tant qu’êtres pensants. Ce qu’un tel apprentissage requiert des participants, ce n’est donc pas la compréhension seulement intellectuelle de ce qu’est l’exister humain “en général”, mais bien un “engagement” dans la manière d’être qui est déjà la leur et qu’il s’agit précisément maintenant d’accomplir en propre. Cela implique de leur part la mise hors circuit des représentations inadéquates que l’on se fait de La Lettre du Psychiatre • Vol. V - n° 3 - mai-juin 2009 | 49 DOSSIER THÉMATIQUE Actualité de la philosophie en psychatrie Fécondité du dialogue entre philosophie et psychiatrie l’homme du point de vue des sciences humaines, dont la méthodologie est encore massivement sous la domination de la méthode mathématique des sciences de la nature. C’est la raison pour laquelle l’enseignement dispensé par Heidegger à Zollikon s’apparente davantage, comme le souligne Médard Boss, à une thérapie de groupe et à une sorte de cure heideggerienne assez semblable à la cure freudienne, du moins dans les résistances qu’elle fait apparaître chez les participants (17). Elle est en réalité plus semblable encore à cette pratique de “délivrance” qu’est la maïeutique socratique, dont Heidegger se réclame explicitement. Car le médecin ou l’analyste, comme Socrate, est le motif et non la cause de la guérison du malade, ce qui implique que la relation thérapeutique est une situation humaine caractérisée par l’“être-ensemble” du médecin et du malade et qui ne peut nullement être réduite à un processus objectif analogue à ce que sont les processus naturels pour les sciences de la nature. Il s’agit en effet de voir dans la relation thérapeutique un “être-l’un-avec-l’autre” originaire qui n’est rien de biologique ou de sensible, puisque, comme le souligne Heidegger, “il n’est pas d’organe des sens pour ce qui s’appelle l’autre” (18, 19). À partir de là peut être mis en évidence le fait que dans la relation thérapeutique, le médecin, en tant qu’il est l’occasion et non la cause de la guérison du malade, se tient très exactement dans la position de cette sollicitude que Heidegger qualifie de devançante parce qu’elle s’élance au-devant de l’autre, “non point pour lui ôter son souci, mais au contraire pour le lui restituer”, est-il dit dans le paragraphe 26 de Être et Temps (20), alors que la sollicitude substitutive consiste au contraire à prendre la place de l’autre et à remplir à sa place la tâche qui lui incombe, au risque de le placer dans une situation de dépendance. C’est dans cette sollicitude qui consiste à laisser être l’autre, c’est-à-dire à le laisser déployer par luimême son propre “pouvoir-être”, que Heidegger voit la forme la plus haute de la relation à autrui. Car si la maladie en général – et la maladie dite mentale en particulier – consiste essentiellement en une perturbation de l’équilibre existentiel et de la liberté, il ne peut s’agir, dans la relation thérapeutique au sens propre, que de mettre en œuvre une modalité de la relation qui anticipe sur la liberté qui doit être recouvrée par le malade. C’est donc en témoignant de sa propre liberté, et en se conduisant non pas seulement comme un professionnel mais aussi et en même temps comme un être humain que le médecin peut rendre l’autre, le malade, à la sienne. ◼ Références bibliographiques 1. Aristote. Physique, livre II, 1, 192 b 23-27. 2. Heidegger M. “Ce qu’est et comment se détermine la physis” (1958) in Questions II. Paris: Gallimard, 1968: 205-6. 3. Gadamer HG. “Apologie de l’art médical” in Philosophie de la santé. Paris: Grasset-Mollat, 1998:44. 4. Ibid.:50. 5. Gadamer HG. “Philosophie et médecine pratique” in Philosophie de la santé, op. cit.:104. 6. Gadamer HG. “Traitement et dialogue” in Philosophie de la santé, op. cit.:141. 7. Gadamer HG. “Apologie de l’art médical” in Philosophie de la santé, op. cit.:52. 8. Gadamer HG. “Théorie, technique, pratique” in Philosophie de la santé, op. cit.:23. 9. Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard, 1945:198. 10. Plessner H. Mit anderen Augen, Aspekte einer philosophischen Anthropologie. Stuttgart: Reclam, 1982. 11. Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception, op. cit.:229. 12. Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception, op. cit.:215. 13. Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception, op. cit.:219. 50 | La Lettre du Psychiatre • Vol. V - n° 3 - mai-juin 2009 14. Gadamer HG. “Traitement et dialogue” in Philosophie de la santé, op. cit.:147. 15. Gadamer HG. “Herméneutique et psychiatrie” in Philosophie de la santé, op. cit.:178. 16. Heidegger M. Zollikoner Seminare, édité par Boss M, Klostermann, Francfort-sur-le-Main, 1987. 17. Ibid.:174. 18. Ibid.:199. 19. Dastur F. “Phénoménologie et thérapie : la question de l’autre dans les Zollikoner Seminare” in La Phénoménologie en question. Paris: Vrin, 2004:117-30. 20. Heidegger M. Être et Temps. Paris : Gallimard, 1986:122.