Événements de vie et psychopathologie M.-L. BOURGEOIS (1) « On appelle événement un changement réel tel que l’intensité d’existence fugacement attribuée au site est maximale, et que, parmi les conséquences de ce site, il y a le devenir maximal de l’intensité d’existence de ce qui était l’inexistant propre du site. On dit aussi que l’événement absolutise l’inexistant. L’événement est plus qu’une singularité (faible), laquelle est plus qu’un fait, lequel à son tour est plus qu’une modification » Alain Badiou (l’être et l’événement, 2006) La définition de l’événement parait simple. C’est, selon Littre, « tout ce qui arrive », ou même un « incident dramatique », avec pour étymologie evenire, advenir. Cette notion a pris une importance considérable dans la psychopathologie. Aussi convient-il de préciser d’emblée que ce concept d’événement est propre à une certaine vision du monde, dans laquelle l’historicité, la linéarité temporelle, les calendriers et le marquage quantifié du temps façonnent les mentalités. C’est donc pour ce type d’espace mental que les réflexions sur l’« événement de vie » ont un sens. La « conscience mythique » (selon Gursdorf, 1953, ce qui est d’ailleurs une contradictio in adjecto) est sans doute hors du temps, après un événement primordial fondateur… L’homme moderne sait qu’il a une vie et une histoire de vie faite d’une sommation d’événements venant scander et renforcer son sentiment continu d’exister. Les événements sont indispensables à sa cohérence. Les observations psychiatriques sont encore très souvent réduites à une biographie, avec les événements les plus saillants du CV. DSM III et DSM IV ont renversé cette perspective diachronique par une coupe frontale synchronique, encore mal acceptée par les cliniciens. Il y a une recherche, un besoin, une appétence accrue pour le sensationnel exacerbés par les journaux (« la lecture du journal est la prière quotidienne du philosophe »), les médias, la télévision etc. Il y a des définitions logique, mathématique, philosophique de l’événement (cf. supra Alain Badiou et in fine). On devra aussi distinguer les événements personnels et les événements collectifs. Pour les événements collectifs, on pourra citer « nine eleven 2001 », le 14 juillet, le 11 novembre, etc. Nous sommes devenus tellement dépendants des calendriers que l’an mille semble avoir suscité une angoisse millénariste, reproduite à minima pour le dernier passage d’un millénaire à l’autre, dont on ne savait d’ailleurs s’il s’agissait du 1er janvier 2000 ou 2001. Il existe désormais des sociétés de « création d’événements ». Tout devient événement. Dans des groupes humains plus exotiques, le temps semble dilué sinon inexistant, les âges de la vie se limitant à trois : l’enfance, l’âge adulte et la vieillesse. À l’opposé, nous en sommes venus au centième de seconde, permettant de départager les exploits des sportifs de haut niveau. Un événement positif ou supposé tel peut être pathogène : un succès positif, une promotion, une réussite, peuvent être à l’origine d’une décompensation psychologique comme l’a soutenu H. Tellenbach pour le typus melancholicus. Le baptême, la circoncision, la communion solennelle ou la Bar Mitsvah, le mariage, le divorce, le départ à la retraite, les anniversaires (qui dépendent d’ailleurs du type de calendrier, julien, grégorien etc.) sont des événements mémorables. Mais les deux événements majeurs d’une vie sont la naissance et la mort, comme en témoignent les dictionnaires et les biographies. Dans un cas comme (1) IPSO (Université Victor Ségalen) CHS Charles Perrens 121, rue de la Béchade, 33076 Bordeaux cedex, France. S686 L’Encéphale, 2007 ; 33 : Septembre, cahier 3 L’Encéphale, 2007 ; 33 : 686-689, cahier 3 dans l’autre, le sujet « n’y est pas » (dans tous les sens du terme), il n’y est pas encore ou il n’y est plus…. Entre les deux, on repère une série d’événements venant artificiellement scander ce que l’on appelle une vie. MESURES ET ÉCHELLES DES ÉVÉNEMENTS DE VIE On rappelle toujours que Adolph Meyer, suisse de Zurich établi en 1908 à l’Université Johns Hopkins aux États-Unis, ultérieurement président de l’APA avait fait des « réactions » la base de sa psychopathologie. C’était une conception dynamique de la psychobiologie, rapidement remplacée par la psychanalyse. Il incitait à l’utilisation de diagrammes d’événements de vie (Life Chart). Son influence sera plus grande en Angleterre, où les listes d’événements de vie seront développées par Wolff, Hinken, Holmes et Rahe (1967), Pakel etc. ÉVÉNEMENTS DE VIE ET DÉPRESSION Parmi les nombreuses études consacrées à la dépression on retiendra celle de Hudgens et al (Arch Gen Psychiatry 1967) qui ne trouvait pas de relation. Au contraire, Paykel et al (Arch Gen Psychiatry 1969) établissaient une corrélation positive entre événement de vie et dépression. Ce sont essentiellement les travaux de Brown et Harris (1973-2000), qui ont permis de montrer la fréquence d’un événement sévère dans les six mois qui précèdent un état dépressif. Amiel-Lebigre et al, ne trouvaient pas plus d’événements de vie précédant les dépressions « mélancoliques-psychotiques » que dans les formes « névrotiques ». Par contre, il apparaît clairement que le ou les premiers épisodes thymiques seraient plus clairement déclenchés par ces événements que pour les épisodes ultérieurs. Ce débat a longtemps opposé les auteurs, en particulier pour la psychose maniaco-dépressive kraepelinienne : on accordait un rôle déclencheur possible pour le premier épisode, mais ultérieurement on estimait le processus cyclothymique auto entretenu avec des rechutes sans impact d’événement extérieur. Cela a conduit Robert Post (1983) à avancer le modèle de kindling (embrasement) par analogie avec les crises épileptiques et surtout la senzitisation à la cocaïne. En réalité la plupart des épisodes bipolaires seraient déclenchés par un événement stressant extérieur, mais dans plus de la moitié des cas, cet événement est induit par le comportement du patient lui-même, l’événement devenant ainsi le premier symptôme de l’épisode… LES TRAVAUX DE BROWN ET HARRIS (1969-2000) : LE « LIFE EVENTS AND DIFFICULTIES SCHEDULE (LEDS) » Pour la recherche le meilleur instrument permettant des travaux empiriques en tenant compte des aspects Évènements de vie et psychopathologie objectifs et subjectifs des événements, est représenté par le LEDS (traduit en français par Gorwood et Rouillon (1994)). La fidélité inter-juges est bonne : Kappa supérieure à 0,74 ; il est adaptable à toutes les situations, événements à venir, rencontres, réactivations du passé etc. Il distingue clairement événements et difficultés de vie. On insiste sur l’importance subjective des événements « réellement perturbateurs ». Il y a une faible corrélation entre le LEDS et l’échelle de Holmes et Rahe. Cet instrument précis n’est pas utilisable en clinique : le temps de passation demande plus d’une heure et demie, et le temps de codification plusieurs heures... Il y a 800 catégories d’événements et 5 000 exemples. L’essentiel des travaux effectué avec le LEDS a concerné la dépression. Ils ont confirmé l’appréciation d’événements inducteurs de changement dans la vie du sujet, la non désirabilité de ce changement, avec un sentiment de menace à terme : 1 ° pertes graves, 2 ° expérience d’humiliation et 3 ° d’enfermement (entrapment). Dans les échantillons de malades déprimés hospitalisés, 25 % n’ont pas d’événements de vie. Ces auteurs ont réalisé la fameuse étude de Camberwell (South London). Les facteurs de vulnérabilité pour cet échantillon d’un « statut social inférieur » (classe ouvrière) sont essentiellement : femme sans emploi, mère de trois enfants âgés de moins de 15 ans ; la perte de la mère avant 15 ans (11-17 ans) ; et des antécédents dans l’enfance de négligence ou d’abus sévères, ou bien encore de perte parentale. Il en ressort une triade d’expériences subjectives : humiliation – confinement (entrapment) – perte d’espoir. Cette étude anglaise a été reproduite dans différents pays. On met ainsi en évidence l’universalité transculturelle de l’impact des événements de vie à l’origine de la dépression. On retrouve les mêmes données dans les îles Hébrides, à Camberwell (South London), Irlande, dans le Zimbabwe (South Rhodésia), en Hollande… Il existe aussi des facteurs de protection et d’amélioration : l’existence d’un lien de confiance et de confidence avec un intime, le regain d’espoir apporté par des améliorations matérielles telles qu’un relogement, un nouvel emploi, et l’expérience d’un « nouveau départ », comme par exemple une relation avec un nouveau partenaire. ÉVÉNEMENTS DE VIE ET ANXIÉTÉ Il existe moins d’études dans ce domaine. On doit tenir compte de l’intrication fréquente avec un syndrome dépressif. Dans le Trouble Anxiété Généralisée (TAG), il y a augmentation de la vigilance avec omniprésence des soucis (worries). Cette hypervigilance semble bien en rapport avec des antécédents de violences, la fréquence du divorce parental pendant l’enfance et la séparation du père. L’agoraphobie serait précédée de nombreux deuils (Sim et al, 1966 ; Anxiété sans dépression, Prudo et al 1981). S687 M.-L. Bourgeois PSYCHO TRAUMATISME ET PTSD Le retour d’intérêt pour la « névrose d’effroi » et le psycho-traumatisme a correspondu, semble-t-il avec le retour des vétérans américains après la guerre du Vietnam (un sur trois souffrant de psycho traumatisme) et l’introduction dans les DSM III et IV du concept de stress post traumatique (PTSD). Il s’agit d’ailleurs d’une impropriété, puisqu’on est ici au-delà du stress et d’une résilience possible, en raison de l’effraction psychique causée par l’événement effrayant, comme l’ont soutenu de façon convaincante les psychiatres de l’École du Val de Grâce. Un événement mortifère comportant effroi, impuissance, horreur, laisse persister au bout d’un mois un tableau de répétition, de « revival », de flash-back, de détresse, de dépersonnalisation et de déréalisation, etc. De nombreuses circonstances peuvent induire ces états : combats, bombardements, crimes, séismes, tsunami… en particulier les guerres, les attentats, les accidents graves (1914-18, Vietnam, « nine eleven 2001 », etc. ). Ici la psychiatrie de l’événement trouve toute sa justification ÉVÉNEMENTS DE VIE ET SUICIDE Selon la méta-analyse de Harris et Barraclough (1997), 95 % des suicides accomplis s’inscrivent dans le cadre d’un trouble mental. Les autopsies psychologiques confirment ces données et révèlent la consultation d’un professionnel de santé dans les jours ou les semaines précédant l’acte fatal. Une recherche exhaustive en Finlande portant sur une série de 1 387 suicides consécutifs en 1987 indique l’existence d’un événement ou d’une circonstance précise dans plus de 82 % des cas. Il y a en moyenne deux événements par cas : perte d’une personne, conflit avec l’entourage, séparation maritale, problèmes financiers et professionnels, maladie physique, etc. Dans la série de suicides de Manchester (Appleby et al 1999) on trouve un événement de vie très récent dans 69 % des cas vs 13 % pour les contrôles : conflits amoureux ou relationnels en particulier. L’Encéphale, 2007 ; 33 : 686-689, cahier 3 delà de deux mois, bien que fréquente, doit être considérée comme pathologique et imposer une prise en charge spécialisée. RÉSILIENCE ET ÉVÉNEMENTS DE VIE Moins connus sont les processus de guérison apparemment liés à l’expérience de certains événements tels que les « nouveaux départs ». CONCLUSION Le sens commun attribue aux événements de vie les décompensations pathologiques (psychiatrique, psychosomatique ou organique). Les études empiriques semblent confirmer cette interprétation. Ils s’inscrivent dans un projet de vie individuel (ce qui est relativement récent dans le monde moderne). Ils viennent contrarier ou anéantir certains buts existentiels. Les adversités de l’enfance qui obèrent les facultés adaptatives et les ajustements ultérieurs, qui altèrent la confiance et l’estime de soi, prédisposent aux effondrements dépressifs à l’âge adulte. On doit cependant relativiser la notion d’événement. Hinckle écrivait qu’un P.V. peut être pour certaines personnes plus déstabilisant qu’un deuil. Compte tenu de l’enthousiasme verbalisateur et le stakhanovisme répressifs des polices routières et municipales on peut comprendre l’accumulation stressante des « Hassles » du citoyen moderne. Le « site », la personnalité, ont sans doute plus d’importance que l’événement lui-même qui ne prend sens que pour le sujet. Un battement d’ailes de papillon peut déterminer un ouragan à l’autre bout du monde. Tout dépend de la « sensibilité » aux conditions initiales. Ceci est important pour la prise en charge thérapeutique, on ne peut réécrire l’histoire mais on peut la réinterpréter, donner un sens à l’événement et reconstruire un projet de vie… Références DEUIL NORMAL ET DEUIL PATHOLOGIQUE 1. BOURGEOIS M.L. Deuil normal et deuil pathologique, Doin (ré- Le deuil lié à la perte par décès d’un être cher, une personne significativement importante, induit très souvent un état de dépression transitoire, pouvant dans 20 % des cas laisser un tableau de deuil pathologique comportant les éléments de l’état dépressif proprement dit, d’une anxiété pathologique, d’un PTSD. La fréquence ponctuelle du deuil proprement dit serait de 10 % de la population générale (M. Weismann). Le deuil comporte deux éléments intriqués : détresse de séparation + détresse traumatique. La persistance des symptômes au- 2. férences en psychiatrie), Paris (2003). GUYOTAT J, FEDIDA P. (Eds.), Evénement et psychopathologie, S688 3. Villeurbane, Simep, (1985). PAULHAN I, BOURGEOIS M. Stress et coping, 1 vol PUF Nodules, Paris, (1995). 4. POST RM. Transduction of psychosocial stress into the neuro- 5. biology of recurrent affective disorder. Am J Psychiatry 1992 ; 149 : 999-1010. POST RM, RUBINOW DR, BAILLENGER JC. Conditioning and sensitisation in the longitudinal course of affective illness. Br J Psychiatry 1983 : 419 : 191-201. L’Encéphale, 2007 ; 33 : 686-689, cahier 3 Évènements de vie et psychopathologie 6. TATOSSIAN A. Biographie de la vie comme récit, Diogène, n ° 139, 96, 104, (1987). 7. TATOSSIAN A. La notion d’événement : de la phénoménologie à la méthode des life-events, in Guyotat J., Fedida P (Eds.), Evénement et psychopathologie, Villeurbane, Simep, p 49-53, (1985). 8. TATOSSIAN A, Qu’est-ce que la clinique ? Conf. Psychiatr, n ° 30, 55-61, (1989 a). 9. TOUSIGNANT M, HARRIS T.O. Événement de vie et psychiatrie, apport des études du Life Events and Difficulties Schedule Doin, Paris (2001). TABLEAU 1.- Echelle événementielle de Holmes & Rahe (1967). Décès du conjoint Divorce Séparation maritale Fin de détention en prison Décès d’un membre proche de famille Accident ou maladie personnelle Mariage Licenciement Réconciliation maritale Mise à la retraite Changement dans l’état de santé d’un membre familial Grossesse Difficultés sexuelles Entrée d’un nouveau membre dans la famille 100 73 65 63 63 53 50 47 45 45 44 40 39 39 Réaménagement professionnel Changement de statut financier Décès d’un ami proche Changement d’orientation professionnelle Changement de fréquence des disputes conjugales Hypothèque supérieure à 10 000 $* (de 1967) Echéance d’un emprunt ou saisie d’hypothèque Changement de responsabilité au travail Départ du foyer d’un fils ou d’une fille Ennuis avec la justice Réalisation personnelle incomplète Début ou fin de travail de l’épouse Début ou fin de scolarité Changement dans les conditions de vie Révision de ses habitudes personnelles Difficultés avec son patron Changement d’horaire ou de conditions du travail Changement de résidence Changement d’école Changement de distraction Changement d’activité religieuse Changement d’activités sociales Hypothèque ou prêt inférieur à 10 000 $* (1967) Changement dans les habitudes de sommeil Changement dans la fréquence des réunions familiales Changements dans les habitudes alimentaires Vacances Fête de Noël Violations mineures de la Loi 39 39 38 37 36 35 31 30 29 29 28 26 26 25 24 23 20 20 20 19 19 18 17 16 15 15 13 12 11 *10 000 dollars équivalaient à un salaire moyen en 1967 TABLEAU 2.- Échelle de sévérité des stresseurs psycho sociaux (adulte) DSM III R (1987) Degrés Événements aigus circonstances durables 1 - Aucun 2 - minime Rupture sentimentale ; début ou fin de scolarité ; un enfant quitte la maison 3 - modéré Mariage ; séparation conjugale ; perte d’emploi, retraite ; fausse couche graves ; mésentente avec le patron ; 4 - sévère 5 - extrême 6 - catastrophique Divorce ; naissance du premier enfant Mort du conjoint ; diagnostic de maladie physique grave ; viol Mort d’un enfant ; suicide du conjoint ; désastre naturel dévastateur Disputes familiales ; insatisfaction professionnelle ; voisinage très dangereux Disputes conjugales ; problèmes financiers être parent unique Chômage ; pauvreté Maladie chronique grave (soi-même ou enfant) ; abus sexuel ou physique continu Prise en otage ; camp de concentration ENCADRE 1 Définition wikipédia Un événement est un fait qui survient à un moment donné. Il se caractérise par une transition, voire une rupture, dans le cours des choses, et par son caractère relativement soudain ou fugace, même s’il peut avoir des répercussions par la suite. Au sens général, il signifie tout ce qui arrive et possède un caractère peu commun, voire exceptionnel. On parle d’un événement dans différents domaines : dans la presse, il désigne un fait d’actualité notable ; en histoire, un événement est tout fait notable, c’est-à-dire méritant d’être relaté par les historiens ; en sciences, il désigne un changement d’état ou de contexte, lié à une modification substantielle de la valeur d’un paramètre mesurable, dans un intervalle de temps bref à l’échelle de l’expérience ; en relativité, c’est un point de l’espace-temps ; en probabilités ou en statistiques, un événement est une partie de l’univers sur lequel porte l’étude. Par exemple, la phrase « la personne choisie est une femme » définit un événement. Le terme sert également par métonymie à désigner pudiquement un contexte de troubles (guerre civile, émeutes par exemple) par la population qui les a subis. Il est alors utilisé au pluriel : les Libanais par exemple désignent la période 1973-1992 par les événements. S689