Habitudes, consommations et connaissances alimentaires des

DOSSIER
Santé publique 1998, volume 10, no3, pp. 333-347
Résumé : Les comportements liés à l’alimentation ainsi que les consommations
alimentaires des Français en situation de précarité financière sont analysés à partir des
données recueillies par le Baromètre santé nutrition du CFES réalisé en 1996. Les
Français disposant de revenus mensuels inférieurs à 4 000 francs semblent être plus
nombreux à fréquenter la restauration rapide et moins les autres types de restaurant (de
loisir ou sur leur lieu de travail), être davantage seuls lors de chacun des trois principaux
repas, consacrer moins de temps au dîner, regarder davantage la télévision pendant les
repas de midi et du soir, moins favoriser un plat principal au déjeuner au profit d’un
fromage ou d’un laitage, et limiter davantage leur dîner à un seul plat. Ils sont moins
nombreux que les personnes plus aisées à composer leur petit déjeuner de façon
« idéale ». Ces Français économiquement démunis achètent davantage en grande ou
moyenne surfaces, et composent plus souvent leurs menus en fonction du budget
familial. En termes d’aliments, ils sont plus nombreux à ne consommer simultanément
ni fruits, ni légumes ; ils prennent moins de viande de porc, de poissons et de crustacés,
de produits laitiers, de boissons alcoolisées et notamment d’apéritifs avant le déjeuner
et le dîner. Cette étude met en évidence chez les Français en situation de précarité
financière des comportements et des consommations alimentaires moins en accord
avec les recommandations nutritionnelles communément admises ; de même, le taux
d’obésité élévé observé chez les femmes issues de ces ménages apparaît élevé.
(1) Comité départemental d’éducation pour la santé du Doubs, 4, rue de la Préfecture, 25000 Besançon.
(2) Caisse nationale d’assurance-maladie des travailleurs salariés, département de santé publique,
66, avenue du Maine, 75694 Paris Cedex 14.
(3) Observatoire régional de la Santé de Provence-Alpes-Côte d’Azur, 23, rue Stanislas-Torrents,
13006 Marseille.
(4) Comité régional d’éducation pour la santé de Languedoc-Roussillon, Hôpital Colombière,
34295 Montpellier Cedex 5.
(5) Comité français d’éducation pour la santé, 2, rue Auguste-Comte, BP 51, 92174 Vanves.
Tiré à part : C. Michaud Réception : 17/04/1998 - Acceptation : 22/07/1998
CODES 25, 4, rue de la Préfecture,
F-25000 Besançon
ÉTUDES
Habitudes, consommations
et connaissances alimentaires
des Français en situation
de précarité financière
Nutrition habits and food consumption
in low income French people
C. Michaud (1), F. Baudier (2), A. Loundou (3), G. Le Bihan (4),
M.P. Janvrin (5), M. Rotily (3)
C. MICHAUD, F. BAUDIER, A. LOUNDOU, G. LE BIHAN,
M.P. JANVRIN, M. ROTILY
Introduction
Les allégations alarmantes concer-
nant d’une part des personnes dému-
nies ne mangeant pas à leur faim en
France (on cite le chiffre de six cent
mille personnes) [24], et d’autre part,
des enfants souffrant de malnutrition
dans les quartiers sensibles sont
actuellement très présentes dans les
médias [29]. De façon plus générale,
les constats de proximité entre la pré-
carité sociale et la vulnérabilité médi-
cale se développent [21]. À côté
d’estimations peu documentées, co-
existent des indicateurs objectifs tels
que l’augmentation du nombre de
repas servis par les trois principales
associations d’aides alimentaires
durant les dix dernières années [17]
ainsi que l’existence d’une forte préva-
lence de l’obésité chez les personnes
à revenus modestes [9,14]. Si cette
problématique n’est pas récente, son
ampleur et ses conséquences pres-
senties chez les enfants lui confèrent
une acuité nouvelle. Cependant, à la
différence de certains pays économi-
quement développés [19], ce pro-
blème est, en France, peu étayé par
des données objectives.
En effet, au-delà du rapport du
ministère de l’Éducation nationale [29]
décrivant la désaffection de la restau-
ration scolaire dans les établissements
situés en zones sensibles et déduisant
l’existence de malnutrition chez les
enfants de ces quartiers, peu d’études
françaises appuient ce constat inquié-
tant [20, 26]. Cinq enquêtes observant
les habitudes et les consommations
alimentaires des Français les plus
désavantagés (notamment sur le plan
économique) ont été identifiées :
celles réalisées par la Fédération
française des banques alimentaires
(FFBA) en 1990 [12] et 1995 [16],
l’étude sur la consommation des
ménages réalisée périodiquement par
l’INSEE (la dernière remonte à 1990)
dont on peut extraire des données
concernant les ménages à faibles
revenus [6], le travail réalisé par le
centre de médecine préventive de
Vandœuvre-lès-Nancy [15] sur la place
des produits laitiers dans les familles à
bas revenus et enfin une étude
conduite à Lille plus récemment [7].
Les trois premières investigations
observent une sous-consommation
(ou une part budgétaire consacrée aux
achats plus faible) de produits frais
(fruits et légumes, produits laitiers,
viandes et poissons) et une sur-
consommation (ou une part budgétaire
plus élevée) d’aliments riches en glu-
334
Mots-clés : personnes démunies - alimentation - bas revenus.
Key words : disavantaged people - food habits - low-incomes.
Summary : Behaviors related to nutrition as well as to the eating habits of low-income
French people are analyzed from data collected by the Nutrition and Health Barometer of
the CFES in 1996. French people with monthly incomes of less than 4000 francs appear
to go to fast-food restaurants more often than to other types of restaurant (for leisure or
work). They appear to eat their three main meals alone more often, to spend less time over
the evening meal, to watch television during their noon and evening meals, to have cheese
or another dairy product rather than a main dish, and to limit their evening meal to a single
dish. They are less numerous than higher-income people to have the “ideal” breakfast.
These economically disavantaged French people do their shopping more often in large or
medium-sized supermarkets and more often plan their meals according to the family bud-
get. In terms of food they are more numerous to eat neither fruit nor vegetables ; they
consume less pork, fish and shellfish, dairy products, alcoholic beverages and especially
before-dinner drinks. This study shows that the eating behavior of low-income French
people is less in conformity with commonly accepted nutritional recommendations. Like-
wise, the rate of obesity observed among the women from this households appears high.
ALIMENTATION ET PERSONNES EN SITUATION DE PRÉCARITÉ FINANCIÈRE
cides et en graisses. L’enquête nan-
céienne relève des apports notam-
ment calciques insuffisants (mais
comparables à ceux observés dans
une autre enquête prise comme popu-
lation témoin). Enfin, l’étude lilloise
constate des perturbations impor-
tantes du rythme alimentaire.
Il semble donc intéressant de confir-
mer ou d’infirmer ces observations et
de les compléter afin d’éviter toute
description simplificatrice et toute
stigmatisation supplémentaire des
personnes démunies économique-
ment. Le Comité français d’éducation
pour la santé (CFES) et ses parte-
naires institutionnels ont mis en place
depuis 1994 un dispositif d’enquêtes
régulières – le baromètre santé nutri-
tion – afin de mesurer les opinions, les
attitudes et les pratiques des Français
en matière d’alimentation [4, 5]. Même
si la finalité de ce baromètre n’est pas
d’étudier de façon particulière les
ménages en situation de précarité
financière, il est possible d’extraire de
cette étude des données de consom-
mation et d’habitudes alimentaires
concernant ces mêmes ménages ;
c’est là l’objectif de cet article.
Population et méthodes
Population
Elle est constituée par un échan-
tillon national représentatif de 1984
adultes âgés de 18 à 75 ans vivant en
France. Le tirage au sort aléatoire des
ménages a été réalisé à partir du
fichier de France Télécom. Le taux de
refus a été de 28 %.
Une première analyse a sélectionné
les ménages ayant un revenu mensuel
déclaré inférieur à 4 000 FF afin de
mesurer l’effet de la pauvreté sur l’ali-
mentation. Cette valeur a été choisie à
partir des données de l’INSEE sur le
seuil de pauvreté [8] : il s’agit d’un
niveau intermédiaire entre le seuil
attribué pour une personne seule
(3 200 FF par mois) et celui d’un
couple sans enfant (4 800 FF par
mois).
Cent soixante ménages économi-
quement désavantagés (8 % de
l’échantillon) ont ainsi été identifiés. Ils
ont été comparés au reste de l’échan-
tillon (revenu égal ou supérieur à
4 000 FF par mois). Ces 160 ménages
modestes sont statisquement diffé-
rents des 1 824 autres : pour ce qui
concerne la répartition par sexe (plus
de femmes), la situation familiale (plus
de célibataires et divorcés), la situa-
tion professionnelle (plus de chô-
meurs et retraités, de personnes
n’ayant jamais travaillé), l’âge (plus de
jeunes de moins de 29 ans et plus de
personnes de plus de 60 ans) (tableau I).
En revanche, il n’existe pas de diffé-
rence en fonction du lieu d’habitation
(urbain/rural). Une seconde analyse a
été réalisée en répartissant les reve-
nus en 4 tranches : de 0 à 6 599 FF, de
335
Tableau I : Caractéristiques socio-démographiques de l’échantillon (%)
Âge Sexe Situation familiale Situation professionnelle
18-29 ans 60 ans masculin féminin marié
célibataire
divorcé salarié chômeur jamais
veuf retraité travaillé
Revenus n = 53 n = 46 n = 67 n = 92 n = 46 n = 61 n = 52 n = 40 n = 75 n = 46
< 4 000 FF 33,0 28,5 42,1 57,9 29,1 38,5 32,4 24,5 46,8 28,7
Revenus n = 397 n = 279 n = 850 n = 835 n = 1 156 n = 343 n = 185 n= 1 049 n = 500 n = 136
4 000 FF 23,6 16,5 50,4 49,6 68,6 20,4 11,0 62,3 29,7 16,6
Différence
statistique p 0,001 p 0,05 p 0,001 p 0,001
C. MICHAUD, F. BAUDIER, A. LOUNDOU, G. LE BIHAN,
M.P. JANVRIN, M. ROTILY
6 600 à 9 999 FF, de 10 000 à 15 999 FF,
supérieurs à 16 000 FF afin d’observer
la nature des associations observées.
La valeur du plafond de la première
tranche (6 600 FF par mois) a été choi-
sie car elle constitue le seuil de pau-
vreté estimé pour un couple avec
deux enfants de moins de 14 ans [8].
Méthodes
L’enquête s’est déroulée en janvier et
février 1996. Les personnes ont été
interrogées du lundi au dimanche inclus
afin de couvrir l’ensemble des varia-
tions journalières. La durée de l’entre-
tien était d’environ 25 minutes.
Le recueil des données a été réalisé
par l’institut BVA au cours d’entretiens
téléphoniques assistés par ordinateur
(système CATI : Computer Assisted
Telephone Interview) [3]. Le type d’ali-
ment consommé était saisi en clair et
recodé ultérieurement à partir de la
classification utilisée dans l’étude
SU.VI.MAX. [25]. Le questionnaire se
composait d’un rappel des aliments
consommés durant les 24 dernières
heures et de questions abordant les
connaissances et habitudes alimen-
taires, les achats et la préparation des
repas.
Les analyses descriptives (moyen-
nes, écart-types) et comparatives (test
du chi-2 de Pearson) ont été réalisées
à l’aide du logiciel SPSS. Le degré de
signification retenu pour affirmer une
différence devait être inférieur à 5 %.
Résultats
Comportements alimentaires
Les prises de repas (définies comme
toute ingestion d’éléments solides ou
liquides ayant ou non une valeur éner-
gétique) ne diffèrent pas selon les
revenus excepté pour le petit déjeuner.
En effet, c’est dans la tranche intermé-
diaire (6 600-9 999 FF) que la prise
du petit déjeuner est la plus faible
(p 0,01).
Lieux des repas
Au seuil de 4 000 FF, il n’existe pas
de différence entre les Français en
situation de précarité financière et le
reste de la population en ce qui
concerne les lieux de repas lors du
petit déjeuner et du dîner. En revanche,
ce sont les personnes ayant des reve-
nus compris entre 6 600 et 9 999 FF
qui présentent les comportements
les plus extrêmes lors du repas de
midi : elles déjeunent moins chez
elles, moins au restaurant d’entreprise
et plus au travail ou dans la rue
(p 0,01).
Les personnes à bas revenus
(< 4 000 FF) fréquentent habituelle-
ment moins les restaurants d’entre-
prise (15 % vs 23%; p 0,05) que les
autres. Les personnes ayant des reve-
nus inférieurs à 10 000 FF ont peu
recours aux restaurants d’entreprises
(moins de 20 %), surtout dans la
tranche de revenus 6 600-10 000 FF,
alors que dans la tranche supérieure à
10 000 FF, 25 à 35 % des personnes y
ont recours.
Les personnes dont les revenus
sont inférieurs à 4 000 FF fréquentent
davantage la restauration rapide de
façon régulière (9,9 % versus 4,2 %) et
de façon occasionnelle (13 % versus
8,7 %) (p 0,01). Ils fréquentent fré-
quentent moins les restaurants, régu-
lièrement (9,0 % versus 20 %) ou
occasionnellement (12 % vs 17 %) ;
p 0,001) que le reste de la popula-
tion. Il existe une relation positive entre
la fréquentation de restaurant et les
tranches de revenus mensuels.
Convivialité
Les Français à revenus modestes
(< 4 000 FF) prennent davantage leurs
336
ALIMENTATION ET PERSONNES EN SITUATION DE PRÉCARITÉ FINANCIÈRE
repas seuls : le petit déjeuner (72 % vs
52%; p 0,001), le déjeuner (40 % vs
22%; p 0,001), le dîner (42 % vs
16 % ; p 0,001).
Plus les personnes appartiennent à
un foyer à faibles revenus plus le petit
déjeuner est consommé seul (67 %
pour les revenus inférieurs à 6 600 FF
versus 42 % pour les revenus supé-
rieurs à 16 000 FF) (figure 1). Ces
mêmes contats sont observés pour
les autres repas.
Le niveau de revenus n’affecte pas
la durée du petit déjeuner et du déjeu-
ner. En revanche, les personnes les
plus modestes (< 4 000 FF) sont plus
nombreuses à dîner rapidement, en
moins d’un quart d’heure (22 % vs
12 % ; p 0,001).
La prise du petit déjeuner en
compagnie de la télévision ne varie
pas en fonction des revenus. En
revanche, lors du repas de midi, les
personnes à revenus modestes
(< 4 000 FF) regardent davantage la
télévision que les autres (41 % vs
29%; p 0,001). Il en est de même le
soir, en dînant (62 % vs 47%;
p0,01).
337
0
10
20
30
40
50
60
70
< 6 600 6 600-
9 999
10 000-
15 999
16 000
revenus mensuels (en FF)
%
petit déjeuner
déjeuner
dîner
p 0,001 pour chaque repas
Figure 1 : Prise en solitaire des principaux
repas selon les revenus.
Figure 2 : Composition du petit déjeuner
selon les revenus.
Composition des principaux repas
La composition du petit déjeuner
classée en idéale, correcte et incom-
plète (en fonction de la présence
simultanée ou non dun aliment
appartenant à lun des 3 groupes sui-
vants : laits et dérivés, pains et
céréales, fruits et légumes) varie selon
les revenus. Les personnes à revenus
inférieurs à 6 600 FF sont moins nom-
breuses à composer leur petit déjeu-
ner de façon idéale que les personnes
à revenus mensuels supérieurs à
16 000 FF (7,6 % vs 16%; p 0,001)
(figure 2).
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
< 6600
6600-
9999
10000-
15999
16000
revenus mensuels (en FF)
incomplète
correcte
idéale
p 0,001
Les Français économiquement
défavorisés (< 4 000 FF) consomment
moins dapéritif avant le déjeuner que
le reste de la population (2,9 % vs
11%; p 0,01). On observe une
courbe en cloche : les deux tranches
1 / 15 100%

Habitudes, consommations et connaissances alimentaires des

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !