Éditorial Articles publiés sous la direction de JACQUES CORNUZ Médecin-chef PMU, Lausanne Bilan 2016 Médecine de précision, médecine générale et ancrage communautaire Prs JACQUES CORNUZ, NICOLAS SENN, Drs PATRICK BODENMANN et PHILIPPE STAEGER L’année 2016 a été marquée par deux ten­ dances fortes sur lesquelles nous souhaitons revenir et qui placent une institution médi­ cale académique en charge de la formation des médecins généralistes devant certaines responsabilités : gérer et accompagner les ­espoirs de la médecine de précision d’une part, construire et évaluer le dispositif de méde­ cine ambulatoire de demain d’autre part. a Quand bien même le périmètre de la « médecine de précision » peut être plus large que la médecine génomique, nous associons ici ces deux termes, en assumant aussi que la traduction du terme anglais « precision » n'est que partiellement appropriée par le mot français « précision ». Deuxièmement, mettre en avant le terme « précision » pour ce développement permet de ne pas confisquer le terme « médecine personnalisée », et par conséquent de laisser cette dimension de la « personne » à la méde­ cine générale (au sens global, c’est-à-dire ­médecine de famille / médecine interne gé­ nérale pour les adultes et pédiatrie pour les enfants). La médecine générale est et sera tou­ jours « personnalisée », car elle prend le patient Médecine de précision dans sa globalité, avec ses composantes bio­ psychosociales, et intègre ses valeurs dans les Si, pendant quelques années, de nombreux choix des interventions diagnostiques et thé­ acteurs de cette révolution technologique rapeutiques. Rien de bien nouveau permettant des séquençages ra­ pides et peu onéreux du génome pour la plupart d’entre vous ! ce rappel est brandissaient l’étendard de la mé­ Mais ce rappel est nécessaire dès nécessaire dès decine « personnalisée », la plu­ lors que la dimension de la « per­ lors que la part d’entre eux ont aujourd’hui sonne » a failli être confisquée... dimension de la changé de discours, parlant désor­ «personne» a Troisièmement, le mot « préci­ mais de médecine de précision.a failli être sion » est un beau mot qui syn­ confisquée... A nos yeux, cette nouvelle labelli­ thétise bien ce développement ; sation est réjouissante à plusieurs il fait également référence à une titres. Premièrement, elle synthétise bien caractéristique suisse, celle de faire les choses l’apport potentiel de cette nouvelle technolo­ de manière précise. Dans un pays leader en gie : mieux cibler nos interventions médicales, innovations technologiques, ce développe­ ment est en train de trouver un terreau favo­ qu’elles soient préventives ou curatives ; on rable, comme en témoignent les nombreuses pense en particulier aux dépistages et aux initiatives académiques et fédérales. Comme traitements des cancers. Pour les premiers, la gestion des informations liées à cette mé­ personne ne se plaindra si le Number needed decine de précision sera notamment l’affaire to screen peut passer de plusieurs centaines à du généraliste, les institutions en charge de la quelques dizaines ; cela pourrait éviter bien formation de celui-ci doivent se poser la des angoisses inutiles (les faux positifs), des question d’en être un des acteurs, afin que ce réassurances dommageables (les faux néga­ tifs) et surtout les diagnostics « pour rien » (le développement se fasse sans porter préjudice surdiagnostic). Pour les seconds, cela devrait à la rencontre médecin-patient. permettre de proposer des traitements a priori plus efficaces que ceux de l’arsenal actuel ; leurs effets secondaires devraient dès lors Ancrage communautaire être mieux admis. Mais le chemin est encore Au moment où la médecine de précision long avant d’y arriver et les données pro­ prend son envol, les autorités politiques can­ bantes sur l’impact de cette médecine de tonales, fédérales et internationales braquent ­précision sont nécessaires. Notre institution les projecteurs sur un autre enjeu sanitaire : s’engage dorénavant dans ce développement. les patients porteurs de maladie chronique et www.revmed.ch 2 novembre 2016 1835 REVUE MÉDICALE SUISSE l’importance d’une prise en charge coordonnée par le système de soins. Il s’agit là aussi d’une évolution majeure : la réorganisation du système de santé. En 2008 déjà, l’OMS soulignait l’urgence de déplacer le centre de gravité du système de l’hôpital vers les soins primaires et la médecine de fa­ mille. On voit actuellement fleurir en Suisse un grand nombre d’initiatives pour « tester » de nouvelles façons de fonctionner dans les cabinets de médecine générale. Cet intérêt pour repenser l’organisation des soins primaires est issu de la nécessité d’intégrer l’évolution des besoins des patients (patients âgés avec plusieurs maladies nécessitant une coordina­ tion, souhait de certains patients de participer activement au processus déci­sionnel clini­que) autant que les moyens d’y répondre (nouvelles technologies, démultiplications des possibilités thérapeutiques, nombre croissant d’interve­ nants). S’il est important que tout un chacun, dans sa pratique, puisse développer de nou­ veaux modèles d’organisation, il est indispen­ sable de pouvoir également réfléchir à un ­niveau plus global et avoir une vue d’ensemble sur les enjeux de ces changements. L’amélio­ ration de nos connaissances sur le fonction­ nement de la médecine de famille est dès lors primordiale et notre institution s’engage fermement sur cette voie. Ces deux évolutions ne peuvent pas aboutir si elles laissent sur les bas-côtés de la route les patients les plus vulnérables. On pense en particulier à ceux qui n’ont pas eu de formation postobligatoire (souvent des working poors), n’ont pas d’occupation professionnelle ou sont parfois issus de migrations forcées. Ainsi, il faudra tenir compte des besoins spécifiques de chacun (par exemple le patient ayant de faibles compétences en santé), renforcer la formation des médecins (intégration dans la prise en charge de l’impact de d ­ éterminants socio-économiques de la santé) et définir la responsabilité sociale des institutions dans l’accès aux soins. L’ancrage communautaire du dispositif sanitaire de demain aura pour conséquence un champ d’action qui devrait dépasser les murs d’une structure sanitaire pour s’étendre aux différents lieux de la vie de la communauté. 1836 Enfin, cette réorganisation du système des soins ambulatoires pourrait bien signifier de nouvelles responsabilités. Si l’interprofes­ sionnalité devrait permettre une certaine mutualisation des actions, elle ne répondra pas à tous les défis. Le médecin de famille ­dorénavant au centre du dispositif devra en effet maintenir, voire développer des compé­ tences solides, en particulier dans les do­ maines de la prise en charge ­aiguë de ces patients porteurs L’objectif est de maladie chronique. En effet, clair : maintenir la charge de travail des méde­ les patients cins et les habitudes dans la con­ dans leur lieu sommation des soins ont poussé de vie le plus aujourd’hui de nombreux patients longtemps vers les centres d’urgence en cas possible de problème aigu, même quand ils annoncent avoir un médecin de référence. Dans la perspective de cette ­réorganisation où l’utilisation des ressources sera plus rationnelle, il est important de ­donner aux médecins de famille les moyens de retrouver leur place dans le dispositif communautaire des urgences ambulatoires, en coordination avec les autres soignants et les réseaux régionaux. L’objectif est clair : maintenir les patients dans leur lieu de vie le plus longtemps possible, et éviter un passage systématique par les urgences hospitalières, ce qui non seulement surcharge le système (pratiquement et financièrement !), mais con­ tribue à déconditionner les patients, en parti­ culier les plus âgés. Cette présence accrue dans les situations d’urgence devrait renforcer la position cen­ trale du médecin de famille dans le système de soins. Mais cela suppose une organisation permettant une meilleure disponibilité du praticien, une relève suffisante en médecine interne générale, et une formation postgraduée et continue adaptée ; plusieurs conditions qu’une institution de formation en médecine générale peut contribuer à satisfaire. En conclusion, ce sont deux tendances fortes, qui confirment la place du généraliste au cœur de ce nouveau dispositif qui aura à ­gérer à la fois la nouvelle connaissance et le système de soins. WWW.REVMED.CH 2 novembre 2016