ALGÈBRE BILINÉAIRE ET RÉDUCTION DES ENDOMORPHISMES GAËL MEIGNIEZ Université de Bretagne Sud, Département de Mathématiques, Informatique et Statistiques; Licence de mathématiques 3ème année, Tohannic, 2016-17 1. Réduction des endomorphismes 1.1. L’algèbre des endomorphismes et l’algèbre des matrices. Soit K un corps commutatif: par exemple R, C, Q ou Z/pZ avec p premier; soit E un espace vectoriel de dimension finie n sur K. Un endomorphisme de E est une application K-linéaire de E dans E. On considère l’ensemble End(E) des endomorphismes de E. On a, dans l’ensemble End(E), deux lois de composition internes, et une loi de composition externe. Pour f, g ∈ End(E) et λ ∈ K, on définit f +g, f g et λf par: (f + g)(u) = f (u) + g(u) (f g)u = f (g(u)) (λf )(u) = λf (u) Pour les deux premières lois, End(E) un anneau unitaire, non commutatif en général. L’élément unité est l’identité de E, notée id. Pour la première et la troisième lois, End(E) est un K-espace vectoriel. De plus, on a (λf )g = f (λg) = λ(f g). On résume tout cela en disant que End(E), muni de ces trois lois, est une K-algèbre. On écrit souvent f u pour f (u). On considère aussi l’ensemble Mn (K) des matrices carrées n × n à éléments dans K. On note A = (Aij ) où Aij est l’élément à l’intersection de la i-ème ligne et de la j-ème colonne. L’ensemble Mn (K) est muni de l’addition usuelle des matrices, de la multiplication usuelle des matrices ligne par colonne, et de la multiplication des matrices par les scalaires: (A + B)ij = Aij + Bij Date: September 26, 2016. 1 2 GAËL MEIGNIEZ (AB)ij = n X Aik Bkj k=1 (λA)ij = λAij Pour ces trois lois, Mn (K) est une K-algèbre. L’élément unité est la matrice unité I définie par Iij = δij . Si l’on fixe une base B = (b1 , . . . , bn ) de E, alors dans cette base chaque endomorphisme f a une matrice MB (f ), définie par f bj = n X MB (f )ij bi i=1 Cette matrice dépend du choix de la base B. L’application MB : End(E) → Mn (K) est un isomorphisme de K-algèbres, c’est-à-dire à la fois un isomorphisme d’anneaux et un isomorphisme de K-espaces vectoriels. Suivant les situations, il est plus commode de raisonner sur les endomorphismes, ou de calculer avec les matrices. 1.2. Valeurs propres et vecteurs propres. Soit f ∈ End(E). définition 1.1. L’endomorphisme f est diagonalisable si E admet une base (b1 , . . . , bn ) dans laquelle la matrice de f est diagonale: λ1 0 . . . 0 λ2 . . . . . . 0 0 ... 0 0 .. . λn En d’autres termes, f bi = λi bi . La recherche d’une telle base, si elle existe, conduit à poser les définitions suivantes. définition 1.2. Le scalaire λ ∈ K est une valeur propre de l’endomorphisme f s’il existe un vecteur u ∈ E non nul tel que f u = λu. définition 1.3. Le vecteur u ∈ E est un vecteur propre de f , associé à λ, si f u = λu. On voit que l’endomorphisme f est diagonalisable si et seulement si E admet une base formée de vectors propres pour f . L’ensemble des vecteurs propres associés à la valeur propre λ s’appelle sous-espace propre associé à λ, et se note E(λ). C’est aussi le noyau de l’endomorphisme f − λid de E. En particulier, E(λ) est un sous-espace vectoriel de E, non réduit à 0. ALGÈBRE BILINÉAIRE ET RÉDUCTION DES ENDOMORPHISMES 3 proposition 1.4. Soient λ1 , . . . , λk des valeurs propres de f deux à deux distinctes. Alors les sous-espaces propres E(λ1 ), . . . , E(λk ) sont globalement en somme directe: E(λ1 ) ⊕ · · · ⊕ E(λk ) ⊂ E Démonstration. Soient u1 ∈ E(λ1 ), . . . , uk ∈ E(λk ) des vecteurs propres tels que u1 + · · · + uk = 0. Il faut montrer que u1 = · · · = uk = 0. On procède par récurrence sur k. Pour k = 1 c’est évident. Dans le cas général, on a λk (u1 + · · · + uk ) = 0 = f (u1 + · · · + uk ) = λ1 u1 + · · · + λk uk donc par différence 0 = (λ1 − λk )u1 + · · · + (λk−1 − λk )uk−1 Par l’hypothèse de récurrence, (λ1 − λk )u1 , . . . , (λk−1 − λk )uk−1 sont nuls. Comme λ1 , . . . , λk−1 sont distincts de λk , on a u1 = · · · = uk−1 = 0; et donc uk = 0 également. corollaire 1.5. Les valeurs propres λ1 , . . . , λk de f sont en nombre fini, plus petit ou égal à dim E. Les propriétés suivantes sont équivalentes: (1) L’endomorphisme f est diagonalisable; (2) E = E(λ1 ) ⊕ · · · ⊕ E(λk ); (3) dim E = dim E(λ1 ) + · · · + dim E(λk ). 1.3. Polynôme caractéristique. Soit d’abord A = (aij ) ∈ Mn×n (K) une matrice n × n à éléments dans K. définition 1.6. Le polynôme caractéristique de A est χA (X) := det(A − XI) = a11 − X a21 .. . an1 a12 ... a1n a22 − X . . . a2n .. .. . ... . an2 . . . ann − X C’est donc un élément de K[X], l’algèbre des polynômes à une indéterminée à coefficients dans K. On peut préciser un peu sa forme: de toute évidence, χA (X) = (a11 − X) . . . (ann − X) plus des termes de degré ≤ n − 2. Par ailleurs, χA (0) = det A. Donc: χA (X) = (−1)n X n + (−1)n−1 (trA)X n−1 + · · · + (det(A)) où trA est la trace de la matrice carrée A, définie par trA := a11 + · · · + ann remarque 1.7. Si P ∈ Mn×n (K) est inversible, alors χA = χP AP −1 . 4 GAËL MEIGNIEZ En effet, on sait que le déterminant est multiplicatif, donc det(P AP −1 − XI) = det(P (A − XI)P −1 ) = = (det P )(det(A − XI))(det(P ))−1 = det(A − XI) On peut donc poser la définition 1.8. On appelle polynôme caractéristique χf de l’endomorphisme f , le polynôme caractéristique de la matrice de f dans n’importe quelle base de E. Soit un polynôme P ∈ K[X] non nul. Soient λ1 ,. . . , λk les racines distinctes de P dans K. Rappelons les définition 1.9. La multiplicité de la racine λi de P est le plus grand entier mi tel que (X − λi )mi divise P (X) dans K[X]. définition 1.10. Le polynôme non nul P est scindé (sur K) s’il vérifie les trois propriétés équivalentes suivantes. • P se décompose en produit de facteurs du premier degré dans K[X]; • P (X) = cte (X − λ1 )m1 . . . (X − λk )mk ; • d0 (P ) = m1 + · · · + mk . définition 1.11. Le corps K est algébriquement clos si tout polynôme à coefficients dans K, non nul, est scindé sur K. théorème 1.12. (Gauss) C est algébriquement clos. On démontre en algèbre que pour tout corps K, il existe un corps algébriquement clos K̄ qui contient K comme sous-corps. Exemples: pour K = Q ou K = R, on peut prendre K̄ = C. théorème 1.13 (Diagonalisation et polynôme caractéristique). (1) Les valeurs propres λ1 , . . . , λk de l’endomorphisme f sont exactement les racines de χf ; (2) Pour chaque 1 ≤ i ≤ k, soit mi la multiplicité de λi comme racine de χf . Alors, 1 ≤ dim E(λi ) ≤ mi (3) f est diagonalisable si et seulement si χf est scindé sur K et que, pour chaque 1 ≤ i ≤ k, dim E(λi ) = mi . Démonstration. (1) Soit A la matrice de f dans une base quelconque B de E. Un scalaire quelconque λ ∈ K est valeur propre de f si f − λid est de noyau non nul, c’est-à-dire si sa matrice A − λI dans la base B est de déterminant nul, ce qui revient à χA (λ) = 0. ALGÈBRE BILINÉAIRE ET RÉDUCTION DES ENDOMORPHISMES 5 (2) Fixons une valeur propre λi ; notons d := dim E(λi ); soit e1 , . . . , ed une base de E(λi ); complétons-la en une base e1 , . . . , en de E. Alors la matrice de f dans cette base est de la forme λi Id C A= 0 B ! où Id est la matrice unité d × d, et où B (resp. C) est une matrice (n − d) × (n − d) (resp. d × (n − d)). Le calcul de déterminant par blocs, donne χA (X) = (λ i − X)Id C = (λi − X)d χB (X) 0 B − XIn−d ce qui montre que la multiplicité de la racine λi dans χA est au moins d. (3) Si χf est scindé et que la dimension de chaque sous-espace E(λi ) égale la multiplicité mi de la valeur propre λi , alors la somme de ces dimensions est le degré de χf , c’est-à-dire la dimension de E; donc, par le corollaire 1.5, f est diagonalisable. Réciproquement, si f est diagonalisable, alors sa matrice D dans une base propre B est une matrice diagonale µ1 0 . . . 0 0 0 µ2 . . . D= .. .. . . 0 0 . . . µn dont le polynôme caractéristique est évidemment χD (X) = (µ1 − X) . . . (µn − X) donc scindé. Chaque valeur propre λi , étant de multiplicité mi dans χf = χD , apparaît mi fois dans la diagonale de D; c’est-à-dire que E(λi ) contient mi vecteurs parmi les vecteurs de la base B; et donc dim E(λi ) ≥ mi . Par (2), il y a égalité. corollaire 1.14. Si χf admet n racines distinctes dans K, alors f est diagonalisable (sur K). exemple 1.15. Soit ! a b A := c d avec a, b, c, d ∈ R et ad − bc = 1. On a χA = X 2 − (a + d)X + 1 de discriminant ∆ := (a + d)2 − 4. 6 GAËL MEIGNIEZ 1er cas: |a + d| > 2. Alors χA a deux racines réelles distinctes; donc A est diagonalisable sur R (corollaire 1.14). 2ème cas: |a + d| < 2. Alors χA a deux racines complexes conjuguées z, z̄ non réelles. En particulier, χA n’est pas scindé sur R, donc A n’est pas diagonalisable sur R (théorème 1.13, (3)). Mais A est diagonalisable sur C (corollaire 1.14). En d’autres termes, il existe une matrice complexe P ∈ M2 (C) inversible telle que ! ! a b z 0 =P P −1 c d 0 z̄ Ce cas s’applique par exemple à une matrice de rotation cos θ − sin θ sin θ cos θ ! où θ ∈ R \ πZ. Ici, z = eiθ et z̄ = e−iθ . 3ème cas: a + d = ±2. Alors χA = (X ∓ 1)2 a une racine réelle double λ = ±1. En particulier, χA est scindé sur R et sur C, mais A n’est en général diagonalisable ni sur R, ni sur C. En effet, si A est diagonalisable sur R ou sur C, alors A = P DP −1 pour une matrice réelle ou complexe inversible P ; et la matrice diagonale D, étant formée des valeurs propres, égale ±I. Mais comme ±I commute à toutes les matrices, ce n’est possible que pour A = ±I. Par exemple, la matrice triangulaire 1 1 0 1 ! n’est diagonalisable ni sur R, ni sur C. 1.4. Trigonalisation. Une matrice carrée (aij ) est triangulaire (supérieure) si aij = 0 pour tous les i > j. définition 1.16. L’endomorphisme f est trigonalisable (ou triangulable) si E admet une base dans laquelle la matrice de f est triangulaire. On dit aussi que f est triangulaire dans cette base. On peut aussi exprimer la même propriété en termes de drapeau. Soit n := dim E. Un drapeau dans E est une suite strictement croissante 0 = F0 ⊂ F1 ⊂ · · · ⊂ Fn = E de n + 1 sous-espaces vectoriels de E. Nécessairement, dim Fi = i. L’endomorphisme f est trigonalisable si et seulement si E admet un drapeau (Fi ) tel que f (Fi ) ⊂ Fi pour chaque 0 ≤ i ≤ n. ALGÈBRE BILINÉAIRE ET RÉDUCTION DES ENDOMORPHISMES 7 théorème 1.17. L’endomorphisme f est trigonalisable si et seulement si son polynôme caractéristique est scindé sur K. Démonstration. Si f est trigonalisable, alors sa matrice A := (aij ) dans une certaine base de E est triangulaire. Comme le déterminant d’une matrice triangulaire est le produit des éléments diagonaux, on a χf (X) = det(A − XI) = (a11 − X) . . . (ann − X) il est donc bien scindé. Réciproque: on suppose que χf est scindé, et il faut trouver une base de E dans laquelle la matrice de f est triangulaire. On procède par récurrence sur la dimension n de E. Pour n = 1, toute matrice est triangulaire. Supposons la propriété démontrée en dimension n − 1. Puisque χf est scindé, il admet au moins une racine λ ∈ K. Soit e1 ∈ E un vecteur propre non nul associé à λ. On le complète en une base e1 , . . . , en de E. La matrice de f dans cette base est de la forme λ ∗ ... 0 A= .. . B 0 ∗ où B est une matrice (n − 1) × (n − 1). Par la règle des déterminants par blocs, χA (X) = det(A − XI) = (λ − X)χB (X) Comme χA est scindé dans K[X], son diviseur χB l’est aussi. Par l’hypothèse de récurrence, il existe une matrice inversible Q ∈ M(n−1)×(n−1) (K) telle que T := Q−1 BQ est triangulaire. Soit 1 0 ... 0 P := .. . Q 0 0 Alors λ ∗ ... ∗ 0 −1 P AP = .. . T 0 est triangulaire. L’endomorphisme f est donc triangulaire dans la base de E dont la matrice de passage avec (e1 , . . . , en ) est P . 8 GAËL MEIGNIEZ 1.5. Forme de Jordan. définition 1.18. On appelle bloc de Jordan toute matrice carrée d × d (avec d ≥ 1) de la forme B = λI + N , où λ ∈ K et où Nij = δi+1,j . En d’autres termes, B a des λ sur la diagonale, des 1 juste au-dessus, et des 0 ailleurs: λ 1 0 ... 0 0 λ 1 . . . 0 . . .. . . B= . . . 0 0 . . . λ 1 0 0 ... 0 λ Une matrice 1 × 1 est donc toujours un bloc de Jordan. On dit qu’une matrice carrée est de Jordan si elle est composée de blocs de Jordan diagonaux: B1 B2 0 . . J = . 0 Bk−1 Bk En d’autres termes: • Jij = 0 si j 6= i, i + 1; • Jij = 0 ou 1 si j = i + 1; • Si Ji,i+1 = 1, alors Jii = Ji+1,i+1 . Par exemple, les quatre premières matrices ci-dessous sont de Jordan; la dernière ne l’est pas. 2 0 0 0 0 2 0 0 0 0 2 0 2 0 0 0 0 0 0 3 1 2 0 0 0 0 2 0 2 0 0 0 0 0 3 0 0 2 0 0 0 1 2 0 2 0 0 0 0 0 3 0 1 2 0 0 0 1 2 0 2 0 0 0 0 0 0 3 0 2 0 0 0 0 2 0 0 0 1 3 théorème 1.19 (Réduction à la forme de Jordan). Soit f un endomorphisme du K-espace vectoriel E de dimension finie. Supposons que son polynôme caractéristique est scindé sur K. Alors, il existe une base de E dans laquelle la matrice de f est de Jordan. Dans le reste de cette section, on démontre ce théorème, et on explique comment trouver une base de Jordan. 1.6. Réduction des endomorphismes nilpotents. définition 1.20. Un endomorphisme f est nilpotent s’il existe p ≥ 1 tel que f p = 0. Dans ce cas, le plus petit entier p tel que f p = 0 s’appelle ordre de nilpotence de f . ALGÈBRE BILINÉAIRE ET RÉDUCTION DES ENDOMORPHISMES 9 Voici un exemple. lemme 1.21. Soit N une matrice carrée n × n triangulaire dont la diagonale est nulle. Alors N n = 0. Démonstration. Notons nij (k) les éléments de N k . On vérifie par récurrence sur 1 ≤ k ≤ n que nij (k) = 0 pour tous les 1 ≤ i, j ≤ n tels que j < i + k. On peut réduire tout endomorphisme nilpotent à une forme triangulaire très spécifique, dite de Jordan. théorème 1.22 (Réduction à la forme de Jordan pour les endomorphismes nilpotents). Soit f un endomorphisme nilpotent du K-espace vectoriel E de dimension finie. Alors, il existe une base B = (b1 , . . . , bn ) de E telle que, pour chaque 1 ≤ i ≤ n, on a f bi = 0 ou bi−1 . En d’autres termes, la matrice N = (nij ) de f dans la base B est de Jordan, à diagonale nulle. En d’autres termers, elle vérifie nij = 0 pour tout j 6= i + 1, et nij = 0 ou 1 pour tout j = i + 1. Pour prouver le théorème , on considère la filtration de E par les noyaux des puissances de f : 0 = ker(f 0 ) ⊂ ker(f 1 ) ⊂ · · · ⊂ ker(f p ) = E (où p est l’ordre de nilpotence de f . Rappelons-nous que par convention, f 0 = id.) lemme 1.23. Soit 1 ≤ k ≤ p − 1 et soit S un sous-espace vectoriel de E tel que S ∩ker(f k ) = 0. Alors, f |S est injective et f (S)∩ker(f k−1 ) = 0. C’est évident, car si u ∈ S vérifie f u ∈ ker(f k−1 ), alors f k u = 0, donc u = 0. corollaire 1.24. Il existe des sous-espaces vectoriels Sk ⊂ ker(f k ) (1 ≤ k ≤ p) tels que pour tout 1 ≤ k ≤ p: (1) ker(f k ) = ker(f k−1 ) ⊕ Sk ; (2) f injecte Sk dans Sk−1 . Démonstration. On choisit un supplémentaire Sp de ker(f p−1 ) dans E. Par récurrence descendante sur k, supposons Sk ⊂ ker(f k ) construit, et vérifiant (1). Comme Sk ⊂ ker(f k ), on a f (Sk ) ⊂ ker(f k−1 ). Par le lemme, f (S k ) ∩ ker(f k−2 ) = 0. Donc dans ker(f k−1 ), il existe un sousespace vectoriel Sk−1 contenant f (Sk ) et supplémentaire de ker(f k−2 ). 10 GAËL MEIGNIEZ Preuve du théorème 1.6. Par la propriété (2) du corollaire 1.24, par une récurrence décroissante sur k, et par le théorème de la base incomplète, chaque Sk admet une base Bk contenant f (Bk+1 ). On considère B := B1 ∪ · · · ∪ Bp C’est une base de E, car d’après (1) du corollaire 1.24 on a: E = S1 ⊕ · · · ⊕ Sp La vertu de la base B est que pour tout b ∈ Bk , ou bien f b = 0 (si k = 1), ou bien f b ∈ Bk−1 (si k ≥ 2). Donc, on peut bien numéroter les vecteurs de la base: B = (b1 , . . . , bn ), de façon que pour chaque 1 ≤ i ≤ n, on a f bi = 0 ou f bi = bi−1 . Voici enfin un corollaire immédiat du lemme 1.21 et du théorème 1.6. corollaire 1.25. L’ordre de nilpotence d’un endomorphisme nilpotent de E, est au plus la dimension de E. 1.7. Polynômes d’endomorphismes. Soit E un espace vectoriel de dimension finie n sur un corps commutatif K. On rappelle que End(E) est une algèbre, c’est-à-dire la fois un espace vectoriel sur K, et un anneau pour la somme et la composition des endomorphismes. On note f g la composée de deux endomorphismes f , g; on note f u l’image du vecteur u ∈ E par l’endomorphisme f . On fixe un f ∈ End(E). A chaque polynôme P (X) := λ0 + λ1 X + · · · + λp X p ∈ K[X] on associe sa valeur en f , l’endomorphisme P (f ) := λ0 id + λ1 f + · · · + λp f p ∈ End(E) On obtient ainsi une application d’évaluation valf : K[X] → End(E) : P (X) 7→ P (f ) qui est un homomorphisme d’anneaux (propriété universelle des polynômes), c’est-à-dire que (P + Q)(f ) = P (f ) + Q(f ) (P Q)(f ) = P (f )Q(f ) 1(f ) = id En particulier, l’image de cet homomorphisme d’évaluation K[f ] := {P (f )/P ∈ K[X]} est un sous-anneau commutatif dans End(E). C’est aussi la sousalgèbre de End(E) engendrée par f . C’est aussi le K-sous-espace vectoriel de End(E) engendré par les puissances f k , pour k ∈ N. ALGÈBRE BILINÉAIRE ET RÉDUCTION DES ENDOMORPHISMES 11 Le noyau de cet homomorphisme d’évaluation I(f ) := {P ∈ K[X]/P (f ) = 0} est un idéal de K[X], appelé annulateur de f . lemme 1.26. L’idéal annulateur I(f ) n’est pas réduit à 0. Démonstration. Comme End(E) est un K-espace vectoriel de dimension finie N = n2 , ses N + 1 vecteurs id, f, f 2 , . . . , f N ne sont pas linéairement indépendants. Donc il existe λ0 , . . . , λN ∈ K non tous nuls, tels que λ0 id + λ1 f + · · · + λN f N = 0 Mais cela signifie que f est annulé par le polynôme non nul λ0 + λ1 X + · · · + λN X N . L’anneau K[X] étant principal, l’idéal I(f ) est engendré par un unique polynôme unitaire µf ∈ K[X], appelé le polynôme minimal de f . C’est un polynôme non nul, annulant f , de degré minimal. Les polynômes qui annulent f sont exactement les multiples de µf dans K[X]. Pour chaque polynôme P ∈ K[X], on considère le noyau ker P (f ), sous-espace vectoriel de E. Les propriétés linéaires du noyau ker P (f ) dans E reflètent les propriétés arithmétiques du polynôme P dans l’anneau K[X]: proposition 1.27. (1) Pour tout P ∈ K[X], le sous-espace ker P (f ) est stable par f , c’est-à-dire que f (ker P (f )) ⊂ P (f ); (2) Si P divise Q dans K[X], alors ker P (f ) ⊂ ker Q(f ); (3) Soient P1 , . . . , P` ∈ K[X] des polynômes deux à deux premiers entre eux. Alors ker((P1 . . . P` )(f )) = ker P1 (f ) ⊕ ker P2 (f ) ⊕ · · · ⊕ ker P` (f ) La troisième propriété est connue sous le nom de “lemme des noyaux”. Démonstration. (1) Comme f et P (f ) appartiennent tous deux à K[X], ils commutent. Donc, si le vecteur u ∈ E vérifie P (f )u = 0, alors P (f )f u = f P (f )u = f 0 = 0 (2) Si Q = RP et que P (f )u = 0, alors Q(f )u = R(f )P (f )u = R(f )0 = 0 12 GAËL MEIGNIEZ (3) Par récurrence sur `, on se ramène au cas ` = 2. Soient donc P1 , P2 deux polynômes premiers entre eux. Par Bezout, il existe U1 , U2 ∈ K[X] tels que U1 P1 + U2 P2 = 1 Evaluons en f : U1 (f )P1 (f ) + U2 (f )P2 (f ) = id Soit u ∈ ker((P1 P2 )(f )) un vecteur quelconque. On a U1 (f )P1 (f )u + U2 (f )P2 (f )u = u Mais U1 (f )P1 (f )u appartient à ker P2 (f ), puisque P2 (f )U1 (f )P1 (f )u = U1 (f )(P1 P2 )(f )u = U1 (f )0 = 0 De même, U2 (f )P2 (f )u appartient à ker P1 (f ). On a bien montré que ker((P1 P2 )(f )) est somme des sous-espaces ker P1 (f ) et ker P2 (f ). Reste à montrer que l’intersection de ces deux sous-espaces est réduite à 0. Soit u ∈ ker P1 (f ) ∩ ker P2 (f ). On a: u = U1 (f )P1 (f )u + U2 (f )P2 (f )u = U1 (f )0 + U2 (f )0 = 0 1.8. Réduction à la forme de Jordan et théorème de CayleyHamilton. On considère encore un endomorphisme f d’un espace vectoriel E de dimension finie n sur un corps commutatif K. Soient λ1 , . . . , λk ∈ K les valeurs propres de f . Pour tout λ ∈ K, on considère le sous-espace caractéristique E((λ)) := {u ∈ E/∃p ≥ 1, (f − λid)p u = 0} lemme 1.28. Pour chaque i = 1, . . . , k: i) E((λ)) est un sous-espace vectoriel de E, non réduit à 0 ii) f (E((λ)) ⊂ E((λ)); iii) E((λ)) = ker(f − λid)d , où d := dim E((λ)); iv) Pour chaque 1 ≤ i ≤ k, le sous-espace caractéristique E((λi )) contient le sous-espace propre E(λi ); v) Les sous-espaces caractéristiques E((λ1 )), . . . , E((λk )) sont globalement en somme directe. Démonstration. Si E((λ)) est non réduit à 0, alors soit u ∈ E((λ)) non nul. Soit q ≥ 1 le plus petit entier tel que (f − λid)q u = 0. Alors v := (f − λid)q−1 u vérifie v 6= 0 et (f − λid)v = 0: le scalaire λ est bien valeur propre de f . L’ensemble E((λ)) est la réunion de la suite croissante des sousespaces vectoriels ker(f − λid)p , pour p ≥ 1. Il contient bien ker(f − ALGÈBRE BILINÉAIRE ET RÉDUCTION DES ENDOMORPHISMES 13 λid). Comme E est de dimension finie, une telle suite est nécessairement stationnaire. On a donc E((λ)) = ker(f − λid)p , pour un certain p ≥ 1. En particulier, E((λ)) est stable par f , et (f − λid)|E((λ)) est nilpotent. Par le corollaire 1.25, on peut prendre p = dim E((λ)). théorème 1.29 (Cayley-Hamilton). Tout endomorphisme est racine de son polynôme caractéristique: χf (f ) = 0 théorème 1.30. Les propriétés suivantes sont équivalentes: (1) Le polynôme caractéristique χf est scindé dans K; (2) E est la somme directe des sous-espaces caractéristiques de f ; (3) E admet une base dans laquelle la matrice de f a la forme de Jordan. Démonstration. On démontre les deux théorèmes en même temps. On commence par le cas où K est algébriquement clos. Dans ce cas, (1) du théorème 1.30 est toujours vérifiée. Soit P ∈ K[X] un polynôme non nul tel que P (f ) = 0 (lemme 1.26). Puisque K est algébriquement clos, P est scindé dans K: P (X) = (X − λ1 )m1 . . . (X − λ` )m` pour des λ1 , . . . , λ` ∈ K et m1 , . . . , m` ≥ 1. Par le lemme des noyaux: E = ker P (f ) = E((λ1 )) ⊕ · · · ⊕ E((λ` )) Parmi ces sous-espaces, certains sont peut-être nuls. On ordonne les λi de façon que E((λi )) = 0 si et seulement si i > k, pour un certain 1 ≤ k ≤ `. On a donc (1) E = ker P (f ) = E((λ1 )) ⊕ · · · ⊕ E((λk )) Par le lemme 1.28, (ii), on sait que λ1 , . . . , λk sont des valeurs propres de f . Par le lemme 1.28, (ii) et (iii), et l’équation (1) ci-dessus, on sait que λ1 , . . . , λk sont toutes les valeurs propres de f . On a donc (2). Soit di := dim E((λi )), pour 1 ≤ i ≤ k. Par le lemme 1.28, (ii), l’endomorphisme f − λk id restreint au sous-espace E((λk )) est nilpotent. Par le théorème 1.6, E((λk )) admet une base Bk dans laquelle la matrice de f − λid est de Jordan (avec des 0 sur la diagonale), donc dans cette base, la matrice Jk de f est de Jordan (avec des λk sur la diagonale). Par l’équation (1), B1 ∪ · · · ∪ Bk est une base de E. La matrice J de f dans cette base est formée des blocs Jk diagonaux: elle est donc de Jordan. 14 GAËL MEIGNIEZ De plus, J étant triangulaire, son polynôme caractéristique est immédiatement calculé: il vaut χJ (X) = (λ1 − X)d1 . . . (λk − X)dk Appliquons cela à f : χJ (f ) = (−1)n (f − λ1 id)d1 . . . (f − λk id)dk Mais chaque facteur (f − λi id)di est nul en restriction au sous-espace E((λi )) (lemme 1.28, (ii)). Comme ces facteurs commutent deux à deux, χi (f )|E((λi )) = 0. Comme que E est somme de ces sous-espaces, χi (f ) = 0. Passons maintenant au cas général d’un corps K quelconque. Soit f un endomorphisme d’un K-espace vectoriel E de dimension finie n. Démonstration du théorème de Cayley-Hamilton: on peut supposer que E = K n ; on a f u = Au où A est une matrice n × n à éléments dans K. Tout corps est sous-corps d’un corps algébriquement clos: soit K̄ la clôture algébrique de K (par exemple, pour K = R, sa clôture algébrique est K̄ = C). On considère la même matrice A comme à éléments dans K̄. Evidemment, le polynôme caractéristique χA := det(A − XI) est le même que l’on considère A comme à éléments dans K ou dans K̄. Par le théorème de Cayley-Hamilton déjà prouvé pour K̄, on a χA (A) = 0. En d’autres termes, χf (f ) = 0. Démonstration du théorème 1.30: Que (1) implique (2): Supposons χf scindé sur K: χf (X) = (X − λ1 )m1 . . . (X − λ` )m` avec λ1 , . . . , λk ∈ K. Par le théorème de Cayley-Hamilton, χf (f ) = 0. Par le lemme des noyaux, E = ker(f − λ1 id)m1 ⊕ · · · ⊕ ker(f − λk id)mk Donc E((λi )) = ker(f − λi )mi (pour i = 1, . . . , k); et on a (2). Que (2) implique (3): Pour chaque 0 ≤ i ≤ k, soit gi := (f − λi id)|E((λi )) Alors, gi est nilpotent. Par le théorème 1.6, E((λi )) admet une base Bi , de Jordan pour gi . La réunion de ces bases est une base de Jordan pour f . Que (3) implique (1): évident puisque toute matrice de Jordan est triangulaire. ALGÈBRE BILINÉAIRE ET RÉDUCTION DES ENDOMORPHISMES 15 1.9. Propriétés du polynôme minimal. Voici pour finir deux propriétés du polynôme minimal. On désigne encore par E un espace vectoriel de dimension finie n sur un corps commutatif K, par f un endomorphisme de E, par χf son polynôme caractéristique, par µf son polynôme minimal. Vue la définition de µf , le théorème de Cayley-Hamilton revient à dire que le polynôme µf divise le polynôme χf dans l’anneau K[X]. proposition 1.31. Les racines de µf dans K sont exactement les valeurs propres de f . Démonstration. Soit λ ∈ K un scalaire. Supposons d’abord que µf (λ) = 0. Puisque µf divise χf , on a bien χf (λ) = 0. Réciproquement, supposons que χf (λ) = 0. Soit u ∈ E un vecteur propre non nul associé à la valeur propre λ. Alors évidemment, pour tout polynôme P , on a P (f )u = P (λ)u. En particulier: 0 = µf (f )u = µf (λ)u donc on a bien µf (λ) = 0. proposition 1.32. L’endomorphisme f est diagonalisable (sur K) si et seulement si les deux conditions suivantes sont réunies: (1) χf est scindé sur K; (2) Chaque valeur propre de f est une racine simple de µf . Démonstration. Soient λ1 , . . . , λk ∈ K les valeurs propres distinctes de f . Preuve de “seulement si”: supposons f diagonalisable sur K. Soit D la matrice diagonale de f dans une base propre. Les éléments diagonaux de D sont donc λ1 , . . . , λk , répétées chacune un certain nombre de fois. Evidemment, le polynôme minimal de D est µD = (X − λ1 ) . . . (X − λk ) Chaque racine λi de µf = µD est donc simple. Preuve de “si”: supposons que χf est scindé sur K et que chaque racine λi de µf est simple. Le polynôme µf , divisant χf , est donc scindé lui aussi sur K. Au total: µf = (X − λ1 ) . . . (X − λk ) Donc, par définition du polynôme minimal: (f − λ1 id) . . . (f − λk id) = 0 16 GAËL MEIGNIEZ Donc, par le lemme des noyaux appliqué aux polynômes X − λ1 , . . . , X − λk : E(λ1 ) ⊕ · · · ⊕ E(λk ) = E et l’endomorphisme f est bien diagonalisable. Université de Bretagne-Sud, LMBA, BP 573, F-56017 Vannes, France E-mail address: [email protected]