Sciences Sociales et Santé, Vol. 31, n° 2, juin 2013 Significations du renoncement aux soins : une analyse anthropologique Caroline Desprès* doi: 10.1684/sss.2013.0205 Résumé. Le renoncement aux soins, concept récemment introduit dans les enquêtes de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (IRDES), constitue aujourd’hui un indicateur d’évaluation des politiques publiques, notamment en termes d’équité d’accès aux soins. Non définie par les décideurs et les enquêteurs, cette notion fait l’objet de diverses définitions de la part des experts. Cet article vise à les clarifier, puis à analyser les significations attribuées par les non-experts, sujets potentiels des enquêtes, et désignées comme significations profanes. Nous nous sommes appuyés sur des entretiens approfondis en mobilisant les concepts et les méthodes anthropologiques. Les résultats montrent d’abord l’absence du « renoncement aux soins » dans le langage ordinaire. Une fois introduit, il fait l’objet de représentations variées. Nous distinguons deux catégories, le renoncement-refus et le renoncement-barrière, renvoyant à des significations différentes mais articulées entre elles. Ces différentes significations sont mobilisées de manière variable en fonction, notamment, des expériences vécues dans les parcours de soins, des modalités de questionnement, du contexte d’énonciation. Mots-clés : renoncement aux soins, non-recours, significations profanes, accès aux soins. �Caroline Desprès, médecin de santé publique, docteur en anthropologie, 5, rue Villaret de Joyeuse 75017 Paris, France ; [email protected] 72 CAROLINE DESPRÈS En 2008, 15,4 % de la population entre 18 et 64 ans déclare avoir renoncé à des soins pour des raisons financières, dans les douze mois précédant l’enquête sur la santé et la protection sociale (ESPS) réalisée tous les deux ans par l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (IRDES). Ce chiffre s’élève à 22 % pour les bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU) complémentaire (CMU-C) (Desprès et al., 2011) (Encadré 1). Que veulent dire ces chiffres ? Qu’entendent les individus enquêtés par renoncer à des soins ? Dans quels contextes cette notion est-elle mobilisée par les individus ? À quelles expériences ou situations fait-elle alors référence ? Le sens qui lui est assigné est-il socialement différencié ? Depuis les années 1990, l’usage du vocable de renoncement aux soins s’est progressivement imposé dans le champ des études sur la protection sociale, puis il s’est élargi jusqu’à être maintenant régulièrement mobilisé par les médias et les acteurs politiques dans un contexte de dénonciation de l’injustice sociale et des inégalités d’accès aux soins. Son sens relève « d’un allant de soi » et est rarement explicité (1). Pour autant, on ne peut parler de sens commun dans la mesure où il est absent du langage courant des individus, qu’ils recourent ou pas aux soins, comme nous allons le montrer. L’augmentation des déclarations de renoncement des bénéficiaires de la CMU en 2008 a interrogé les pouvoirs publics. Reflétait-elle une réelle baisse de l’accès financier aux services de santé ou résultait-elle d’une mauvaise compréhension de la question posée en enquête ? L’incohérence de certaines réponses entre le questionnaire principal et le sous-échantillon concernant les soins réclamait un approfondissement méthodologique ; en effet, certains enquêtés déclaraient des renoncements financiers dans l’un et non dans l’autre. La Drees/Mire (Encadré 2) a donc lancé un programme de recherche afin d’interroger la validité de cette catégorie mobilisée dans plusieurs enquêtes explorant le recours aux soins et dont les résultats orientent les politiques publiques. Nous avons mobilisé les concepts et les méthodes de l’anthropologie afin de comprendre les usages et les significations profanes (celles des individus ordinaires, non experts) du renoncement aux soins. Nous développons dans cet article la démarche méthodologique et les questionnements qu’elle a suscités en même temps que les résultats produits. Au-delà, la recherche contribue aux analyses sur un phénomène social répandu, soit la non sollicitation des services de soins par des individus malades. (1) La thèse de Rode (2010), dans le cadre de L’ODENORE, aborde rapidement le renoncement aux soins pour se centrer sur le non-recours aux soins. RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 73 Encadré 1 L’enquête ESPS est réalisée par l’IRDES tous les deux ans, sur un échantillon d’environ 8 000 ménages (22 000 personnes) depuis les registres des trois principales caisses d’assurance maladie (Cnamts, RSI, MSA). Les questionnaires administrés par un enquêteur portent sur la situation sociale et économique des participants, leur état de santé, l’assurance complémentaire, le recours aux services de santé. Les questions portant sur le renoncement ont été introduites en 1992. Depuis 2004, la question est formulée ainsi : « Au cours des douze derniers mois, vous est-il déjà arrivé de renoncer, pour vous-même, à certains soins pour des raisons financières ? ». En cas de réponse affirmative, il est alors demandé de préciser quels soins sont concernés. L’enquête permet donc de suivre l’évolution dans le temps du taux brut de renoncement aux soins pour raisons financières des bénéficiaires de la CMU-C depuis sa mise en œuvre en 2000. Afin d’évaluer l’équité d’accès aux soins, le volet maladie des programmes de qualité et d’efficience du Projet de loi et de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) suit aussi l’écart entre le renoncement des bénéficiaires de la CMU-C, d’une part, et le renoncement des détenteurs d’une couverture complémentaire privée, d’autre part. Un sous-échantillon est interrogé sur la santé et les soins médicaux. La question est reposée ainsi : « Au cours des 12 derniers mois, avez-vous renoncé à voir un médecin ou à des soins médicaux dont vous aviez besoin (dentiste, lunettes...) ? si oui, pourquoi ? » Encadré 2 Cette recherche sur le renoncement aux soins s’inscrit dans le cadre d’un projet pluridisciplinaire financé par la Mission recherche (MiRe) de la DREES, comprenant un volet quantitatif s’appuyant sur l’économétrie (Dourgnon et al., 2012) et un volet qualitatif socio-anthropologique. Le volet quantitatif visait à évaluer l’outil de recueil, sa pertinence par rapport à d’autres indicateurs pour mesurer l’équité du système de protection sociale. Le volet qualitatif s’intéressait aux significations profanes du renoncement aux soins et les logiques sociales et culturelles de ces attitudes (2), ce deuxième volet devant nourrir les questionnements sur les évolutions actuelles des taux de renoncement aux soins. (2) Nous présentons ici les résultats concernant les significations du renoncement aux soins, même si inévitablement cela va nous amener à éclairer les logiques sociales de ces conduites, qui ne feront pas ici l’objet d’une analyse systématique et approfondie. 74 CAROLINE DESPRÈS Généalogie du renoncement aux soins Renoncer est apparenté étymologiquement aux verbes nuntiare qui signifie annoncer, faire savoir, et renuntiare : annoncer en retour, renvoyer (Grand Larousse, 1978). Le verbe suggère donc un changement ou un désistement. Il s’agit de cesser, par une décision volontaire, de « prétendre à quelque chose, de le vouloir et d’agir pour l’obtenir » (Nouveau Petit Robert, 2010). Renoncer, c’est aussi « abandonner un droit sur quelque chose, la jouissance ou l’usage de quelque chose ». Le renoncement peut prendre une connotation morale ou religieuse. Il est central dans la philosophie hindoue mais aussi dans deux écoles de sagesse de la philosophie grecque, le stoïcisme et l’épicurisme, qui proposent une conduite de l’âme qui doit permettre l’accès au bonheur par un détachement des plaisirs. Il s’agit alors « de renoncer (à une chose), de cesser de poursuivre, de laisser, d’abandonner par un effort de volonté et généralement au profit d’une valeur jugée plus haute » spirituelle ou morale. Le terme évoque une forme d’ascétisme, une manière de vivre fondée sur la privation. Le renoncement procède d’un acte volontaire supposant une délibération ; il s’agit de « se désister, se déporter (souligné par nous) de quelque chose par acte exprès » (Littré, 1961). Nous avons recherché les occurrences du terme dans divers types d’ouvrages. Le verbe « renoncer » est fréquemment utilisé dans le cadre de l’abandon d’un droit (héritage, par exemple) ou d’un projet (recherche d’emploi, reconversion professionnelle). Le renoncement évoque, par exemple, le sentiment d’impuissance des chômeurs qui se résignent à leur situation. Il s’agit donc d’un désistement après qu’un individu ait effectué une analyse de sa situation et juge l’objectif inaccessible. Il cesse alors d’agir pour l’obtenir. La notion de renoncement apparaît également dans la littérature médicale ou de sciences humaines, dans un contexte de maladies incurables, de soins palliatifs. Le renoncement aux soins prend la figure d’un retrait thérapeutique dans le cadre d’une décision médicale, fruit d’une analyse de la situation et d’une délibération. Dans les enquêtes de l’IRDES, la notion a été introduite sans être définie. On peut alors essayer d’en comprendre les représentations sousjacentes en analysant les productions institutionnelles. Le renoncement aux soins est assimilé à une restriction des soins (Bocognano et al., 1993 ; Mizrahi et Mizrahi, 1998). Les anciens directeurs de l’époque, responsables de l’enquête, ont publié récemment un article cherchant à clarifier a posteriori leur choix (Mizrahi et Mizrahi, 2011). Le renoncement aux soins y est apparenté à une situation dans laquelle un besoin de soins n’est pas satisfait (unmeet needs en anglais) c’est-à-dire qu’un individu « ne reçoit pas un soin, qu’il soit curatif ou préventif, qui aurait amélioré sa RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 75 santé » (Boisguérin et al., 2010 : 31). Le besoin de soins, tout comme le renoncement, sont pensés de manière le plus souvent normative, en référence aux soins prescrits par la médecine ou la santé publique. Le renoncement aux soins a été repris dans d’autres libellés d’enquêtes, notamment l’étude EPIDAURE-CDS réalisée dans des centres de santé et la cohorte CIRS (Renahy et al., 2011). En outre, il fait l’objet d’usages politiques véhiculant une certaine charge militante du fait de la force significative du mot. On observe un glissement sémantique entre les fondements conceptuels du renoncement (dictionnaire et conceptions philosophiques et religieuses) qui suggèrent « une décision par choix » et les usages du terme dans le champ des études sur l’accès aux soins et la protection sociale. Il est implicitement entendu que l’individu est « empêché » de se soigner pour des raisons financières ou d’indisponibilité des services et des professionnels. Le renoncement aux soins qui relève dans les définitions, rappelons-le, d’un acte volontaire, n’est pas envisagé comme pouvant procéder de l’expression d’un choix. Un article récent d’Allin et al. (2010) élargit la notion de besoins non satisfaits qui peuvent alors être perçus ou non par un individu, subjectifs ou validés cliniquement ; le non-recours peut être choisi ou subi. La notion de renoncement aux soins délimite un certain périmètre par rapport à celle de besoins non satisfaits : les situations dans lesquelles les individus n’identifient pas leurs troubles (Boltanski, 1971) ne sont pas concernées. Le renoncement relève d’une délibération et, le plus souvent, d’un arbitrage au profit d’une option associée à des valeurs jugées supérieures. Cependant, un usage régulier du renoncement est observé dans un contexte de difficultés, d’obstacles qui paraissent insurmontables à l’individu, à tort ou à raison, soit parce qu’ils sont réels, soit parce que ce dernier est résigné ou considère ne pas disposer des ressources nécessaires pour atteindre son but. Les implicites du renoncement aux soins en contexte d’enquête et dans ses usages institutionnels se situent dans ce cadre. Significations profanes du renoncement aux soins Méthode Le matériel empirique est fondé sur une quarantaine d’entretiens semi-directifs, construits sur des narrations de parcours de soins. Ils ont été menés dans la région métropolitaine de Lille auprès de personnes appartenant à des catégories sociales différenciées en termes de ressour- 76 CAROLINE DESPRÈS ces, de statut à l’égard de la protection sociale, d’origine (parcours migratoire ou pas), de trajectoires professionnelles, de genre et d’âge. En effet, nous souhaitions intégrer des individus à tous les niveaux de la hiérarchie sociale, afin d’appréhender d’éventuels usages et significations socialement situés du terme. Cela permettait également d’éviter le piège d’une surculturalisation et un effet d’enfermement monographique : attribuer à une culture (ici, celle des pauvres) des conduites qui relèveraient de l’organisation sociale ou du système de soins. Nous avons réalisé les entretiens, en milieu ordinaire (3), le plus souvent à domicile. Compte tenu de leurs conditions de vie, certaines personnes ont préféré une rencontre hors de chez elles (sentiment de honte, manque de place, autres personnes vivant dans la même maison ne permettant pas un entretien confidentiel). Elle s’est alors déroulée dans des locaux associatifs. Nous avons structuré les entretiens en invitant tout d’abord les individus à relater des événements de santé et à décrire la manière dont ils avaient été gérés. Nous épousions alors les formes d’une conversation informelle, les laissant s’exprimer le plus librement possible, avec leurs propres mots, en respectant leurs catégories de pensée. Nous souhaitions ainsi repérer les usages du renoncement aux soins dans les discours. En s’appuyant sur les travaux de Favret-Saada (1977), Chauvier propose que l’enquête intègre « une démarche visant à examiner la validité des catégories préconstruites » (Chauvier, 2011 : 118). Nous avions également décidé d’analyser tous les types de parcours de soins quels que soient le contexte (maladies graves, désordres ordinaires, prévention), les soins concernés (consultation, examen complémentaire, traitement) ou la temporalité d’un éventuel désistement (avant ou après le recours aux services), de manière à ne pas plaquer nos propres représentations du renoncement aux soins. Pour en recueillir les usages ordinaires (4) et le sens qui lui était accordé sans l’orienter par nos propres formulations, nous avons dans un premier temps censuré cette expression de notre propre discours. Un terme absent du langage commun Dans ce cadre méthodologique, nous avons constaté rapidement l’absence du « renoncement aux soins » (substantif ou forme verbale) dans (3) Et non dans des institutions de soins, ce qui est le cas de la majorité des études sur la question. (4) Avec l’hypothèse que le renoncement aux soins n’appartenait pas au sens commun, ce que suggéraient nos précédents travaux. RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 77 les discours confirmant que cette notion n’appartenait pas au langage profane dans le champ de la santé et des soins. Ces résultats étaient valables quel que soit le groupe social d’appartenance. Pourtant, les individus rencontrés relatent de multiples situations dans lesquelles ils ne recourent pas aux services et aux professionnels de santé ou abandonnent une démarche de soins en cours de chemin. Nous verrons alors les manières dont ils qualifient leurs pratiques. Les individus ne faisant pas usage du vocable dans leurs discours, nous avons donc été obligés d’introduire un questionnement spécifique pour saisir les significations qui y étaient rattachées. Cela nous a amenés à rompre avec le mode de communication usuel dans le cadre d’entretiens anthropologiques et à nous rapprocher du modèle du questionnaire. Nous demandions aux personnes si elles avaient renoncé à des soins, puis si elles avaient renoncé à des soins pour des raisons financières. Ces questions ciblées étaient alors posées en fin d’entretien afin de ne pas modifier le déroulement classique des entretiens permettant une analyse compréhensive des récits de soins. Le travail de conceptualisation du renoncement aux soins du point de vue des enquêtés s’est davantage appuyé sur les expériences concrètes qualifiées comme telles que sur l’élaboration d’une définition théorique, exercice difficile pour un bon nombre de personnes. L’analyse porte sur les formes de réappropriation du terme plutôt que sur ses significations profanes à proprement parler. Un terme polysémique Habituellement, les personnes entrent naturellement dans le jeu des questions posées et ont tendance à y répondre même quand elles ne comprennent pas totalement le sens et malgré le cadre plus ouvert qu’offrent les entretiens. Néanmoins, l’analyse minutieuse des réponses, des formulations, des hésitations et des silences a permis de mettre à jour des formes de résistance à cette dénomination qui parait floue ou ambigüe. Régulièrement, les personnes demandaient au chercheur le sens du terme. Trois personnes l’ont récusé explicitement. Pascal a une soixantaine d’années. Après un parcours de travailleur social, il est resté une quinzaine d’années au chômage jusqu’à la retraite. Il décrit plusieurs circonstances, au cours de son existence, de renoncements à des soins qu’il qualifiera ainsi quand le mot sera introduit, sans le remettre en question. Mais lorsqu’il lui est demandé directement ce qu’évoque pour lui le renoncement, il réfléchit et revient sur ses propos antérieurs : « Mais moi dans ma vie, c’est un mot qui n’est pas tellement dans ma pensée, c’est-à-dire… Non ! Parce que j’ai pas renoncé à d’autres trucs non plus. C’est… J’ai renoncé à rien. C’est… J’ai surtout pas 78 CAROLINE DESPRÈS renoncé… (…) Donc le mot renoncement, en plus, il retentit en moi, comme ce qu’on disait dans l’église catholique dans mon enfance. Alors… Renoncer non, je renonce à rien. E. : Dans l’église catholique, ça avait quelle connotation ? Comment vous le percevez ? (long silence) Pascal : Ben, y avait un peu… un renoncement qui était quelque chose de… qui était… Comment je peux dire. Qui était quelque chose de malsain quoi ! On se privait du bonheur, il fallait se mortifier, il fallait… ». Marie est à la retraite après une carrière d’enseignante en collège. Elle est catholique pratiquante et a été élevée chez les sœurs. Elle a du mal à appréhender ce que signifie le mot renoncer dans le contexte des soins : « C’est un mot difficile, oui. Parce que (léger rire) je pense qu’on a eu une éducation religieuse. Et par exemple au baptême, on dit “Je renonce à Satan”. Renoncer au mal, par exemple. C’est plutôt... une question morale plus que... que matérielle. Un renoncement. Non, le renoncement c’est de l’ordre du... oui, de la morale quoi ». Le verbe et le substantif sont empreints d’un sens moral judéo-chrétien pour ces deux personnes ayant reçu une éducation religieuse catholique. Elles en récusent l’usage dans le champ sanitaire, dès lors que la question leur est posée. Manuelle qui est psychologue clinicienne, remet en cause son usage dominant, c’est-à-dire dans un contexte où une personne est empêchée de mener à bien un projet de soins. « La personne qui n’a pas pu se faire soigner les dents ou qui ne peut pas s’acheter des lunettes parce qu’elle n’a pas les moyens derrière de s’offrir une mutuelle suffisante qui compensera la différence, y’a pas de renoncement, y’a pas de choix. Y’a absolument aucun choix. Elle ne renonce à rien, simplement elle ne peut pas parce que c’est trop cher. C’est tout ! C’est pas un renoncement, c’est une exclusion du soin. » Dans la majorité des entretiens, les personnes reformulent leurs réponses (5) pour rendre le questionnement plus intelligible ou en délimiter le périmètre, opération révélatrice de son caractère ambigu. Nous avons également noté des contradictions dans les propos des individus à différents moments de l’entretien. Ces dissonances ont permis de dévoiler la polysémie du terme. En effet, les individus qualifient de renoncement différentes catégories de situations. Nous les avons classées selon une typologie qui rend compte de la position du sujet. Soit celle-ci correspond à l’abandon du projet de soins (renoncer rend compte d’un désistement), but jugé inaccessible (à tort ou à raison), soit elle résulte d’un choix entre (5) Ce que n’autorise pas une enquête par questionnaire. RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 79 plusieurs alternatives et amène à renoncer à cette option en faveur d’une autre. Ces deux types de renoncements aux soins — le renoncement-barrière et le renoncement-refus — procèdent de logiques sociales différentes. C’est en analysant les discours par le biais de ces deux catégories, mobilisées à des moments différents des entretiens, que les discours reprennent alors une cohérence interne et que les contradictions s’effacent. Les deux types de renoncement font appel à un lexique différent qui révèle l’usage problématique du terme pour qualifier de manière identique des conduites dont les logiques sont différentes. Dans le premier cas, le sujet ne peut mener à bien le but poursuivi même s’il le désire. Cette catégorie rend compte de contraintes qui pèsent sur les choix des individus, liées à l’organisation de l’offre de santé et à l’efficacité de la protection sociale contre la maladie. Dans le second cas, il refuse l’option qui lui est proposée parce qu’il en préfère une autre ; cette attitude relève d’un choix qui peut être considéré comme une prise d’autonomie à l’égard de sa santé. Deux catégories de renoncement aux soins : le renoncement-barrière et le renoncement-refus Dans le cas du renoncement-barrière, les sujets s’expriment en employant la forme négative, font état de l’abandon d’un projet de soin. Les modalités les plus courantes de description de ces situations sont : « J’ai évité », « Je ne vais plus au médecin », « Je n’ai pas fait », « Je ne me suis pas fait soigner… ». Pauline a 72 ans. Elle était aide-soignante mais a très peu exercé car elle a dû élever seule ses cinq enfants dont l’ainé était handicapé. Elle a vécu presque toute sa vie des aides sociales et touche le minimum vieillesse depuis sa retraite. Elle a été bénéficiaire de la CMU-C. Ce n’est plus le cas depuis trois ans. Elle relate diverses situations s’apparentant à un renoncement aux soins : « Pour le moment non. Je ne vais plus (sousentendu chez le docteur). Je devais passer un examen pour mon cœur, j’ai pas été. Je devais aller voir pour mes jambes, j’ai pas été non plus ». Fréquemment, dans le renoncement barrière, les personnes qualifient en même temps l’acte et la raison de cet acte. Le plus souvent, il s’agit de difficultés financières : « je ne me suis pas fait soigner parce que ce n’était pas à ma portée », « parce que c’était trop cher », « à cause du coût ». 80 CAROLINE DESPRÈS Quand le terme est introduit, il évoque d’emblée, pour un certain nombre d’enquêtés, l’inaccessibilité financière des soins ou de certains soins. Josiane est Rwandaise, elle réside en France depuis une dizaine d’années. Entrée en France sans autorisation de séjour, elle est aujourd’hui bien intégrée, mariée et mère d’un petit garçon. Le couple a des revenus modestes mais au-dessus des seuils donnant droit à la CMU-C ou à l’aide complémentaire santé (ACS) (6). Elle occupe un poste à temps partiel en comptabilité. Elle explique comment elle perçoit le mot « renoncer » : « Je dirais que c’est un mot qui me dit par exemple que j’ai pas les moyens, quoi ! (…) Je peux pas parce que j’ai pas les moyens quoi, donc je renonce… C’est comme ça que je le vois ». Sara, atteinte d’une maladie intestinale grave, cadre de la fonction publique, se réfère elle aussi immédiatement au renoncement financier, même si ses revenus sont confortables (largement au-dessus du SMIG). E. : « Qu’est-ce que vous comprenez dans cette question ? Dans le mot renoncer ? Sara : Si je ne me suis pas fait soigner pour des raisons de coût, c’est ça que vous voulez dire ? » (7). Dominique a une cinquantaine d’années. Il a perdu son emploi de routier à la suite de graves problèmes de santé. Depuis, il a occupé différentes positions à l’égard de l’emploi et bénéficié de formes diversifiées de protection sociale. Aujourd’hui, touchant l’allocation de solidarité spécifique (ASS) (8), il bénéficie de la CMU-C. Il explique les circonstances qui l’avaient amené auparavant à renoncer à des soins : « ... Quand j’ai dû faire des examens médicaux : y’ a ça. Et une fois où j’ai dit ben moi je peux pas payer parce que… Ben pour des lunettes… Et tant pis, je foutrais ma vie en l’air mais moi, j’ai pas les moyens de payer autant… Je peux pas ! ». Le renoncement rend alors compte d’un obstacle, d’un empêchement illustré par le « je peux pas » et l’expression employée plus souvent encore : « j’ai pas les moyens ». L’indisponibilité des professionnels proposant des délais de rendezvous très éloignés dans le temps explique parfois aussi que la démarche de soins soit abandonnée. Les refus auxquels sont parfois confrontés les bénéficiaires de la CMU-C quand ils sollicitent un rendez-vous en consultation participent de cette forme de renoncement. Il peut s’agir aussi de (6) L’ACS est une aide financière à l’acquisition d’une complémentaire santé pour les personnes ayant de faibles ressources mais au-dessus du seuil de la CMU-C. (7) On notera qu’elle reformule la question. (8) Allocation versée sous certaines conditions à des chômeurs en fin de droit. Il touche un peu moins de 500 euros. RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 81 barrières symboliques, quand par exemple une personne appréhende d’être mal accueillie par un professionnel de santé, crainte souvent fondée sur des expériences antérieures avérées. Le renoncement-barrière concerne le plus souvent un soin spécifique. Les travaux statistiques (Desprès et al., 2011) montrent qu’il se porte majoritairement sur les soins dentaires ou optiques mal pris en charge par l’assurance maladie obligatoire. Cependant, il peut toucher plus globalement l’ensemble des soins. Luc, après une période de chômage de quelques années, a repris une activité salariée (payée au SMIC). Ses revenus sont donc situés au-dessus du seuil de la CMU-C et il considère qu’il n’a pas les moyens de financer une mutuelle. Il ne consulte plus : « En fait, je ne suis plus en mesure de pouvoir me soigner… ». Il en est de même pour Marc qui a 72 ans ; il touche une petite retraite avec sa femme mais, du fait d’un surendettement, la majeure partie passe en remboursements de ses traites. Il ne consulte plus aucun médecin, a arrêté son traitement pour l’hypertension artérielle et le diabète, conscient néanmoins qu’il risque un accident vasculaire : « Je considère que j’ai renoncé à des soins puisque j’ai pas les moyens d’aller au médecin. Et je ne suis pas le seul. Tous les précarités (les précaires), tous ceux qui sont au chômage, tout ceux qui gagnent pas, ils font le même que (comme) moi ». Dans le renoncement-barrière, les significations profanes rejoignent les représentations institutionnelles du renoncement aux soins. Le vocabulaire rattaché à l’autre forme de renoncement qu’est le renoncementrefus mobilise moins fréquemment la forme négative, rendant compte d’une situation que le sujet ne subit pas et d’une forme d’opposition : « J’arrête de me soigner », « Renoncer, c’est refuser les soins », « Renoncer, c’est dire non ! », « Je signe contre avis médical ». Le renoncement aux soins, évoqué hors du contexte de narration des itinéraires de soin, suggère un renoncement à se soigner au caractère parfois définitif. En se référant à la figure du sage qui se retire du monde, il représente un retrait de la vie, une acceptation de la mort. Ludovic a une trentaine d’années et bénéficie du RSA et de la CMUC. Il est le premier de la recherche à être interrogé et la formulation utilisée est la suivante : E. : « Ça voudrait dire quoi pour vous renoncer aux soins ? Ludovic : Ça se rapproche de l’euthanasie, hein ? Quelque chose comme ça (…) C’est la petite mort. La mort lente. On accepte… On accepte de mourir, pas la semaine prochaine mais dans quelques années quelque part quand même ». 82 CAROLINE DESPRÈS À la suite de cet entretien, nous avons pris garde d’employer une formulation moins globalisante, passant de « renoncer aux soins » à « renoncer à des soins ». Les réponses vont alors varier selon les individus. Certains vont continuer à envisager le renoncement à des soins comme un refus de se soigner, parfois mis sur le compte de la dépression. « Ce serait quelque part un manque de goût de vivre ! » commente Marie avant de finalement récuser le terme. Mais surtout, renoncer aux soins est envisagé comme un choix d’arrêt des soins dans un contexte où la médecine est inefficace (en fin de vie). Cette signification est donc surtout évoquée par des personnes en ayant fait l’expérience. Manuelle (voir plus haut) relate la fin de vie de son mari qui était atteint d’un cancer incurable. « Quand mon époux a été malade, qu’on a su très rapidement, en sept semaines, que son cancer était mortel, qu’il n’y avait pas de possibilité de soins, à l’évolution, au stade ou il en était, s’est posé la question de l’accompagnement de mon époux… Est-ce qu’il allait suivre des traitements, est-ce qu’il allait faire la chimiothérapie qui n’était plus faite qu’à titre expérimental, après avoir été abandonnée parce qu’inefficace, inopérante sur ce type de cancer à l’époque ? (...) Il a refusé qu’on enlève la chaîne ganglionnaire ». Ces refus sont le fruit d’une décision mûrement réfléchie par le couple. Le plus souvent, la formulation « renoncer à des soins » ramène le sujet à la question du refus de certains soins qui sont perçus comme inutiles ou nocifs ou parce qu’une meilleure option se présente. Manuelle décrit une autre situation dans un contexte plus banal que le précédent. Elle consulte son médecin traitant pour un râle dans la gorge et des oreilles bouchées. Il lui assure que ses troubles sont en voie de guérison. En sortant du cabinet de consultation, elle se rend alors à la pharmacie avec l’ordonnance délivrée par le médecin et s’aperçoit qu’elle comporte une dizaine de médicaments. Après que la pharmacienne l’ait informée de l’utilité respective de chacun d’entre eux, elle opère une sélection, en garde deux et notamment refuse le corticoïde figurant sur l’ordonnance : « Donc petit à petit, on a discuté avec la pharmacienne et je lui ai dit, bon ben ça vous le gardez, ça vous le gardez ! Ça, je le prends parce que c’est de l’aspirine, il m’arrive de m’en servir. Et puis je vais prendre le sirop adoucissant parce que ça peut faire du bien pour ma gorge. Et puis c’est tout. Donc en fait, elle a tout repris et je me suis retrouvée avec deux médicaments au lieu de dix. Ça pour moi, c’est un cas de renoncement aux soins ». Claudia est cadre moyen dans la fonction publique ; elle a une cinquantaine d’années. Elle est fille d’émigré italien par son père et originaire de la région du Nord par sa mère, tous deux appartenant à des familles RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 83 ouvrières. Elle est asthmatique depuis son enfance. Elle explique comment elle gère sa maladie : « J’ai la plaquette que tu dois prendre matin et soir. C’est un disque. Ça, j’ai toujours refusé de le prendre. Ça, il (le médecin traitant) me le prescrit systématiquement. Il me dit que si jamais je meurs d’une crise d’asthme, il veut pas être responsable ! Je le prends pas ! ». Elle explique en effet qu’elle ne souhaite pas consommer des médicaments tous les jours, ce qui va à l’encontre de la prescription d’un traitement de fond de son asthme. Elle préfère gérer les crises quand elles surviennent. Elle oppose cette forme de renoncement au renoncement global tel que nous l’avons décrit plus haut : « pour quelqu’un qui décide de mourir doucement comme il est là. » Cette forme de renoncement prend la signification d’un refus à l’égard d’une prescription concrète ou de normes prescrites par la santé publique. Manuelle renonce à la vaccination, par exemple. Elle s’est informée, a lu plusieurs articles et a finalement, après réflexion, décidé ne pas vacciner ses filles. « Et je me suis beaucoup, beaucoup documentée sur les histoires de vaccination avant de prendre des initiatives et d’exercer ce que j’appelle mon devoir de conscience. » Elle développe alors des moyens alternatifs pour les protéger de la maladie. Jeannine (bénéficiaire d’une petite retraite, éligible à l’ACS) refuse également de se faire vacciner contre la grippe et prend des comprimés homéopathiques qui, selon elle, la protègent de cette maladie sans les risques supposés de la vaccination. La signification du refus renvoie alors à une insatisfaction à l’égard des soins proposés, à un doute porté sur leur efficacité et à l’adoption d’un choix alternatif, par exemple en s’adressant à des soins non conventionnels. Si deux catégories de renoncement ont été exposées pour des raisons heuristiques, elles apparaissent se situer sur un continuum : d’un côté, des choix — mais socialement construits et orientés par les normes, les représentations de la santé, etc. —, de l’autre côté, des barrières surtout économiques, qui laissent néanmoins la place à des arbitrages, formes de choix contraints. Dans le renoncement-refus, la dimension de choix apparait au premier plan, même si seule Manuelle, qui est psychologue clinicienne, énonce explicitement le choix comme au fondement du renoncement : « Pour moi renoncer, c’est choisir. C’est-à-dire que si vous voulez… ou choisir c’est renoncer. Je renonce parce que j’ai fait ce choix. Mais c’est parce que je fais ce choix que forcément je vais devoir renoncer à un autre choix ». La plupart du temps, elle s’adresse aux médecines non conventionnelles pour se soigner. La décision de ne pas recourir à la biomédecine peut être assortie d’un choix de se tourner vers un autre secteur de soins, le secteur non conventionnel comme pour Manuelle, ou en se traitant par soi-même, 84 CAROLINE DESPRÈS voire en s’abstenant, en se disant que ça va passer. L’analyse de notre corpus montre que le choix de se diriger vers les médecines non conventionnelles concerne plutôt les personnes bénéficiant de ressources économiques meilleures (mais pas seulement), alors que les personnes plus démunies mobilisent des ressources domestiques : recettes familiales, automédication (9). Déclarer un renoncement, c’est se référer alors aux normes dominantes concernant la forme que doit épouser le parcours de soins (sa temporalité, par exemple) et le type de professionnels sollicités (leur légitimité médicale), ou aux normes de santé publique (recommandations en termes de prévention, par exemple). Cette énonciation signe un refus de ces prescriptions ou de ces références normatives. Michel a 55 ans et touche une pension d’invalidité à la suite d’un accident vasculaire cérébral survenu après une succession d’errements diagnostiques et d’erreurs médicales. Il ne considère pas avoir renoncé à des soins puisqu’il se rend aux consultations de suivi bien qu’il les juge inutiles, sans efficacité pour améliorer ses troubles de l’élocution et ses difficultés à respirer qui l’empêchent de travailler. « Si j’ai renoncé à des soins ? Non, pas quand même. Toujours en ayant l’espoir que ça allait s’améliorer. » Il fait référence à son état de santé aujourd’hui. Il est mû par un reste d’espoir et surtout poussé par sa femme. Il répond donc aux « convocations » de la médecine (rendez-vous de consultations réguliers à l’hôpital, examens biologiques de suivi, etc.). De son côté, son épouse refuse de réaliser une coloscopie dans le cadre du dépistage du cancer du côlon alors qu’il existe des cas familiaux. Elle explique qu’elle renonce parce qu’elle a « une peur bleue d’aller à l’hôpital » et redoute l’inconfort de l’examen. Claudia, elle, mobilise les normes médicales dominantes pour qualifier ses attitudes lorsqu’elle ne veut pas prendre certains médicaments, lorsqu’elle traite ses verrues par des plantes, ou enfin lorsqu’elle refuse de réaliser une mammographie alors qu’elle est dans la tranche d’âge visée par la campagne de dépistage du cancer du sein. Elle considère qu’elle renonce en référence aux attitudes de ses proches — elle se considère comme déviante — ou aux messages sanitaires. Le renoncement-refus est envisagé dans une dimension positive ; renoncer suggère une rupture qui prend la signification d’un affranchissement du pouvoir médical, un acte d’autonomie, même si du point de vue normatif (médical) il est connoté négativement, comme une perte de chance ou un risque pour la santé. Le renoncement aux soins du point de vue institutionnel véhicule des normes, celles d’un parcours pensé comme accès aux services légitimes, alors que (9) Ces aspects seront développés dans un autre article (Desprès, 2013). RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 85 différents espaces sociaux sont producteurs de soins en dehors de la médecine conventionnelle (espace domestique, médecine populaire, médecine non conventionnelle). Ainsi, sont qualifiés de renoncement des soins réalisés à domicile par des femmes dont le savoir n’est pas reconnu et invisible (Saillant, 1991). Le renoncement-barrière, quant à lui, est à première vue un nonchoix, l’individu ne pouvant réaliser son projet de soin, satisfaire ses besoins. Cependant, il suppose une délibération n’excluant pas l’individu comme acteur de son existence. Il conviendrait plutôt d’évoquer un choix sous contraintes, amenant à opérer des arbitrages. Depuis qu’elle n’a plus la CMU-C, Pauline n’a pas consulté les spécialistes pour le cœur et la circulation, comme nous l’avons évoqué. Ces soins non réalisés sont rapportés à ses difficultés financières : « J’ai toujours peur que ça… c’est comme je vous dis, comme j’en ai pas beaucoup, si je dois encore mettre de l’argent là, ça va… ». Elle n’a jamais non plus consulté de dentiste, persuadée que les soins dentaires ne sont jamais remboursés. Elle vient cependant de souscrire à une mutuelle sur le conseil d’une assistante sociale car son financement est compensé par le remboursement des médicaments qu’elle prend quotidiennement pour la tension artérielle, qui sont essentiels pour elle. Elle consulte scrupuleusement son médecin tous les mois pour renouveler l’ordonnance et met tout en œuvre pour ne pas être en rupture de ce traitement. Elle a également payé des lunettes pour son fils et pour elle, des frais conséquents sont restés à sa charge (400 à 500 euros) qu’elle a remboursés progressivement. Les situations de renoncement annoncées comme relevant d’une impossibilité révèlent en fait des procédures d’arbitrages, rendant compte d’un environnement de contraintes au sein duquel des marges de manœuvre, même réduites, subsistent. Elle renonce à certains soins, pas à d’autres. L’individu est soumis, dans le renoncement-barrière, au poids de multiples déterminations (sociales, économiques) dont il prend conscience et qui l’amènent à se résigner, à abandonner un projet de soins. Ce renoncement, bien que perçu comme injuste, parfois intolérable, le pose comme sujet qui analyse sa situation, lui fait prendre conscience de lui-même. Le renoncement-barrière, plus souvent lié à des dimensions structurelles, n’évacue pas la subjectivité de l’individu : il rend compte indirectement de l’analyse qu’il fait de sa situation, de ses capacités à agir, de leur efficacité, des ressources dont il dispose (psychiques, sociales, culturelles) qui vont lui permettre de l’affronter. 86 CAROLINE DESPRÈS L’usage des différentes catégories Ayant montré l’existence de plusieurs catégories sémantiques, il s’agissait alors de comprendre pour quelles raisons un sens était préférentiellement utilisé plutôt que l’autre. Les variations sont apparues comme reliées au cadre dans lequel les individus sont amenés à en parler — le contexte d’énonciation (les modalités d’entretien, les interactions avec le chercheur, les enjeux identitaires du discours) —, et aux expériences des individus à l’égard du système de soins qui modèlent leurs représentations, expériences socialement situées. Le contexte d’énonciation Il est important de distinguer les contextes de recueil de données selon leur méthodologie (10). L’enquête par questionnaire se déroule dans un cadre contraint par le libellé des questions, des réponses en majorité fermées donc préfigurées, qui imposent une forme de pensée. La personne enquêtée cherche à s’ajuster à ce cadre préformaté. Les pré-enquêtes sont insuffisantes à lever les ambiguïtés. L’enquête ESPS véhicule un sens du renoncement comme barrière aux soins et, par des effets de méthode, a du mal à appréhender le caractère mixte des renoncements financiers (11). Le matériel empirique, recueilli lors d’entretiens anthropologiques, vient compléter les analyses quantitatives du programme de recherche. Il s’en distingue parce que les personnes sont rencontrées au plus près de leur univers intime : « dans le registre de la communication banale », adoptant « les formes du dialogue ordinaire », « il (l’ethnologue) rencontre les acteurs locaux en situation quotidienne, dans le monde de leur attitude naturelle » (Olivier de Sardan, 2008). Dans ces conditions, les catégories ne sont pas imposées. Ce sont les conditions que nous avons cherché à reproduire pendant la majeure partie de l’entretien. Elles permettent de réduire le décalage entre le chercheur et l’informateur, à ce dernier de s’exprimer dans le monde qui est le sien, de lui concéder une « liberté de propos ». La dernière partie de l’entretien introduisant un questionnement sur le renoncement aux soins se rapprochait du modèle du questionnaire. (10) Il ne s’agit pas de défendre une méthode contre l’autre — leurs intérêts respectifs ont été largement démontrés par ailleurs —, mais de souligner l’intérêt de l’enquête ethnologique dans le cadre d’une recherche sur les significations profanes d’un concept. (11) Ce point ne peut être développé dans cet article (voir Desprès, 2013). RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 87 Cependant, les réponses restaient libres et les individus pouvaient les compléter, préciser leur pensée, voire questionner le chercheur comme nous l’avons évoqué. Quand le libellé des questions précise pour raisons financières, les réponses sont homogènes, le sens devient plus étroit et fait bien référence au renoncement-barrière, à l’abandon d’un soin du fait de difficultés budgétaires. L’individu subit un certain nombre de contraintes. Il réalise des arbitrages dans un contexte de restriction. Cependant, ces renoncements financiers sont parfois mixtes, les difficultés financières masquant d’autres logiques. Quand les contraintes budgétaires sont levées, il est possible alors de les révéler. C’est le cas de plusieurs personnes qui décrivent des situations de renoncement qu’elles rattachent à une impossibilité de payer les soins et qui continuent à ne pas recourir aux services alors que leur situation a changé : obtention d’un emploi et d’une complémentaire santé ou de la CMU-C. La plupart du temps, les causalités sont entremêlées et les acteurs eux-mêmes ont du mal à les débrouiller. La recherche et l’usage qui sera fait des résultats font l’objet de projections qui orientent les discours. Luc (voir plus haut) est militant dans une association de chômeurs et s’intéresse particulièrement aux difficultés d’accès aux soins qu’il a expérimentées personnellement et qui sont également rapportées par les adhérents. Le discours produit est destiné à l’institution porteuse du projet et véhicule une charge militante : E. : « Le mot renoncement, qu’est-ce que ça vous… ? Luc : De l’injustice. E. : Mais par rapport au mot renoncer… Luc : Ben, renoncer déjà c’est un mot… Quand vous renoncez à quelque chose, c’est quand même déjà énorme ». Cette association qui lutte pour une société plus juste et plus solidaire, qui développe un discours critique à l’égard des pouvoirs publics, considère que le coût élevé des soins est à l’origine d’une exclusion des soins des plus pauvres, leurs renoncements étant appréhendés avant tout comme obstacle. Au-delà de la dimension de vécu individuel, les propos sont là pour rendre compte, être entendus et pour servir une cause, chez ces militants. Ils ont vocation à être répercutés à des instances institutionnelles. On pourrait parler d’un usage stratégique de l’entretien. Luc éprouvait des difficultés à rendre compte de son propre vécu, habitué à parler au nom des autres et ses propos s’inscrivaient le plus souvent dans le cadre d’un discours de dénonciation. Ce qui est énoncé au chercheur n’est pas non plus dépourvu du désir de produire une image satisfaisante de lui-même à ses propres yeux ainsi qu’à son interlocuteur. Le fait de participer à une recherche est valorisant en soi, montrant que son histoire vaut la peine d’être narrée et que son 88 CAROLINE DESPRÈS expérience a une valeur, particulièrement chez les plus pauvres. Les propos tenus sont en partie mis en forme, pour préserver l’estime de soi ; une rhétorique est développée de manière à justifier a posteriori des conduites parfois non rationnelles. Les discours doivent être nuancés et relativisés à l’aune d’autres fonctions que celle de rendre compte d’événements ou d’expériences, par exemple celle d’enjeu symbolique de définition de la situation sociale. Malgré un changement radical de ses conditions de vie depuis sa maladie (une baisse drastique de ses revenus passant de 2 500 euros à 800), pour Michel, déclarer qu’il renonce à des soins pour raisons financières, c’est faire l’aveu d’une situation économique difficile, c’est accepter ouvertement la disqualification sociale (le statut d’invalidité et l’absence de travail). Il s’en défend donc avec vivacité : E. : « Avez-vous renoncé à des soins pour raisons financières ? Michel : Non, pas quand même ! » Les propos témoignent également des rapports entre l’individu et la société, sa manière de se situer par rapport aux autres. Des personnes pratiquent des formes d’autocensure, considérant qu’elles bénéficient d’une situation sociale privilégiée par rapport à d’autres ou ne souhaitent pas y être identifiées. Ainsi, Jacques, ancien ouvrier spécialisé à la retraite côtoie des personnes dans la grande précarité. Il se considère dans une position privilégiée et ne déclare pas renoncer à des soins, alors que nous avons repéré de telles situations au cours de l’entretien. Elles sont peu fréquentes et ne concernent pas des soins indispensables, ce qui explique qu’il s’autocensure. Enfin, il est nécessaire de se référer aux expériences antérieures précédant la rencontre avec l’anthropologue : d’autres formes d’entretien contribuent à structurer le discours. Ainsi, la demande par le chercheur de produire une narration sur le parcours de vie peut réactiver des normes de comportements et de mises en forme des récits de vie acquises face à certains travailleurs sociaux, tout au long d’un parcours d’assistance. Astier montre comment le point d’entrée pour l’obtention du RMI par « les biographies administratives » constitue « une vaste entreprise d’exploitation de l’intimité » (Astier, 1997, citée par Ferreira, 2004 : 82). Mahmoud est marocain. Il a travaillé en France plusieurs dizaines d’années mais n’a pas toujours été déclaré. Il touche donc seulement le minimum vieillesse. Malgré ses faibles revenus qui le font vivre lui, sa femme et leur fils adulte, il vient de perdre son droit à la CMU-C et ne peut plus se faire suivre pour ses divers problèmes de santé. Qu’il évoque sa situation financière ou des questions de santé, il propose à plusieurs reprises de montrer les preuves de ce qu’il avance (ordonnances, courriers, relevés de pension de retraite). La même observation a été réalisée pour RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 89 d’autres personnes qui avaient eu affaire à un travailleur social. La production de papiers, de courriers, est inscrite dans la relation avec ces agents. Elle est alors incorporée comme une norme dans les relations. Ces éléments viennent attester que la rencontre entre l’informateur et le chercheur n’est pas neutre et qu’elle s’inscrit dans une historicité dont il s’agit de recueillir les conditions et leurs effets et de les prendre en compte dans l’analyse. Le plus souvent, les personnes s’approprient les conditions différentes d’un entretien de recherche, au fur et à mesure que la confiance s’instaure. Dans quelques cas, ces conditions ne sont pas réalisées ; le questionnement réactive des blessures lors de l’évocation de moments douloureux, touche à des points de fragilité de l’histoire et de la personnalité du sujet, donnant lieu à des blocages et des résistances. Situations sociales et expériences de renoncement aux soins Les expériences de vie contribuent à modeler les représentations du renoncement et les significations qui sont privilégiées. L’histoire de vie de Geneviève, mise en forme autour des événements de santé, est marquée par le décès de son père il y a une quinzaine d’années, qu’elle relie à la détérioration de sa santé. Elle fait une dépression puis une endométriose, maladie qui la rend stérile, puis un cancer du sein. Elle va se poser de nombreuses questions devant la succession de ces maladies. De plus, elle a été amenée à accompagner plusieurs de ses proches au seuil de la mort et la question du refus de poursuivre les soins s’est posée. À la question « Avez-vous déjà renoncé à des soins ? », elle esquisse une reformulation : « Est-ce qu’on vous a dit de faire des soins et que vous les avez pas faits ? ». Elle évoque donc le renoncement-refus avec sa dimension de non compliance aux soins prescrits. Mais immédiatement, elle glisse vers le renoncement aux soins comme arrêt des soins : « Je n’ai pas renoncé à des soins. Quand il y en a que je n’ai pas fait, j’ai cherché et trouvé une autre voie. Euh… Alors… Je ne sais pas si un jour je dirai : j’arrête de me soigner ». Cette interprétation du renoncement aux soins comme une acceptation de l’issue fatale est activée par le parcours de vie de Geneviève. La force évocatrice du terme explique en partie que les personnes choisissent des termes plus neutres pour parler de leurs itinéraires de soins. Dans la même logique expérientielle, le renoncement est plus fréquemment pensé comme barrière chez les personnes ayant les revenus les plus bas. Mais ils énoncent également des renoncements relevant d’une résistance au pouvoir médical, à l’institution hospitalière ou refusent de soins quand ils n’en comprennent pas l’intérêt. Nous avons ainsi identifié de multiples 90 CAROLINE DESPRÈS renoncements-refus dans les récits de soins de Michel (ancien routier, en invalidité) qui sont inscrits dans une double résistance. Il décrit de nombreuses situations au cours desquelles il n’a pas consulté malgré des signes alarmants attestant de sa résistance corporelle. Ses propos témoignent à de nombreuses reprises d’une défiance à l’égard de l’institution médicale (12). Les deux types de renoncements ont été observés dans la majorité des entretiens. Un même individu peut mettre en œuvre, à différents moments de sa vie et en fonction du type de soins dont il a besoin, les deux catégories. Les personnes vivant dans des conditions de vie aisées peuvent mobiliser le sens du renoncement comme barrière en se référant aux difficultés financières des plus pauvres, même s’ils en sont eux-mêmes protégés. Cependant, pour ceux qui ont des faibles revenus et ne sont pas protégés par la CMU-C, les renoncements financiers sont beaucoup plus fréquents et ces arbitrages se font entre plusieurs soins importants (comme pour Pauline) ou entre la santé et d’autres registres essentiels de l’existence (restrictions fréquentes sur l’alimentation, par exemple). Si les personnes essayent de bricoler des solutions alternatives au soin poursuivi, il reste fréquent que, pour les plus précaires, l’abandon du soin se fasse sans autre option. Pauline n’a presque plus de dents et s’en accommode. Les renoncements non déclarés La complexité et la polysémie du terme contribuent à disperser les modalités de déclaration de renoncements aux soins en contexte d’enquête et dans nos entretiens. Dans le cadre du renoncement-barrière, des personnes n’accèdent pas au soin qu’elles désirent et considèrent avoir effectivement renoncé. Cependant, dans les récits de soins, les attentes sont différenciées en fonction des catégories sociales qui n’ont pas les mêmes normes de conduites pour se soigner. Ces dernières sont fondées sur un habitus, celui d’un groupe au sein duquel les individus apprennent à gérer leurs problèmes de santé, à les identifier, à les traiter. Le processus de médicalisation, qui touche davantage les classes sociales aisées, construit également plus de demande de soins. Les attentes portent, par exemple, sur des soins plus élaborés, relevant parfois du confort et du bien-être, ou de la prévention et non pas seulement la réparation de la maladie. Si Manuelle (psychologue clinicienne) et Claudia (agent de la fonction (12) Le rapport à la médecine des personnes précaires ne sera pas exposé dans cet article dont l’objet est, rappelons-le, les significations du renoncement et non ses déterminants. RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 91 publique) évoquent spontanément la mammographie comme objet de soins auquel elles renoncent — dans le cadre d’un renoncement-refus —, cet examen de dépistage n’appartient pas à l’horizon de soins d’autres femmes. Au-delà d’une différenciation sociale des besoins perçus, nous avons également repéré, dans les discours de personnes pauvres, parfois depuis plusieurs générations, des formes masquées de renoncement aux soins, non identifiées comme telles par les personnes concernées. Même quand un besoin émerge, il fait l’objet de restrictions. Les plus pauvres évitent de se projeter dans un soin qui leur est inaccessible et procèdent à des formes d’autocensure de leurs désirs et leurs attentes. La restriction peut être instaurée comme morale de vie dans certains milieux marqués. Schwartz (1990) parle alors de morale du renoncement. Le rapport au corps est alors empreint de ces éléments ; des formes d’auto-soins sont développées pour compenser la restriction des recours aux soins auprès des professionnels, leur évitement. Ces manières de se soigner, en mobilisant les ressources propres du sujet et privilégiant une gestion familiale, en développant des modèles de résistance aux symptômes (d’endurance à la douleur, par exemple), peuvent progressivement être intériorisées, reproduites d’une génération à l’autre. À terme, les individus n’ont plus alors le sentiment de renoncer. C’était le cas de Michel (ancien routier, vivant aujourd’hui d’une pension d’invalidité). Par exemple, en matière de soins dentaires, nous avons identifié des conduites socialement différenciées. Dans les groupes sociaux aisés, les dents arrachées sont généralement remplacées et si pour une raison ou une autre un individu ne peut le faire, il considère renoncer à des soins. Dans les catégories populaires, nous avons observé que dans la majorité des cas, les dents arrachées ne sont pas remplacées jusqu’au moment ou un appareil amovible sera nécessaire. Cette solution est non seulement acceptable mais préférée à des soins réparateurs et conservateurs. Certains individus prennent les devants et se font arracher toutes leurs dents, conformément aux normes du groupe. L’attitude de renoncement suppose que la personne éprouve un désir qu’elle ne peut assouvir, ou qu’elle intègre une forme de décalage de ses attentes à l’égard de la norme. Si la solution de l’appareil dentaire est confortable du point de vue de la personne et que tous autour d’elle font de même, il n’y a donc pas de renoncement. En situation d’enquête, les catégories plus aisées pourraient donc être amenées à déclarer plus de renoncements que les plus pauvres pour les deux raisons invoquées : une différenciation sociale des besoins et une autocensure de ceux-ci par les plus pauvres. 92 CAROLINE DESPRÈS Conclusion Les résultats montrent l’absence d’utilisation du vocable de renoncement aux soins dans le langage commun, absence à mettre en regard de multiples formes de renoncements aux soins dans les parcours de soins. L’importation du terme dans le cadre des soins donne lieu à des interprétations variables, en partie socialement différenciées, très sensibles au contexte d’énonciation et qui s’enrichissent et se complexifient au fur et à mesure que l’on avance dans un entretien. Les mots utilisés, le plus souvent des périphrases, permettent aux individus d’éviter cet écueil et d’être plus précis pour qualifier leurs conduites. Cette recherche montre l’intérêt d’une démarche anthropologique complémentaire afin de valider ou non les catégories d’enquête et de comprendre les significations associées à un terme qui n’appartient pas au sens commun. Il apparait nécessaire d’être vigilant sur l’emploi des formulations et des termes quand on souhaite rendre compte de ce phénomène social, c’est-à-dire le fait qu’un individu ressente un désordre corporel ou psychique et ne mette pas en œuvre des soins médicaux ou abandonne des soins en cours de route alors que le problème n’est pas résolu. L’analyse des significations du renoncement aux soins doit tenir compte du contexte de production des discours ou des réponses. Cette remarque n’est pas spécifique à cette recherche et à ce concept mais elle apparait particulièrement sensible quand les mots, les énoncés, font l’objet de nombreuses interprétations du fait de la nouveauté de l’usage du terme et de sa polysémie. Dans le cas des enquêtes (par questionnaire fermé, notamment), le décalage entre les implicites du renoncement aux soins pour les experts comme renoncement-barrière et la polysémie du terme pour les usagers — enquêtés potentiels — pose question. Dans l’enquête ESPS, les dissonances apparaissent moindres dans la mesure où la question mentionne « pour raisons financières » ce qui ramène les interprétations du côté du renoncement-barrière, même si d’autres éléments entrent en ligne de compte, des dimensions non financières du renoncement-barrière et des dimensions relevant du renoncement-refus influant sur les arbitrages. Les deux formes de qualification de renoncements proposées — barrière ou refus — sont des outils permettant d’analyser de manière plus approfondie la dynamique des renoncements, plus que des catégories disjointes. Nous avons souligné l’existence d’un continuum entre les deux, voire une articulation. Ainsi, l’automédication peut relever autant d’un renoncement-refus — le rejet de certains professionnels, l’appropriation d’un savoir et l’autonomisation dans la gestion du mal — (Fainzang, 2010) que d’un renoncement-barrière — quand l’individu choisit de se soigner par lui-même parce qu’il considère qu’il n’a pas les moyens d’ac- RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 93 céder aux services et gère son mal par lui-même, faute de mieux. Cependant, à la longue, des manières de se soigner peuvent se pérenniser et constituer de nouvelles normes. Malgré ces limites et difficultés à interpréter le renoncement, dans son acception plus large, il est un concept riche pour rendre en compte des parcours de soins et notamment des rapports et interactions entre l’individu et le système. Dans le cadre de cette recherche, il nous a semblé que la catégorie de renoncement imposée aux interlocuteurs leur ouvrait de nouveaux espaces de réflexion et enrichissait l’analyse des parcours, à condition de s’appuyer sur leurs propres significations du terme et en se décalant des conceptions institutionnelles. Ainsi, mobiliser les catégories profanes pétries du sens que les individus accordent à leurs conduites, permet d’accéder à la logique de leurs attitudes. La catégorie du renoncement-refus ne doit pas être pensée comme relevant de préférences individuelles construites culturellement et sans intérêt pour les pouvoirs publics. Elle rend compte également des interactions entre l’usager et le système de soins, un usager qui peut dire non quand il n’est pas satisfait de la qualité des soins qui lui sont proposés et prodigués. Au-delà de l’intérêt d’une telle recherche pour mieux interpréter les résultats d’enquête, la notion comporte un réel intérêt heuristique en dévoilant les dynamiques des parcours de soins, notamment la position des individus, leurs marges de manœuvre, leurs interactions avec le système de santé. Liens d’intérêts : aucun. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Allin S., Grignon M., Le Grand J., 2010, Subjective unmet need and utilization of health care services in Canada: what are the equity implication? Social Science and Medicine, 70 (3), 465-472. Astier I., 1997, Revenu minimum et souci d’insertion, Paris, Desclée de Brouwer, Coll. Sociologie Économique. Bocognano A., Grandfils N., Le Fur P., Mizrahi A., Mizrahi A., 1993, Santé, soins et protection sociale en 1992, Paris, Rapport Credes. Boisguérin B., Desprès C., Dourgnon P., Fantin R., Legal R., 2010, Étudier l’accès aux soins des assurés CMU-C, une approche par le renoncement aux soins. 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For lack of an agreed-upon definition, this term is subject to various interpretations by decision-makers and survey researchers (the experts). This article aims at clarifying the definitions put forward by the experts and at analyzing those of non-experts. It is based on in-depth interviews mobilizing anthropological concepts and methods. The results show that, initially, “care renunciation” is absent from lay conceptions, but that when introduced, the concept is subject to varied representations. These were grouped into two distinct categories, the “healthcare renunciation-barrier” (caused by existing or perceived difficulties in the health care system) and the “healthcare refusal”. These carry different meanings but nevertheless interact with one another in complex ways. The various meanings are differently mobilized according to patients’ trajectories in the health care system, according to the manner in which questions are formulated in the research process and of the context in which the term is formulated. 96 CAROLINE DESPRÈS RESUMEN Significados de la renuncia a los cuidados médicos: un análisis antropológico La renuncia a los cuidados médicos, concepto introducido recientemente en las encuestas del IRDES (Instituto de Investigación e Información en Economía de la Salud), es hoy un indicador de evaluación de políticas públicas, en particular en términos de equidad en el acceso a la atención médica. No habiendo sido aún definido por los responsables políticos y los investigadores, esta noción está sujeta a diversas definiciones por parte de los expertos. Este artículo pretende aclarar los significados expertos, para analizar luego los significados asignados por los no expertos, sujetos potenciales de las investigaciones, que se designan como significados profanos. Nos basamos en extensas entrevistas, movilizando conceptos y métodos antropológicos. Los primeros resultados muestran la ausencia de « renuncia a los cuidados médicos » en el lenguaje ordinario. Una vez introducido, este concepto se ve sujeto a varias representaciones. Se distinguen dos categorías, la « renuncia-rechazo » y la « renuncia-barrera », refiriéndose así a significados diferentes pero articulados entre sí. Estos distintos significados son movilizados de manera variable en función de las experiencias que han sido vividas en las vías de atención médica, en las condiciones de las entrevistas y de la exposición de las problemáticas, en el contexto de enunciación.