Une très belle mise en scène, affûtée, précise et sensible qui restitue
au plus juste la langue de Giono, et l’âpre affrontement entre désir
de vivre et absolu renoncement.
Première pièce de Giono (1931),
Le Bout de la route
confronte une famille
tétanisée par la perte d’êtres chers à un étrange étranger, Jean, qui fait irruption
comme une bouffée de vie dans leur ferme de montagne assombrie et emmurée
par le chagrin et le silence. Nous sommes dans un village tout au bout de la route,
que barre la montagne. Corpulence paisible, bonté franche, voix douce, diction un
peu hachée, regard clair et verbe assuré, Jean (interprété avec charisme par Eric
Challier) secoue la cendre qui étouffait les cœurs et réveille l’envie de parler et
d’être au monde. Lui-même a été trompé par la femme de sa vie et il est devenu
irrémédiablement absent au monde. «
La terre tourne, j’y suis plus, voilà tout. »
Rosine, la maîtresse de maison au cœur solide rêve de le faire revenir à la vie.
Quel contraste entre un monde montagnard sans équivoque, rythmé par les
saisons et le travail, et les méandres des mondes intérieurs des personnages
ensemencés de douleur ! La langue de Giono,
« à la fois concrète, charnue et
lyrique, goûtant à pleine bouche l’humus et l’air vif des montagnes, sans
pittoresque aucun »,
selon les mots
de
François Rancillac, frappe juste, même
lorsque les mots sont à peine chuchotés, ils font pleinement sens, ils habitent
l’espace, ils laissent voir les blessures des âmes, les non-dits enfouis, les désirs
qui renaissent.
Un fantôme invisible
La grâce affûtée et sensible de la mise en scène sait laisser s’exprimer et respirer
ces mots de façon magistrale, avec humour et clarté, et sait aussi mettre en valeur
les corps. Ce qui est finalement à l’œuvre et que retranscrit très bien la mise en
scène délicate et précise, c’est un âpre combat entre l’envie de vivre, de renaître,
et l’envie absolue de renoncement, parce que la douleur de la perte a tout anéanti.
Voilà pourquoi au cœur du réel surgit l’étrange, au cœur de la langue surgit un
abîme d’indicibles peines. Jean aime un fantôme invisible qui le broie. La très belle
scénographie avec ses pans de murs mobiles, ses signes clairs d’ouverture,
fermeture, enfermement ou sortie, s’inspire de l’’“
outrenoir
“ de Pierre Soulages,
le sol et les parois sont ainsi couverts d’une texture noire, épaisse et striée, qui
capture la lumière. Presque rien de concret donc (mis à part quelques objets),
mais plutôt un univers mental magnifiquement exploré. La scénographie, les
lumières, le travail des voix, le jeu des comédiens, sans faille, tout concourt à faire
de cette mise en scène une pleine réussite.
Agnès Santi