Habilitation à Diriger des Recherches Discipline : Psychologie Présentée et soutenue publiquement par : David CLARYS Le 7 décembre 2009 Troubles de la mémoire épisodique et des états de conscience associés dans le vieillissement normal et le stress post-traumatique Document de synthèse des travaux Jury : Louis BHERER Yves CORSON Daniel GAONAC'H Jean-Claude MARQUIE Grégory MICHEL Serge NICOLAS Examinateur, Université de Montréal Rapporteur, Université de Nantes Examinateur, Université de Poitiers Examinateur, Université de Toulouse Rapporteur, Université de Bordeaux II Rapporteur, Université Paris Descartes REMERCIEMENTS Je souhaite ici remercier les nombreuses personnes qui au cours de ces huit années passées à l'Université m'ont permis d'arriver jusqu'à cette Habilitation à Diriger des Recherches, et en premier lieu les membres du jury. Je commence par Serge Nicolas qui m'a accordé sa précieuse confiance et qui m'a soutenu et conseillé dés que je lui ai parlé de mon projet de présenter une HDR, il y a un an. Savoir que j'avais sa confiance a été déterminant dans cette dernière année. Je remercie Daniel Gaonac'h qui m'a apporté son aide avec une très grande efficacité au cours de cet été passé à rédiger. Il m'a servi de guide et m'a ainsi permis de connaître la direction à suivre dans la rédaction de ce document de synthèse. Il m'a également permis de présenter cette HDR à l'Université de Poitiers. Merci à Yves Corson qui, dix ans plus tôt, avait déjà participé à mon jury de thèse et donc à qui je dois beaucoup dans ce parcours. Sa participation aux deux jurys est un signe de confiance très important. Je remercie Jean-Claude Marquié qui, malgré un emploi du temps très chargé, me fait l'honneur de participer à ce jury après s'être déjà déplacé en avril pour un jury de thèse. Merci à Grégory Michel que j'ai eu le plaisir de connaître lorsqu'il était à l'Université de Tours. Sa présence dans ce jury témoigne de la confiance qu'il m'accorde pour la conduite des travaux en psychopathologie. Enfin, je remercie Louis Bherer, que j'ai rencontré en 2008 à Atlanta, et qui me fait l'honneur de venir du Canada pour examiner mon HDR, après être également venu en avril pour un jury de thèse. Je sais combien il est compliqué de faire un tel déplacement du fait du temps de vol, du décalage horaire, et surtout de sa charge de famille. Merci donc pour avoir accepté de participer malgré toutes ces contraintes. Je n'aurai pas pu présenter cette HDR sans ces différents membres du jury, mais bien entendu, je n'aurai pas pu la présenter sans la contribution des collègues de mon équipe. Je souhaite donc les remercier. Mon premier remerciement s'adresse à Michel Isingrini avec qui j'ai réalisé ma thèse et avec qui j'ai collaboré depuis mon entrée à l'Université, après mon postdoctorat. Je regrette que nos conceptions assez différentes de l'Université nous aient éloignés depuis quelques années, et probablement définitivement. Merci également à Laurence Taconnat pour notre collaboration passée et à Séverine Fay. Merci à Sandrince Vanneste pour son engagement pour la communauté universitaire et pour son ouverture d'esprit. Merci à Badiâa Bouazzaoui pour sa contribution à l'informatisation des protocoles de recherche. Merci à tous les doctorants de l'équipe avec qui j'ai pu partager des bons moments. J'ai eu le plaisir d'encadrer la thèse de Géraldine Tapia et celle d'Aurélia Bugaïska. Ce document de synthèse repose en partie sur leurs travaux et je les remercie pour leur implication et la pertinence des échanges scientifiques que j'ai régulièrement avec elles. Merci aussi à Sandrine Kalenzaga dont j'encadre actuellement la thèse et avec qui je développe des travaux dans la maladie d'Alzheimer. Cette HDR est également le résultat de collaborations extérieures et je tiens à remercier différentes collaborateurs, et en premier lieu, Francis Eustache qui m'a accueilli 18 mois dans son laboratoire pour un post-doctorat. Cette expérience a été riche sur le plan scientifique et elle m'a permis de rencontrer différentes personnes de son équipe avec qui je suis resté en contact. Merci à Béatrice Desgranges et Bérengère Guillery-Girard. Merci à Pascale Piolino que j'ai grand plaisir à rencontrer dans de nombreux congrès en France ou à l'étranger. Merci à Frédéric Bernard dont j'ai pu suivre le parcours depuis notre séjour commun à Cyceron. Merci à Gaëlle Giffard-Quillon devenue amie de la famille depuis cette période. J'ai aussi le plaisir de collaborer avec Céline Souchay et Chris Moulin et je tiens à les remercier pour leur gentillesse et leur disponibilité dans nos nombreux échanges scientifiques et pour l'appréciation qu'ils portent sur mes travaux. Je remercie Wissam El Hage avec qui nous avons mis en place une collaboration très fructueuse pour étudier le stress post-traumatique. Son expérience et ses connaissances de clinicien chercheur me sont précieuses. Merci à Alexia Baudouin pour les collaborations passées et à venir. Merci à Marie-Laure Grillon, pour son activité à Tours et avec qui des projets sont en cours. Merci aussi aux collègues de Poitiers avec qui des projets sont en cours : Michel Audiffren, Cédric Albinet, Cédric Bouquet, Lucette Toussaint, et Geoffroy Boucard. Merci à Jean-François Rouet, directeur du Laboratoire pour m'avoir soutenu dans le choix de présenter cette HDR à Poitiers et pour le travail commun dans l'encadrement de la thèse d'Aurélia. Merci aussi à François Ric et Thierry Olive pour leur contribution à la mise en place de la démarche administrative liée à l'HDR à Poitiers. Merci à Marie-Annick Thouvenin et Hélène Brillet-Artus pour leur gestion administrative et financière parfait. Les travaux présentés dans ce document n'auraient pu se faire sans la participation de nombreuses personnes qui ont eu la gentillesse de donner de leur temps pour réaliser les tâches parfois fastidieuses. Je les en remercie. Je remercie également mes parents et toute ma famille (trop nombreuse pour être citée) pour leur soutien. Enfin, j'adresse un grand merci à Aurélie ma compagne qui a toujours cru en moi et qui m'incite à aller toujours plus loin. Elle a accepté de me voir passer les dernières vacances devant l'ordinateur, mais aussi de nombreuses soirées et week-ends, et je l'en remercie. Elle m'a également permis d'avoir deux enfants formidables, Capucine et Célestin et je veux les remercier tous les trois pour le bonheur qu'ils m'apportent au quotidien et qui me permet de trouver l'équilibre nécessaire à mon engagement universitaire. Sans vous, je ne serai pas ce que je suis. SOMMAIRE Avant-propos........................................................................................................................ 1 INTRODUCTION GENERALE ........................................................................................... 3 CHAPITRE I : LA MEMOIRE HUMAINE : DES DICHOTOMIES AU MODELE DE TULVING ...................................................................................................................... 5 I - Les principales dichotomies .......................................................................................... 6 1.1- La mémoire à court terme et la mémoire à long terme........................................... 6 1.1.1- L'origine de la distinction ................................................................................ 6 1.1.2- Le modèle de la mémoire de travail de Baddeley (2001) ................................ 8 1.2- La mémoire épisodique et la mémoire sémantique .............................................. 11 1.3- La mémoire déclarative et la mémoire procédurale.............................................. 12 1.4- La mémoire explicite et la mémoire implicite...................................................... 13 II – Le modèle de Tulving (1995) .................................................................................... 14 III – Les états de conscience associés à la récupération en mémoire............................... 18 CHAPITRE II : VIEILLISSEMENT ET MÉMOIRE ................................................. 22 INTRODUCTION ............................................................................................................... 23 I – Vieillissement, mémoire implicte et explicite ............................................................ 26 II – Vieillissement et tâches classiques de mémoire episodique...................................... 36 2.1- L'approche analytique : déficits d'encodage ......................................................... 37 2.2- L'approche globale : l'hypothèse exécutive .......................................................... 44 2.3- L'approche globale : le ralentissement des traitements......................................... 51 III – Métamemoire et vieillissement ................................................................................ 58 IV – Etats de conscience associés à la récupération en mémoire et vieillissement ......... 69 4.1- L'approche globale : ralentissement des traitements et déficits exécutifs ............ 71 4.2- L'approche analytique : stratégies d'encodage et valence émotionnelle ............... 80 CHAPITRE III : LES TROUBLES DE LA MEMOIRE DANS LE STRESS POSTTRAUMATIQUE............................................................................................................... 92 INTRODUCTION ............................................................................................................... 93 I – Clinique de l'Etat de Stress post-traumatique ............................................................. 94 II – Les troubles cognitifs généraux dans le PTSD........................................................ 100 III – Etats de conscience et mémoire dans le PTSD ...................................................... 103 CHAPITRE IV : PERSPECTIVES DE RECHERCHE ............................................. 114 I – Discussion des travaux antérieurs dans le vieillissement normal............................. 115 II – Les états de conscience dans le vieillissement normal ............................................ 118 1.1- Etats de conscience, fonctions exécutives et vieillissement....................... 118 1.2- Etats de conscience, vieillissement et activité physique ............................ 119 1.3- Etats de conscience, viellissement, émotion et référence à soi .................. 122 III – Les états de conscience dans la maladie d'Alzheimer ............................................ 124 IV – Etats de conscience et stress post-traumatique ...................................................... 126 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES ...................................................................... 132 Avant-propos 1 Avant-propos Ce document présente une synthèse de mes travaux scientifiques des dix dernières années. Le 26 novembre 1999, je terminais trois ans passés à la réalisation d'une thèse intitulée " Etude de l'effet de l'âge et des facteurs de vieillissement sur les tâches de mémoire épisodique: Apport du paradigme R/K." et réalisée sous la direction de Michel Isingrini. Depuis, la mémoire épisodique et les états de conscience associés, évalués par le paradigme R/K, sont restés les thèmes centraux de mes travaux. Après un post-doctorat réalisé à Caen auprès de Francis Eustache, j'ai pu poursuivre mes travaux à Tours comme Maître de Conférences depuis 2001. Nommé dans l'EA 2114 "Vieillissement et Développement Adulte", j'ai contribué à la création en janvier 2006 de l'UMR-CNRS 6234 "Centre de Recherches sur la Cognition et l'Apprentissage" à laquelle j'appartiens à l'heure actuelle. Pour cela, avec 3 collègues de l'EA 2114, nous avons rejoint l'ancien LACO de Poitiers pour créer cette nouvelle équipe. Sur le plan scientifique, dans la continuité de ma thèse, j'ai pu poursuivre mes travaux sur le vieillissement normal et développer depuis quelques années des recherches sur le stress post-traumatique. Pour l'avenir, en plus de ces domaines, mes projets porteront sur la maladie d'Alzheimer. Ce parcours m'a amené à conduire directement des travaux, à en encadrer, et à collaborer à la réalisation de certains, avec une implication différente selon les articles. Ce document de synthèse est le résultat de l'ensemble de ce travail. J'ai fait le choix de présenter tous les articles sur lesquels j'apparais comme auteur, mais par soucis d'honnêteté, il me semble nécessaire de préciser mon degré d'implication dans les différents secteurs. Le centre de mes travaux étant les états de conscience associés à la récupération d'une information en mémoire, j'ai été promoteur de l'ensemble des publications dans ce domaine (douze articles sur vingt-deux présentés dans le document), que ce soit dans le vieillissement normal ou dans le stress post-traumatique. La distinction entre les aspects implicites et explicites de la mémoire étant très proche, j'ai également conduit ou participé activement aux travaux présentés dans ce domaine (deux articles). Concernant l'analyse de l'effet du vieillissement sur les mesures classiques de la mémoire épisodique, j'ai été moins impliqué dans les travaux conduits par Laurence Taconnat (trois articles), mais j'ai conduit ou été très impliqué dans deux autres articles. Enfin, j'ai été très impliqué dans deux des Avant-propos 2 trois articles sur la métamémoire, ceux publiés dans le cadre de la collaboration avec Céline Souchay. Dix ans après ma soutenance de thèse, j'ai donc choisi de présenter une Habilitation à Diriger des Recherches qui s'appuie sur ce passé et qui me permet de faire un bilan pour mieux me projeter dans l'avenir. Ces huit années passées à "l'Université", m'ont permis de découvrir toute la richesse de ce terme et du milieu universitaire. La collégialité est centrale ce qui se traduit par des décisions prises collectivement permettant à chacun de trouver sa place dans un engagement plutôt sur le versant scientifique, ou sur le versant pédagogique, ou encore en faisant vivre l'institution par un engagement administratif. C'est aussi un extraordinaire lieu de rencontre où chacun apporte sa différence ce qui constitue une richesse éternelle. Etre universitaire, c'est appartenir à une communauté avec laquelle on partage des valeurs. Pour ma part, j'ai fait le choix de m'engager dans des sociétés de psychologie (Société Française de Psychologie, Association des Enseignants-chercheurs en Psychologie des Universités, Société de Neuropsychologie de Langue Française) et aussi d'avoir une activité syndicale me permettant de défendre ces valeurs. Au cours de ces huit années, je me suis également investi dans la vie universitaire à différents niveaux : Responsable de la Licence de Psychologie, Directeur du Département de Psychologie, membre du Conseil Scientifique de l'Université, et enfin membre de la 16e section du Conseil National des Universités. La probabilité que je devienne universitaire était faible du fait de mes origines modestes ; mes parents étant agriculteurs. Alors, c'est peut-être mon éducation et les valeurs transmises par ce milieu qui m'ont amenées jusqu'à l'Université. Mon attachement à la culture de la terre est tel que j'ai hésité au milieu de ces huit années à retourner vers mes origines, pour mettre en conformité mon engagement pour la protection de l'environnement et mon activité professionnelle. Finalement, cette réflexion m'a conduit à faire le choix de m'investir encore plus dans les activités universitaires, notamment scientifiques, ce qui m'a logiquement conduit à présenter cette HDR. J'espère que les nombreuses réformes menées depuis quelques années ne détruiront pas l'idéal universitaire auquel je suis très attaché. Dans l'immédiat, et en conformité avec ma volonté d'indépendance scientifique, j'ai choisi de présenter cette HDR en dehors de m'on université d'exercice et sans aucun membre du jury avec lequel j'ai co-publié des articles. J'espère que ces choix seront porteurs d'avenir à l'Université de Tours ou de Poitiers, ou dans une autre Université. Introduction générale 3 INTRODUCTION GENERALE La mémoire est probablement la fonction psychologique qui nous est la plus familière du fait qu'elle intervienne dans toutes nos activités quotidiennes. Comme le rappelle Lieury (1998), le mot "mémoire" prend son origine dans le nom de la déesse grecque Mnémosyne. L'invention de l'art de la mémoire est attribuée à Simonide de Céos (poète lyrique du Ve siècle avant J.C.). La légende raconte que lors d'un banquet, Simonide fut appelé à l'extérieur par deux jeunes gens. Pendant son absence, le toit de la salle se serait écroulé sur l'ensemble des invités. Simonide fut le seul rescapé et eut à se remémorer la place des convives pour les identifier. C'est ainsi qu'il en a déduit la célèbre méthode des lieux qui consiste à mémoriser les objets sous formes d'images et à les associer à un lieu. Ensuite, et jusqu'au XIXe siècle, les écrits sur la mémoire ont été essentiellement l'oeuvre de philosophes tels que Platon, Aristote, ou Descartes. Le XIXe siècle correspond à la naissance de la psychologie scientifique avec la psychophysique et la psychologie sensorielle mais aussi à la première étude expérimentale de la mémoire réalisée par Ebbinghaus (1885). L'application de la démarche expérimentale à l'étude de la mémoire est présentée dans la Figure 1. Elle consiste le plus souvent à présenter au participant, dans un contexte précis, une série d'éléments qu'il doit apprendre (phase d'encodage), puis, après un délai temporel (phase de stockage), le participant est invité à restituer le maximum d'informations présentées (phase de récupération). Pour comprendre le processus de mémoire, le chercheur peut alors manipuler des variables modifiant les paramètres pour chacune de ces phases. STOCKAGE (Délai temporel) ENCODAGE RECUPERATION Figure 1. Protocole expérimental d'étude de la mémoire Depuis l'étude d'Ebbinghaus (1885), la définition de la mémoire, et surtout les travaux et les théories classées sous cette dénomination ont connu une évolution Introduction générale 4 importante. Le mot "mémoire" est devenu un terme générique et global pour désigner la fixation, la rétention et la restitution d'une information. La mémoire est considérée comme une fonction essentielle grâce à laquelle l'homme emmagasine, conserve puis réactualise ultérieurement les informations qu'il a rencontrées au cours de sa vie. La mémoire humaine peut donc être définie comme étant la capacité à restituer de l'information contenue dans un message en l'absence de celui-ci ou à la reconnaître parmi d'autres messages. L'emploi d'un concept unique pourrait suggérer que la mémoire corresponde à un système unitaire. Pourtant, le système mnésique humain est capable d'une grande variété de fonctions. Dans le cadre des approches multi-systémiques de la mémoire, les auteurs s'accordent sur l'existence de plusieurs systèmes mnésiques. Ces systèmes de mémoire peuvent se distinguer principalement selon trois éléments : (1) la durée du stockage, (2) la capacité de stockage, et (3) le niveau de conscience associé à la récupération d'une information. Ainsi, ils couvrent des durées de stockage allant de quelques fractions de secondes à plusieurs dizaines d'années. Leur capacité de stockage varie également de mémoires tampons à capacités réduites, au système de mémoire à long terme dont la capacité semble quasiment illimitée. Enfin, certains systèmes impliquent un accès conscient aux informations, alors que d'autres agissent de manière complètement inconsciente. La mémoire n'est donc pas homogène, que ce soit dans ses composantes ou dans son fonctionnement. Cette synthèse s'inscrit pleinement dans cette problématique et concerne principalement le troisième grand élément distinctif : le niveau de conscience associé à la récupération d'une information en mémoire. Le premier chapitre sera consacré à une présentation des principales dichotomies de la mémoire et du modèle synthétique de Tulving (1995), qui est largement admis dans la littérature et qui est à la base des différents travaux présentés dans ce document. Ceci nous amènera à présenter la notion d'états de conscience associés à la récupération en mémoire et la méthodologie particulière qui permet de les évaluer (le paradigme Remember/Know). Les travaux qui seront ensuite présentés s'inscrivent principalement dans le cadre du vieillissement normal, qui sera traité dans le deuxième chapitre. Dans le troisième chapitre les travaux consacrés à l'état de stress post-traumatique seront développés. Enfin, le quatrième chapitre concerne les projets de recherche pour les années à venir, qui s'inscrivent dans la continuité des travaux déjà réalisés et auxquels s'ajoutent des axes nouveaux, notamment le développement de projets relatifs à la maladie d'Alzheimer. 5 CHAPITRE I : LA MEMOIRE HUMAINE : DES DICHOTOMIES AU MODELE DE TULVING Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 6 Comme cela a été mentionné dans l'introduction, l'intérêt pour la mémoire humaine est très ancien et les connaissances scientifiques sur la structure de la mémoire se sont fortement développées depuis le milieu du siècle dernier, notamment grâce à l'approche cognitiviste. La mémoire est maintenant considérée comme une fonction complexe qui fait intervenir plusieurs composantes. Elle comporte diverses structures plus ou moins spécialisées et plus ou moins indépendantes, qui ont souvent été considérées par paires, c'est-à-dire en opposition d'un système à un autre. Dans ce chapitre, nous rendrons compte des principales distinctions selon leur ordre chronologique d'apparition dans la littérature : (1) la mémoire à court terme ou mémoire de travail et la mémoire à long terme, (2) la mémoire épisodique et la mémoire sémantique, (3) la mémoire déclarative et la mémoire procédurale, et (4) la mémoire explicite et la mémoire implicite. Enfin, nous présenterons un modèle synthétique actuel qui dépasse et intègre ces oppositions entre systèmes de mémoire et qui nous conduira à développer la notion d'états de conscience associés à la récupération en mémoire. I - LES PRINCIPALES DICHOTOMIES 1.1- LA MEMOIRE A COURT TERME ET LA MEMOIRE A LONG TERME 1.1.1- L'origine de la distinction Cette première dichotomie est liée au temps de stockage de l'information. Même si James (1890) faisait déjà la distinction entre une mémoire primaire et une mémoire secondaire, on considère que la mise en avant de la distinction entre la mémoire à court terme et la mémoire à long terme repose sur les travaux d'Atkinson et Shiffrin (1968). En fonction du délai qui s'écoule entre la phase d'encodage et la phase de récupération, il est possible de distinguer une capacité de mémoire immédiate et une capacité de mémoire à long terme. La première capacité renvoie à la production d'une information qui vient d'être perçue. Celle-ci peut être une simple reproduction de l’information, où la restitution d'une information modifiée. Dans le premier cas, on parle de mémoire à court terme, alors que dans le second on parle plutôt de mémoire de travail. La seconde capacité renvoie à l’expression par le sujet d’une expérience ou d’une connaissance à laquelle il ne vient pas d’être confronté, cette information ayant pu être acquise quelques minutes ou quelques Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 7 années auparavant. Nous développerons ici principalement la notion de mémoire à court terme et de travail, la mémoire à long terme se retrouvant dissociée dans les autres dichotomies. La mémoire à long terme permet l'apprentissage de nouvelles informations et l'utilisation d'informations acquises depuis longtemps. Elle présente une durée de stockage quasiment sans limite comme en atteste le rappel de souvenirs très anciens chez des personnes âgées. Cette mémoire est également considérée comme infinie en capacité puisque l'on enregistre en continu de nouvelles informations et que l'on peut mettre en œuvre des stratégies qui visent à faciliter leur récupération. La mémoire à court terme est limitée en capacité et en durée. L'information qui est retenue par cette mémoire n'est pas une image complète des événements qui ont eu lieu au niveau sensoriel, mais plutôt l'interprétation immédiate de ces événements. Elle permet de retenir des éléments tels que les derniers mots d'une phrase que l'on vient d'entendre ou de lire, un numéro de téléphone, ou le nom d'une personne. Pour mesurer la capacité de la mémoire à court terme, on utilise classiquement une tâche d'empan mnésique. Chez le sujet normal, le nombre d’éléments qui peut ainsi être rappelé est de "sept plus ou moins deux" (Miller, 1956). La mémoire à court terme a aussi une durée de stockage très brève, limitée à quelques dizaines de secondes. Toutefois, il est possible de maintenir une information en mémoire à court terme durant un intervalle temporel plus important, voir infini, en faisant un effort de répétition. En effet, lorsque la situation l’exige, des processus d’autorépétition peuvent être mis en place afin de conserver l’information utile à l’exécution d’une tâche. Ce processus est spécifique à la mémoire à court terme et son action est limitée à la capacité du registre. Il n’est pas possible d’augmenter la capacité de la mémoire par son intermédiaire. Tout se passe comme si le processus d’autorépétition récupérait simplement la trace d’un signal affaibli pour le réactiver. Cette forme d’autorépétition sert uniquement à maintenir une information en mémoire immédiate, elle est donc appelée autorépétition de maintien. Le concept de mémoire de travail s’inscrit dans la continuité des travaux sur la mémoire à court terme et du modèle d'Atkinson et Shiffrin (1968). Le terme de mémoire de travail a progressivement remplacé celui de mémoire à court terme bien qu’il reflète des notions différentes. Selon Baddeley (1992), "la mémoire de travail est un système servant à retenir temporairement les informations et à les manipuler pour une gamme importante de Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 8 tâches cognitives telles que l’apprentissage, le raisonnement et la compréhension". En ce sens, elle a une fonction plus importante que le simple rappel à court terme. Elle est conçue comme un système qui effectue à la fois du stockage et du traitement de l'information. La mémoire de travail a donc une fonction centrale nécessaire à l’ensemble des activités cognitives, ce qui explique qu'elle soit souvent invoquée pour rendre compte de la limitation des performances dans certaines tâches cognitives complexes. 1.1.2- Le modèle de la mémoire de travail de Baddeley (2001) Bien qu'il existe différentes conceptions de la mémoire de travail (voir Gaonac'h & Larigauderie, 2000), nous présenterons dans ce document uniquement le modèle proposé par Baddeley (Baddeley, 1986 ; Baddeley & Hitch, 1974) et récemment révisé (Baddeley, 2001) puisqu'il représente la conception dominante et qu'il sert de support à certaines études qui sont présentées. Ce modèle, dans sa forme actuelle, est représenté dans la Figure 2. Figure 2. Modèle de la mémoire de travail, d'aprés Baddeley (2001). Le modèle initial de mémoire de travail de Baddeley & Hitch (1974) comprenait un système de contrôle de l’attention, le centre exécutif (ou administrateur central), qui supervise et coordonne deux systèmes esclaves auxiliaires : la boucle phonologique et le Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 9 calepin visuo-spatial. Plus récemment, un quatrième composant a été introduit : le buffer épisodique (Baddeley, 2000, 2001). Ces différents systèmes seraient en interaction, et seraient impliqués dans le stockage et/ou dans le traitement de l’information maintenue de façon temporaire en mémoire. Ce document de synthèse ne portant pas sur la mémoire de travail, nous proposons simplement à la suite une rapide description des différents soussystèmes (pour une description complète, voir Beigneux, 2007 ; Gaonac'h & Larigauderie, 2000). L’administrateur central est un système attentionnel impliqué dans la mise en œuvre et le contrôle des opérations de traitement. Il a notamment pour fonction de sélectionner et de mettre en place les stratégies cognitives les plus pertinentes au regard de la situation. Comme les autres sous-systèmes, le centre exécutif semble être fractionné en différents processus. Baddeley (1992) se réfère au modèle de contrôle attentionnel de l’action de Norman et Shallice (1986) pour expliquer le rôle et le fonctionnement de l’administrateur central. Ce modèle suppose que les actions en cours peuvent être contrôlées par l’intermédiaire de deux voies bien distinctes, l’une automatique (le gestionnaire des priorités) et l’autre attentionnelle (le système attentionnel superviseur). La boucle phonologique permet le traitement et le maintien des informations de nature verbale. Elle est donc impliquée dans la mémoire de travail verbale. Elle comporte deux sous-systèmes : une unité de stockage phonologique et un processus de contrôle articulatoire. L’unité de stockage phonologique contient les informations provenant du langage, qu’elle maintient dans leur forme phonologique. Le processus de contrôle articulatoire peut rafraîchir l’information contenue dans le registre de stockage par un procédé cyclique de réactivation. Comme nous l'avons vu précédemment, ce processus est aussi appelé autorépétition subvocale ou de maintien. De plus, lorsque le sujet est confronté à un élément visuel verbalisable, ce processus de contrôle articulatoire permet de convertir le stimulus en un code phonologique et de l’enregistrer dans l’unité de stockage phonologique. Le calepin visuo-spatial permet la formation, le maintien temporaire, et la manipulation des images mentales et des représentations spatiales. Il est donc impliqué dans la mémoire de travail visuo-spatiale. Il peut être approvisionné soit directement par la perception visuelle, soit indirectement par la formation d'une image mentale. Il serait constitué de deux sous composants : le cache visuel et le scribe interne (Logie, 1995). Le Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 10 cache visuel est vu comme un système de stockage passif qui maintient temporairement les configurations visuelles alors que le scribe interne serait un mécanisme actif de répétition requis dans les activités de planification et d’exécution de mouvements. Ces deux sous composants sont interdépendants dans la mesure où le scribe interne régénère le contenu du cache visuel lorsque les informations qu’il contient doivent être maintenues plus longtemps. Le buffer épisodique est conçu comme un système de capacité limité, dédié au stockage temporaire d’informations multimodales, et à l’intégration, au sein d’une représentation épisodique unitaire, des informations provenant des deux systèmes esclaves et de la mémoire à long terme. L’adjectif "épisodique" a été repris du terme de "mémoire épisodique" que nous présenterons au point suivant. Il renvoie au fait que ce système maintient des informations, en provenance des autres composants de la mémoire de travail et de la mémoire à long terme, qui sont intégrées, à la fois spatialement et temporellement, en une structure cohérente et complexe telle qu’une scène ou un épisode (Baddeley, 2000, 2001 ; Repovs & Baddeley, 2006). Le terme « buffer » renvoie au fait qu’il sert d’intermédiaire entre des systèmes utilisant des codes différents, qu’il combine afin de former une représentation unitaire multidimensionnelle qu’il maintient temporairement. L’intégration et le maintien des informations dans le buffer épisodique dépendent du centre exécutif, qui peut influencer son contenu en prêtant attention à une source donnée d’informations (entrées perceptives, sous-système esclaves ou encore mémoire à long terme). Selon Baddeley (2000), le buffer épisodique a donc des fonctions plus nombreuses et plus diversifiées que les deux sous-systèmes esclaves. Ainsi, il jouerait un rôle important entre mémoire à long terme et conscience, en créant et en manipulant de nouvelles représentations cognitives qui pourraient permettre de faciliter les traitements, voire les apprentissages ultérieurs. La récupération des informations stockées dans le buffer serait basée sur la conscience, qui lierait entre elles de nombreuses informations complexes de différentes sources et modalités, de manière à ce qu’elles soient accessibles à la réflexion, créant ainsi un modèle de l’environnement qui pourrait être manipulé. Du fait même de la dénomination de ce sous-système mais aussi des fonctions qui lui sont attribuées, il apparaît que le buffer épisodique est susceptible d'intervenir dans le fonctionnement de la mémoire épisodique, notamment pour l'intégration des informations contextuelles lors de l'encodage et pour la récupération Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 11 ultérieure de ces mêmes informations. Baddeley (2000) a également créé un lien explicite entre les deux sous-systèmes esclaves et la mémoire à long terme verbale et visuelle. Le flux d’informations serait bidirectionnel, à savoir que les sous-systèmes esclaves fournissent la mémoire à long terme mais sont eux-mêmes assistés par des connaissances implicites du langage ou du monde visuo-spatial. L’ajout de ce buffer épisodique a été proposé afin de résoudre des données non expliquées par le modèle initial de Baddeley et Hitch (1974) : maintien des capacités de rappel sériel lorsque la boucle phonologique n’est plus opérante, phénomène de "chunking", et performances élevées des patients amnésiques en rappel immédiat de récits (voir Baddeley & Wilson, 2002). Dans sa forme actuelle, le modèle de Baddeley (2001) permet de rendre compte de la plupart des données expérimentales sur le maintien temporaire de l'information lors d'une activité complexe. Nous verrons dans la suite de ce document que le centre exécutif de la mémoire de travail apparaît être un élément particulièrement pertinent pour la compréhension du vieillissement mnésique. 1.2- LA MEMOIRE EPISODIQUE ET LA MEMOIRE SEMANTIQUE Tulving (1972) a introduit la distinction entre la mémoire épisodique et la mémoire sémantique. Le terme de mémoire épisodique renvoie à un type d’information qui porte sur des souvenirs particuliers et vécus (informations que l'on peut replacer dans le contexte d'acquisition). Ainsi, Tulving (1983) propose de définir la mémoire épisodique comme étant à l’origine du souvenir des événements propres à l’expérience individuelle, localisés dans le temps et l’espace. Le terme de mémoire sémantique renvoie à l'ensemble des informations générales que chacun conserve en mémoire et qui ne peuvent pas être replacées dans leur contexte d'acquisition. Elle comprend le savoir organisé qu’un individu possède pour les mots, les autres symboles verbaux, leurs significations et leurs référents, leurs relations et leurs règles, leurs formules, les algorithmes pour la manipulation de ces symboles et des différents concepts. La mémoire sémantique est donc constituée de connaissances générales relatives au sens des items lexicaux, des objets, des événements et du monde en général. Elle est dépourvue d'informations spatio-temporelles et elle est nécessaire pour l’utilisation du langage Les relations entre ces deux systèmes de mémoire sont conçues de telle manière que l’information stockée en mémoire sémantique est utilisée au cours des opérations Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 12 d’encodage pour construire une trace unique d’un événement dans le système épisodique et que cette information est de nouveau utilisée au moment de l’actualisation du souvenir pour interpréter les indices de récupération (Tulving, 1976). Par exemple, lors de la mémorisation d’une liste de mots, ceux-ci sont déjà connus du sujet, et leur signification est intégrée dans la mémoire sémantique. Ces items seront aussi enregistrés en mémoire épisodique avec le contexte d’apprentissage qui sera nécessaire pour la restitution. La mémoire sémantique fournit donc au sujet le matériau nécessaire pour effectuer des opérations cognitives sur certaines données qui ne peuvent pas être appréhendées par la perception immédiate. La mémoire épisodique permet à l'individu de se souvenir des événements qu’il a personnellement vécus dans un contexte spatial et temporel particulier. La récupération d’un événement du passé en mémoire épisodique s’accompagne d’une prise de conscience par le sujet que cet événement a été vécu dans un contexte spécifique. La plupart des chercheurs reconnaissent le rôle majeur de cette distinction dans le fractionnement de la mémoire à long terme. Celle-ci a d’ailleurs été reprise par de nombreux auteurs et intégrée à différentes approches théoriques. Elle est également à la base de la plupart des travaux qui seront présentés dans ce document de synthèse et nous verrons après la présentation du modèle de Tulving (1995) que la définition de la mémoire épisodique s'est précisée au cours du temps. 1.3- LA MEMOIRE DECLARATIVE ET LA MEMOIRE PROCEDURALE Les concepts de mémoire procédurale et déclarative ont été introduits par Cohen et Squire (1980). La mémoire procédurale concerne les représentations d’aptitudes cognitives et motrices qui ne peuvent être consciemment évoquées et qui sont difficilement verbalisables. Cette forme de mémoire est indissociable de l’action et elle s’exprime au cours de l’activité du sujet sans que celui-ci en ait conscience. Elle est mise en jeu lors de l’acquisition et la rétention d’habiletés. Il s’agit de la mémoire des "savoir-faire". Selon Tulving (1985a), la représentation de l’information dans le système procédural est prescriptive : elle fournit un plan pour l’action future. La mémoire procédurale permet à un individu de retenir des connections apprises entre des stimuli et des actions et de répondre de manière adaptée à l’environnement. La mémoire déclarative concerne des représentations de faits ou d’événements qui sont accessibles à une récupération consciente et verbalisable. Elle s’exprime dans le Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 13 langage ou sous forme d’images mentales. Les représentations peuvent être des connaissances générales (de type sémantique) ou des informations spécifiques (de type épisodique). Elle inclut donc la distinction opérée par Tulving (1972) entre la mémoire sémantique et la mémoire épisodique. Ainsi, la mémoire procédurale et la mémoire déclarative constituent deux systèmes qui fonctionnent en parallèle. La mémoire déclarative se subdivise en une composante épisodique et une composante sémantique. 1.4- LA MEMOIRE EXPLICITE ET LA MEMOIRE IMPLICITE Les termes de mémoire implicite et explicite ont été proposés par Graf et Schacter (1985) pour rendre compte du fait que certains systèmes mnésiques agissent de manière consciente et d’autres de manière inconsciente. Cette distinction recoupe en partie les dichotomies précédentes, notamment l'opposition entre la mémoire sémantique et épisodique et celle entre la mémoire déclarative et procédurale. La mémoire explicite concerne les situations dans lesquelles le sujet est amené à récupérer consciemment ou volontairement une information particulière. Elle est évaluée par les tâches de rappel libre, indicé, et de reconnaissance. La mémoire implicite se différencie de la mémoire explicite dans le sens ou elle n’implique pas le souvenir intentionnel et conscient d’un événement passé, mais elle reflète l’influence d’une expérience préalable sur certaines tâches. Les épreuves de mémoire implicite reposent sur la recherche des effets d’amorçage. Le phénomène d’amorçage de répétition désigne le processus par lequel la présentation préalable d’un stimulus facilite le traitement ultérieur de cet item lors d’une seconde présentation, et ce à l’insu du sujet. Des tests de nature diverse peuvent servir à la mise en évidence de cette facilitation. Les plus courants correspondent aux situations de décision lexicale, d’identification perceptive, de dénomination d’images ou de mots dégradés, d’épellation d’homophones, de complètements de trigrammes ou de fragments de mots, et de production de connaissances, d’exemplaires de catégories ou d’associations. Dans le chapitre suivant, nous présenterons deux études réalisées concernant l'impact du vieillissement dans le cadre de cette distinction entre mémoire implicite et explicite. Ces différents propositions théoriques ont permis de faire considérablement évoluer les connaissances scientifiques sur la mémoire. Toutefois leur caractère binaire ne peut refléter la complexité du fonctionnement de la mémoire humaine et il apparaît certaines Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 14 redondances entre ces propositions. Aussi, des modèles synthétiques ont été proposés sur la base des dichotomies présentées précédemment. Les théories structurales développent l'idée que la mémoire est composée de systèmes multiples. Cette modélisation a d'abord nécessité une clarification de la notion de système, certains auteurs ayant souligné le risque d'inflation de leur nombre sur des bases théoriques imprécises (pour revue, voir Schacter & Tulving, 1996 ; Nadel, 1996). Selon Schacter et Tulving (1996, p.24), "les systèmes mnésiques ne sont ni des formes de mémoire, ni des processus mnésiques, ni des tâches, ni des expressions de la mémoire". Ils possèdent un certain nombre de propriétés et leur fonctionnement obéit à différentes lois. Ils sont sous la dépendance de structures ou de mécanismes neuronaux spécifiques et sont responsables de l'acquisition et de la rétention de différents types d'informations et de savoirs. Toutefois, plusieurs systèmes peuvent participer au stockage et à l'utilisation d'une même information. La réalisation d'une tâche de mémoire peut donc faire intervenir plusieurs systèmes mnésiques. Schacter et Tulving (1996) définissent trois critères nécessaires à l'identification d'un système de mémoire : les opérations d'inclusion par classe, les propriétés et les relations, et la convergence des dissociations. Le premier principe renvoie à l'idée qu'un système mnésique permet de réaliser un très grand nombre de tâches dans une classe ou une catégorie particulière. Dans ce sens, il peut traiter toute information relevant de la catégorie pour laquelle il est spécialisé. Le second critère d'identification suppose que chaque système mnésique comprend une série de propriété (règles opératoires, types d'information traitée, substrats neuronaux) ainsi que des relations avec les autres systèmes mnésiques qui doivent être précisées. Enfin, le troisième principe suppose l'existence d'une convergence des dissociations observées avec des tâches, des populations, et des techniques différentes. Dans la partie suivante, nous présenterons le modèle de Tulving (1995) qui constitue la base des travaux qui seront présentés ultérieurement. II – LE MODELE DE TULVING (1995) L'origine du modèle actuel de Tulving (1995) se situe dans des propositions antérieures, formulées à partir des années 1980. Dans ces premières conceptions, Tulving (1983, 1985a) propose une organisation hiérarchique simple des systèmes de mémoire Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 15 reposant sur seulement trois systèmes. Ainsi, la mémoire épisodique devient un soussystème spécialisé de la mémoire sémantique, laquelle devient un sous-système spécialisé de la mémoire procédurale. Cette organisation est compatible avec la plupart des profils rencontrés dans les grandes pathologies de la mémoire, qui se caractérisent par une plus grande vulnérabilité des systèmes supérieurs. Toutefois, elle exclut la possibilité de doubles dissociations, les systèmes de haut niveau dans la hiérarchie se situant dans une relation de dépendance par rapport aux systèmes de plus bas niveau. Ceci ne peut concorder avec un certain nombre de données de la littérature en neuropsychologie. Par exemple, certains patients atteints d'une démence sémantique présentent une mémoire épisodique parfaitement fonctionnelle ce qui s'accorde mal avec cette première version du modèle. Ceci va conduire Tulving à proposer des modifications à son modèle, d'une part en introduisant de nouveaux systèmes et d'autre part en modifiant les relations entres les systèmes. Ainsi, au début des années 1990, Tulving (1991) ajoute à cette organisation monohiérarchique deux nouveaux systèmes de mémoire : la mémoire de travail (ou à court terme) et le système de représentations perceptives. Le modèle de Tulving prend sa forme actuelle en 1995 et repose sur ces cinq systèmes de mémoire. Il s'agit d'une proposition théorique qui permet de dépasser certaines rigidités des conceptions monohiérarchiques antérieures, et notamment l’impossibilité de mettre en évidence des doubles dissociations neuropsychologiques. L'intérêt majeur de ce modèle est que tout en restant un modèle structural, il précise l’organisation et les relations entre les systèmes. Ce modèle conjugue ainsi les concepts qui président aux théories structurales (les systèmes) et les conceptions issues de l’approche fonctionnelle (les processus). Le modèle de Tulving est appelé SPI (pour Sériel Parallèle Indépendant), ce nom étant lié à ses aspects fonctionnels, et il est représenté dans la Figure 3. Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving MEMOIRE EPISODIQUE MEMOIRE EXPLICITE 16 SERIEL (encodage) MEMOIRE DE TRAVAIL MEMOIRE SEMANTIQUE SYSTEME DE REPRESENTATIONS PERCEPTIVES MEMOIRE IMPLICITE PARALLELE (stockage) INDEPENDANT (récupération) MEMOIRE PROCEDURALE Figure 3. Représentation du modèle de Tulving (1995). Les différents systèmes mnésiques sont organisés dans l’ordre de leur apparition dans le développement ontogénétique et phylogénétique. Ce modèle postule donc l'existence de cinq systèmes mnésiques : la mémoire procédurale, la mémoire de travail, la mémoire épisodique, la mémoire sémantique, et le système de représentations perceptives. La mémoire procédurale est impliquée dans l'apprentissage d’habiletés perceptivomotrices et cognitives, et dans le conditionnement. La mémoire sémantique concerne le souvenir des concepts et des idées qui sont indépendants du contexte, elle englobe également la connaissance du monde. La mémoire de travail a pour fonction de maintenir temporairement l’information pendant la réalisation de tâches cognitives diverses. La mémoire épisodique est définie par sa capacité à enregistrer des informations situées dans un contexte spatial et temporel particulier. Ces quatre premiers systèmes ont déjà été détaillés dans la partie précédente, donc nous nous intéresserons ici rapidement au cinquième. Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 17 Le système de représentations perceptives concerne l’acquisition et le maintien de la connaissance relative à la forme et à la structure des informations. Il serait mis en œuvre dans les expressions non conscientes de la mémoire et serait responsable de l’amorçage perceptif. Celui-ci s’expliquerait par le fait que l’étude d’un stimulus crée ou réactive une représentation de sa structure dans le système de représentations perceptives : ce processus facilite ensuite l'identification du même stimulus à partir des seuls indices perceptifs appropriés. Ce système intervient donc à un niveau pré-sémantique. Ceci explique que les effets d'amorçage perceptif soient sensibles à la variation du format du matériel entre la phase d'étude et la phase de test, et qu'ils ne soient que très peu sensibles aux variations de la profondeur de traitement à l'encodage (pour revue, Roediger & McDermott, 1993). Le système de représentations perceptives ne jouerait aucun rôle dans les effets d’amorçage conceptuel, ces derniers étant liés à la mémoire sémantique. Dans ce modèle, la mémoire procédurale et le système de représentations perceptives sont classés comme implicites. La mémoire sémantique interviendrait à la fois dans la récupération explicite de connaissances et dans leur actualisation implicite par amorçage conceptuel. La mémoire de travail et la mémoire épisodique sont elles considérées comme explicites. La mémoire procédurale est un système d’action, elle opère à un niveau automatique, et ses opérations sont exprimées dans le comportement, alors que les quatre autres systèmes sont des systèmes cognitifs de représentation. Ces différents systèmes collaborent pour remplir les trois fonctions de la mémoire : enregistrer des informations nouvelles, les stocker, et les récupérer. Ainsi, selon cette conception, il existerait une hiérarchie au niveau des systèmes mnésiques allant des systèmes inférieurs vers les systèmes supérieurs tels qu'ils sont présentés dans la Figure 3 : mémoire procédurale, système de représentations perceptives, mémoire sémantique, mémoire de travail, et mémoire épisodique. L’hypothèse centrale du modèle SPI est que les relations entre les différents systèmes dépendent du processus mnésique. Ainsi, l’encodage se met en place de façon sérielle à partir du système de représentations perceptives de sorte que l’encodage dans un système dépend de la qualité de l’encodage dans le système inférieur. Le stockage s’effectue en parallèle dans les différents systèmes, et la récupération des informations stockées dans un système est indépendante de la récupération dans les autres systèmes. La mémoire procédurale est à part dans cette organisation puisqu'elle concerne l'acquisition de savoir-faire et qu'elle intervient dans l'action. Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 18 Dans ce modèle il existe donc une contrainte forte concernant l'encodage, puisque l'encodage d'une information dans un système supérieur ne peut être réalisé si l’encodage dans le système inférieur est défaillant. Ce modèle présente par contre plus de souplesse concernant la récupération puisqu'il n’exclut pas la possibilité de restituer une information dans un système supérieur, alors que les systèmes inférieurs sont défaillants. Grâce à ces caractéristiques, le modèle SPI rend assez bien compte des données expérimentales et des dissociations neuropsychologiques observées dans la littérature. Toutefois, les relations entre la mémoire procédurale et les autres systèmes ne sont pas clairement établies, tout comme les liens entre la mémoire de travail et les systèmes de mémoire à long terme, ce qui constitue des limites à ce modèle. L'intérêt majeur de ce modèle dans le cadre de ce document de synthèse concerne les liens établis par Tulving entre certains systèmes de mémoire et le niveau de conscience associé à la récupération d'une information. Dans la partie suivante, nous nous focaliserons sur l'évolution du concept de mémoire épisodique et sur les états de conscience, puis nous présenterons la procédure qui permet d'évaluer l'état de conscience associé à la récupération d'une information dans ce système. III – LES ETATS DE CONSCIENCE ASSOCIES A LA RECUPERATION EN MEMOIRE Comme nous l'avons vu précédemment, la distinction entre la mémoire épisodique et la mémoire sémantique a été introduite par Tulving (1972). A l'origine la mémoire épisodique est donc définie principalement par opposition à la mémoire sémantique : événements personnellement vécus vs faits généraux. Elle est alors évaluée par les tâches dites classiques (rappel, reconnaissance). Ensuite, Tulving (1983, 2002) précise le concept de mémoire épisodique en indiquant qu'il s'agit d'un système qui conserve les événements situés dans le temps et dans l'espace : "quoi, où, quand". Or, les tâches habituelles n'évaluent que le "quoi", puisqu'elles demandent simplement au sujet de restituer l'information apprise, sans autre élément sur le contexte ("où, quand"). Par ailleurs, la mémoire épisodique doit permettre une expérience consciente de l'évènement passé ("recollective experience"). Or, dans les tâches usuelles, nous supposons que le souvenir est conscient et donc que l'individu revit cet événement dans son contexte, mais aucune vérification concernant la reviviscence de l'évènement n'est opérée. Actuellement, la Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 19 mémoire épisodique est conçue comme essentiellement "biographique", c’est-à-dire constituée d’informations particulières à chaque personne, qui sont datées et localisées. Elle permet à un individu de se souvenir des événements qu’il a personnellement vécus dans un contexte spatial et temporel particulier. Ainsi, nous pouvons définir la mémoire épisodique comme un système neurocognitif possédant la capacité de stocker des informations concernant des évènements vécus dans un temps et un espace subjectifs, dont le rappel nécessite une récupération consciente du contexte d’encodage (Wheeler, Stuss & Tulving, 1997). La mémoire épisodique implique une prise de conscience de l’identité propre du sujet dans le temps subjectif s’étendant du passé au futur. Ce va et vient incessant du passé au futur et cette prise de conscience de l’identité sont essentiels dans le concept de mémoire épisodique. Les tâches classiques de mémoire (rappel, reconnaissance) ne correspondent plus à cette conception de la mémoire épisodique. Tulving considère qu'une bonne évaluation de la mémoire doit s'intéresser à l'état de conscience associé à la récupération d'une information. Ainsi, dans son modèle de 1983 à trois systèmes, Tulving introduit la notion d'état de conscience associé à la récupération d'une information en mémoire. A chaque système mnésique correspondrait un état de conscience particulier : anoétique, noétique ou autonoétique. Ces termes proviennent du mot "noétique" qui dérive de la racine grecque "noûs" laquelle signifie "connaissance, intelligence, esprit". Il s'agit d'un adjectif qui traduit un rapport à la noèse, laquelle correspond à l'acte par lequel la pensée vise son objet. La conscience anoétique est associée à la mémoire procédurale et elle traduit une absence de conscience des savoirs procéduraux. La conscience noétique (conscience que le sujet a de ses connaissances mais non de leurs origines) permet une réflexion introspective sur le monde et d'appréhender les connaissances générales de notre environnement. Nous prenons conscience d’un objet, même s’il n’est pas perceptivement présent, mais sans référence à nous-mêmes. Par exemple, nous savons que New-York est une ville des EtatsUnis d'Amérique, mais nous n'avons aucun souvenir du contexte dans lequel nous l'avons appris. La conscience noétique correspond donc à la possibilité de former des connaissances sans avoir le souvenir du moment où elles ont été acquises. Il s'agit de l'état de conscience associé à une récupération en mémoire sémantique. La conscience autonoétique ("qui se connaît elle-même") renvoie à la connaissance de sa propre existence en fonction d’un temps subjectif, qui s'étend du passé personnel au Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 20 présent et au futur personnel. Elle permet à l'individu d'opérer un voyage mental dans le temps afin de revivre un évènement dans son contexte initial. Ainsi, elle offre à l’individu la capacité de se représenter consciemment les événements passés et de les intégrer à un projet futur (Wheeler et al., 1997). La conscience autonoétique est le marqueur d'une récupération en mémoire épisodique. Cet état de conscience est particulièrement observable lorsqu’une émotion accompagne le souvenir épisodique. Par exemple, pour la plupart des personnes, l’évocation de la date du 11 septembre fait penser aux attentats qui ont eu lieu à New York le 11 septembre 2001. Il s’agit d’une connaissance publique largement partagée, mais en même temps, de nombreuses personnes se souviennent avec précision et émotion de ce qu’elles faisaient au moment où elles ont pris connaissance de ces évènements. Même si cette activité était banale, regarder la télévision par exemple, le souvenir est associé à un état de conscience autonoétique car il s’agissait d’un évènement inattendu donnant lieu à un souvenir vivace. Le degré de l’émotion éprouvé par les personnes en entendant la nouvelle, ainsi que l’importance de la répétition ultérieure sont tous les deux pertinents pour comprendre pourquoi certains souvenirs sont intégrés dans un contexte spatial et temporel précis qui permet la reviviscence de l’évènement. Chacun peut se rappeler ce qu'il faisait le 11 septembre 2001, mais pas le 10 ni le 12 septembre à cause de l’émotion ressentie au moment exact où la nouvelle a été entendue et parce que cet évènement a fait l'objet de discussions multiples ensuite, ce qui a pu renforcer le souvenir. Afin d'opérationnaliser la distinction entre la conscience autonoétique et la conscience noétique au sein d'une tâche classique de mémoire, le paradigme Remember/Know a été proposé par Tulving (1985b), qui suggère de rendre compte des deux états de conscience associés à la récupération d'une information en mémoire par une approche de nature quasi-introspective. Elle consiste à demander directement au sujet d'indiquer la nature des opérations mentales qu'il a effectuées au moment de la récupération de l'item. Ainsi, les sujets doivent classer les items reconnus en réponses "Remember" (R) lorsque la récupération s'accompagne du souvenir de la représentation élaborée au moment de l'encodage (par exemple, une image mentale ou une association inter items) et en réponses "Know" (K) lorsque la récupération est effectuée en dehors de tout accès à l'information relative au contexte d'apprentissage. Gardiner et ses collaborateurs (Gardiner, 1988 ; Gardiner & Java, 1993) supposent que les reconnaissances de type R reflètent un état de conscience autonoétique alors que les réponses de type K représentent la conscience Chapitre 1 : La mémoire humaine : des dichotomies au modèle de Tulving 21 noétique. Une troisième catégorie de réponses, "Guess" (G), a été ajoutée plus récemment afin d’éviter que les réponses K soit utilisées à tort par les sujets pour exprimer une incertitude (Mäntylä, 1993). Aussi, l'ajout des réponses G permet d’augmenter la qualité intrinsèque des réponses K. L'intérêt de ce paradigme est qu'il permet de montrer qu'à l'intérieur d'une même épreuve classique de mémoire, il existe différents états de conscience. Un nombre considérable d’études utilisant cette méthodologie a permis d’observer que la manipulation de certaines variables affecte différemment la proportion des réponses de type "R" et de type "K" (pour revues, voir Clarys, 2001 ; Gardiner, 2008). Dans la suite de ce document de synthèse, après avoir présenté quelques travaux sur la mémoire implicite, nous présenterons des travaux sur des tâches épisodiques classiques et sur des tâches de métamémoire dans le vieillissement normal, et sur les états de conscience associés à la récupération en mémoire dans le vieillissement normal et dans le stress post-traumatique. 22 CHAPITRE II : VIEILLISSEMENT ET MÉMOIRE Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 23 INTRODUCTION Le vieillissement de la population est un phénomène observé dans tous les pays du monde, mais, pour le moment, principalement dans les pays occidentaux. Le nombre de personnes âgées de plus de 65 ans a très fortement augmenté au cours de la deuxième moitié du 20e siècle du fait de la démographie des pays occidentaux, et selon les projections il continuera d'augmenter nettement au cours de la première moitié du 21e siècle, du fait de la démographie des pays en voie de développement. A l'échelle mondiale, la proportion des personnes âgées de plus de 65 ans était de 5,2% en 1950, puis de 6,9% en 2000 et les projections indiquent qu'elle devrait atteindre 15,6% en 2050 (environ un milliard et demi d'individus). Il en va de même si l'on s'intéresse à un âgé plus élevé. Ainsi, les personnes âgées de plus de 80 ans représentaient 0,5% de la population mondiale en 1950, puis 1,1% en 2000, et selon les projections, elles devraient représenter 4,1% en 2050. Concernant spécifiquement la situation française, les données vont dans le même sens. En effet, la proportion des personnes de plus de 75 ans augmente fortement puisqu'elle était de 6% en 1995 et que les projections indiquent qu'elle devrait être de 17,2% en 2050. Chaque année, en France, l'espérance de vie moyenne progresse d'environ trois mois. Alors qu'elle était de 25 ans en 1750, elle atteint actuellement 80,2 ans, avec une forte différence selon le genre puisqu'elle est de 75,2 ans pour les hommes et de 82,7 ans pour les femmes, soit un écart de 7,5 ans. Cette évolution démographique majeure s'accompagne d'une rupture au niveau des représentations culturelles et des pratiques sociales. Une des raisons du développement tardif de la psychologie du vieillissement réside certainement dans la rareté des individus âgés jusqu'au milieu du siècle dernier et surtout dans le peu d'intérêt porté à leurs difficultés spécifiques. Les réactions à leur égard étaient inspirées par une appréciation négative de l'attitude des vieillards plaintifs. Comme le dit Bourdelais (1997), l'image traditionnelle du "vieillard" a évolué pour devenir celle de la "personne âgée". Ces changements démographiques et culturels ont fait de la personne âgée un objet d'étude scientifique incontournable à l'heure actuelle. En général, les auteurs s'accordent sur l'idée qu'il existe quatre manières d'appréhender l'âge d'une personne et donc de traiter du vieillissement (Fontaine, 2006 ; Mishara & Riedel, 1994). L'âge chronologique correspond à la façon la plus simple de déterminer un âge, celle qui consiste à compter le nombre d'années écoulées depuis la naissance. L'âge biologique est lié au vieillissement organique. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 24 Il se traduit par une modification de l'aspect physique (rides, cheveux blancs, etc.) et par une augmentation des maladies. Il influence souvent négativement l'état psychique des individus en s'opposant au mythe de la jeunesse perpétuelle. L'âge social se réfère aux rôles de l'individu dans la société au cours de sa vie. En terme de vieillissement, le principal changement de statut est provoqué par le passage à la retraite. Dans nos sociétés qui valorisent à l'extrême le travail, il est souvent perçu comme une mise à l'écart et peut entraîner des difficultés psychologiques importantes. Enfin, l'âge psychologique se traduit par des modifications dans les activités cognitives, dans les motivations, et dans l'affectivité. Le vieillissement est donc un processus dynamique que subit un organisme après sa phase de développement et qui correspond à l'interaction des quatre éléments cités précédemment. Nous voyons très nettement à travers cette définition du vieillissement que l'étude du vieillissement psychologique entraîne des problèmes méthodologiques importants. En effet, il s'agit d'examiner un phénomène qui se déroule au cours de la vie adulte, sur plusieurs décennies. Trois types d'études peuvent être mises en place dans ce domaine : les études transversales (comparaison de groupes d'individus d'âge différent), longitudinales (suivi sur une longue période d'un même groupe de participants), et séquentielles (suivi dans un temps plus court de groupes d'individus d'âge différent). Nous ne développerons pas davantage ces méthodes spécifiques puisqu'elles le sont par ailleurs (Clarys, 1999 ; Fontaine, 2006 ; Lemaire & Bherer, 2005). Pour des raisons essentiellement pratiques, la méthode transversale a été utilisée dans l'ensemble de nos travaux. Dans les différentes expériences réalisées, les performances mnésiques d'un groupe de sujets jeunes (groupe contrôle) ont été comparées à celles d'un ou de plusieurs groupes de sujets âgés (groupes expérimentaux). Cette méthode est également celle qui est la plus utilisée dans la littérature. Un des problèmes importants dans l'étude du vieillissement est de pouvoir distinguer les effets liés au vieillissement normal et ceux liés au vieillissement pathologique, notamment ceux associés à la maladie d'Alzheimer. Ce problème est d'autant plus important que l'on s'intéresse à des participants très âgés, puisque le vieillissement pathologique est d'autant plus fréquent que l'on a à faire à des personnes plus âgées. La principale difficulté réside dans le fait que seul un malade Alzheimer sur deux est diagnostiqué et que ce diagnostic intervient souvent très tardivement après l'installation de Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 25 la maladie. D'ailleurs les outils cliniques actuels ne permettent pas un diagnostic suffisamment précoce. Pour le chercheur, le risque majeur est donc de tirer des conclusions sur le vieillissement normal alors que son échantillon est constitué de participants qui se révèleront ultérieurement être atteints de la maladie d'Alzheimer. Afin de limiter cette possibilité, il convient de sélectionner les participants de sorte que le risque qu'ils soient atteints d'une démence, notamment de type Alzheimer, soit le plus faible possible. Pour cela, les sujets qui ont participé aux différentes expériences étaient, autant que possible, autonomes et résidaient à leur propre domicile. Les sujets âgés présentaient également des scores dans les limites de la normalité (supérieurs ou égaux à 27 sur 30) au Mini-Mental Status Exam (MMSE, Folstein, Folstein, et McHugh, 1975). Concernant l'impact du vieillissement normal sur les fonctions cognitives, il semble que la mémoire soit une des habilités les plus affectées par le vieillissement. En effet, l'apparition des troubles mnésiques est souvent mise en avant dans les descriptions psychologiques des déficits dus à l'âge. De plus, les pertes de mémoire sont considérées par les personnes âgées comme l'un des aspects du vieillissement le plus gênant dans leur vie quotidienne. Ainsi, le vieillissement psychologique, et particulièrement le vieillissement mnésique est devenu un domaine d'étude bien développé, car il présente un double intérêt en terme de recherche fondamentale. Il permet de préciser l'évolution du profil mnésique avec l'âge, mais aussi d'évaluer les modèles généraux de la mémoire. Le développement de ces deux types de connaissances peut aussi, dans un second temps, entraîner des applications permettant de proposer une issue aux difficultés rencontrées par les personnes âgées dans leur vie quotidienne. Dans ce contexte, l'objectif de nos travaux a consisté d'une part à mettre en évidence des effets dissociatifs du vieillissement normal indiquant la dégradation de certaines fonctions mnésiques associée à la préservation d'autres fonctions mnésiques. D'autre part, il s'agissait également de mettre en évidence les facteurs explicatifs de l'altération de certains aspects de la mémoire. Enfin, nous avons également tenté de montrer que certaines stratégies pouvaient permettre aux personnes âgées de compenser leurs déficits mnésiques. Ce chapitre consacré au vieillissement de la mémoire va être centré sur quatre aspects qui correspondent aux travaux réalisés et présentés dans ce document de synthèse. Dans un premier temps, nous traiterons de la distinction entre la mémoire implicite et Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 26 explicite. Ensuite, nous présenterons les travaux réalisés sur les tâches classiques de mémoire épisodique. Puis, nous aborderons les aspects métamnésiques. Enfin, nous nous intéresserons au thème central de ce document de synthèse : les états de conscience associés à la récupération en mémoire. I – VIEILLISSEMENT, MEMOIRE IMPLICTE ET EXPLICITE Les mesures explicites et implicites de mémoire reposent sur un mode d’accès différent à l’information mémorisée. Les tests explicites de mémoire tels que le rappel et la reconnaissance sont basés sur la récupération consciente et intentionnelle d'un événement passé. Au contraire, les tests implicites désignent le processus par lequel la présentation préalable d'un stimulus facilite la réalisation de certaines tâches (effet d'amorçage), mais sans récupération consciente de l'événement passé (Schacter, 1987). L'intérêt pour l'étude de l'effet d'amorçage est lié aux résultats de plusieurs travaux montrant l'existence de dissociations expérimentales et neuropsychologiques entre la performance aux tâches implicites et celle aux tâches explicites. Ainsi, plusieurs facteurs connus pour influencer les mesures explicites (profondeur de traitement, production de mots par rapport à leur lecture, apprentissage d’images par rapport au mot correspondant, augmentation de la durée d’exposition du stimulus, division de l’attention à l’encodage) n’affectent pas, ou affectent très faiblement, les tests implicites. En revanche ces derniers se révèlent plus sensibles aux modifications apportées aux caractéristiques de surface du stimulus (modalité, format structural ou symbolique) entre la phase d’apprentissage et de test (pour revue, Roediger, Weldon & Challis, 1989 ; Roediger & McDermott, 1993). Les recherches réalisées dans le domaine du vieillissement mnésique ont aussi contribué à établir la dissociation entre ces deux types de mémoire. Si les tâches explicites de rappel et de reconnaissance subissent un effet significatif de l’âge (pour revue, voir van der Linden & Hupet, 1994 ; Isingrini & Taconnat, 1997), les effets d’amorçage sont souvent préservés chez les personnes âgées. Cependant, l’ensemble formé par les mesures implicites se caractérise par une hétérogénéité importante car certaines tâches sont épargnées par le vieillissement, alors que d’autres semblent plus sensibles (Isingrini, 1998 ; Light, Prull, La Voie & Healy, 2000). On distingue classiquement les épreuves implicites de nature perceptive (par exemple, la tâche de dénomination d'images dégradées) de celles de nature conceptuelle Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 27 (par exemple, la tâche de production d'exemplaires de catégories), selon que l’information proposée au sujet au moment du test donne des indications sur les propriétés physiques ou sémantiques de l’item cible. Contrairement aux épreuves implicites de nature perceptive, l’amorçage conceptuel semble sensible à la division de l’attention à l’encodage (Mulligan & Hartman, 1996 ; Mulligan, 1997 ; Mulligan, 1998), à l’élaboration du processus d’encodage (e.g. niveau de traitement, production et organisation ; Hamman, 1990 ; Rappold & Hastroudi, 1991 ; Srinivas & Roediger, 1990). Le fait que les tâches d’amorçage conceptuel se soient révélées sensibles à l’élaboration conceptuelle du stimulus et à la division de l'attention à l’encodage a pu laisser supposer que ce type de test pourrait subir un effet du vieillissement, ce qui n’a pas été démontré jusqu’à présent (Isingrini, 1998 ; voir Jelicic, Craik & Moscovitch, 1996, pour une exception en production d’exemplaires de catégories). En ce qui concerne les tâches implicites de nature perceptive, les résultats sont hétérogènes selon que la tâche repose sur la simple identification ou sur la production du stimulus lors de la récupération. Ainsi, les effets d'amorçage ne sont pas affectés par le vieillissement lorsque l’on utilise des tâches d’identification de stimuli verbaux (Hashtroudi, Chrosniak, & Schwartz, 1991 ; Light & Singh, 1987 ; Swick & Knight, 1997 ; Wiggs & Martin, 1994) ou non-verbaux (Mitchell, 1989) alors que les résultats divergent en ce qui concerne les effets de l’âge dans des tâches de production telles que le complètement de trigrammes et le complètement de fragments de mots. Ces deux tests implicites de complètement de mots, a priori très proches, se déroulent en deux phases. Dans un premier temps, on propose au sujet une série de mots (ex : soldat), dans le cadre d'une tâche qui ne l'oriente pas vers la mémorisation (par exemple, simple lecture à voix haute). Dans un second temps, le sujet effectue une tâche en rapport avec ces items mais sans aucune consigne de récupération. Lors de cette tâche, en complètements de fragments, seules certaines lettres des mots sont données (ex: s__d_t), et en complètement de trigrammes, les trois premières lettres des mots sont fournies (ex: sol___). Dans les deux cas, on demande au sujet de compléter les trigrammes ou les fragments avec le premier mot qui lui vient à l’esprit. L’effet d’amorçage ou de mémoire implicite se traduit par le fait que la probabilité de compléter les trigrammes ou les fragments par des mots étudiés est supérieure à l’effet du hasard. Les deux études que nous avons réalisées se sont centrées sur ces deux tâches. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 28 La comparaison d’adultes jeunes et âgés en complètement de fragments n’indique pas de différence liée à l'âge (Winocur, Moscovitch & Stuss, 1996 ; Small, Hultsch & Masson, 1995 ; Jelicic et al., 1996), mais les résultats pour l’épreuve de complètement de trigrammes sont contradictoires : certains travaux n’ont pas révélé d’effet significatif de l’âge (Light & Singh, 1987 ; Java & Gardiner, 1991 ; Park & Shaw, 1992 ; Eustache, Rioux, Desgranges, Marchal, Petit-Traboué, Dary et al., 1995 ; Nicolas, Ehrlich & Facci, 1996) contrairement à d’autres (Chiarello & Hoyer, 1988 ; Davies, Cohen, Gandy, Colombo, van Dusseldorp, Simolke & Romano, 1990 ; Hultsch, Masson & Small, 1991 ; Small et al., 1995 ; Winocur et al., 1996). L'existence d'un effet de l'âge sur l'amorçage, uniquement pour l'épreuve de complètement de trigrammes, pourrait provenir du fait que cette épreuve repose davantage sur des ressources attentionnelles. La manipulation des ressources attentionnelles lors de l'apprentissage (apprentissage en attention libre vs apprentissage en attention divisée) est l'une des variables qui permet de dissocier les épreuves explicites et implicites. Ainsi, plusieurs travaux ont montré que la division de l'attention à l'encodage altère les performances aux tests explicites mais ne réduit pas l'effet d'amorçage dans les tests implicites (Isingrini et al., 1995, par exemple). Ces résultats ont amené certains auteurs à suggérer que la performance aux épreuves implicites reflète des processus automatiques d'encodage, alors que la performance aux épreuves explicites dépend des processus contrôlés d'encodage qui nécessitent des ressources attentionnelles importantes (Graf & Mandler, 1984). Toutefois, certaines études ont montré que les performances sont également altérées pour les tâches d'amorçage conceptuel, mais pas pour les tâches d'amorçage perceptif (Mulligan, 1998, par exemple). Dans le cadre de ce raisonnement, nous pouvons supposer que la manipulation de l'attention à l'encodage agisse différemment sur les deux tâches d'amorçage perceptif qui nous intéressent ici, le complètement de trigrammes et le complètement de fragments. D'ailleurs, des travaux indiquent que la réduction de l'attention à l'encodage altère les performances dans l'épreuve de complètement de trigrammes (Wolters & Prinsen, 1997), mais qu'elle n'a aucun effet sur l'épreuve de complètement de fragments (Mulligan, 1998 ; Mulligan & Hartman, 1996). Nous pouvons donc penser que l'épreuve de complètement de trigrammes est altérée par le vieillissement à cause d'une réduction des ressources attentionnelles chez les sujets âgés. Nous avons testé cette hypothèse dans l'article suivant : Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 29 Clarys, D., Isingrini, M., & Haerty, A. (2000). Effects of attentional load and aging on word-stem and word-fragment implicit memory tasks. European Journal of Cognitive Psychology, 12(3), 395-412. Le premier objectif de l'étude que nous avons réalisée est de confirmer l'existence d'un effet de l'âge et de la manipulation de l'attention à l'encodage sur l'épreuve de complètement de trigrammes, mais pas sur la tâche de complètement de fragments. Le second objectif est de déterminer si l'effet de l'âge sur le complètement de trigrammes est lié à la réduction des ressources attentionnelles chez les participants âgés. L'originalité de cette étude repose sur le fait que les deux épreuves d'amorçage portent sur le même matériel et sur les mêmes participants, ce qui n'a jamais été fait. Ainsi, nous contrôlons les possibles effets liés au matériel ou aux participants. Pour cela, nous avons comparé un groupe de sujets jeunes et un groupe de sujets âgés lors de la réalisation de tâches implicites de complètement de trigrammes et de fragments, et lors de tâches explicites similaires (rappel indicé). L'apprentissage a été réalisé avec ou sans charge mentale au moment de l'encodage des mots. Dans la situation avec charge mentale, avant la présentation du mot cible, les sujets apprenaient une liste de 5 items (chiffres et lettres) qu'ils devaient restituer juste après la lecture du mot. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 30 Tableau 1. Moyennes et écarts-types des proportions de réponses correctes aux tâches implicites de complètement de trigrammes et de fragments en fonction du groupe d'âge. Les résultats aux tâches implicites sont présentés dans le Tableau 1. Ils montrent que la manipulation de l'attention agit différemment sur les tâches de complètement de trigrammes et de fragments. Ainsi, quel que soit le groupe d'âge, la présence d'une charge attentionnelle à l'encodage diminue l'amorçage dans le complètement de trigrammes, mais n'a aucun effet sur le complètement de fragments. Ces résultats confortent les données précédemment obtenues (Wolters & Prinsen, 1997 ; Mulligan, 1998), mais ici, avec le même matériel et pour les mêmes sujets. Cette dissociation expérimentale entre l'épreuve de complètement de trigrammes et l'épreuve de complètement de fragments est en accord avec la dichotomie "lexical" vs "perceptif" (voir Jenkins, Russo, & Parkin, 1998). Celle-ci suggère qu'un accès au lexique pourrait être nécessaire pour certaines tâches implicites perceptives. Au regard de l'effet dissociatif des charges attentionnelles, nous pouvons suggérer que l'accès lexical pourrait demander davantage de ressources attentionnelles et que seules certaines tâches telles que le complètement de trigrammes impliqueraient un traitement lexical lors de l'encodage. Nos résultats indiquent aussi que le vieillissement ne réduit pas les performances dans ces deux tâches implicites de complètement, ce qui est assez contradictoire avec le Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 31 résultat précédent montrant que la tâche de complètement de trigrammes nécessite des ressources attentionnelles. Nous pouvons alors penser que cette tâche n'implique que peu de ressources attentionnelles permettant ainsi aux participants âgés de maintenir leur niveau d'amorçage relativement aux jeunes, malgré leur déficit en ressources attentionnelles. La manipulation de la profondeur de traitement à l'encodage est une autre variable qui permet de dissocier les tâches explicites et implicites de mémoire et qui peut apporter des éléments importants pour l'étude de l'effet du vieillissement normal. Cette variable s'avère également utile puisqu'elle est à la base de la distinction entre les tests d'amorçage conceptuel et les tests d'amorçage perceptif : a priori, nous pouvons penser que l’amorçage conceptuel est influencé par l'élaboration des traitements à l'encodage alors que l'amorçage perceptif ne l'est pas. Plusieurs travaux confirment que les tâches d'amorçage conceptuel sont sensibles à la manipulation de la profondeur de traitement à l’encodage (Hamman, 1990 ; Rappold & Hastroudi, 1991 ; Srinivas & Roediger, 1990). Toutefois, certaines études ont également mis en évidence un effet des niveaux de traitement dans les épreuves implicites de nature perceptive (Challis & Brodbeck, 1992 ; Thapar & Greene, 1994 ; Toth, Reingold, & Jacoby, 1994 ; Brown & Mitchel, 1994 ; Nicolas & Tardieu, 1996). Richardson-Klavehn et Gardiner (1998) ont étudié l’effet de la profondeur de traitement sur l’amorçage en complètement de trigrammes. Cette étude visait à tester si l’effet de la profondeur de traitement sur les tests perceptifs de mémoire implicite pourrait refléter la mise en place de processus lexicaux pendant l’étude perceptive des items plutôt que de réels processus sémantiques. Pour cela, Richarson-Klavehn & Gardiner (1998) ont manipulé la profondeur de traitement à l’encodage selon trois types de tâches, alors qu'en général, la profondeur de traitement est manipulée en contrastant seulement deux niveaux de traitement. La première est une tâche perceptive, qui consiste à compter le nombre d’espaces clos des lettres de chaque mot présenté (par exemple la lettre "B" comporte deux espaces clos). Ceci peut se faire sur la base du pattern visuel que présente le mot, sans le considérer comme une unité lexicale donc sans que cela n'implique de traitement lexical ou sémantique. La seconde est une tâche lexicale dans laquelle le participant doit compter le nombre de syllabes de chaque mot. Ceci implique un traitement lexical car séparer un mot en syllabes est réalisé en prononçant le mot en entier, sans qu'il y ait nécessairement de Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 32 traitement sémantique. Enfin, la troisième est une tâche sémantique dans laquelle on demande au participant d'évaluer l’agrément de chaque mot. Ceci ne peut se faire que par l'intervention d'un traitement lexical et sémantique. Les résultats à l’épreuve implicite de complètement de trigrammes ont mis en évidence que le traitement sémantique et le traitement lexical produisent un effet d’amorçage équivalent, alors que le traitement perceptif entraîne des performances plus faibles que les deux autres. Ces données suggèrent que l’effet de la profondeur de traitement sur l’amorçage perceptif observé par certains auteurs reflèterait en fait la sensibilité lexicale du test. Cette interprétation conduit à l’idée que le test implicite de complètement de trigrammes implique des processus perceptifs et lexicaux, mais pas de processus sémantiques. Les recherches utilisant les niveaux de traitement et les paradigmes d’attention divisée suggèrent donc que l’épreuve de complètement de trigrammes, contrairement à celle de complètement de fragments, nécessite un minimum de processus attentionnels à l’encodage, permettant notamment un codage lexical. Nous pouvons alors faire l’hypothèse que la tâche de complètement de trigrammes serait de nature perceptivo-lexicale alors que celle de complètement de fragments serait de nature strictement perceptive (Clarys et al., 2000 ; Winocur et al., 1996). Au regard de ces données, nous pouvons nous attendre à ce que l’âge et le type d’orientation à l’encodage affectent les performances dans la tâche implicite de complètement de trigrammes, mais pas dans celle de complètement de fragments. Nous avons testé cette hypothèse dans l'article suivant : Fay, S., Isingrini, M., & Clarys, D. (2005). Effects of depth-of-processing and aging on word-stem and word-fragment implicit memory tasks: test of the lexical-processing hypothesis. European Journal of Cognitive Psychology, 17, 785-802. Dans cette étude, nous avons examiné les performances de groupes d’adultes jeunes et âgés dans les épreuves implicites de complètement de trigrammes et de fragments, en manipulant le type d’encodage des items (perceptif, lexical, sémantique). Les principaux objectifs sont : (1) de confirmer l'existence d'un effet du traitement lexical sur le complètement de trigrammes mais pas sur le complètement de fragments, (2) de tester à nouveau la possibilité qu'il y ait un effet de l'âge sur le complètement de trigrammes en l'absence d'effet sur le complètement de fragments, et, si nous l'obtenons, (3) de déterminer Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 33 si l'effet de l'âge sur le complètement de trigrammes est lié à sa composante lexicale, laquelle nécessiterait des ressources attentionnelles. Tableau 2. Moyennes et écarts-types des proportions de l'effet d'amorçage et des valeurs de base aux tâches implicites de complètement de trigrammes et de fragments en fonction du groupe d'âge et du type d'encodage Les résultats sont présentés dans le Tableau 2. Ils montrent que, conformément à notre hypothèse, les performances aux épreuves implicites de complètement de trigrammes et de fragments semblent influencées différemment par le mode d’élaboration à l’encodage. Pour le complètement de trigrammes, l’orientation lexicale produit un effet d’amorçage équivalent à une orientation sémantique, mais supérieur à un encodage perceptif, alors que pour le complètement de fragments ces trois conditions génèrent un amorçage équivalent. Les résultats concernant le complètement de trigrammes sont en accord avec les conclusions de Richardson-Klavehn et Gardiner (1998), qui indiquaient que l’épreuve de complètement de trigrammes était sensible à une orientation lexicale à l’encodage. Ceci confirme l’idée que l’épreuve implicite de complètement de trigrammes implique des processus lexicaux aussi bien que perceptifs. Notre étude apporte cependant des données supplémentaires, dans la mesure où l’épreuve de complètement de fragments était aussi étudiée, avec la même procédure et le même matériel. Dans ce cas, les données ont montré un effet d’amorçage équivalent quelle que soit la condition d’encodage, ce qui va dans le Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 34 même sens qu'une étude précédente qui avait inclus uniquement un encodage perceptif et lexical (Challis, Velichkovskyal & Craik, 1996). Ces données confirment donc l’idée avancée par certains auteurs selon laquelle l'épreuve de complètement de fragments serait un test strictement perceptif qui n’impliquerait pas (ou que très faiblement) des processus lexicaux et sémantiques (Keane, Gabrieli, Fennema, Growdon & Corkin, 1991 ; Moscovitch, Vriezen, & Goshen-Gottstein, 1993 ; Schacter, 1992). Ainsi, l'implication d'un processus lexical semble pouvoir permettre de distinguer ces deux tâches d’amorçage. Contrairement à notre seconde hypothèse, et comme dans l'expérience précédente, les résultats de cette expérience n’ont pas révélé d’effet du vieillissement sur les performances implicites, que ce soit en complètement de trigrammes ou en complètement de fragments. Ces deux épreuves semblent donc être préservées par le vieillissement. Ce résultat n'est pas cohérent avec celui obtenu par Winocur et al. (1996), qui montrait que les performances en complètement de trigrammes étaient altérées avec l’âge mais pas en complètement de fragments. Cependant, l’effet significatif de l’âge en complètement de trigrammes ne concernait que le groupe de sujets institutionnalisés, les sujets âgés non institutionnalisés présentant des performances comparables à celles des sujets jeunes. De plus, ces auteurs ont mis en évidence une corrélation significative entre les performances à l’épreuve implicite de complètement de trigrammes et celles au Wisconsin Card Sorting Test (WCST). Ceci suggère que la réduction de l’amorçage en complètement de trigrammes chez les sujets institutionnalisés pourrait provenir d'un déficit exécutif. De ce fait, leurs résultats ne sont pas véritablement en contradiction avec les nôtres, puisqu'aucun participant âgé de notre étude ne vivait en institution et n’a déclaré avoir de problèmes de santé. Néanmoins, de manière générale, l'examen de la littérature montre que les résultats à l’épreuve de complètement de trigrammes sont contradictoires : certains travaux n’ont pas révélé d’effet significatif de l’âge (Clarys et al., 2000 ; Eustache et al., 1995 ; Java & Gardiner, 1991 ; Light & Singh, 1987 ; Nicolas et al., 1996 ; Park & Shaw, 1992) contrairement à d’autres (Chiarello & Hoyer, 1988 ; Davies et al., 1990 ; Hultsch et al., 1991 ; Small et al., 1995). En conclusion, nos deux études confortent l'idée que les deux tâches implicites de complètement de trigrammes et de fragments, qui sont à priori très proches, impliquent en Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 35 réalité des processus cognitifs distincts. Elles indiquent que la présence d'une charge mentale à l’encodage réduit l’amorçage en complètement de trigrammes mais pas en complètement de fragments et que la mise en place d'un traitement lexical plutôt que perceptif favorise l'amorçage en complètement de trigrammes sans aucun effet sur le complètement de fragments. Ainsi, en complètement de trigrammes, des processus attentionnels semblent nécessaires pour permettre un traitement lexical alors que ce n’est pas le cas en complètement de fragments. Finalement, ces travaux suggèrent de prendre en compte la sensibilité aux traitements perceptifs, lexicaux, et conceptuels, pour la classification des épreuves implicites de mémoire. Dans nos deux études, nous n'avons pas pu reproduire l'effet de l'âge sur l'épreuve de complètement de trigrammes ce qui ne nous a pas incité à poursuivre les travaux dans ce domaine. Toutefois plusieurs pistes pourraient être explorées. Ainsi, la contradiction des résultats concernant l'effet du vieillissement sur cette épreuve pourrait provenir de deux éléments. Premièrement, lorsqu'il est obtenu, cet effet pourrait s'expliquer par un processus de "contamination" lié à la mise en œuvre de traitements de nature explicite qui seraient favorables aux sujets jeunes. Dans ce cas, certaines tâches comme le complètement de trigrammes seraient plus sensibles à ce phénomène (LaVoie & Light, 1994), ce qui expliquerait qu’elles sont également influencées par le vieillissement. Les études qui ont observé un effet de l'âge pourraient avoir mis en place une procédure favorisant ce type de contamination. Il serait alors intéressant d'évaluer ce phénomène en mesurant la prise de conscience des participants du fait qu'ils ont à faire à une tâche de mémoire. La seconde hypothèse est celle d’un déficit exécutif, qui est actuellement proposé comme une caractéristique essentielle du vieillissement normal, susceptible d’expliquer les principales altérations cognitives observées chez les sujets âgés (West, 1996). L'hypothèse exécutive, qui est une hypothèse générale du vieillissement cognitif, sera présentée en détail dans la partie suivante. Concernant la mémoire implicite, c’est la corrélation observée dans l’étude de Winocur et al. (1996) avec le WCST qui a conduit à penser que le dysfonctionnement exécutif pourrait être à l’origine de l’effet de l’âge que ces auteurs rapportent sur la tâche implicite de complètement de trigrammes. L’idée est alors que le complètement de trigrammes et le complètement de fragments, de forme apparemment proche, impliquent en fait des mécanismes cognitifs différents. La tâche de complètement de trigrammes reposerait à la fois sur un processus de génération, à partir des racines de Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 36 mots, similaire à la fluence verbale et sur un processus d’identification perceptive. Ainsi, elle impliquerait le fonctionnement exécutif. La tâche de complètement de fragments, serait plus perceptive et dépendrait principalement de l’intégrité des structures perceptives visuelles. Les travaux qui ont mis en évidence un effet de l'âge pourraient avoir inclus des participants âgés présentant un déficit exécutif plus marqué, comme cela semble être le cas dans l'étude de Winocur et al. (1996). Il serait alors intéressant de contraster des groupes de personnes âgées en fonction de leur niveau de fonctionnement exécutif. II – VIEILLISSEMENT ET TACHES CLASSIQUES DE MEMOIRE EPISODIQUE Selon van der Linden et Hupet (1994), le trouble mnésique principal des sujets âgés porte sur la mémoire épisodique. Elle est classiquement évaluée par des tâches de rappel libre, de rappel indicé, et de reconnaissance. Lors d’une tâche de rappel libre, le sujet doit mettre en place une recherche active de l’information en l’absence de tout indice contextuel. Pour le rappel indicé, cette recherche s'effectue à l’aide d’un indice qui peut prendre des formes variées (par exemple, les trois premières lettres du mot ou un mot associé). Lors d'une tâche de reconnaissance, le participant doit simplement identifier un stimulus cible, parmi des stimuli distracteurs, comme faisant partie de la liste d’apprentissage. L'importance des opérations de recherche mises en jeu est déterminée par la nature de la tâche. Ainsi, le rappel libre est la tâche qui nécessite le plus les opérations de recherche, la tâche de reconnaissance est celle qui en nécessite le moins, et le rappel indicé se situe entre les deux. Il est admis que des différences liées à l’âge apparaissent dans ces trois types de tâches. Cependant, si l'effet de l'âge sur les situations de rappel libre et indicé constitue une information particulièrement reproductible, les données sont plus contradictoires pour la reconnaissance (Craik & McDowd, 1987 ; Whiting & Smith, 1997). D'ailleurs, la question de l'existence d'un véritable effet de l'âge pour cette tâche fait l'objet de discussions dans la littérature. Pour rendre compte des modifications observées au cours du vieillissement dans les tâches de rappel et de reconnaissance, deux grandes catégories de modèles explicatifs ont été proposées : l'approche analytique et l'approche globale. La première suppose que les différences liées à l’âge sur les tâches de mémoire sont la conséquence de difficultés spécifiques de certaines composantes propres à la fonction mnésique. Dans le cadre de Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 37 l’approche analytique, nous présenterons l’hypothèse d’un déficit dans la mise en place de traitements élaborés à l’encodage, chez les personnes âgées. Au contraire, l’approche globale postule que les déficits de mémoire dépendent d’un facteur général ou bien d’un nombre restreint de facteurs généraux. Dans cette perspective, les différences liées à l’âge sur les tâches de mémoire ne sont pas la conséquence de modifications touchant la mémoire en particulier, mais le reflet d’un déficit plus global et non spécifique à cette fonction. A l’heure actuelle, deux hypothèses globales sont principalement émises pour rendre compte du vieillissement mnésique : l’hypothèse d’une diminution de la vitesse de traitement et l’hypothèse d’un déficit exécutif. Nous présenterons des travaux ayant testé ces deux hypothèses. 2.1- L'APPROCHE ANALYTIQUE : DEFICITS D'ENCODAGE Pour expliquer l’effet du vieillissement observé dans les tâches classiques de mémoire épisodique, les recherches se sont orientées vers l'évaluation spécifique des capacités des sujets âgés dans chacune des étapes du processus mnésique (encodage, stockage, récupération). Rapidement, les auteurs se sont accordés sur l'idée que la phase de stockage est épargnée par le vieillissement puisque les courbes de taux d’oubli des personnes âgées sont comparables à celles des jeunes, au moins pour des intervalles inférieurs à vingt-quatre heures (Kaszniak, Garnon & Fox, 1979). Le déclin mnésique lié à l’âge pourrait donc provenir d’un déficit lors de l’encodage ou d'un déficit lors de la récupération. L'hypothèse d'un déficit de traitement à l'encodage consiste à supposer que les sujets âgés présentent des difficultés pour mettre en œuvre les traitements appropriés à l'encodage. Au contraire, l'hypothèse d'un déficit de récupération met l'accent sur les problèmes que rencontrent les sujets âgés dans la mise en place de stratégies efficaces de recherche en mémoire. Nous pouvons d'ailleurs nous demander si les déficits des sujets âgés apparaissent dans l'une des deux phases uniquement ou durant ces deux phases du traitement de l'information. Ainsi, selon Fontaine (2006), on peut considérer que le déclin des performances mnésiques relatives à la mémoire épisodique est provoqué à la fois par des déficits d'encodage et de récupération. Nous présenterons dans cette partie quelques éléments et travaux concernant les déficits à l'encodage et à la récupération. L’encodage est la première étape de la mémorisation. Elle consiste à coder les informations reçues pour les transformer en une trace qui sera stockée en mémoire. Cette Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 38 étape est donc déterminante pour la qualité de la trace stockée et ensuite pour la facilitation de la récupération de l'information. Ainsi, il existe différents niveaux de traitement à l'encodage. La théorie des niveaux de traitement, proposée par Craik et Lockhart (1972 ; Craik, 2002), met en avant la notion de profondeur de traitement et celle d'élaboration de la trace mnésique. L'idée générale est que la mise en œuvre de certaines opérations cognitives lors de l'encodage est susceptible d'améliorer la rétention et donc la restitution ultérieure des informations apprises. Ces opérations peuvent être déclenchées par l'individu lui-même et être conscientes ou au contraire se mettre en place de manière spontanée et inconsciente. L'élaboration de la trace mnésique renvoie au degré d'enrichissement de l'information lors de l'encodage. Plus une information pourra être enrichie à l'encodage, plus elle sera facilement reliée aux connaissances de l'individu, et mieux il la retiendra. La profondeur de traitement renvoie au type de traitement effectué sur l'information à mémoriser. Ainsi, un item peut être traité à différents niveaux hiérarchisés allant des traitements superficiels de type structural vers des traitements plus profonds de nature sémantique, et ceci détermine la facilité avec laquelle cet item sera ultérieurement restitué. D’une manière générale, les traitements superficiels nécessitent peu de ressources attentionnelles et ne fournissent que des traces faiblement récupérables tandis que les traitements profonds exigent davantage de ressources et laissent des traces plus robustes et durables en mémoire. La mise en œuvre de la théorie des niveaux de traitement implique de susciter des traitements plus ou moins profonds à l’encodage, au moyen de tâches d’orientation. En général, il est demandé aux sujets de prendre des décisions sur le matériel. Ceci peut être illustré de la manière suivante : - Traitement orthographique : "Le mot comporte t-il un "e" ?" - Traitement phonologique : "Le mot rime t-il avec volcan ?" - Traitement sémantique : "Est-ce que ceci est un oiseau ?". La théorie des niveaux de traitement a été opérationnalisée à partir de ces trois types de traitement par Craik et Tulving (1975) au moyen d’un paradigme d’apprentissage incident. En effet, dans une situation d’apprentissage intentionnel, le sujet, conscient que sa mémoire va être évaluée, peut adopter des stratégies qu’il est difficile de contrôler. En utilisant un tel paradigme, les auteurs ont montré que les items les mieux reconnus, dans une épreuve ultérieure de reconnaissance dont le participant n'a pas été prévenu, sont ceux Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 39 qui ont fait l’objet d’un traitement sémantique, alors que ceux qui sont le moins bien reconnus ont été encodés à l’aide d’un traitement orthographique. Ces résultats accréditent la conception de la profondeur de traitement définie par Craik et Lockhart (1972). Dans une autre expérience, Hyde et Jenkins (1969) ont repris le protocole d’apprentissage incident. Cette fois, ces auteurs ont comparé l’effet d’un traitement sémantique (évaluer le caractère agréable des mots) par rapport à un traitement structural (détecter certaines lettres dans les mots). De plus, un groupe contrôle recevait des consignes classiques d’apprentissage intentionnel. Les résultats montrent que les sujets qui ont effectué une tâche d’orientation sémantique en condition incidente rappellent autant de mots que les sujets contrôles en condition intentionnelle. Ceci indique que le facteur important correspond davantage à la nature du traitement mis en place lors de l’encodage qu'à l’intention d’apprendre. Ces résultats ont depuis été reproduits dans un nombre considérable d’expériences utilisant des paradigmes différents. Conformément à la théorie des niveaux de traitement, il en ressort que plus le traitement de l’information est profond (sémantique) et plus les performances mnésiques sont élevées. Dans le cadre du vieillissement, l'hypothèse du support environnemental proposée par Craik (1983, 1986, 1990) postule que les moindres performances mnésiques des sujets âgés dépendraient d’un déficit du traitement auto-initié se traduisant par des difficultés à mettre en œuvre spontanément des traitements efficaces pour la mémorisation, par exemple un traitement sémantique de l'item. Selon cet auteur, les opérations cognitives dont dépend la mémorisation sont tributaires de facteurs externes aux sujets, initiés et guidés par les éléments environnementaux (nature du matériel, tâche à effectuer…), mais aussi de facteurs internes qu’il nomme auto-initiés, et qui seraient déclenchés par le sujet lui-même. L’idée est que les sujets âgés possèderaient les capacités conceptuelles et perceptives pour réaliser un encodage aussi riche et élaboré de l’évènement que les sujets jeunes, mais il leur manquerait le mécanisme de contrôle (déficit de traitements auto-initiés) qui leur permettrait de s’engager spontanément dans un tel encodage. Cette notion de contrôle est à relier à l'hypothèse exécutive que nous développerons ultérieurement dans ce document. Concrètement, les sujets âgés seraient moins capables que les sujets jeunes d’initier eux-mêmes des traitements efficaces lors de l’encodage, mais ils seraient en mesure d’exécuter ces processus lorsque le contexte externe initie et guide les traitements à effectuer. Ainsi, toute forme de support externe apporté par la tâche serait susceptible de Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 40 permettre aux personnes âgées de compenser leur déficit de traitements auto-initiés et donc de réduire les différences liées à l’âge. Dans ce sens, de nombreux travaux ont examiné l’idée qu’il est possible de réduire ou d’éliminer les différences de performance mnésique entre sujets jeunes et âgés en induisant un encodage profond ou élaboré. D’un point de vue expérimental, ceci peut être mis en évidence par l’existence d’une interaction significative entre l’âge et le type de traitement réalisé à l’encodage, indiquant que les sujets âgés bénéficient davantage que les jeunes de la profondeur de traitement. Cependant, les travaux qui ont cherché à confirmer cette hypothèse ont fourni des résultats contradictoires. En effet, si plusieurs études ont effectivement montré qu’un encodage sémantique favorisait davantage les performances mnésiques des sujets âgés que celles des jeunes, d’autres travaux ont révélé un effet équivalent dans les deux groupes d’âge, ou même un effet plus important chez les jeunes (voir Craik & Jennings, 1992, pour une revue de ces travaux). Ainsi, par exemple, dans une étude de Masson (1979), lors de l'encodage, les sujets devaient répondre à des questions portant sur les catégories sémantiques ou sur les rimes. Ensuite, ils ont été soumis à une épreuve de rappel et de reconnaissance. Les résultats montrent une interaction entre l'âge et le niveau de traitement en rappel et en reconnaissance. Celle-ci indique que les sujets âgés ne bénéficient pas autant que les jeunes de la réalisation d'une tâche sémantique à l'encodage. Java et Gardiner (1991) ont comparé une situation dans laquelle les sujets doivent produire des adjectifs correspondant aux items cibles à une situation dans laquelle ils réalisent une tâche structurale. Les résultats montrent que la tâche de production d'adjectifs permet aux participants d'augmenter de manière significative le nombre de mots rappelés, autant chez les jeunes que chez les âgés. Par ailleurs, Taconnat et Isingrini (2004) ont montré, en utilisant également le paradigme de l’effet production, que les sujets âgés bénéficient autant que les jeunes de l'effet facilitateur que représente la production de l'item cible par rapport à sa lecture. Toutefois, lorsque la situation est rendue plus difficile, l'effet production profite plus aux sujets jeunes qu'aux sujets âgés (Taconnat & Isingrini, 2004). Enfin, dans une étude récente, Luo, Hendriks et Craik (2007) ont mis en évidence que certains types de manipulations étaient bien de nature à diminuer les différences liées à l’âge, mais que d’autres avaient un effet équivalent sur les performances des deux groupes d’âge, ou un effet plus prononcé sur les performances des sujets jeunes que sur celles des sujets âgés. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 41 En conclusion, il semble bien que le vieillissement s'accompagne d’une difficulté à mettre en œuvre des traitements élaborés à l'encodage. L'ensemble de ces travaux apporte des résultats divergents, mais supporte l'hypothèse d'un déficit dans la mise en place spontanée de stratégies d'encodage efficaces, en montrant que sous certaines conditions, les sujets âgés sont capables de réaliser des traitements élaborés leur permettant d'améliorer leurs performances mnésiques. Les divergences entre les études pourraient s’expliquer par le type de tâche utilisée pour opérationnaliser le traitement élaboré. Il semble que dans les tâches qui nécessitent de la part du sujet une production explicite du matériel (production des adjectifs correspondant aux mots présentés, production des mots sémantiquement liés aux mots cibles; production de l'item cible à partir d'un mot associé), les sujets âgés sont capables de mettre en œuvre des traitements efficaces. Pour cela, il est nécessaire que ces opérations soient directement suggérées par la tâche plutôt qu'initiées par le participant luimême. Ceci va dans le sens de l'hypothèse du support environnemental (Craik, 1983, 1986, 1990) et de l'hypothèse du déficit de contrôle exécutif qui sera présentée dans la partie suivante. Pour notre part, nous nous sommes intéressés aux liens entre les difficultés des personnes âgées à mettre en œuvre des traitements élaborés à l'encodage et la production de faux souvenirs lors de la récupération. Cette étude est présentée ci-dessous : Taconnat, L., Isingrini, M., Clarys, D., & Vanneste, S. (2006a). Effect of distinctive encoding on false recognition, discrimination and decision criteria. European Journal of Cognitive Psychology, 18, 673-685. Les faux souvenirs correspondent à la restitution d'informations dans une épreuve de mémoire alors qu'elles n'ont pas été apprises. L'existence des faux souvenirs s'explique par le fait que la mémoire n'est pas une simple reproduction exacte du passé, mais qu'elle correspond plutôt à un processus de reconstruction des informations stockées qui peut engendrer des erreurs de mémoire. Les faux souvenirs ont tendance à augmenter avec l'âge, ce qui peut avoir des répercussions importantes dans la vie quotidienne des personnes âgées. En laboratoire, l'effet du vieillissement sur les faux souvenirs a été mis en évidence grâce au paradigme DRM (pour Deese/Roediger-McDermott, Deese, 1959 ; Roediger & McDermott, 1995) ou plus simplement à travers une épreuve de reconnaissance classique. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 42 Quel que soit le protocole utilisé, les travaux ont généralement montré une augmentation des faux souvenirs avec le vieillissement (Balota, Cortese, Adams, Roediger, McDermott & Yerys, 1999 ; Dehon & Brédart, 2004 ; Dodson & Schacter, 2002; Koutstaal, 2003 ; Koutstaal, Schacter, Gallucio & Stofer, 1999 ; Koutstaal, Schacter & Brenner, 2001 ; La Voie & Faulkner, 2000 ; Norman & Schacter, 1997). Les faux souvenirs sont la conséquence d'une interaction entre les processus mis en œuvre à l'encodage et ceux mis en œuvre à la récupération. Ainsi, nous pouvons penser que le fait de favoriser un encodage permettant de mieux distinguer les items les uns des autres aura pour conséquence l'utilisation d'un critère de décision plus exigeant lors d'un test de reconnaissance, réduisant de ce fait les fausses reconnaissances. En effet, dans le cadre d'un encodage général, de type sémantique, le réseau sémantique associé à l'information à apprendre va être activé. Ceci a pour conséquence d'augmenter le sentiment de familiarité à l'égard des items cibles, mais également à l'égard des items associés à l'information cible. De ce fait, un encodage sémantique par rapport à un encodage plus superficiel va permettre de reconnaître plus de mots cibles, mais va également augmenter le nombre de fausses reconnaissances (Rhodes & Anastasi, 2000), A l'inverse, si un encodage spécifique et distinctif est proposé, il sera plus facile au moment de la reconnaissance de distinguer un item cible d'un item distracteur qui lui est proche. Un traitement distinctif à l'encodage consiste à demander au sujet de prendre en compte les traits particuliers d'un item qui lui permettront d'être différencié des autres items partageant des caractéristiques similaires (Hunt & Einstein, 1981 ; Hunt & McDaniel, 1993 ; Hunt & Smith, 1996). Ainsi, il a été montré que le fait d'inciter les sujets à traiter les informations de manière distinctive lors de l'encodage réduit le nombre de fausses reconnaissances (Hunt, 2003 ; McCabe, Presmanes, Robertson & Smith, 2004). En accord avec l'hypothèse du support environnemental (Craik, 1983, 1986, 1990), les différences liées à l'âge dans les performances mnésiques et donc au niveau des fausses reconnaissances pourraient être réduites en invitant les personnes âgées à encoder les traits distinctifs des éléments à apprendre, ce qu'ils ne font pas spontanément (Naveh-Benjamin & Craik, 1995). L'objectif de l'étude que nous avons conduite était de vérifier cette possibilité. Pour cela, nous avons utilisé une tâche de reconnaissance classique faisant suite à un encodage orienté. Après la présentation de chaque mot à l'encodage, les participants devaient répondre à une question facile concernant soit la catégorie sémantique du mot à Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 43 apprendre (encodage général, par exemple pour le mot cible "rose" : "Est-ce une fleur ?") soit une caractéristique particulière du mot (encodage distinctif, par exemple "Sa tige portet-elle des épines ?"). Une condition contrôle a également été ajoutée dans laquelle l'encodage se faisait librement, sans aucune orientation particulière. Pour l'épreuve de reconnaissance, trois types d'items ont été inclus : les items cibles, des items distracteurs liés sémantiquement et des distracteurs sans lien sémantique. Les distracteurs liés sémantiquement aux items cibles appartiennent à la même catégorie sémantique que celle correspondant à la question de l'encodage général, mais se différencient des items cibles par les caractéristiques particulières liées à la question de l'encodage discriminant (dans l'exemple, le distracteur lié au mot cible "rose" pour la catégorie "fleur" sera "tulipe"). Les résultats de cette étude sont présentés dans le Tableau 3. Ils montrent que les participants âgés ont reconnu moins d'items cibles que les jeunes, et que les deux tâches d'orientation ont permis aux participants d'accroître leur performance par rapport à la condition contrôle. Par ailleurs, ces deux tâches entraînent une disparition de la différence entre participants jeunes et âgés, ce qui montre que les participants âgés ont plus bénéficié que les jeunes de l'orientation de l'encodage. Il n'existe pas de différence entre ces deux conditions d'encodage orienté. Tableau 3. Moyennes et écarts-types pour les reconnaissances correctes, les fausses alarmes de distracteurs reliés (FARL), et de fausses alarmes de distracteurs non reliés (FAUL) en fonction du groupe d'âge et du type d'encodage. . Note. C = Contrôle, GE = Encodage Général, DE = Encodage distinctif Concernant les fausses alarmes, les résultats indiquent que leur nombre est plus important chez les participants âgés que chez les jeunes. Par ailleurs, l'encodage général entraîne plus de fausses alarmes que la condition contrôle, tandis que l'encodage distinctif Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 44 entraîne une réduction du nombre de fausses alarmes relativement à la condition contrôle. Ces effets de l'orientation à l'encodage sont plus marqués chez les participants âgés. D'ailleurs, la différence entre participants jeunes et âgés concernant la production de fausses alarmes disparaît dans la condition d'encodage distinctif. Dans cette étude, nous avons donc réussi à faire disparaître les différences liées à l'âge sur les fausses reconnaissances de distracteurs associés. Ainsi, le fait d'orienter l'encodage des participants âgés sur les traits discriminants des informations s'avère particulièrement efficace pour améliorer la mémoire des informations cibles et réduire les fausses reconnaissances. Il apparaît donc que le déficit dans les processus auto-initiés, et notamment dans l'encodage distinctif, constitue un élément explicatif de la dégradation des performances en reconnaissance et dans l'augmentation des faux souvenirs avec l'âge. Les personnes âgées présenteraient des déficits dans les processus d'initiation et de contrôle des stratégies mnésiques, ce qui peut être directement en lien avec l'hypothèse exécutive développée ci-dessous. 2.2- L'APPROCHE GLOBALE : L'HYPOTHESE EXECUTIVE Nous avons poursuivi l'étude des déficits d'encodage en nous intéressant aux rôles des fonctions exécutives. Depuis quelques années, il existe un regain d’intérêt pour l’évaluation des fonctions exécutives chez les sujets âgés. La raison principale de ce regain est liée au fait que ces fonctions sont considérées comme étant parmi les premières à décliner dans le vieillissement normal. L'hypothèse d'un déficit du contrôle exécutif s'inscrit dans le cadre de l'approche globale et a été posée comme une caractéristique essentielle du vieillissement normal, susceptible d'être à l'origine des principales altérations cognitives observées chez les personnes âgées (West, 1996). Les fonctions exécutives réfèrent à une variété d’activités cognitives telles que l’adaptation à la nouveauté, la planification et la mise en œuvre de stratégies nouvelles, le contrôle et la régulation de l’action, la capacité à tenir compte de l’information en retour pour ajuster et adapter la réponse, et la capacité d’inhibition des informations non pertinentes à la tâche (Rabbit, 1997 ; Roberts & Pennington, 1996). Elles correspondent donc aux processus cognitifs qui contrôlent, régulent, et intègrent les autres activités cognitives. Différentes sources de données conduisent à l'idée que le vieillissement s'accompagne de déficits exécutifs (voir West, 1996). Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 45 Du point de vue neuroanatomique, ces fonctions sont classiquement associées au fonctionnement des structures préfrontales : en effet, le concept de fonctions exécutives provient initialement de l’observation de patients présentant des lésions préfrontales, couramment appelés "patients frontaux" (Fuster, 1989 ; Luria, 1973). Même si plusieurs auteurs suggèrent que le fonctionnement exécutif est lié aux régions corticales antérieures, mais aussi postérieures (Fuster, 1993 ; Greenwood, 2000 ; Collette & van der Linden, 2002 ; Collette, van der Linden, Laureys, Delfiore, Degueldre, Luxen & Salmon, 2005), la très grande majorité des données conforte l’idée que les fonctions exécutives dépendent principalement de l’intégrité du cortex préfrontal (Stuss & Benson, 1984 ; Roberts & Pennington, 1996 ; Raz, Gunning-Dixon, Acker, Head & Dupuis, 1998 ; Collette, Hogge, Salmon & van der Linden, 2006). Sur la base de ce lien, les tests neuropsychologiques connus pour être sensibles aux lésions frontales sont classiquement utilisés pour évaluer les fonctions exécutives. L’hypothèse selon laquelle les fonctions exécutives correspondent aux premières fonctions cognitives qui déclinent au cours du vieillissement est étayée par des données neurobiologiques et neuropsychologiques. Les premières suggèrent que les modifications neuroanatomiques et neurochimiques liées à l’âge sont plus précoces et plus importantes dans le lobe frontal que dans les lobes temporal, pariétal et occipital (Fuster, 1989 ; West, 1996 ; Woodruff-Pak, 1997 ; Raz, 2000), suggérant ainsi que le vieillissement pourrait s’accompagner d’un déclin précoce des fonctions exécutives. Les données neuropsychologiques indiquent par ailleurs que, comparés à des sujets jeunes, les sujets âgés présentent un déficit exécutif révélé par leur performance aux tests cliniques supposés évaluer les fonctions exécutives (Albert & Kaplan, 1980 ; Daigneault, Braun & Whitaker, 1992 ; Isingrini & Vazou, 1997 ; Souchay, Isingrini & Espagnet, 2000). Par exemple, Salthouse et ses collaborateurs (Salthouse, Fristoe & Rhee, 1996 ; Fristoe, Salthouse & Woodard, 1997) ont observé un effet significatif de l’âge sur la plupart des mesures issues du Wisconsin Card Sorting Test, une tâche classiquement utilisée pour évaluer les fonctions exécutives chez les patients frontaux. Ceci a conduit au constat que les déficits observés dans le vieillissement normal sont assez similaires à ceux observés chez les patients frontaux. L’hypothèse exécutive du vieillissement suggère que les déficits mnésiques observés chez les sujets âgés proviennent d’un déclin de leurs fonctions exécutives. Elle Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 46 implique donc que soit observée une similitude importante entre le profil mnésique des patients frontaux et celui des sujets âgés. Nous avons indiqué précédemment que les performances des sujets âgés sont plus altérées dans les tâches de rappel libre que dans les tâches de reconnaissance (Craik & Mc Dowd, 1987). Ce pattern de résultats est similaire à celui observé chez les patients frontaux (Shimamura, 1995 ; Wheeler, Stuss & Tulving, 1995). Des éléments plus directs attestant du rôle des fonctions exécutives dans le vieillissement de la mémoire ont été rapportés dans les études montrant que, comparativement à celles des sujets jeunes, les performances des sujets âgés sont moindres dans les tâches dans lesquelles les patients frontaux ont aussi des scores plus faibles, telles que la mémoire de source (Craik, Morris, Morris & Loewen, 1990 ; Glisky, Polster & Routhieaux, 1995), la mémoire des informations temporelles (Parkin, Walter & Hunkin, 1995 ; Fabiani & Friedman, 1997), et la métamémoire (Souchay et al., 2000). Parmi ces études, plusieurs auteurs ont également montré que ce déficit est corrélé au fonctionnement exécutif des sujets âgés, ce qui pourrait expliquer le déclin mnésique lié au vieillissement. La convergence des différentes données suggère que le vieillissement normal est associé à un déficit exécutif qui pourrait être responsable des altérations liées à l'âge généralement observées en mémoire épisodique. L’idée qui prévaut, sur la façon dont ce dernier intervient dans le fonctionnement mnésique, demeure celle d’un système de régulation favorisant les opérations de mémoire (Shimamura, 1995 ; Wheeler et al., 1997). Cette conception s’appuie sur les observations selon lesquelles l’altération des structures frontales n’entraîne pas une perte des capacités de stockage en soi, mais conduit plutôt à des modifications dans les processus stratégiques qui accompagnent l’activité mnésique, notamment dans l’initiation, l’exécution et le contrôle des stratégies qui interviennent lors du codage et de la récupération de l’information (Moscovitch, 1992). Dans l'étude suivante, nous avons justement examiné le rôle des fonctions exécutives dans la mise en place de stratégies lors de l'encodage. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 47 Taconnat, L., Baudouin, A., Fay, S., Clarys, D., Vanneste, S., Tournelle, L., & Isingrini, M. (2006b). Aging and implementation of encoding strategies in the generation of rhymes: The role of executive functions. Neuropsychology, 6, 658-665 Un protocole de production de mots a été utilisé dans cette étude. L'effet production (Jacoby, 1978) correspond au fait que des mots activement produits à partir d'un mot inducteur et d'un fragment du mot cible (miel – abe____) sont plus facilement mémorisés que des mots simplement lus (miel – abeille). L’étude de l’effet production appliqué au vieillissement a révélé que cet effet demeurait stable avec l’âge, lorsque la règle de production est de nature sémantique (Rabinowitz, 1989 ; Taconnat & Isingrini, 1996 ; Whiting, 2003). En revanche, lorsque les mots inducteurs sont des rimes ou des anagrammes des mots cibles, ou dans une condition de production difficile (lorsqu'une seule lettre du mot cible est fournie) dans laquelle le mot cible est un associé faible du mot inducteur, l’effet production n’apparaît que chez les sujets jeunes (Taconnat & Isingrini, 2004). De même, les sujets âgés ne profitent pas de l’effet production lorsque la condition d’encodage est sans mot inducteur (Taconnat, Isingrini & Vanneste, 2003). Nous pouvons tenter d’interpréter ces résultats dans le cadre de l’hypothèse environnementale (Craik, 1983, 1986, 1990). En effet, il est probable que la tâche de production d’associés sémantiques constitue un support environnemental suffisamment important pour permettre aux sujets âgés de réaliser un traitement sémantique efficace pour la mémorisation, ce qui ne serait pas le cas pour les tâches de production non sémantiques. Ici, nous avons choisi une procédure de production de rimes parce que cette tâche laisse la possibilité aux sujets jeunes de s'engager dans des traitements auto-initiés de nature sémantique. Au contraire, nous supposons que les personnes âgées, du fait de leur déficit en ressources attentionnelles, ne s'engagent pas dans de tels traitements, et ne bénéficient donc pas de l'effet de production de rimes (Taconnat & Isingrini, 2004). En nous appuyant sur une étude antérieure (Bunce, 2003) qui a montré l'implication des fonctions exécutives dans les déficits d'organisation à l'encodage, nous avons supposé que le déficit dans la mise en œuvre d'une stratégie d'encodage efficace chez les personnes âgées pouvait être la conséquence du dysfonctionnement exécutif lié à l'âge. Les participants ont été soumis à deux conditions d'encodage de paires de mots qui riment : simple lecture ou production du mot qui rime à partir du mot indice et du début du mot Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 48 cible. Ils ont été évalués par un test de rappel libre. Des mesures du fonctionnement exécutif (WCST, Stroop, fluence verbale) et des mesures indépendantes de mémoire ont également été incluses (Mémoire Logique I et II, test de Grober et Buschke). Tableau 4. Variance de l'effet production après entrée du groupe d'âge, de l'indice exécutif et de l'indice de mémoire dans l'analyse de régression. Note. ***p<.001 Les résultats montrent que l'effet production est plus important chez les participants jeunes que chez les participants âgés. La taille de l'effet production apparaît être corrélée à l'indice exécutif, alors que le nombre de mots rappelés est corrélé à l'indice de mémoire. Enfin une analyse de régression a été réalisée et elle est présentée dans le Tableau 4. Elle montre que le déficit exécutif lié à l'âge explique complètement l'effet de l'âge sur l'effet production. Cette étude indique donc que la difficulté dans la mise en place de stratégies élaborées à l'encodage chez les personnes âgées provient de la dégradation du fonctionnement exécutif qui apparaît au cours du vieillissement. La baisse des performances en mémoire épisodique avec l’âge pourrait aussi provenir d’une altération des processus de récupération. Les opérations de récupération ont pour finalité l’accès à la trace mnésique et sa restitution. La récupération d'une information dans la vie quotidienne se fait souvent de manière implicite, sans que l'on ait conscience de mettre en œuvre notre mémoire et sans que l'on fasse d'effort de recherche particulier. Mais dans de nombreuses situations (examen universitaire par exemple), il est au contraire nécessaire de mettre en place des stratégies particulières de récupération, qui impliquent une volonté et un effort de recherche. Dans ce type de situation, des processus de contrôle attentionnel interviennent pour rechercher, sélectionner et vérifier les informations récupérées. Moins l'environnement offre de support cognitif à la récupération et plus il est Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 49 nécessaire de mettre en place des stratégies de recherche contrôlées et efficaces. En laboratoire, la mémoire épisodique est classiquement évaluée par les épreuves de rappel libre, de rappel indicé, et de reconnaissance. Comme nous l'avons indiqué au début de ce chapitre, le rappel libre est la tâche qui nécessite le plus les opérations de recherche contrôlée, ensuite, vient le rappel indicé, et la tâche de reconnaissance est celle qui en nécessite le moins. Selon Craik (1986), les sujets âgés auraient des difficultés à mettre en œuvre spontanément les stratégies efficaces de récupération, du fait d'une réduction de leurs ressources de traitement. Cette conception implique que les différences liées à l'âge soient importantes dans les tâches qui requièrent la mise en place spontanée des opérations mentales appropriées, comme le rappel libre. Au contraire les effets de l'âge devraient être moindres dans les tâches qui fournissent aux sujets une information susceptible de les inciter à effectuer les opérations mentales efficaces, comme dans le rappel indicé et dans la reconnaissance. Justement, comme nous l'avons déjà indiqué, de nombreuses études montrent que l'effet de l'âge est plus important en rappel libre qu'en rappel indicé ou qu'en reconnaissance (Craik & McDowd, 1987 ; Whiting & Smith, 1997). Compte-tenu de notre étude précédente, qui montre que le déficit des personnes âgées dans la mise en place de stratégies élaborées à l'encodage provient de la dégradation du fonctionnement exécutif qui apparaît avec l'âge, nous pouvons penser que les difficultés dans la mise en place de stratégies efficaces lors de la récupération s'expliquent également par le déficit exécutif. C'est ce que nous avons testé dans l'étude ci-dessous : Taconnat, L., Clarys, D., Vanneste, S., Bouazzaoui, B., & Isingrini, M. (2006c). Aging and strategic retrieval in memory: The role of executive functions. Brain & Cognition. 64(1), 1-6. Dans cette étude, nous avons manipulé la quantité d'indices fournis à la récupération lors d'une tâche de rappel indicé. Ainsi, dans la situation avec moins d'indices, les participants doivent mettre en œuvre plus spontanément des processus de recherche contrôlée, et inversement pour la situation où il y a plus d'indices. Conformément à l'hypothèse de Craik (1986), on peut alors s'attendre à ce que les participants âgés soient plus pénalisés dans la situation avec moins d'indices. Dans cette étude, après Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 50 l'apprentissage de couples de mots, les sujets étaient soumis à une épreuve de rappel indicé soit avec un support cognitif faible (les trois premières lettres du mot cible) soit avec un support cognitif élevé (le mot indice et les trois premières lettres du mot cible). Nous avons également inclus une mesure du fonctionnement exécutif (WCST) et une mesure de l'intelligence fluide (matrices de Cattell) afin d'examiner la possibilité que ces fonctions interviennent lors de la récupération. Tableau 5. Proportion de variance expliquée de l'indice de baisse de performance, après entrée du groupe d'âge, du nombre d'erreurs persévératives au WCST, du nombre de réponses correctes au test de Cattell, du niveau d'éducation et du niveau de vocabulaire Note. * p<.05 ; ***p<.001 Les résultats indiquent que l'effet de l'âge est plus important lorsque la quantité d'indices fournis au rappel indicé est plus faible. Ceci signifie que les participants âgés présentent plus de difficultés lorsque le support environnemental est moins important et donc lorsqu'ils doivent mettre en œuvre spontanément des processus de recherche plus stratégiques. Nous avons réalisé une analyse de régression en utilisant comme variable dépendante le pourcentage de baisse de performance entraîné par la réduction du nombre d'indice au rappel indicé. Celle-ci est présentée dans le Tableau 5. Elle montre que ce sont les fonctions exécutives plus que l'intelligence fluide qui médiatisent les effets de l'âge sur cette baisse de performance. Toutefois, l'intelligence fluide et les fonctions exécutives correspondent sensiblement aux mêmes aptitudes cognitives. Ainsi, la difficulté des personnes âgées à mettre en œuvre des processus contrôlés de récupération semble être la conséquence de la dégradation du fonctionnement exécutif. En conclusion, nous avons vu dans cette partie que les performances mnésiques reposent sur la mise en place de stratégies efficaces, autant à l'encodage qu'à la récupération Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 51 et que spontanément, les personnes âgées ne s'engagent pas dans de telles stratégies, probablement à cause d'un déficit de contrôle et de la diminution de leurs ressources de traitement. Lorsque la consigne à l'encodage ou le support à la récupération les aide dans la mise en place de ces stratégies, ils sont en mesure d'en bénéficier plus que les participants jeunes. Les deux dernières études que nous avons présentées montrent que le déficit exécutif qui apparaît au cours du vieillissement explique cette difficulté des personnes âgées à l'égard des stratégies d'encodage et de récupération. Ainsi, le dysfonctionnement exécutif lié au vieillissement apparaît comme un indicateur pertinent pour comprendre les difficultés d'utilisation de stratégies de mémoire chez les personnes âgées. Dans la partie suivante, nous nous intéresserons à un autre médiateur très important du vieillissement mnésique, la vitesse de traitement, et nous verrons comment le fonctionnement exécutif intervient lorsqu'il est mis en concurrence avec ce médiateur. 2.3- L'APPROCHE GLOBALE : LE RALENTISSEMENT DES TRAITEMENTS La deuxième hypothèse globale forte du vieillissement cognitif concerne la réduction de la vitesse de traitement des informations (Salthouse, 1996). La robustesse du phénomène de ralentissement des traitements de l’information au cours du vieillissement a conduit au développement de l’idée que ce facteur pourrait constituer une limite importante pour le fonctionnement cognitif des personnes âgées (Birren, 1970 ; Salthouse, 1985). Les études réalisées dans ce domaine indiquent que la vitesse globale de traitement est un excellent médiateur de la relation entre l’âge et la cognition. Salthouse (1996) a proposé une interprétation de ces données en considérant que la vitesse à laquelle le système nerveux central traite les informations pourrait influencer non seulement la quantité, mais aussi la qualité de la performance mnésique. Ainsi, les auteurs qui s’inscrivent dans cette approche s’accordent sur le fait qu’une exécution plus lente des opérations cognitives permet la réalisation de moins de traitements et probablement de traitements moins efficaces. Le ralentissement des traitements pourrait affecter la performance de deux manières. D’une part, les opérations pertinentes ne pourraient pas être toutes menées à leur terme, et d’autre part, le produit d’un premier traitement ne serait plus accessible lorsqu’un second traitement s’achève. Dans ce contexte, l’objectif est de vérifier que la diminution de la vitesse de traitement de l’information avec l’âge explique l’altération des performances mnésiques Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 52 chez les sujets âgés. Pour cela, des mesures directes de la vitesse de traitement sont en général réalisées en plus des tâches classiques de mémoire. De nombreuses études ont montré que le contrôle statistique de la vitesse de traitement entraîne une forte réduction et souvent une disparition des différences liées à l’âge en mémoire (voir par exemple Bryan & Luszcz, 1996 ; Fisk & Warr, 1996 ; Sliwinski & Buschke, 1997 ; Verhaeghen & Salthouse, 1997). Toutefois, comme nous l'avons vu dans la partie précédente, le déficit exécutif apparaît comme étant un médiateur pertinent des effets de l'âge sur la mémoire. Aussi, il nous a semblé utile de mettre en concurrence ces deux médiateurs potentiels dans une même étude. En effet, si chaque hypothèse a fait l’objet de nombreux travaux spécifiques, peu d’auteurs ont confronté ces deux approches au sein d’une même étude de manière à déterminer leur poids respectif et leur complémentarité éventuelle. C'est ce qui a été réalisé dans l'étude suivante : Clarys, D., Souchay, C., Baudouin, A., Fay, S., Vanneste, S., Taconnat, L., & Isingrini, M. (2007). Contributions des fonctions exécutives et de la vitesse de traitement au vieillissement de la mémoire épisodique. L’Année Psychologique,107 (1), 15-38. L’objectif de cette expérience est d’étudier les liens entre les déficits mnésiques liés à l’âge, la vitesse de traitement et les fonctions exécutives pour préciser lequel des deux facteurs explique le plus le déclin de la mémoire épisodique qui apparaît dans le vieillissement. L'intérêt de cette expérience repose également sur l’utilisation de deux types de tests de mémoire épisodique : un test expérimental de rappel de mots et un test de rappel immédiat et différé d’histoires qui est plus proche des activités cognitives réalisées quotidiennement. L’objectif est alors d’étudier une éventuelle implication différentielle de la vitesse de traitement et des fonctions exécutives dans l’effet de l’âge sur ces deux catégories de tests. En plus des tâches de mémoire épisodique (rappel de mots et rappel immédiat et différé d’histoires), les participants ont réalisé des épreuves de vitesse de traitement (test du code, copie de chiffres, et comparaison de symbole), et des fonctions exécutives (WCST et fluence verbale). Les résultats montrent qu'il existe un déficit lié à l’âge dans toutes les tâches de mémoire, de vitesse, et des fonctions exécutives. Nous avons réalisé des analyses Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 53 de régression pour savoir si l’âge reste un prédicteur significatif de la mémoire épisodique après que la vitesse de traitement et les fonctions exécutives aient été entrées dans l’analyse. Les résultats de ces analyses sont présentés dans le Tableau 6. Elles indiquent que le contrôle de la vitesse de traitement supprime la totalité de la variance liée à l’âge en mémoire épisodique. Ceci est observé autant pour la tâche expérimentale de rappel de mots que pour les tâches de rappel immédiat et différé d’histoires. Au contraire, le contrôle des fonctions exécutives ne réduit que peu cette variance. L’effet de l’âge sur les fonctions exécutives disparaît également lorsque l’on contrôle la vitesse de traitement. Ces résultats indiquent que l’effet de l’âge sur la mémoire épisodique et sur les fonctions exécutives provient d’une réduction de la vitesse de traitement des informations, ce qui conforte clairement l'hypothèse d'une réduction de la vitesse de traitement comme facteur explicatif du vieillissement mnésique. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 54 Tableau 6. Prédiction des différentes mesures de mémoire épisodique par le groupe d’âge, la vitesse de traitement, et les fonctions exécutives. Note. ** p < .01 ; *** p < .001 ; NS = Non Significatif ; %VA = pourcentage de variance liée à l’âge Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 55 Toutefois, si notre étude comme la littérature montre la pertinence du ralentissement des traitements comme médiateur du déclin mnésique lié à l'âge, des discussions ont lieu dans la littérature concernant les mesures utilisées pour évaluer ce ralentissement. Ainsi, le test du code de la WAIS-R (Wechsler, 1989) est classiquement utilisé dans la littérature comme tâche évaluant la vitesse de traitement. C'est d'ailleurs l'une des tâches de vitesse incluse dans notre étude précédente. Cette épreuve consiste à transformer le plus rapidement possible une série de chiffres en symboles à partir d'une règle de transformation inscrite. L’idée selon laquelle cette épreuve évalue la vitesse de traitement s’appuie sur le fait qu’elle n’impliquerait à priori que des traitements de bas niveaux. Cette idée ne repose cependant sur aucune donnée solide. Il y a au contraire de bonnes raisons de penser que le code n’est pas simplement une mesure de bas niveaux de traitement. En effet, dans cette tâche, la capacité des sujets à se souvenir des couples de symboles et de chiffres peut déterminer le niveau de performance. Dans ce sens, Parkin et Java (1999) ont montré que le code réduit les différences liées à l’âge dans les fonctions exécutives, tandis qu’un autre test de vitesse, le Digit Cancellation test (DC; Bishop & Curran, 1995), sollicitant faiblement la mémoire de travail, l’attention et la motricité, ne réduit pas ces différences. Les auteurs en ont déduit que l’influence du code sur la réduction des performances cognitives liées à l’âge repose davantage sur l’implication des processus cognitifs de haut niveau impliqués dans cette tâche que sur sa composante perceptive. Ceci nous a amené à faire l'hypothèse que l'épreuve du code pourrait faire intervenir, au moins en partie, si ce n'est préférentiellement, les fonctions exécutives. Nous avons examiné cette possibilité dans l'étude suivante : Baudouin, A., Clarys, D., Vanneste, S., & Isingrini, M. (sous presse). Executive functioning and processing speed in age-related differences in memory: Contribution of a coding task. Brain & Cognition L'objectif de cette étude était à nouveau d'examiner l'implication des fonctions exécutives et de la vitesse de traitement dans le déficit lié à l'âge en mémoire épisodique. La particularité de cette étude est que l'épreuve du code a été incluse mais traitée à part des autres mesures de vitesse. La mémoire épisodique a été évaluée par une tâche de rappel libre de mots. Les participants ont également été soumis à des tâches exécutives (WCST, Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 56 running span, empan d'opération), à des tâches de vitesse perceptive (comparaison de lettres et comparaison de nombres) et donc à l'épreuve du code. Cette tâche a été introduite pour tester s'il s'agit d'une épreuve plus médiatrice des effets de l'âge en mémoire que les tâches de vitesse perceptive et des fonctions exécutives. Notre hypothèse est que cette épreuve devrait être le meilleur médiateur du fait qu'elle pourrait reposer à la fois sur la vitesse de traitement et sur les fonctions exécutives. Cette étude permet également d'examiner les processus impliqués dans l'épreuve du code. A l'aide d'analyses de régression, présentées dans le Tableau 7, nous avons pu montrer que l'effet de l'âge sur le rappel libre s'explique plus par les fonctions exécutives que par la vitesse de traitement. Les résultats montrent également que l'épreuve du code implique de manière identique la vitesse perceptive et les fonctions exécutives. Cette épreuve ne peut donc pas être considérée uniquement comme une épreuve de vitesse de traitement. Plus précisément, ceci a été obtenu dans le groupe de participants âgés alors que chez les jeunes, la vitesse seule semble expliquer la performance au code. Ces éléments indiquent que, chez les participants âgés, la variation des performances au code dépend de la vitesse et d'aspects stratégiques alors que chez les jeunes elle ne repose que sur la vitesse de traitement. Au final, le code apparaît comme un meilleur médiateur des effets de l'âge sur la mémoire que les autres tests de vitesse ou que les tests exécutifs, probablement du fait que le code implique à la fois la vitesse et le fonctionnement exécutif. Finalement, cette étude questionne sur le sens des résultats des travaux antérieurs qui ont inclus l'épreuve du code en la considérant comme une mesure de la vitesse de traitement. Par exemple, les résultats peuvent apparaître contradictoires avec ceux de notre étude précédente, laquelle a mis en évidence le rôle prépondérant de la vitesse de traitement plutôt que des fonctions exécutives dans l'effet de l'âge sur des tâches classiques de mémoire épisodique. Toutefois, nous avions notamment inclus cette épreuve du code. Aussi, si sur la base de ces nouveaux résultats, nous considérons que cette épreuve évalue au moins en partie les fonctions exécutives, alors l'interprétation de nos données devient toute différente et nos deux études apparaissent plus concordantes. Des études complémentaires seront nécessaires pour valider le rôle respectif des fonctions exécutives et de la vitesse de traitement. Pour cela, une démarche pertinente serait d'utiliser la méthode quasi-expérimentale et de constituer des groupes de participants selon leur niveau Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 57 exécutif et leur rythme de traitement afin d'examiner les déficits de mémoire épisodique en fonction de ces caractéristiques des différents groupes. Tableau 7. Prédiction de la part de variance liée à l'âge en mémoire épisodique après contrôle du niveau d'éducation, du fonctionnement exécutif, et de la vitesse de traitement et du score au test du Code Note. ** p < .01; *** p < .001. DSST = Test du Code ; % ARV explained = pourcentage de variance liée à l'âge expliquée par les différents médiateurs testés. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 58 En résumé, les différentes études réalisées pour tenter de comprendre les déficits de mémoire épisodique évalués par les tâches classiques de rappel et de reconnaissance montrent que les personnes âgées présentent des déficits pour la mise en place de stratégies élaborées à l'encodage et de processus contrôlés de recherche à la récupération. Lorsque les deux grandes hypothèses du vieillissement cognitif sont examinées, il apparaît que le fonctionnement exécutif est déterminant pour expliquer ces difficultés et l'altération des performances en mémoire épisodique. La vitesse de traitement ressort également, mais plutôt comme un médiateur de second plan, du moins lorsqu'elle est évaluée à l'aide d'épreuves qui impliquent très peu d'aspects stratégiques. La mise en place de stratégies mnésiques implique de la part du participant une analyse précise de la tâche qu'il doit réaliser et une certaine connaissance de ses capacités mnésiques et des processus mnésiques qu'il pourrait mettre en œuvre pour augmenter ses capacités de mémoire. L'utilisation des stratégies mnésiques repose donc directement sur la métamémoire. Cet aspect sera développé dans la partie suivante. III – METAMEMOIRE ET VIEILLISSEMENT Nous avons tous été amenés à évaluer nos propres capacités de mémoire ou celles d'autrui et à constater des inégalités de performances, d'une personne à une autre, d'un domaine à un autre, d'une situation à une autre. Chacun sait également qu'il est possible de mettre en place des stratégies pour augmenter la probabilité de se souvenir d'une information importante et nous savons quelle stratégie s'avère être la plus efficace dans quelle condition. Ces quelques éléments tirés du quotidien attestent qu'il existe, au niveau individuel, une forme de conscience ou de connaissance du fonctionnement de la mémoire. Qu'elle soit exprimée ou non, cette connaissance peut déboucher sur des activités volontaires de contrôle et de régulation des opérations mentales associées à la mémorisation. Ces opérations relèvent de ce qu'il est convenu de nommer la métacognition, c'est-à-dire "la cognition sur la cognition". La métacognition restreinte aux activités et aux états mentaux relatifs à la mémoire est appelée "métamémoire", c'est-à-dire la connaissance que l'individu possède sur le fonctionnement de la mémoire en général et sur sa propre mémoire en particulier. Ce concept de métamémoire a été introduit par Flavell (1971) et regroupe à la fois les connaissances (plus ou moins exactes) que chacun possède sur la mémoire en général Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 59 (par exemple, "les personnes âgées se souviennent moins bien que les plus jeunes", "la répétition permet d’améliorer la mémorisation"), et sur la sienne en particulier ("j’ai une bonne mémoire des visages", "je me souviens mal du nom des rues", ainsi que les processus de contrôle et de régulation déployés au cours d’une tâche mnésique (vérifier le contenu de sa mémoire, allouer un temps d’étude supplémentaire aux éléments mal mémorisés, etc.). Selon Flavell (Flavell, 1979, 1981 ; Flavell & Wellman, 1977), les processus métamnésiques jouent un rôle déterminant dans le développement de la mémoire. Il propose un fractionnement de la métamémoire en deux sous-composantes : la sensibilité métamnésique et les variables métamnésiques. La sensibilité correspond à la capacité de l'individu à détecter les situations qui nécessitent l'utilisation de la mémoire et à choisir les moyens les plus adaptés pour réaliser cette action. Les variables de la connaissance renvoient à l’ensemble des facteurs susceptibles d’influencer la performance de mémoire. L’effet de chaque variable est généralement évalué en termes qualitatifs selon son efficacité relative sur la performance. Il existerait au moins trois types de variables : celles qui sont liées à l'individu (connaissance de ses capacités, de celles d'autrui, etc.), celles qui sont liées à la tâche (rappel vs reconnaissance, noms vs visages, etc.), et celles qui sont liées aux stratégies (organisation, répétition, etc.). Flavell considère que la performance cognitive est influencée par ces trois variables, lesquelles font partie des connaissances métacognitives acquises par un individu comme le résultat d’une expérience et du développement. Selon Nelson et Narens (1990) la métamémoire est conçue comme un système qui possède deux caractéristiques principales. Tout d'abord, il se structure en au moins deux niveaux de processus cognitifs : le niveau de l'objet (niveau mnésique) et le méta-niveau (niveau métamnésique), qui contient lui-même un modèle imparfait du niveau de l'objet. Ce modèle du niveau métacognitif contient à la fois une représentation du but à atteindre pour l'activité en cours et une représentation du procédé par lequel le niveau métacognitif peut utiliser les informations du niveau cognitif pour accomplir ce but. La seconde caractéristique est qu'il existe une relation de dominance entre les deux niveaux qui spécifie la direction du flux d'informations. Ceci permet de distinguer des mécanismes de surveillance et des mécanismes de contrôle indépendants. Dans le premier cas, l'information se déplace du niveau mnésique vers le niveau métamnésique alors que dans le second, l'information se déplace dans l'autre sens. La surveillance indique que le niveau métamnésique est informé de ce qui se passe au niveau mnésique, ce qui contribue à Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 60 modifier le modèle de la situation construit au sein du niveau métamnésique. Le contrôle permet à l'individu de modifier les processus en œuvre au niveau mnésique. Ceci peut consister à initier une action, poursuivre ou adapter cette action, ou la stopper. Il existe donc une relation étroite entre la surveillance et le contrôle, la première influençant le second et réciproquement. L’évaluation de la métamémoire repose sur deux types de mesures (pour revue, voir Cavanaugh & Perlmutter, 1982) qui se distinguent par la présence ou l’absence d’une activité mnésique simultanée. Ainsi, il est possible d’évaluer la métamémoire à partir de mesures indépendantes d'une activité mnésique et de mesures qui se déroulent au cours d'une activité mnésique. Lorsque l’évaluation métamnésique n’est pas accompagnée d’une tâche de mémoire, l’introspection est faite sur des tâches hypothétiques ou des expériences personnelles. Ces mesures indépendantes peuvent être des questionnaires, des agendas, des check lists, des interviews ou des techniques picturales. Les mesures simultanées sont mises en place en présence de tâches d'apprentissage et de récupération d’informations. Les outils d’évaluation sont principalement des jugements pour lesquels l’individu doit luimême apprécier, avant, après, ou pendant l’apprentissage d’une série d’items, la probabilité d’un succès futur à un test de rappel et/ou de reconnaissance de ces items. Les travaux que nous avons réalisés ont été centrés sur le processus de surveillance décrit par Nelson et Narens (1990), lequel a été évalué par une mesure simultanée de sentiment de savoir (FOK, pour "Feeling Of Knowing") dans trois études et également de jugement d'apprentissage (JOL, pour "Judgment Of Learning") dans l'une de ces trois études. Le principe général est de demander au participant d'estimer ses performances à une tâche de mémoire en cours et ensuite de comparer cette estimation à la performance réelle. La précision de la prédiction permet de savoir si le participant évalue correctement ses capacités mnésiques. Le JOL est une prédiction de performance future qui a lieu pendant ou après l’apprentissage et qui permet d’estimer le degré d’apprentissage de chaque item. Il s’agit donc pour le sujet de prédire le rappel futur d’un item particulier. Le FOK consiste à réaliser une prédiction de succès ou d'échec de reconnaissance de chaque item qui n'a pas pu être récupéré lors d'une épreuve de rappel. Ceci renvoie donc au sentiment de savoir qu'une information que l'on n'arrive pas à récupérer spontanément est disponible en mémoire ou ne l'est pas. Le sentiment de savoir peut être évalué au cours d'une tâche de mémoire sémantique et dans ce cas, il porte sur des connaissances générales acquises Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 61 depuis longtemps (par exemple, "Quelle est la monnaie en Algérie ?"). On parle alors de FOK sémantique. Il peut également être évalué au cours d'une tâche de mémoire épisodique et dans ce cas, il porte sur des informations spécifiques qui viennent d'être encodées. On parle alors de FOK épisodique. Le protocole est le même pour les deux systèmes de mémoire, si ce n'est que du fait de la différence de nature des informations, une phase d'apprentissage d'une liste de couples de mots est proposée préalablement pour le FOK épisodique. Ensuite, les deux types de FOK se composent des trois mêmes phases : (1) test de rappel d'informations (générales ou épisodiques), (2) pour chaque item non rappelé, estimation de la probabilité de reconnaissance ultérieure, et (3) reconnaissance de l'ensemble des items cibles parmi des distracteurs. Les paradigmes de JOL et de FOK permettent ensuite de calculer une corrélation entre la prédiction de reconnaissance (en général il s'agit d'une prédiction de rappel pour le JOL) et la performance réelle en reconnaissance (ou en rappel pour le JOL). Ainsi, pour le FOK, en croisant les prédictions (oui/non) et la réalité de la reconnaissance (oui/non) on obtient quatre possibilités : (a) items prédits être reconnus et effectivement reconnus, (b) items prédits être reconnus mais non reconnus, (c) items prédits être non reconnus, mais reconnus, et (d) items prédits être non reconnus et effectivement non reconnus. La même chose est obtenue pour le JOL à partir du rappel. Avec ces éléments, il est alors possible de calculer différents indices de précision. Dans nos travaux, nous nous sommes intéressés à l'indice Gamma et à l'indice Hamann. Le coefficient Gamma a été proposé par Nelson (1984) et représente la mesure la plus classiquement utilisées dans la littérature. Il s'agit d'une corrélation non paramétrique entre la prédiction et la reconnaissance. Cet indice se calcule en comparant la différence entre les réponses concordantes (a et d) et les réponses discordantes (b et c) selon la formule suivante : Gamma = (ad-bc)/(ad+bc). Le coefficient Hamann (Romesburg, 1984) est recommandé par Schraw (1995) pour pallier aux problèmes méthodologiques inhérents au calcul de l’indice Gamma (calcul parfois impossible) et lorsque le nombre d’observations par individu est faible. Ce coefficient correspond à la différence entre les proportions de réponses correctes et incorrectes fournies par les sujets et se calcule selon la formule suivante : Hamann = (a+d)– (b+c)/(a+d)+(b+c). Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 62 L'interprétation de ces deux indices est identique. Les scores à ces deux indices de précision des jugements JOL et FOK sont compris entre –1 et +1. Une valeur positive élevée correspond à une association forte entre la prédiction de jugement FOK ou JOL et les performances réelles. Dans ce cas, le nombre de prédictions correctes est supérieur au nombre de prédictions incorrectes et donc le jugement est précis. Une valeur proche de zéro traduit une absence de relation entre la prédiction et la performance réelle. Enfin, une valeur négative correspond à une relation inverse, le nombre de discordances étant supérieur au nombre de concordances. Dans ce cas, on parlera d’imprécision du jugement JOL ou FOK. Les travaux que nous avons présentés sur les mesures classiques de mémoire épisodique ont mis en avant l'importance des fonctions exécutives dans ces tâches. Il nous a alors semblé pertinent d'examiner la question des liens entre le jugement de FOK et de JOL et de leur relation avec le fonctionnement exécutif. Ceci a été réalisé dans l'article suivant : Souchay, C., Isingrini, M., Clarys, D., Taconnat, L., & Eustache, F. (2004). Executive functioning and Judgment-of-learning versus Feeling-of-knowing in older adults. Experimental Aging Research, 30, 47-62 Bien que Fernandez-Duque, Baird, et Posner (2000) aient suggéré que la métacognition soit étroitement liée aux fonctions exécutives, peu d'études se sont intéressées aux liens entre ces deux éléments. Ainsi, Souchay et al. (2000) ont mis en évidence, chez un groupe de participants âgés, une corrélation significative entre la précision du jugement au FOK épisodique et des mesures exécutives. Par ailleurs, certaines données montrent que les patients avec des lésions frontales présentent une altération de la précision métamnésique (Fernandez-Duque et al., 2000 ; Shimamura, 2000), notamment lors d'un jugement de FOK épisodique (Janowsky, Shimamura & Squire, 1989). Toutefois, certains résultats suggèrent que la précision métamnésique n'est pas systématiquement liée au fonctionnement exécutif. Ainsi, la précision du FOK sémantique semble préservée chez des patients cérébro-lésés frontaux (Janowsky et al., 1989) ou chez des patients dont la pathologie est associée à des déficits exécutifs (Coutler, 1989). De ce fait, il semble que toutes les mesures de métamémoire ne soient pas dépendantes des fonctions exécutives. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 63 Ceci pose la question des relations entres les différents indices métamnésiques et donc des processus qui sont évalués par chacun. Quelques études se sont intéressées à cette question et montrent qu'il n'y a pas (Kelemen, Frost & Weawer, 2000) ou peu de corrélation (Leonesio & Nelson, 1990) entre le jugement de FOK et de JOL. Ceci semble indiquer que les compétences métacognitives sont multidimensionnelles et que ces jugements correspondent à des processus métamnésiques différents. L'objectif de cette étude est de montrer que le fonctionnement exécutif est impliqué différemment dans les deux tâches de jugement. Ainsi, compte-tenu des travaux antérieurs, nous pouvons postuler que le FOK épisodique est corrélé au fonctionnement exécutif, alors que, du fait des faibles liens observés précédemment entre le FOK et le JOL, nous pouvons penser que le JOL pourrait ne pas impliquer le fonctionnement exécutif. Nous avons réalisé cette étude sur un groupe de participants âgés de manière à bénéficier de la plus grande variabilité dans cette population. Les participants ont été évalués par un protocole de FOK et un protocole de JOL. Nous avons également ajouté des mesures exécutives : le WCST et un test de fluence verbale. Les résultats de l'analyse de corrélations partielles sont présentés dans le Tableau 8. Tableau 8. Corrélations partielles (après contrôle de l'âge) entre les mesures de métamémoire et les mesures exécutives Note. * p<.05 ; ** p < .01 ; *** p < .001. Les résultats (non présentés dans ce tableau) montrent que les indices du FOK et ceux du JOL ne sont pas corrélés. Par ailleurs, il existe une corrélation significative entre les fonctions exécutives et la précision des jugements de FOK, alors que cette corrélation n'apparaît pas pour les indices du JOL. Ces résultats confirment la littérature et suggèrent Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 64 d'une part que le FOK et le JOL évaluent des aspects différents de la métamémoire, et d'autre part, que le fonctionnement exécutif est impliqué uniquement dans la précision du jugement de FOK. La principale différence entre les deux jugements réside dans le fait que les jugements JOL sont effectués uniquement sur la base de la présentation de l'indice durant la phase d'étude alors que les jugements FOK sont réalisés après avoir tenté de rappeler les mots cibles (au moment du test de rappel indicé). Ainsi, le JOL se base sur le degré d'apprentissage d'une information et évalue la capacité du participant à prédire le rappel d'une information qu'il vient d'apprendre. Il pourrait refléter la connaissance des variables susceptibles d'influencer les performances et les croyances sur le fonctionnement de la mémoire. Le FOK évalue la capacité du participant à prédire la reconnaissance d'une information non directement accessible en mémoire lors du rappel. Il pourrait être basé davantage sur un processus d'évaluation dépendant des processus de récupération et dans lequel le produit de la récupération est utilisé pour évaluer la facilité d'un futur accès au souvenir. Dans l'ensemble, ces observations suggèrent que les processus contrôlés de récupération sont plus impliqués dans les jugements de FOK que dans les jugements de JOL ce qui pourrait expliquer le lien entre le FOK et le fonctionnement exécutif ainsi que l'absence de corrélation entre ces deux jugements. Nous avons vu dans la partie précédente l'importance du déficit exécutif dans l'explication de la difficulté des personnes âgées à utiliser des stratégies de mémoire efficaces. Compte-tenu du résultat de cette dernière étude, qui met en évidence un lien entre le FOK épisodique et le fonctionnement exécutif, il apparaît intéressant d'étudier la possibilité que ce lien soit à l'origine d'un effet de l'âge sur le FOK. L'étude de l'effet du vieillissement sur la métamémoire, et notamment sur les jugements de FOK est assez peu développée. Plusieurs travaux indiquent que la précision des jugements de FOK sémantique est identique chez les personnes jeunes et âgées (Bäckman & Storandt, 2000 ; Marquié & Huet, 2000). Au contraire, Souchay et al. (2000), avec un jugement de FOK épisodique, ont mis en évidence un effet significatif de l'âge sur la prédiction dans le sens où les personnes âgées prédisent avec moins de précision que les jeunes leurs performances mnésiques. Nous avons conduit une étude pour examiner le rôle du déficit exécutif et du ralentissement des traitements dans l'explication de cet effet de l'âge sur le jugement de FOK épisodique. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 65 Perrotin, A., Isingrini, M., Souchay, C., Clarys, D., & Taconnat, L. (2006). Episodic Feeling-of-Knowing Accuracy and Cued Recall in the Elderly: Evidence for Double Dissociation Involving Executive Functioning and Processing Speed. Acta Psychologica, 122, 58-73. L'objectif de cette étude est d'une part de confirmer l'effet du vieillissement sur le jugement de FOK épisodique et d'autre part d'examiner la possibilité que le lien observé dans l'étude précédente entre le FOK épisodique et le fonctionnement exécutif puisse expliquer cet effet de l'âge. Comme nous l'avons vu dans la partie précédente sur les tâches classiques de mémoire épisodique, deux grandes hypothèses générales sont proposées dans la littérature pour expliquer le vieillissement cognitif. Aussi, dans cette étude, en plus de nous intéresser à l'hypothèse exécutive, nous avons étudié la médiation possible des effets du vieillissement par le ralentissement des traitements. A notre connaissance, aucune n'étude n'a pris en compte la vitesse de traitement dans le cadre de l'effet de l'âge sur le FOK épisodique. Ici, des participants jeunes et âgés ont été testés sur une tâche de FOK épisodique, sur deux tests du fonctionnement exécutif (WCST et test de Stroop), et sur deux épreuves de vitesse de traitement (copie de chiffres et comparaison de lettres). Tableau 9. Corrélations entre le score de FOK, la proportion de réponses correctes en rappel indicé, le fonctionnement exécutif et la vitesse de traitement. Note. ** p < .01 ; *** p < .001. (1) Après contrôle de la vitesse de traitement ; (2) Après contrôle du fonctionnement exécutif. Les résultats mettent en évidence un effet significatif de l'âge sur la précision du FOK épisodique et sur les mesures de vitesse de traitement et des fonctions exécutives. Les corrélations partielles, présentées dans le Tableau 9, révèlent une double dissociation avec une relation significative entre la précision du FOK épisodique et les fonctions exécutives et sans lien entre le FOK et la vitesse de traitement, l'inverse étant observé pour le rappel Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 66 indicé. Enfin, des analyses de régression indiquent que lorsque l'on met en concurrence le déficit exécutif et le ralentissement cognitif comme médiateurs potentiels de la baisse liée à l'âge de la précision de la prédiction métamnésique, c'est le fonctionnement exécutif qui ressort. Ainsi, cette étude confirme l'effet significatif du vieillissement sur le FOK épisodique et l'intervention des fonctions exécutives dans la prédiction de la performance. Par ailleurs, elle montre que c'est l'implication du fonctionnement exécutif, et le déficit lié à l'âge dans ce domaine, qui est à l'origine de l'effet de l'âge sur le FOK épisodique. Selon Koriat (1993), les jugements FOK dépendent d'une inférence basée sur l'accès à la trace mnésique de l'information cible non récupérée. Ainsi, les jugements FOK sont basés sur l'ensemble des informations liées à la cible rendues accessibles au cours de la recherche de l'information cible en mémoire, c'est-à-dire accumulées lors de la phase de récupération. Aussi, même si les participants ne parviennent pas à rappeler une information cible, des informations liées à la cible sont examinées et donc activées lors de la recherche. Ces informations dites partielles vont induire le jugement de FOK. C'est sur la base de ces informations partielles que le participant va pouvoir estimer le fait que l'information cible est présente en mémoire ou non et qu'elle pourra éventuellement être retrouvée ultérieurement. Ainsi, la précision du FOK devrait être influencée par la qualité et la facilité d'accès aux informations partielles récupérées en lien avec la cible. Dans une tâche de FOK épisodique, l'information partielle liée à la cible regroupe les informations contextuelles, les sentiments, la conscience de soi, ces éléments étant intégrés à la notion de conscience autonoétique développée par Tulving (1985b) que nous avons présentée dans le premier chapitre. L'hypothèse que nous avons testée dans une nouvelle étude est que c'est la dégradation de la conscience autonoétique chez les personnes âgées (voir partie suivante) qui entraîne la moins bonne précision des jugements de FOK épisodique chez ces personnes. Au contraire, dans une tâche de FOK sémantique, nous pouvons penser que la recherche de l'information cible va activer essentiellement des éléments présents dans les connaissances générales des individus. Ces connaissances générales n'étant pas dégradées avec le vieillissement, nous n'observons pas de différence liée à l'âge dans la précision des jugements de FOK sémantique. Ces éléments ont été examinés dans l'article suivant : Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 67 Souchay, C., Moulin, C. J., Clarys, D., Taconnat, L., & Isingrini, M. (2007). Diminished episodic memory awareness in older adults : Evidence from feeling of knowing and recollection. Consciousness & Cognition. 16(4), 769-84. L'objectif de cet article est d'une part de confirmer l'effet dissociatif du vieillissement sur la version épisodique et sur la version sémantique du FOK. Conformément aux travaux précédents, nous nous attendons à observer une réduction de la précision du FOK épisodique chez les personnes âgées sans différence entre les deux groupes pour le FOK sémantique. A notre connaissance ceci n'a jamais été réalisé avec la même population, le même matériel, et une procédure similaire, ce que nous ferons pour contrôler les éventuels effets de ces éléments. D'autre part, il s'agit d'examiner l'idée que le jugement de FOK épisodique repose sur des éléments constitutifs de la conscience autonoétique et que c'est parce que cette dernière est déficitaire chez les personnes âgées qu'elles présentent une altération de leur jugement de FOK épisodique. Dans ce sens, une expérience antérieure s'est intéressée à la relation entre les jugements de FOK épisodique et les états de conscience associés à la reconnaissance, chez des adultes jeunes (Hicks & Marsh, 2002). Pour cela, le paradigme R/K a été introduit lors de la phase de reconnaissance d'une tâche de FOK épisodique. Ces auteurs ont montré que plus les jugements de FOK sont précis, plus ils sont associés à des réponses R. Ces résultats suggèrent que les jugements de FOK épisodique soient non seulement prédictifs des futures performances de reconnaissance, mais aussi des états de conscience associés à cette reconnaissance. Ceci pourrait indiquer que lors du rappel, même si le participant n'arrive pas à retrouver l'information cible, il active suffisamment d'informations qui sont à la base du sentiment de reviviscence ultérieur lors de la reconnaissance. La dégradation de ce sentiment chez les personnes âgées pourrait alors expliquer la moins bonne précision liée à l'âge du FOK. Dans la première expérience, nous avons comparé un groupe de participants jeunes et un groupe de participants âgés sur une tâche de jugements de FOK épisodique et sur une tâche de jugements de FOK sémantique. La procédure appliquée aux deux tâches était similaire et elles portaient sur le même matériel puisque les mêmes mots cibles sont présentés dans les deux tâches de FOK. Les résultats confirment l'effet dissociatif du vieillissement sur la précision du FOK en mémoire épisodique et en mémoire sémantique, Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 68 puisque le vieillissement altère la précision du FOK épisodique sans modifier celle du FOK sémantique. Dans la seconde expérience, nous avons mis en relation la précision du FOK épisodique avec la proportion des réponses R et K. Nous avons inclus également des participants jeunes et âgés (voir Tableau 10). Nous avons repris uniquement la tâche précédente de FOK épisodique puisqu'elle s'est montrée sensible au vieillissement. Nous avons ajouté une tâche indépendante de reconnaissance associée au paradigme R/K et faisant suite à l'apprentissage d'une nouvelle liste de mots. Tableau 10. Caractéristiques des participants et performances aux mesures de mémoire et de métamémoire en fonctions du groupe d'âge (moyennes et écarts-types). Les résultats sont présentés dans le Tableau 10. Ils confirment la dégradation de la précision du FOK épisodique et la diminution des réponses R avec l'avancée en âge. Il existe également une corrélation positive entre la précision du FOK et les réponses R. Ceci indique que plus les participants prédisent pouvoir reconnaître un mot non rappelé plus ils revivent le contexte d'encodage lors de la reconnaissance en se situant dans un état de conscience autonoétique. A l'aide d'une analyse de régression, nous avons également montré que lorsque l'on contrôle statistiquement le nombre de réponses R, l'effet de l'âge sur la précision du FOK épisodique devient non significatif. Cette étude semble donc montrer que l'altération de la précision du FOK épisodique chez les personnes âgées est la conséquence de la difficulté, de ces personnes à récupérer des informations contextuelles en lien avec l'item cible et sur lesquelles elles peuvent se baser pour les jugements de FOK. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 69 Ceci conforte l'hypothèse de Koriat (1993) selon laquelle les jugements FOK sont basés sur l'ensemble des informations liées à la cible rendues accessibles au cours de la recherche de l'information cible en mémoire, et notamment les informations contextuelles lorsqu'il s'agit du jugement de FOK en mémoire épisodique. Ceci met également en avant l'intérêt pour l'étude des états de conscience associés à la récupération en mémoire dans le vieillissement, qui fera l'objet de la partie suivante. IV – ETATS DE CONSCIENCE ASSOCIES A LA RECUPERATION EN MEMOIRE ET VIEILLISSEMENT Nous avons vu dans le premier chapitre que les conceptions actuelles de la mémoire s'intéressent aux liens avec l'état de conscience dans lequel l'individu se situe lorsqu'il récupère une information en mémoire. C'est Tulving (1985b) qui a proposé la principale distinction entre la conscience autonoétique et noétique et qui a mis en place le paradigme R/K comme méthode d'évaluation de ces deux états de conscience. L'intérêt pour ces concepts et cette méthodologie est donc assez récent, puisque les travaux se sont surtout développés à partir des années 1990 et jusqu'à l'heure actuelle, notamment à travers les travaux de Gardiner et ses collaborateurs (voir Gardiner & Richardson-klavehn, 2000). A ce jour, un nombre considérable d’études utilisant cette méthodologie a permis d’observer que la manipulation de certaines variables affecte différemment la proportion des réponses R et K (pour revues, voir Clarys, 2001 ; Gardiner, 2008). Les données dans la littérature sont actuellement en faveur de l'idée d’indépendance des processus sous-jacents aux réponses R et K. Nous avons rédigé un premier article de synthèse, qui ne porte pas spécifiquement sur le vieillissement : Clarys, D. (2001). Psychologie de la mémoire humaine : de nouvelles avancées théoriques et méthodologiques. L'Année Psychologique, 101, 495-519. L’objectif de cette revue de question était de dresser un bilan, après une quinzaine d’années d’étude sur les deux processus de récupération de l’information en mémoire. Dans un premier temps, nous avons présenté les différentes conceptions théoriques qui sous-tendent l’existence des deux processus de récupération. Ensuite, nous avons examiné les procédures méthodologiques qui ont été proposées dans la littérature pour les Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 70 opérationnaliser : essentiellement le paradigme R/K et la Procédure de Dissociation des Processus (PDP, Jacoby, 1991). Cet article a permis de montrer que la distinction entre les deux processus de récupération de l'information en mémoire ou les deux états de conscience semble particulièrement pertinente. Elle permet de rendre compte des nombreuses dissociations expérimentales observées ainsi que des dissociations liées aux particularités de certains groupes de sujets. Par exemple, elle permet d'expliquer l'effet différentiel de l'âge entre le rappel et la reconnaissance. En effet, elle postule que la tâche de reconnaissance fait intervenir des processus contrôlés ou conscients de recherche en mémoire, similaires à ceux qui sous-tendent le rappel, et des processus plus automatiques qui s'appuient sur un jugement de familiarité. Or, les travaux réalisés à l'aide des trois méthodologies ont permis de montrer que la récupération contrôlée ou consciente est sensible au vieillissement alors que la familiarité ne l'est pas. Les discussions qui se sont engagées dans la littérature sur le plan théorique et méthodologique témoignent de l'importance accordée à ces nouvelles techniques d'investigation des processus automatiques et contrôlés ou des états de conscience. L'étude de l'impact du vieillissement sur ces états de conscience est encore plus récente. Ainsi, à l'heure actuelle, on compte environ trente-cinq articles portant sur cette question. Les premiers articles ont été publiés en 1992 et au total sept publications internationales ont eu lieu entre les années 1990 et 1999 et vingt-huit entre les années 2000 et 2009. Dans les parties précédentes nous avons déjà indiqué et confirmé par nos travaux que l'effet du vieillissement est particulièrement marqué dans les tâches classiques de mémoire épisodique (Old & Naveh-Benjamin, 2008). Par ailleurs, les travaux portant sur la division de l'attention à l'encodage (Gardiner & Parkin, 1990), et sur la manipulation des traitements lors de l'encodage (Gardiner, 1988 ; Gardiner Java, & Richarson-Klavehn, 1996 ; Gardiner, Ramponi, & Richardson-Klavehn, 1999) indiquent que la conscience autonoétique implique la mise en œuvre de traitements élaborés à l’encodage,et serait coûteuse en attention, car elle nécessiterait la mise en place de traitements auto-initiés. Au contraire, la conscience noétique serait peu, voir non dépendante des traitements élaborés à l’encodage et de l’attention. Appliquée à l'analyse du profil de vieillissement en mémoire épisodique, l'étude des états de conscience conduit donc à l'hypothèse que l'âge s'accompagne d'une altération de la Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 71 conscience autonoétique et d'une préservation de la conscience noétique. Les travaux réalisés a l'aide du paradigme R/K vont dans ce sens puisqu'il indiquent en général que les sujets âgés, comparativement aux sujets jeunes, présentent un nombre réduit de réponses R et un nombre équivalent ou plus important de réponses K (par exemple, Bastin, van der Linden, Michel & Friedman, 2004 ; Bunce, 2003 ; Bunce & Macready, 2005 ; Clarys, Bugaïska, Tapia, & Baudouin, 2009 ; Clarys, Isingrini, & Gana, 2002 ; Comblain, D'Argembeau, van der Linden, & Aldenhoff, 2004 ; Parkin & Walter, 1992 ; Perfect & Dasgupta, 1997 ; Perfect, Williams, & Anderton-Brown 1995 ; Lövden, Rönnlund, & Nilson, 2002 ; Piolino, Desgranges, Clarys, Guillery-Girard, Taconnat, Isingrini, et al., 2006 ; Prull, Dawes, Martin, Rosenberg, & Light, 2006). Cet effet dissociatif du vieillissement étant relativement bien établi (voir Clarys & Bugaïska, soumis, pour une discussion critique de ce point), les travaux actuels visent plutôt à comprendre l'origine de cette dissociation, avec le même type d'approche que celles que nous avons présentées dans les parties précédentes. 4.1- L'APPROCHE GLOBALE : RALENTISSEMENT DES TRAITEMENTS ET DEFICITS EXECUTIFS Pour notre part, nous avons publié trois expériences successives visant à examiner le rôle des facteurs explicatifs généraux dans l'effet de l'âge sur la conscience autonoétique. Ces études sont présentées ci-dessous dans leur ordre chronologique. Le premier article est le suivant : Clarys, D., Isingrini, M., & Gana, K. (2002). Aging and episodic memory: Mediators of age-related differences in remembering and knowing. Acta Psychologica, 109(3), 315-329. Cette premier étude s'inscrit dans le cadre du modèle des ressources de traitement (Hasher & Zacks, 1979, 1988 ; Salthouse, 1980, 1996 ; Welford, 1958). Ce modèle postule que le vieillissement s'accompagne d'une réduction des ressources de traitement et que celle-ci pourrait rendre compte des effets de l'âge pour un ensemble de tâches cognitives dépendantes de ces ressources. Cette hypothèse tient son origine dans l’idée que le système cognitif a des capacités limitées (Salthouse, 1985). Ceci signifie que le nombre d’éléments Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 72 susceptibles d’être traités simultanément est restreint et diminue avec l’âge. Cette hypothèse, appliquée à la mémoire, suppose que la réduction des ressources de traitement aurait pour conséquence, chez les personnes âgées, d’altérer leurs capacités à s’engager dans des processus d’élaboration ou de recherche trop coûteux en attention. Salthouse (1991) a défini les ressources de traitement à partir de trois facteurs : la capacité de la mémoire de travail, la capacité d’inhibition (ou les ressources attentionnelles), et la vitesse de traitement. Dans cette étude, nous nous sommes intéressés à la mémoire de travail et à la vitesse de traitement. A partir des données de la littérature, nous avons proposé un "modèle" explicatif de l'effet de l'âge sur la conscience autonoétique. Selon ce modèle, qui a été testé dans le cadre d'une analyse structurale confirmatoire, le vieillissement s'accompagne principalement d'une réduction de la vitesse de traitement, qui entraîne une altération de la mémoire de travail, laquelle conduit à une dégradation de la conscience autonoétique. Nous avons comparé un groupe de sujets jeunes à un groupe de sujets âgés et à un groupe de sujets très âgés. En plus des mesures permettant de distinguer les deux états de conscience (paradigme R/K), les participants ont été soumis à plusieurs mesures pour chacun des deux facteurs généraux. La vitesse de traitement a été évaluée par deux sous tests de la WAIS-R (le Code et la Copie de chiffres) et par une épreuve de comparaison de symboles. De plus, trois tests de mémoire de travail ont été inclus : l'empan alphabétique, l'empan endroit de mots, et l'empan envers de mots. Les résultats indiquent qu'il existe une diminution des réponses R au cours du vieillissement, et principalement chez les sujets les plus âgés (plus de 70 ans). Au contraire, les réponses K ont tendance à progresser chez les participants âgés, mais de manière non significative. L'analyse confirmatoire conduite sur les données est présentées dans la Figure 4. Elle montre que le facteur principal est la réduction de la vitesse de traitement qui, entraînant une diminution des capacités de mémoire de travail, est à l'origine du déficit de conscience autonoétique chez les personnes âgées. A l'inverse, cette analyse montre que la conscience noétique n'est pas dépendante des ressources de traitement, et en conséquence, qu'elle est préservée des effets de l'âge. Ceci est mis en évidence par le coefficient de corrélation entre la mémoire de travail et les réponses Know, qui n'est pas significatif. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 73 Figure4. Modèle structural représentant les relations entre l'âge, la vitesse de traitement, la mémoire de travail, et les deux états de conscience. Pour chaque lien, le coefficient de corrélation est présenté. DSymbol = test du Code ; SComp = test de comparaison de symboles ; DCoping = test de copie de chiffres ; ASpan = empan alphabatique ; BSpan = empan envers de mots ; WSpan = empan endroit de mots. Cette première étude, qui met en avant le rôle de la réduction de la vitesse de traitement liée à l'âge, a été confortée la même année par un travail de Lövden et al. (2002). Ces auteurs ont inclus, en plus du paradigme R/K, deux mesures de vitesse de traitement qui sont des sous-tests de la WAIS-R : une version modifiée du Code et les Cubes. Ils montrent qu'il existe une corrélation significative entre le nombre de réponses R et l'indice de vitesse de traitement, et une analyse de régression indique que la vitesse explique une part importante de l'effet de l'âge sur la conscience autonoétique. Ces deux études supportent très clairement l'hypothèse d'une réduction des ressources de traitements au cours du vieillissement et indiquent que c'est principalement le ralentissement des traitements qui est le facteur le plus important. Comme nous l'avons vu dans les parties précédentes, différentes sources de données conduisent à l'idée que le vieillissement s'accompagne également de déficits exécutifs (voir West, 1996). Ces déficits constituent un deuxième champ important pour expliquer les effets de l'âge sur la conscience autonoétique. Ainsi, plusieurs études se sont intéressées à l'implication éventuelle de ce déficit exécutif dans la dégradation avec l'âge de la conscience autonoétique. Les données apparaissent assez contrastées, probablement du fait de différences méthodologiques et d'un manque de définition conceptuelle. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 74 Certaines études ne montrent pas ou peu de lien entre le déficit exécutif et la diminution de la conscience autonoétique. Ainsi, Perfect et Dasgupta (1997) ont inclus le Wisconsin Card Sorting Test (WCST), le test de fluence verbale du FAS, un test d'estimation cognitive, et un test de rotation de figures, en plus du paradigme R/K. Une analyse de régression indique que mises à part quelques exceptions, l'effet de l'âge persiste après contrôle des fonctions exécutives ou de l'habilité cognitive générale. L'étude de Perfect et al. (1995) a été basée sur trois tests exécutifs similaires : le FAS, le WCST, et le test de rotation de figures. Les résultats indiquent qu'il n'existe aucune corrélation entre ces mesures exécutives et le nombre de réponses R, que ce soit chez les participants jeunes ou âgés. Dans l'étude de Bastin & van der Linden (2003), les participants ont été soumis à trois autres tests exécutifs : un test de fluence verbale, le test de Stroop, et le test de Hayling. Il n'apparaît aucune corrélation entres les réponses R et ces mesures chez les jeunes et seulement une corrélation marginalement significative avec le score au test de Hayling (inhibition), chez les âgés, uniquement dans la condition où la reconnaissance est à choix forcé. Prull et al. (2006) ont proposé différentes mesures exécutives et réalisent ensuite une analyse factorielle qui permet de ne conserver que certaines mesures pour élaborer un score exécutif (le WCST, le FAS, et le contrôle mental de la batterie mémoire de Wechsler). Les données indiquent qu'il n'existe aucune corrélation entre cet indice exécutif et les réponses R. Dans l'étude de Mc Cabe, Roediger, McDaniel et Balota (2009) plusieurs mesures exécutives sont incluses : le WCST, le FAS, le calcul mental, le contrôle mental, et l'empan de chiffres envers. Les auteurs créent ensuite un indice exécutif à partir de ces tests. Les résultats ne mettent pas en évidence de corrélation entre le nombre de réponses R et le score exécutif. Enfin, une autre étude récente (Peters & Daum, 2008) a été basée sur plusieurs mesures de mémoire de travail (épreuves des cubes à l'endroit et à l'envers, et empan de chiffres endroit et envers). Les résultats mettent en évidence des corrélations entre les réponses R pour des mots concrets et les deux tests des cubes, alors qu'il n'apparaît aucune corrélation avec la mémoire de travail pour des mots abstraits. Au contraire, d'autres études semblent indiquer que la dégradation de la conscience autonoétique au cours du vieillissement tient son origine dans le déficit exécutif lié à l'âge. Parkin et Walter (1992) ont inclus le FAS, le test des figures emboîtées, et le WCST. Dans la première expérience, ils observent une corrélation entre le nombre de réponses R et les mesures du WCST, chez les participants âgés (lesquels sont très âgés), qui ne se retrouve Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 75 pas chez les jeunes. Dans la seconde expérience, cette même corrélation est de nouveau observée, mais uniquement dans le groupe de sujets très âgés. Les auteurs n'observent pas cette corrélation dans le groupe de participants âgés alors que la baisse du nombre de réponses R est significative dans ce groupe. Bunce (2003) a également inclus différentes mesures exécutives : le FAS, le test des différentes utilisations d'objet, un test de fluences catégorielles, et un test de production alternée de noms d'animaux et de pays. Les auteurs utilisent la médiane du score factoriel exécutif pour séparer chez les jeunes, âgés, et très âgés, les participants ayant un fonctionnement exécutif plus élevé ou plus faible. Les résultats montrent une interaction entre le groupe d'âge et le niveau de fonctionnement exécutif indiquant que ce niveau n'a pas d'incidence sur les réponses R chez les jeunes et âgés alors que les individus très âgés ayant un fonctionnement exécutif élevé produisent plus de réponses R que les participants très âgés qui ont un fonctionnement exécutif faible. A l'aide d'un indice de discrimination A' pour les réponses R, les auteurs montrent également que, dans les trois groupes d'âge, les individus ayant un fonctionnement exécutif élevé bénéficient de la possibilité de catégoriser les listes de mots. Ce bénéfice est également observé dans le groupe de participants très âgés avec un faible fonctionnement exécutif, mais ne se retrouve pas dans les deux autres groupes d'âge pour les participants avec un faible niveau de fonctionnement exécutif. Enfin, des analyses de régression montrent que les fonctions exécutives n'interviennent pas dans la production de réponses R chez les jeunes et âgés, mais qu'elles interviennent chez les très âgés uniquement dans la condition où la liste de mots est catégorisable (laquelle est la plus coûteuse sur le plan cognitif du fait d'un faible support à l'encodage). Ces analyses révèlent également que, dans la condition de liste non catégorisable, l'effet de l'âge sur les réponses R demeure après contrôle de l'indice exécutif alors que pour la liste catégorisable, ce contrôle entraîne la disparition de l'effet de l'âge sur les réponses R. Cette étude montre donc que le fonctionnement exécutif intervient dans la diminution des réponses R avec l'âge et que cette relation peut être modérée par le support cognitif fourni à l'encodage. Si l'on se réfère aux deux facteurs généraux mis en avant dans la littérature comme médiateurs potentiels du vieillissement cognitif, les études réalisées à ce stade avec le paradigme R/K montrent la pertinence de la vitesse de traitement, alors que les résultats sont contradictoires concernant les fonctions exécutives. Des auteurs ont souhaité éclaircir cela et confronter, au sein de la même étude, ces deux facteurs. Ainsi, Bunce et Macready Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 76 (2005) ont inclus dans une même expérience des mesures exécutives (le FAS et le test d'empan de chiffres à l'envers) et de vitesse de traitement (le Code et une tâche de temps de réaction à choix). Les résultats indiquent que la vitesse de traitement, plutôt que les fonctions exécutives, est à l'origine des effets de l'âge sur la conscience autonoétique. Toutefois, les tâches exécutives utilisées dans cette étude (un test de fluidité verbale et un test d'empan de chiffres à l'envers) ne sont pas très valides puisqu'elles sont parfois utilisées pour évaluer d'autres fonctions (respectivement la mémoire sémantique et la mémoire de travail) et ne sont pas toujours sensibles au vieillissement. D'ailleurs, dans l'étude de Parkin et Walter (1992), le même test de fluidité verbale a été utilisé et aucune relation n'a pu être établie avec la conscience autonoétique. D'autre part, dans l'étude de Bunce et Macready (2005), comme dans les deux autres études (Clarys et al., 2002 ; Lövden et al., 2002) qui se sont intéressées à la vitesse de traitement, celle-ci a été évaluée par le sous-test du Code de la WAIS-R. Or, comme nous l'avons déjà vu précédemment, si ce test a longtemps été utilisé comme tel, des discussions ont eu lieu dans la littérature indiquant qu'il implique également les fonctions exécutives (par exemple voir Baudouin et al., sous presse ; Clarys et al., 2007 ; Parkin & Java, 1999). Aussi, il nous a semblé pertinent de réaliser cette nouvelle étude : Bugaiska, A., Clarys, D., Jarry, C., Taconnat, L., Tapia, G., Vanneste, S., & Isingrini. M. (2007). The effect of aging in recollective experience: The processing speed and executive functioning hypothesis. Cousciousness & Cognition. 16(4), 797-808. L'objectif de cette expérience est de confronter à nouveau ces deux facteurs dans une même étude afin de clarifier l'implication éventuelle des fonctions exécutives par rapport à la vitesse de traitement dans la dégradation de la conscience autonoétique au cours du vieillissement. Pour cela nous avons utilisé des mesures classiques et mieux définies sur le plan conceptuel. La vitesse de traitement a été évaluée à l'aide d'un test de comparaison de lettres alors que les fonctions exécutives ont été évaluées par le WCST. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 77 Tableau 11. Analyse de régression prédisant les réponses R à partir de l'âge, du fonctionnement exécutif, et de la vitesse de traitement. Les résultats de l'analyse de régression sont présentés dans le Tableau 11. Ils montrent que ce sont les capacités exécutives plutôt que la vitesse de traitement qui expliquent le mieux la dégradation de la conscience autonoétique que l'on observe dans le vieillissement. Finalement, sur les quatre études qui ont inclus des mesures de vitesse de traitement, trois d'entre elles montrent que c'est un facteur explicatif majeur (Bunce & Macready, 2005 ; Clarys et al., 2002 ; Lövden et al., 2002), la dernière indiquant le contraire (Bugaïska et al., 2007). La méthodologie mise en œuvre dans ces expériences pourrait expliquer ces divergences. D'une part, dans les deux premières études (Clarys et al., 2002 ; Lövden et al., 2002), les fonctions exécutives n'ont pas été évaluées bien que des mesures de mémoire de travail aient été incluses dans notre première étude (Clarys et al., 2002). D'autre part, comme nous l'avons déjà indiqué, dans les trois premières études, le test du Code de la WAIS-R (Wechsler, 1989) a été utilisé comme tâche évaluant la vitesse de traitement, ce qui est classique dans la littérature. Toutefois, nous venons de montrer que le test du Code évalue au moins autant les fonctions exécutives que la vitesse de traitement (Baudouin et al., sous presse). Si l'on s'accorde avec cette possibilité, alors les résultats des trois premières études s'avèrent être parfaitement concordantes avec ceux de l'étude que nous venons de présenter (Bugaïska et al., 2007), qui indiquent à l'aide de tests plus pertinents que ce sont les capacités exécutives plutôt que la vitesse de traitement qui expliquent la diminution de la conscience autonoétique dans le vieillissement. En nous appuyant sur ces éléments, nous avons conduit une nouvelle expérience qui visait à préciser le processus exécutif impliqué dans le déficit de conscience autonoétique lié à l'âge. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 78 Clarys, D., Bugaiska, A., Tapia, G., & Baudouin, A. (2009). Aging, Remembering, and Executive Function. Memory, 17, 158-168. A notre connaissance, aucune étude réalisée jusqu'à présent n'a analysé la nature précise et l'organisation des fonctions exécutives impliquées dans les effets de l'âge sur la conscience autonoétique. Or, récemment, Miyake, Friedman, Emerson, Witzki, Howerter, et Wager (2000) ont proposé un modèle théorique du fonctionnement exécutif à partir duquel ils ont élaboré des épreuves spécifiques. A l’aide d’une analyse structurale confirmatoire, ces auteurs ont montré qu'il existe trois processus exécutifs relativement indépendants et que chacun contribue, de façon plus ou moins importante, à déterminer la variance aux tests exécutifs complexes. Les trois fonctions exécutives spécifiques sont la flexibilité mentale, la mise à jour en mémoire de travail, et l'inhibition. La flexibilité mentale correspond à la capacité à changer de tâche ou de stratégie mentale et à passer ainsi d’une opération à une autre. Ce processus se traduit par le désengagement d’une tâche qui n’est plus appropriée, pour s’engager activement dans une tâche plus adéquate à la situation. La mise à jour concerne le contrôle et le codage de l’information entrant en mémoire de travail, avec comme critère la pertinence de l’information pour la tâche en cours. Elle permet le remplacement des items qui ne sont plus pertinents par d’autres qui le sont davantage. L’inhibition concerne la capacité d’un individu à bloquer délibérément une réponse dominante, automatique, qui s’impose à l’esprit. Chaque fonction peut être évaluée par des épreuves spécifiques et il existe également des mesures dites "complexes", telles que le WCST, qui font intervenir divers processus à la base du fonctionnement exécutif. L'objectif de cette expérience est de déterminer si une fonction exécutive spécifique est à l'origine de l'effet de l'âge sur la conscience autonoétique ou si au contraire l'explication la plus pertinente provient de tâches exécutives plus complexes ce qui montrerait l'implication de plusieurs processus exécutifs. Des participants jeunes et âgés ont été évalués à l'aide du paradigme R/K et de mesures des fonctions exécutives complexes et spécifiques. Les mesures exécutives sont le WCST (mesure complexe), le test des nombres-lettres (flexibilité mentale), le 2-back test (mise à jour) et le test de Stroop (inhibition). Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 79 Tableau 12. Analyse de régression prédisant les réponses R à partir de l'âge et des mesures exécutives. Note.WCST : Wisconsin Card Sorting Test ; SCWT: Test de Stroop ; * p<.05 ; ** p<.01 ; *** p<.001 A l'aide d'une analyse de régression, présentée dans le Tableau 12, nous avons pu confirmer le rôle des fonctions exécutives dans le déficit de conscience autonoétique lié à l'âge. Celle-ci révèle que la mesure complexe qui était déterminante dans les études antérieures n'apparaît plus comme telle lorsqu'elle est opposée aux mesures spécifiques. Au contraire, c'est la réduction de la capacité de mise à jour en mémoire de travail qui explique la diminution de la conscience autonoétique chez les participants âgés. L'inhibition et la flexibilité mentale ne sont pas apparues comme des facteurs explicatifs de cette diminution. C'est donc la capacité des sujets à actualiser le contenu des informations stockées temporairement qui détermine la possibilité de récupérer consciemment l'ensemble du contexte d'encodage. Le rôle de la mise à jour en mémoire de travail pourrait se situer autant à l'encodage qu'à la récupération. Lors de l'encodage une plus grande mise à jour en mémoire de travail doit permettre une meilleure association entre les informations cibles et les détails contextuels, ce qui au moment de la récupération favorise la conscience autonoétique. Lors de la récupération, la mise à jour en mémoire de travail pourrait faciliter la réinstallation des liens établis à l'encodage entre les informations cibles et contextuelles et la vérification des informations récupérées. Cette interprétation est parfaitement compatible avec l'hypothèse du déficit d'association (Naveh-Benjamin, 2000) selon laquelle les personnes âgées présenteraient une diminution de la capacité à former, encoder, Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 80 et récupérer les traits constitutifs d'une information. Ainsi, le vieillissement serait principalement associé à une détérioration des processus d'association qui sont responsables de l'intégration du contenu de l'information des items avec leur contexte ou leur source. Dans ce sens, Old et Naveh-Benjamin (2008) ont réalisé une méta-analyse, portant sur quatre-vingt dix études, qui montre que l'effet du vieillissement est plus important sur la récupération des associations entre l'information cible et les informations contextuelles que sur l'information cible elle-même. Dans la présentation des projets de recherche, nous reviendrons sur ce point. 4.2- L'APPROCHE ANALYTIQUE : STRATEGIES D'ENCODAGE ET VALENCE EMOTIONNELLE En parallèle des études portant sur le rôle des facteurs généraux, nous avons également conduit des travaux visant à mettre en avant d'autres facteurs susceptibles de modérer les effets de l'âge sur la conscience autonoétique. A ce stade, nous nous sommes intéressés aux stratégies d'encodage telles qu'elles ont été explorées sur les tâches classiques de mémoire épisodique et au rôle du caractère émotionnel des informations. Concernant les stratégies d'encodage, nous avons vu précédemment que lorsque les tâches nécessitent de la part du participant une production explicite du matériel, les personnes âgées arrivent à mettre en œuvre des traitements efficaces pour améliorer leur performance aux tâches classiques. Il nous a semblé que l’étude de la production d’un mot à l’encodage était particulièrement intéressante dans le contexte des deux états de conscience. En effet, comme nous l'avons vu, les travaux expérimentaux montrent que la conscience autonoétique implique la mise en œuvre de traitements élaborés à l’encodage, et serait coûteuse en attention, car elle nécessiterait la mise en place de traitements auto-initiés. Au contraire, la conscience noétique serait peu, voir non dépendante des traitements élaborés à l’encodage et de l’attention. Par conséquent, la production d’un mot cible associé sémantiquement au mot inducteur devrait augmenter le nombre de réponses de type R sans influencer le nombre de réponses K. Cette proposition a fait l’objet de plusieurs travaux qui ont étudié l’effet de la production d’une information à l’encodage sur le paradigme R/K, chez des adultes jeunes. Les différentes études menées ont montré un effet production uniquement sur la conscience autonoétique, se traduisant par une augmentation des Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 81 réponses R (Gardiner, 1988 ; Gardiner et al., 1996, expérience 3 ; Gardiner et al., 1999, expérience 2). Le fait de produire des mots à l’apprentissage à partir d’associés sémantiques favorise donc les réponses de type R lors de la restitution, suggérant qu'un traitement sémantique et actif permet la mise en place d'une trace mnésique plus forte et plus durable, induisant la possibilité de revivre le contexte d'encodage. Dans l'étude suivante, nous avons examiné simultanément l'effet de l'âge et l'effet production dans le cadre du paradigme R/K. Bugaïska, A., Clarys, D., Tapia, G., Taconnat, L., & Baudouin, A. (en révision). Aging and Recollective experience: The effect of semantic generation effect versus selfreference effect at encoding. Aging, Neuropsychology & Cognition. Deux études antérieures ont été réalisées dans le vieillissement dans lesquelles le sujet est activement impliqué lors de l'encodage grâce à un protocole de production. Mc Cabe et al. (2009) ont contrasté une condition de lecture de mots à une condition de production de mots à partir d'anagrammes. Ils observent un effet significatif du type d'encodage sur les réponses R, mais aucune interaction avec le groupe d'âge. Le bénéfice lié à la production de mots à partir d'anagrammes est donc similaire quel que soit le groupe d'âge. Dans une autre étude que nous avons déjà citée, Lövden et al. (2002) ont comparé une situation dans laquelle les participants devaient soit simplement lire les mots soit réaliser l'action définie par le mot. Les résultats mettent en évidence l'existence d'une interaction qui se traduit par un effet de l'âge sur les réponses R moins prononcé dans la condition action que dans la condition lecture, mais l'effet de l'âge est significatif dans les deux conditions. Par ailleurs, des analyses complémentaires indiquent que cette interaction pourrait s'expliquer par un effet plafond chez les participants jeunes. Il semble donc que l'effet production ne permette pas aux personnes âgées de compenser, même partiellement, leur déficit de conscience autonoétique, bien qu'elles bénéficient de cet effet. Ceci semble indiquer que l'effet production n'est pas assez spécifique pour permettre aux personnes âgées de revivre mentalement le contexte d'encodage, de manière identique aux participants jeunes. Dans cet article, nous rapportons le résultat de deux expériences. La première est proche de celles de Lövden et al. (2002) et de Mc Cabe et al. (2009) et reprend les Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 82 protocoles d'effet production tels que nous les avons mis en place sur les tâches classiques de mémoire épisodique. Lors de l'encodage, une situation de lecture a été comparée à une situation de production de mots. Dans ce cas, le sujet est actif lors de l'encodage, mais cela reste un encodage général et il n'est pas personnellement impliqué. Les résultats indiquent que les sujets âgés bénéficient de l'effet production de manière identique aux sujets jeunes pour augmenter la quantité de réponses R. Comme dans les deux études précédentes, il n'apparaît pas d'interaction entre le type d'encodage réalisé et le groupe d'âge, l'effet de l'âge sur les réponses R étant significatif pour les deux conditions d'encodage. Dans une deuxième expérience, nous nous sommes intéressés à l'effet de référence à soi. Cet effet (Rogers, Kuiper, & Kirker, 1977) se traduit par le fait qu'une information sera mieux restituée si elle a été encodée en référence à un élément personnel. Nous avons comparé une situation dans laquelle le sujet devait produire une définition générale du mot présenté (Que signifie l'adjectif "honnête" ?) à une situation où il devait produire une définition en référence à lui-même (En quoi l'adjectif "honnête" me caractérise-t-il ?). Tableau 13. Moyennes et écarts-types pour le score global de reconnaissance et les réponses R, K, et G, en fonction du groupe d'âge et du type d'encodage. Young (n = 20) Old (n = 20) Definitio Self-reference Definition Self-reference n Hits Overall recognition .92 (.08) .94 (.06) .86 (.14) .87 (.11) Remember .54 (.18) .57 (.21) .40 (.15) .57 (.09) Know .34 (.15) .35 (.20) .42 (.17) .28 (.13) Guess .04 (.05) .02 (.03) .04 (.04) .02 (.03) Les résultats montrent une interaction significative entre le type d'encodage réalisé et le groupe d'âge, pour les réponses R. Celle-ci se traduit par l'existence d'une diminution significative de la conscience autonoétique liée à l'âge dans la condition de définition générale tandis que cet effet n'apparaît pas dans la condition de référence à soi. Il semble donc que les personnes âgées bénéficient de l'encodage en référence à soi pour compenser leur déficit de conscience autonoétique relativement aux jeunes. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 83 Au final, si l'on étend la discussion à l'ensemble des travaux qui ont porté sur les déficits de traitement à l'encodage, différents éléments apparaissent. Lorsque l'on demande aux participants d'évaluer la facilité à générer une image mentale (Perfect et al., 1995) ou que les participants sont placés dans une situation de production classique de mots (Bugaïska et al, en révision, exp.1 ; Mc Cabe et al., 2009), il n'apparaît aucune interaction avec l'âge. Il semble donc que la diminution de la conscience autonoétique ne provienne pas d'un déficit dans les traitements généraux à l'encodage. En revanche, lorsque l'on demande aux participants de simuler une action définie par un mot (Lövden et al., 2002), ou de réaliser un encodage en référence à soi (Bugaïska et al, en révision, exp.2), ou que l'on examine les stratégies (Perfect & Dasgupta, 1997) et la spécificité de l'encodage (Mäntylä, 1993), les personnes âgées semblent favorisées. Par ailleurs, l'effet de concrétude qui favorise la conscience autonoétique est moindre chez les personnes âgées (Peters & Daum, 2008). Tout ceci nous amène à penser que c'est l'implication spécifique du self au moment de l'encodage qui est déficitaire chez les personnes âgées relativement aux jeunes et qui va ensuite conduire à une difficulté, chez les personnes âgées, à opérer un voyage mental dans le temps passé. Cette implication du self est d'ailleurs directement sous-tendue dans les travaux portant sur la valence émotionnelle des informations. Plusieurs auteurs se sont intéressés au rôle de la valence émotionnelle des informations dans le déficit de conscience autonoétique lié à l'âge. Nous savons que les informations connotées émotionnellement sont mieux mémorisées que les informations neutres (Buchanan & Adolphs, 2002). Par ailleurs, dans le cadre du vieillissement normal, la théorie de la sélectivité socio-émotionnelle (Carstensen, 1993 ; Carstensen, Fung, & Charles, 2003) prédit que les personnes âgées mémoriseraient mieux les informations en accord avec leurs buts et motivations, si bien que le caractère émotionnel des informations aurait plus d'importance. Plus précisément, les sujets âgés seraient plus attentifs et retiendraient donc mieux les informations positives. Dans le cadre du paradigme R/K, Comblain et al. (2004) ont étudié l'effet de la valence émotionnelle à partir d'images (positives, négatives, neutres). Il apparaît une interaction entre le groupe d'âge et la valence se traduisant par le fait que les jeunes produisent plus de réponses R que les âgés pour des images positives et négatives, mais pas pour des images neutres. La connotation semble donc profiter davantage aux participants jeunes. Par ailleurs, en étudiant les justifications des réponses R, les auteurs montrent que Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 84 chez les sujets âgés ces réponses sont davantage basées sur un souvenir des réactions émotionnelles alors que chez les jeunes elles tendent à être davantage basées sur un souvenir des pensées personnelles. Kensinger, Piguet, Krendl et Corkin (2005) ont également travaillé avec des images connotées (neutres et négatives) et ils se sont intéressés à la position relative des éléments (centrale/périphérique) et ont manipulé l'encodage (intentionnel/incident). Dans la condition avec un encodage incident, il n'apparaît pas d'interaction avec le groupe d'âge, mais une interaction entre la valence émotionnelle et la position : quel que soit le groupe d'âge, les participants produisent plus de réponses R pour les éléments centraux négatifs plutôt que neutres, et pour les éléments périphériques neutres plutôt que négatifs. En encodage intentionnel, les effets apparaissent différemment selon le groupe d'âge. Chez les sujets jeunes, il y a davantage de réponses R pour les éléments centraux négatifs plutôt que neutres et il n'existe pas d'effet de l'émotion pour les éléments périphériques. Chez les âgés, il y a davantage de réponses R pour les éléments centraux négatifs plutôt que neutres et aussi davantage de réponses R pour les éléments périphériques neutres plutôt que négatifs. Toutefois, cette étude est incomplète puisqu'elle n'inclus pas de matériel à connotation positive. Concernant du matériel verbal, Kapucu, Rotello, Ready et Seidl, (2008) ont étudié l'effet de la connotation à travers des mots positifs, neutres, et négatifs. Les résultats ne montrent aucun effet de l'âge sur les réponses R et indiquent que les mots négatifs entraînent plus de réponses R que les mots positifs ou neutres, pour lesquels les effets ne se différencient pas. Enfin, Piguet, Connally, Krendl, Huot et Corkin (2008) se sont également intéressés à cette question à travers un paradigme DRM appliqué à des mots positifs, neutres, et négatifs. Les données pour les fausses alarmes montrent que la valence positive a des effets opposés selon la nature des items distracteurs, chez les personnes âgées. Ainsi, les personnes âgées présentent moins de fausses réponses R pour des leurres positifs sans lien sémantique avec l'item cible, mais aussi plus de fausses alarmes R pour les mots positifs liés sémantiquement avec la cible. Pour les réponses correctes, les auteurs retrouvent un effet de l'âge sur les réponses R, mais aucun effet de la valence émotionnelle. Nous avons également réalisé une étude sur l'impact de la valence émotionnelle des mots dans le déficit de conscience autonoétique lié à l'âge. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 85 Clarys, D., Bugaïska, A., Tapia, G., Gaultier, C., Kalenzaga, S. & Baudouin, A. (en révision). Age-related changes in recollective experience and emotional memory. Experimental Aging Research. Les différents travaux réalisés avec du matériel émotionnel montrent soit que les jeunes profitent plus du caractère émotionnel des informations que les personnes âgées (Comblain et al., 2004), soit que les personnes âgées en bénéficient autant que les jeunes (Kapucu et al., 2008 : Kensinger et al., 2005 ; Piguet et al., 2008). Par ailleurs, les deux seules études réalisées avec du matériel verbal n'ont pas observé d'effet de l'âge sur la conscience autonoétique (Kapucu et al., 2008) ou pas d'effet de la valence émotionnelle (Piguet et al., 2008) ce qui n'est pas habituel et limite la possibilité d'examiner l'impact de la valence émotionnelle sur cet effet de l'âge. Nous avons donc renouvelé ce type d'étude en nous appuyant sur un protocole réalisé chez des adultes jeunes par des collègues anglais (Dewhurst & Parry, 2000). La particularité de ce protocole est qu'il est scindé en deux parties, ce qui évite d'induire des interférences liées à l'association des trois valences émotionnelles. Ainsi, nous avons contrasté l'encodage de mots négatifs et neutres, d'une part, et positifs et neutres, d'autre part. Pour le premier contraste, il apparaît un effet significatif de l'âge sur les réponses R, plus important pour les mots négatifs que neutres. Au contraire, pour le second contraste, les sujets âgés bénéficient autant que les jeunes de la valence positive des mots de sorte que l'effet de l'âge sur les réponses R soit identique pour les deux catégories de mots. Ces données font actuellement l'objet de traitements complémentaires dans le cadre de la révision de cet article en fusionnant les trois valences dans une même analyse et en traitant les indices de discrimination (A') et de biais de réponse)s (B" issus de la théorie de la détection du signal et proposés par Snodgrass et Corwin (1988). Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 86 1,00 Younge 0,90 Olde 0,80 0,70 0,60 0,50 0,40 0,30 Neutral Positive Negativ Figure 5. Moyennes (et barres d'écarts-types) de l'indice A' pour les réponses R en fonction du groupe d'âge et de la valence émotionnelle des mots. Les premières analyses ont fait l'objet d'une communication orale au congrès de la Société Française de Psychologie (Toulouse, juin 2009) et à l'European Congress of Psychology (Oslo, juillet 2009). Elles confirment l'existence d'un effet de l'âge sur les réponses correctes R et d'un effet de la valence émotionnelle dans le sens où les mots négatifs entraînent plus de réponses R que les mots positifs qui eux-mêmes entraînent plus de réponses R que les mots neutres. Il n'apparaît pas d'interaction entre ces deux variables. Par ailleurs, les mêmes effets apparaissent sur les fausses alarmes. Ces effets similaires sur les réponses correctes et les fausses alarmes R rendent nécessaire le calcul des deux indices. Les données concernant l'indice de discrimination des réponses R sont présentées dans la Figure 5. Les analyses réalisées sur ces données indiquent à nouveau qu'il existe un effet de l'âge et aussi un effet de l'émotion, ainsi qu'une interaction. Celle-ci s'explique par le fait que l'effet de l'émotion n'apparaisse que chez les personnes âgées. Celles-ci sont plus pénalisées que les jeunes pour des mots positifs que négatifs. Pour l'indice qui évalue le biais de réponse pour les réponses R, il apparaît également un effet de l'âge, un effet de l'émotion, et une interaction entre les deux variables. Ainsi, les participants, quel que soit leur âge adoptent une stratégie plus conservatrice (moins de réponses "oui") pour les mots neutres que pour les mots positifs, ceux-ci entraînant une stratégie plus conservatrice que les mots négatifs. L'effet de l'âge sur la stratégie de réponse est plus important pour les mots positifs, les personnes âgées adoptant une stratégie d'autant plus libérale que les jeunes qu'elles produisent des réponses R pour des mots positifs. Pour les réponses K, nous n'observons aucun effet significatif. Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 87 En résumé, les travaux ayant porté sur la valence émotionnelle des informations n'ont pas apporté d'éléments indiquant clairement que les personnes âgées pouvaient profiter de la valence émotionnelle pour compenser leur déficit de conscience autonoétique. Dans le meilleur des cas, elles bénéficient autant que les jeunes du caractère émotionnel des informations pour augmenter la reviviscence du souvenir, mais dans d'autres situations elles semblent pénalisées relativement aux jeunes. D'ailleurs, les traitements complémentaires de notre étude montrent que les personnes âgées adoptent une stratégie d'autant plus libérale que les jeunes dans la production des réponses R qu'elles ont à traiter des mots positifs. Ceci les conduit à avoir une moins bonne capacité de discrimination pour ces mots. Il semble donc que les mots positifs facilitent la mise en place d'un état de conscience autonoétique chez les personnes âgées, aussi bien pour les souvenirs vrais que pour les faux souvenirs. Ceci pourrait provenir de la tendance des personnes âgées à favoriser les informations positives, telle qu'elle est décrite dans la théorie de la sélectivité socio-émotionnelle (Charles et al., 2003). Ceci peut également traduire un déficit de mémoire de source en lien avec une altération des mécanismes de contrôle au moment de la reconnaissance. Ces travaux sur les états de conscience dans le vieillissement normal ont tous été conduits dans un cadre très expérimental à partir de listes de mots rigoureusement sélectionnés. Toutefois, chacun expérimente régulièrement les états de conscience dans sa vie quotidienne. Par exemple, il est fréquent pour un enseignant-chercheur de rencontrer dans la rue des étudiants parmi les nombreux visages que nous croisons dans cet endroit. Lorsqu'un étudiant est reconnu, soit il peut s'agir d'une connaissance générale du type "je sais que c'est un étudiant de psychologie", soit il peut s'agir d'un souvenir plus spécifique du type "je vois cet étudiant dans mon cours de Licence et il est venu me faire signer une feuille de présence lors de la dernière séance". Ainsi, nous voyons le sens de nos travaux de laboratoire par rapport à l'activité mnésique quotidienne. Afin d'explorer des aspects mnésiques plus proches de la vie quotidienne, nous nous sommes intéressés à la mémoire autobiographique dans le cadre d'une collaboration avec Pascale Piolino. La mémoire autobiographique peut être définie comme un système mnésique dont le "soi" est le sujet central de connaissance. C’est une mémoire à très long terme qui emmagasine les souvenirs personnels d’un individu, émaillés de détail phénoménologiques, accumulés depuis son plus jeune âge, à l’origine du sentiment Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 88 d’identité et de continuité (Piolino, Desgranges, & Eustache, 2000). Au sein des modèles de la mémoire humaine, on a souvent associé la mémoire autobiographique à la mémoire épisodique en référence à la définition de Tulving (1985a). Toutefois, les conceptions structurales actuelles proposent de distinguer une composante sémantique personnelle stockant la connaissance générale de son passé, et une composante épisodique, contenant des événements personnels spécifiques situées dans le temps et l’espace que l’on peut revivre mentalement (Conway, 2001, 2005). L'étude que nous avons réalisée a porté sur l'impact du vieillissement sur les aspects phénoménologiques de la mémoire autobiographique. Piolino P., Desgranges B., Clarys D., Guillery-Girard B., Isingrini M., & Eustache F. (2006). Autobiographical memory and sense of remembering in aging. Psychology & Aging, 21, 510-525 Dans cette étude, nous avons examiné l'effet du vieillissement sur la mémoire autobiographique à partir d'un échantillon très important (180 participants). Pour cela, nous avons utilisé un test spécifique mis au point par Piolino et al. (2000) : le TEMPau (Test Episodique de Mémoire du Passé autobiographique). Il s'agit d'un outil expérimental sophistiqué basé sur la définition actuelle de la mémoire épisodique (Tulving, 2001). Il permet d’évaluer la capacité à rappeler des événements autobiographiques épisodiques en fonction de cinq périodes de vie. Ce test permet aussi d’évaluer l’état de conscience associé à la récupération du souvenir et la perspective du soi (paradigme "acteur"/"spectateur", Nigro & Neisser, 1983). Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 89 Figure 6. Proportions moyennes (et barres d'écarts-types) de réponses R en fonction du groupe d'âge et du type d'information testée (factuelle, spatiale, temporelle) pour les différentes périodes de vie. Les résultats concernant les réponses R sont représentés dans la Figure 6. L'ensemble des données de cette étude montre que la capacité de reviviscence de la source d’encodage (conscience autonoétique) et la perspective d’acteur diminuent avec l’âge des sujets et l’intervalle de rétention tandis que la conscience noétique et la perspective d’observateur augmentent. Ces données confortent l'idée d'une dissociation épisodique/sémantique dans la mémoire autobiographique au cours du vieillissement. Ainsi, ce résultat a clairement confirmé l’existence de processus de sémantisation liés à la durée de l’intervalle de rétention et à l’âge des sujets. Toutefois, nous avons aussi mis en évidence que des souvenirs anciens encodés notamment entre 18 et 30 ans (phénomène connu sous le terme de pic de réminiscence) peuvent rester vivaces et épisodiques chez les personnes âgées et leur garantir ainsi un maintien du sentiment d’identité et de continuité. La part épisodique serait plus importante que la part sémantique pour les souvenirs récents et inversement pour les souvenirs anciens. Ce processus de sémantisation augmente avec l’âge des souvenirs et l’âge des sujets. Cette étude sur des aspects mnésiques plus proches de la vie quotidienne montre toute la pertinence des travaux que nous réalisons sur des aspects plus expérimentaux en confirmant une dégradation de la conscience autonoétique, même pour des souvenirs autobiographiques. Elle permet donc de penser que la difficulté des personnes âgées à revivre des situations antérieures et à se projeter dans le futur est bien présente dans leur Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 90 quotidien et peut constituer une difficulté et avoir des incidences sur leur identité et leur personnalité. Comme nous l'avons vu précédemment, les travaux menés sur l'effet du vieillissement sur les états de conscience ont débuté il y a maintenant plus de quinze années et ils se sont multipliés ces dernières années. Aussi, nous avons jugé utile de proposer une synthèse de la littérature et une réflexion critique sur ces travaux à travers un article qui vient d'être soumis. Clarys, D., & Bugaïska, A. (soumis). Etats de conscience associés à la récupération en mémoire : une revue de littérature concernant les effets du vieillissement et les facteurs explicatifs potentiels. L'Année Psychologique. Cette revue de littérature reprend les différents éléments présentés dans cette partie. Elle présente deux objectifs principaux : (1) proposer une synthèse des études traitant de l'effet du vieillissement sur les états de conscience associés à la récupération d'une information en mémoire et évalués à l'aide du paradigme R/K, et (2) apporter un éclairage sur les facteurs explicatifs potentiels de ces effets de l'âge. Les résultats de cette synthèse de la littérature montrent d'une part que le vieillissement s'accompagne en général, mais pas systématiquement, d'une dégradation de la conscience autonoétique et d'une préservation de la conscience noétique. D'autre part, trois facteurs explicatifs apparaissent pertinents : (1) des difficultés d'encodage spécifique et en lien avec soi-même, (2) des déficits attentionnels à l'encodage, et (3) des déficits exécutifs, notamment de mise à jour en mémoire. Ces différents éléments ainsi que les limites méthodologiques de ces travaux ont été discutés dans cet article. Ceci nous a amenés à nous poser la question des liens entre les trois facteurs explicatifs qui ressortent afin de proposer une explication plus intégrée. Nous avons proposé que la dégradation des fonctions exécutives et la diminution des ressources attentionnelles qui accompagnent le vieillissement conduisent à un encodage plus général et moins en lien avec le soi. Autrement dit, les participants âgés ont moins de capacité pour opérer un voyage mental dans le temps et revivre leur propre passé du fait que leur encodage ne soit pas assez précis et qu'ils ne relient pas les informations avec euxmêmes. Ce type d'encodage pourrait impliquer davantage d'attention et une mise à jour Chapitre 2 : Vieillissement et mémoire 91 régulière des informations en mémoire, lesquelles sont déficitaires chez les participants âgés. En conclusion, l'examen approfondi de la littérature a mis en évidence des effets de l'âge moins clairs que ce que l'on peut lire habituellement, avec quelques absences d'effet sur la conscience autonoétique et des données encore plus contrastées concernant la conscience noétique. Le fonctionnement exécutif et l'encodage en lien avec le soi apparaissent comme des éléments déterminants dans la compréhension des effets de l'âge sur la conscience autonoétique. L'implication des fonctions exécutives devra être confirmée à travers des études s'appuyant sur des modèles théoriques récents et incluant davantage d'épreuves et de participants, ainsi que par des études dans lesquelles les capacités exécutives des sujets seront directement manipulées à l'encodage et/ou à la récupération. Concernant le rôle du soi, les travaux futurs devront s'intéresser aux liens entre les émotions et l'implication du soi lors de l'encodage afin de voir si les personnes âgées peuvent bénéficier de la valence émotionnelle d'une information lorsqu'elle a été encodée en lien avec le soi pour améliorer leur niveau de conscience autonoétique. Nous reviendrons sur ces différents éléments dans les projets de recherche, après avoir présenté nos travaux sur les troubles des états de conscience associés à la récupération en mémoire dans le stress post-traumatique, dans le chapitre suivant. 92 CHAPITRE III : LES TROUBLES DE LA MEMOIRE DANS LE STRESS POST-TRAUMATIQUE Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 93 INTRODUCTION Ce deuxième axe de recherche est né en 2003 à la suite de la volonté institutionnelle et stratégique de rapprocher deux équipes (l'EA 3248 « Psychobiologie des Emotions » et l’EA 2114 « Vieillissement et Développement Adulte ») de l’Université François Rabelais de Tours. Ce projet original s’inscrit à l’intersection entre deux champs d’études complémentaires : la psychiatrie clinique et la psychologie cognitive. L'intérêt de ce projet est de rapprocher les données cliniques et scientifiques pour apporter une contribution à la connaissance de la clinique post-traumatique. Il s'agit donc d'une collaboration nouvelle impliquant notamment la Clinique Psychiatrique Universitaire du CHRU de Tours qui se poursuit au-delà de la destinée des deux équipes de recherche. En effet, nous verrons dans la suite de ce document que cet axe de recherche s'est avéré être très porteur alors que les deux équipes ne se sont finalement pas rapprochées davantage puisqu'une partie de l'EA 2114 a rejoint l'ancien LACO de Poitiers pour former l'actuelle UMR 6234 CeRCA tandis que l'EA 3248 a rejoint une équipe Inserm de Tours. De nombreux évènements quotidiens peuvent être potentiellement traumatisants : un accident de voiture, une nouvelle inattendue, une insulte, etc. Dans la plupart des cas et pour la plupart des individus, ces évènements sont sans conséquences et n'entraînent aucun traumatisme psychologique. Toutefois, dans d'autres situations ou chez d'autres personnes, le vécu de l'un de ces évènements peut conduire à un état de stress post-traumatique (ESPT ou PTSD pour "Post-Traumatic Stress Disorder"). Ceci indique que le caractère traumatisant d'un évènement est relatif à l'individu et à son état psychologique au moment de l'évènement. L'absence ou la présence de conséquences psychologiques suite au vécu d'un évènement potentiellement traumatisant dépend de la résilience ou de vulnérabilité de l'individu : son histoire personnelle, des facteurs culturels, des facteurs environnementaux (familiaux ou sociaux) ou des facteurs génétiques (McFarlane, 1996). Un événement traumatique est d’autant plus déclencheur de PTSD qu’il est sévère, de survenue soudaine, prolongé, répété ou intentionnel (provoqué par quelqu’un d’autre), qu’il entraîne des préjudices physiques ou psychiques pénibles, ou qu’il entraîne des préjudices à la communauté du sujet ou aux systèmes de soutien. Les travaux scientifiques ont montré qu'aucun événement traumatique ne produit un PTSD chez tous les individus qui y ont été confrontés (Perry, Difede, Musngi, Frances, & Jacobsberg, 1992). De même, des événements communs (chômage, accidents, divorce, maladie) peuvent entraîner le Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 94 développement d'un PTSD chez certains individus. Il apparaît donc que la perception d’un événement comme traumatique par l'individu est presque aussi essentielle dans sa capacité à induire des symptômes chez le sujet que son degré de sévérité. Par ailleurs la clinique post-traumatique comporte d’autres troubles que le PTSD, tels que d’autres troubles anxieux (agoraphobie, trouble panique, phobies simples), des troubles dissociatifs, des troubles dépressifs et des troubles addictifs. Les symptômes caractéristiques d’un PTSD sont la reviviscence de l’événement traumatique, l’évitement de stimuli associés à l’événement, l’émoussement de la réactivité générale ainsi qu’une hyperactivité neurovégétative. La symptomatologie se construit autour de la répétition de l'évènement traumatique : aussi, la composante mnésique est-elle centrale dans ce trouble. Le souvenir de l’évènement traumatique, ancré dans la mémoire autobiographique de l'individu, entraîne des troubles de la conscience qui se manifestent notamment par la présence d’épisodes dissociatifs. La confrontation soudaine avec le réel de la mort qui s’impose à l'individu lors du vécu traumatique engendre des perturbations émotionnelles qui s’expriment à travers les nombreux symptômes d’activation neurovégétative du trouble. Aussi, le PTSD peut se résumer en un trouble qui affecte trois fonctions normalement intégrées que sont la mémoire, la conscience et l’émotion. Dans ce nouvel axe de recherche, nous essayons de mettre en évidence ces altérations fonctionnelles en approchant les processus cognitifs qui les sous-tendent. L’idée sousjacente est que la mise en évidence de certains déficits ou biais cognitifs impliquant l’intégration de ces trois fonctions devrait permettre de mieux comprendre les mécanismes cognitifs impliqués dans l’apparition et le maintien des symptômes caractéristiques du PTSD. Après avoir présenté la clinique du PTSD et les critères diagnostics, nous nous intéresserons aux troubles cognitifs et notamment mnésiques associés au PTSD, ce qui nous conduira à présenter nos deux articles de synthèse sur la question ainsi que nos deux articles expérimentaux portant sur les états de conscience associés à la récupération en mémoire. I – CLINIQUE DE L'ETAT DE STRESS POST-TRAUMATIQUE L'origine du PTSD remonte à la fin du XIXe siècle. C'est le neuropsychiatre allemand Herman Oppenheim qui, en identifiant "la névrose traumatique" au sujet des Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 95 conséquences psychologiques des accidents de chemin de fer, lui accorda son autonomie nosographique, en 1888. La clinique psychotraumatique s'est ensuite développée avec la psychiatrie de guerre dans le cadre des premières guerres du XXe siècle. Ainsi, les militaires russes firent appel à des spécialistes au cours du conflit russo-japonais de 19041906. Les militaires anglais, français et américains firent de même au cours de la Première Guerre Mondiale. Il en résulta l’identification d’un nombre très élevé de "névroses de guerre". Les guerres du milieu du XXe siècle (Deuxième Guerre Mondiale 1939-1945, Guerre du Vietnam 1964-1975) ont ensuite fortement influencé la psychiatrie de l’aprèsguerre et ont ramené l’attention sur la névrose de guerre. Ainsi, bien que la névrose traumatique ait disparu des classifications après 1945, elle a été réintroduite en 1980 dans la troisième édition du DSM (APA, 1980) sous le terme de Post-Traumatic Stress Disorder (PTSD). Après que le PTSD ait été bien installé dans la nosographie psychiatrique, la guerre du Golfe et des cas civils sont venus élargir le concept de PTSD, qui est maintenant utilisé pour les victimes des catastrophes, d’actes terroristes, de violences dans la vie civile et d’abus sexuels. Le PTSD est maintenant mieux identifié, sa prévalence variant autour de 14% (APA, 1994). Le concept de PTSD a trouvé une nouvelle légitimité en agrégeant une population nouvelle et plus large. Toutefois, si le terme de PTSD a rencontré un écho très favorable auprès des psychiatres américains, puis dans la littérature internationale, certaines divergences demeurent au niveau de sa traduction française. Il fut d’abord traduit par Etat de Stress Post-Traumatique (ESPT). Puis le mot "trouble", traduisant mieux le mot "disorder", a remplacé celui "d'état". Cette traduction initiale tend donc à être remplacée par celle de "Trouble de Stress Post-Traumatique (TSPT)" ou plus largement par celle de "syndrome psychotraumatique". Dans ce document, nous avons choisi d'utiliser le terme anglophone usité dans la littérature internationale de "Post-Traumatic Stress Disorder" (PTSD), mais dans nos publications francophones, nous avons été contraints d'utiliser une traduction française. Nous pouvons parler de PTSD en présence de symptômes caractéristiques et stables apparus chez un individu au décours de son exposition, comme victime, comme acteur ou comme témoin, à un ou plusieurs évènements traumatiques. L’établissement du diagnostic de PTSD exige la présence de plusieurs éléments sur lesquels nous reviendrons ensuite : les deux éléments du critère A (exposition à un évènement traumatique), au moins un des cinq Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 96 éléments du critère B (symptômes de reviviscence), trois des sept éléments du critère C (évitement des stimuli évocateurs et émoussement de la réactivité générale) et deux des cinq éléments du critère D (symptômes d'activation neurovégétative), plus la présence des deux critères E (durée des troubles) et F (souffrance et perturbation entraînées) (APA, 1994). Les critères diagnostics extraits du DSM IV (APA, 1994) sont présentés dans le Tableau 14. Tableau 14. Critères diagnostiques du F43.1 [309.81] Trouble Etat de Stress Post Traumatique du DSM-IV (APA, 1994). D'après Tapia (2007). A Le sujet a été exposé à un événement traumatique dans lequel les 2 éléments suivants étaient présents: 1. Le sujet a vécu, a été témoin ou a été confronté à un événement ou à des évènements durant lesquels des 2. B 1. 2. 3. 4. 5. C 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. D 1. 2. 3. 4. 5. E F individus ont pu mourir ou être très gravement blessés ou bien ont été menacés de mort ou de grave blessure ou bien durant lesquels son intégrité physique ou celle d’autrui a pu être menacée La réaction du sujet à l’événement s’est traduite par une peur intense, un sentiment d’impuissance ou d’horreur. L’événement traumatique est constamment revécu, de l’une (ou de plusieurs) des façons suivantes: Souvenirs répétitifs et envahissants de l’événement provoquant un sentiment de détresse et comprenant des images, des pensées ou des perceptions. Rêves répétitifs de l’événement provoquant un sentiment de détresse. N.B.: Chez les enfants, il peut y avoir des rêves effrayants sans contenu reconnaissable Impression ou agissements soudains «comme si» l’événement traumatique allait se reproduire (incluant le sentiment de revivre l’événement, des illusions, des hallucinations, et des épisodes dissociatifs (flashback), y compris ceux qui surviennent au réveil ou au cours d’une intoxication). Sentiment intense de détresse psychique lors de l’exposition à des indices internes ou externes évoquant ou ressemblant à un aspect de l’événement traumatique en cause Réactivité physiologique lors de l’exposition à des indices internes ou externes pouvant évoquer ou ressembler à un aspect de l’événement traumatique en cause Evitement persistant des stimulus associés au traumatisme et émoussement de la réactivité générale (ne préexistant pas au traumatisme), comme en témoigne la présence d’au moins trois des manifestations suivantes: Efforts pour éviter les pensées, les sentiments ou les conversations associés au traumatisme Efforts pour éviter les activités, les endroits ou les gens qui éveillent des souvenirs du traumatisme Incapacité de se rappeler un aspect important du traumatisme Réduction nette de l’intérêt pour des activités importantes ou bien réduction de la participation à ces mêmes activités Sentiment de détachement d’autrui ou bien de devenir étranger par rapport aux autres Restriction des affects (p. ex., incapacité à éprouver des sentiments tendres) Sentiment d’avenir «bouché» (p. ex., pense ne pas pouvoir faire carrière, se marier, avoir des enfants, ou avoir un cours normal de la vie) Présence de symptômes persistants traduisant une activation neurovégétative (ne préexistant pas au traumatisme) comme en témoigne la présence d’au moins deux des manifestations suivantes: Difficultés d’endormissement ou sommeil interrompu Irritabilité ou accès de colère Difficultés de concentration Hypervigilance Réaction de sursaut exagérée La perturbation (symptômes des critères B, C et D) dure plus d’un mois La perturbation entraîne une souffrance cliniquement significative ou une altération du fonctionnement social, professionnel ou dans d’autres domaines importants Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 97 Le critère A définit la notion d'évènement traumatique en indiquant qu'il s'agit d'un évènement violent au cours duquel le sujet lui-même ou d’autres individus auraient pu mourir ou être gravement blessés, ou au cours duquel leur vie ou leur intégrité physique ou mentale a été menacée. De plus, cet évènement doit avoir donné lieu à un sentiment de peur intense, d’horreur ou d’impuissance. L'intérêt de cette dernière version du DSM est qu'au lieu de se centrer sur la seule sévérité de l’événement dit traumatique, comme dans les versions antérieures, elle met en avant l'interaction entre l’exposition à un événement traumatique (en réalité potentiellement traumatique) et la réaction subjective du sujet et sa vulnérabilité face à cet événement. Ceci montre le rôle déterminant de la perception subjective de la menace durant un événement potentiellement traumatique dans le développement de symptômes post-traumatiques (Blanchard, Hickling, Mitnick, Taylor, Loos, & Buckley, 1995 ; King, King, Foy, Keane, & Fairbank, 1999 ; Marmar, Weiss, Metzger, Ronfeldt, Foreman, 1996). Le critère B concerne les symptômes de reviviscence. Ces reviviscences surviennent le plus souvent spontanément, sans cause apparente, de façon imprévisible, involontaire et irrépressible. Elles se reproduisent de façon récurrente et provoquent à chaque fois une angoisse intense souvent accompagnée de manifestations neurovégétatives (sueur, pâleur, tachycardie…). Ces reviviscences peuvent se produire en réaction à un indice de l’environnement faisant évoquer le traumatisme : par exemple le son d’une sirène d’ambulance. Cependant, la survenue de la reviviscence n’est pas toujours suscitée par un stimulus externe apparent mais par une évocation indirecte, non accessible à la conscience, que le patient pourra toutefois éventuellement retrouver en récapitulant ses souvenirs récents. Il s’agirait d’une mémoire implicite préservée pour des évènements spécifiques qui ne sont pas rappelés consciemment (Schacter, 1999). Les réviviscences peuvent revêtir la forme de souvenirs, de pensées, d’hallucinations ou d’illusions visuelles, auditives, olfactives ou sensitives. Elles se manifestent souvent la nuit sous forme de cauchemars reproduisant l’évènement traumatique avec la vivacité du réel, et selon le même déroulement de scénario catastrophique. Il s’agit de cauchemars intensément vécus et pas seulement contemplés donnant lieu à un réveil angoissé souvent accompagné de tachycardie et de sueurs. Dans ce cas, le temps de latence pour retrouver le sommeil peut être très important. On peut également observer des reviviscences "actives" de l’évènement traumatique, fugaces ou durables. Le sujet peut alors ressentir une impression d’imminence Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 98 de danger et se comporter comme si l’évènement allait se reproduire ou se reproduisait (sursaut, recroquevillement, fuite). Les symptômes d’évitement et d’émoussement de la réactivité générale (critère C) concernent le fait que les patients souffrant de PTSD mettent en place des stratégies d’évitement pour limiter la souffrance en lien avec les rappels intrusifs et répétés de l’évènement traumatique. Cet évitement peut être de trois types : cognitif, comportemental et émotionnel. L’évitement cognitif correspond au fait que le sujet garde son esprit constamment occupé par d’autres pensées. L’évitement émotionnel se manifeste par le fait de penser à l’évènement traumatique d’une manière complètement déchargée d’émotion. L’évitement comportemental se traduit par un effort pour éviter les lieux, les activités ou les personnes rappelant le traumatisme. Les patients manifestent également une diminution d’intérêt et d’investissement pour les activités quotidiennes et une impression d’avenir bouché. Sur le plan affectif, ils rencontrent des difficultés à ressentir des émotions, notamment positives, accompagnées de sensations de perte de plaisir. Ils se sentent détachés d’autrui, incompris ou étrangers. Aussi, on retrouve dans ce syndrome un repli comportemental allant de la marginalisation aux conduites addictives. Le critère D correspond aux symptômes d’activation neurovégétative (ou d'hyperexcitabilité). Il s'agit d'un état d’hypervigilance donnant lieu à une attitude permanente d’alerte, comme si le patient redoutait d’être agressé à nouveau. Cet état donne aussi lieu à des réactions de sursauts exagérés, en réponse aux bruits soudains (une sonnerie de téléphone, un claquement de porte) et aux contacts inattendus (par exemple si quelqu’un arrive derrière le patient sans qu'il ne l’ait vu venir). Il se manifeste par des difficultés d’endormissement, une irritabilité caractérielle avec accès de colère, et des difficultés de concentration. Pour que le diagnostic de PTSD puisse être posé il faut que les symptômes notés dans les critères B, C et D persistent depuis au moins un mois (critère E). Le DSM-IV distingue deux formes évolutives du PTSD : une forme "aiguë" pour les PTSD dont les symptômes durent moins de trois mois et une forme "chronique" pour ceux dont les symptômes perdurent trois mois ou davantage. Enfin, tous les symptômes relevés dans un PTSD doivent entraîner une souffrance psychique cliniquement significative, ou une altération notable du fonctionnement social, dans les domaines professionnel, familial ou autre (critère F). Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 99 L’événement traumatique que le patient subit constitue le facteur de risque le plus important dans le développement d'un PTSD mais aussi dans le développement d’autres troubles psychiatriques tels que des troubles anxieux, des troubles dépressifs, des troubles de somatisation, des troubles de la personnalité, et des troubles dissociatifs (Karam, Howard, Karam, Ashkar, Shaaya, Melhem, et al., 1998 ; Marshall, Schneier, Lin, Simpson, Vermes, Liebowitz, 2000 ; Pelcovitz, Van der Kolk, Roth, Mandel, Kaplan, Resnick, 1996). La difficulté dans l'établissement du diagnostic et dans l'étude du PTSD réside justement dans les nombreuses comorbidités associées à cette pathologie. Dans le DSM-IV, le PTSD appartient au groupe des troubles anxieux et il y a un recouvrement partiel entre son tableau clinique et ceux des autres troubles anxieux du groupe. Dans la réponse à la situation stressante, l’anxiété généralisée serait aussi fréquente que le PTSD (MacFarlane & Papay, 1992) et le trouble panique surviendrait dans 69 % des cas (Falsetti & Resnick, 1997). De même, l’évitement propre au PTSD fait qu'une grande partie de ces patients remplissent aussi les critères diagnostiques de phobie sociale (72% d’une cohorte de vétérans du Vietnam selon Orsillo, Weathers, Litz, Steinberg, Huska, & Keane, 1996). Des plaintes somatiques (céphalées, dorsalgies, gastralgies) sont souvent exprimées par des patients souffrant de PTSD (Andreski, Chilcoat, & Breslau, 1998). Des troubles psychosomatiques proprement dits, avec lésion tissulaire (asthme, hypertension, dermatose, diabète…) sont souvent retrouvés associés à un PTSD (Bouthillon, Crocq, & Julien, 1992). De nombreux travaux ont également mis en évidence des troubles des conduites, qu’elles soient suicidaires (Ferrada-Noli, Asberg, Ormstad, Lundin, & Sundbom, 1998) ou addictives (Bremner, Southwick, Darnell, & Charney, 1996). Plus largement, l’enquête du National Comorbidity Survey (Kessler, Sonnega, Bromet, Hughes, & Nelson, 1995) précise que le taux de comorbidité du PTSD vie entière avec d’autres pathologies psychiatriques est de l'ordre de 80%. En plus des troubles anxieux, le PTSD est fréquemment associé au diagnostic de dépression et de dissociation. D'ailleurs, on observe un recouvrement entre les critères diagnostics de PTSD et la symptomatologie dépressive. En effet, la réduction nette des affects, la diminution de l’intérêt pour des activités importantes et le sentiment de détachement d’autrui, que nous avons mentionnés dans les critères C du DSM-IV du diagnostic du PTSD, témoignent d’une nette tonalité dépressive (APA, 1994 ; Birmes, Hazane, Callahan, Sztulman, & Schmitt, 1999 ; Kessler et al., 1995). Les symptômes dissociatifs tels que les états de Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 100 déréalisation ou de dépersonnalisation qui surviennent au cours des "flash-back" figurent également parmi les critères diagnostiques du PTSD. Le diagnostic additionnel de " trouble dissociatif " n’est porté que si ces symptômes surviennent hors de l’évolution de ce trouble. Il est important de préciser que les troubles dissociatifs ne sont pas des phénomènes survenant dans le cadre d’une personnalité délirante, les facteurs prédisposants étant liés à un stress psychologique ou à un traumatisme psychique. D’après le DSM-IV, la caractéristique essentielle des troubles dissociatifs est le clivage de fonctions normalement intégrées telle que la conscience, la mémoire, l’identité ou la perception de l’environnement. En plus de la symptomatologie riche du PTSD, les nombreuses comorbidités qu'il présente posent un problème important, notamment dans l'étude des troubles cognitifs associés au PTSD. En effet, ces pathologies concomitantes sont susceptibles d’induire des déficits cognitifs qu’il est nécessaire de distinguer de ceux dus spécifiquement au PTSD. II – LES TROUBLES COGNITIFS GENERAUX DANS LE PTSD Les patients souffrant de PTSD se plaignent systématiquement de problèmes de mémoire et de concentration qui les handicapent au quotidien. La littérature sur les troubles cognitifs dans le PTSD est conséquente et révèle l’importance des difficultés cognitives que rencontrent ces sujets. De cette littérature semble émerger deux grands domaines cognitifs déficitaires : les capacités de mémoire explicite et d’apprentissage, et les fonctions attentionnelles et exécutives. Afin de faire le point sur ces données, nous avons réalisé une revue critique de la littérature dans l'article suivant : Tapia, G., Clarys, D., El-Hage, W, & Isingrini, M. (2007a). Les troubles cognitifs dans le Post-Traumatic Stress Disorder (PTSD) : une revue de la littérature. L’Année Psychologique, 107 (3). L'objectif de cette revue de la littérature est de présenter une synthèse des études consacrées aux conséquences du PTSD sur le fonctionnement de la mémoire et sur le fonctionnement exécutif, et de développer une analyse critique des résultats obtenus rendant compte des limites théoriques et méthodologiques auxquelles se heurte l’étude du Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 101 PTSD. Ceci nous a amenés à discuter des raisons susceptibles d’expliquer l’hétérogénéité des résultats observés. De nombreuses études ont examiné la mémoire à long terme dans le PTSD, dans son versant explicite, mais une étude a comparé les aspects explicites et implicites. Ainsi, des déficits en mémoire explicite ont été observés chez des sujets souffrant d’un PTSD en l’absence de tout déficit en mémoire implicite (Golier, Yehuda, Lupien, Harvey, Grossman, & Elkin, 2002). Ces données suggèrent que la mémoire explicite est spécifiquement altérée dans le PTSD. D'ailleurs, la plupart des études qui ont porté uniquement sur la mémoire explicite a révélé la présence de déficits dans cette forme de mémoire chez les sujets souffrant de PTSD. Cependant, certains travaux n’ont pas retrouvé de déficit pour ce type de mémoire (pour revue, voir Tapia et al., 2007a). Parmi les études ayant observé des déficits, plusieurs ont révélé des difficultés à la fois dans la rétention immédiate et différée des informations (Bremner, Randall, Scott, Bronen, Seibyl, Southwick et al., 1995a ; Bremner, Randall, Scott, Capelli, Delaney, McCarthy et al., 1995b ; Bremner, Randall, Scott, Vermetten, Staib, Bronen et al., 1997 ; Bremner, Vermetten, Azfal, & Vythilingam, 2004 ; Gilbertson, Gurvits, Lasko, Orr, & Pitman, 2001 ; Jenkins, Langlais, Delis, & Cohen 1998 ; Koso & Hansen, 2006 ; Vasterling, Brailey, Constans, & Sutker, 1998 ; Winter & Irle, 2004 ; Yehuda, Golier, Halligan, & Harvey 2004). D'autres travaux ont spécifiquement observé un déficit pour le rappel différé plutôt que pour le rappel immédiat (Vasterling, Duke, Brailey, Constans, Allain, Sutker et al., 2002 ; Jenkins, 1995). Aucune étude n’a mis en évidence une atteinte spécifique du rappel immédiat, suggérant que les faibles performances mnésiques observées sont plutôt dues à un déficit dans la rétention ou la récupération des informations qu’à un déficit attentionnel lors de l’encodage. Concernant les formes de mémoire verbale et visuelle de la mémoire explicite, aucune étude n’a observé une atteinte simultanée des capacités de mémoire verbale et visuelle. Par contre, des déficits en mémoire visuelle ont été observés en l’absence de déficit en mémoire verbale (Stein, Kennedy, & Twamley, 2002), et à l’inverse des déficits en mémoire verbale ont été observés en l’absence d’altération des capacités de mémoire visuelle (Bremner et al., 1995b ; Gilbertson et al., 2001 ; Vasterling et al., 1998 ; Vasterling et al., 2002). Ces données semblent montrer que dans le PTSD, les déficits en mémoire verbale sont plus fréquemment observés que ceux en mémoire visuelle. Cependant, ce Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 102 constat traduit plutôt la fréquence avec laquelle ces deux tests sont utilisés dans les travaux portant sur le PTSD qu’une véritable dissociation pour ces deux types de mémoire. Peu d’études ont finalement évalué les capacités en mémoire visuelle dans le PTSD. D'autres études, dans le PTSD, ont porté sur les troubles de la mémoire de travail. Dans la plupart des cas, le test d’empan de chiffres (endroit et envers) a été utilisé pour évaluer cette capacité de mémoire immédiate. Certains travaux ont mis en évidence des déficits sur les deux composantes de ce test (El-Hage, Isingrini, Gaillard, & Belzung, 2006 ; Gilbertson et al., 2001 ; Jenkins, 1995 ; Koso & Hansen, 2006 ; Vasterling et al., 1998 ; Vasterling et al., 2002 ). Toutefois, une étude n’a pas observé d’altération des performances ni pour l’empan endroit ni pour l’empan envers (Stein et al., 2002), et une autre étude a révélé une atteinte spécifique des performances pour l’empan de chiffres envers, traduisant plutôt des problèmes relevant du centre exécutif de la mémoire de travail que des difficultés attentionnelles lors de l’encodage (Jenkins, Langlais, Delis, & Cohen, 2000). Ceci va dans le sens des travaux que nous avons cités précédemment sur la mémoire à long terme montrant que le déficit des patients PTSD porte plus sur le rappel différé que sur le rappel immédiat (Vasterling et al., 2002 ; Jenkins, 1995), ce qui conforte l'idée que l'encodage est préservé. Quelques études ont inclus des versions visuelles du test d’empan de chiffres et ont également montré la présence de difficultés dans la manipulation mentale des informations visuelles (El-Hage et al., 2006 ; Jenkins, 1995 ; Jenkins et al., 2000 ; Vasterling et al., 1998), même si certains travaux ne confortent pas ce résultat (Koso & Hansen, 2006 ; Vasterling et al., 2002). Ces données suggèrent que les patients souffrant de PTSD semblent présenter une atteinte du centre exécutif de la mémoire de travail, laissant supposer l’existence d’un dysfonctionnement exécutif. Les travaux qui ont intégré des mesures exécutives apportent effectivement des résultats très cohérents. Mis à part deux études (Twamley, Hami, & Stein, 2004 ; Vasterling et al., 2002), toutes les autres s’accordent sur la présence d’un déficit exécutif chez les patients souffrant de PTSD (Beckham, Crawford, & Feldman, 1998 ; Gilbertson et al., 2001 ; Koso & Hansen, 2006 ; Jenkins et al., 2000 ; Sachinvala, von Scotti, McGuire, Fairbanks, Bakst, McGuire et al. 2000 ; Stein et al., 2002 ; Vasterling et al., 1998). Ces déficits ont été observés sur des tests exécutifs classiques et très variés évaluant les différents aspects du fonctionnement exécutif tel que nous l'avons décrit dans le chapitre précédent. Ces données, couplées avec celles en mémoire de travail, suggèrent l’existence Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 103 dans le PTSD d’une atteinte de la capacité à initier, contrôler et réguler la mise en place de stratégies cognitives indispensables aux traitements de l’information. D'une manière générale, cette revue de littérature montre que les fonctions mnésiques et exécutives sont altérées dans le PTSD. Toutefois, il existe de nombreuses divergences entre les résultats des différentes études que nous avons analysées. Ainsi, nous avons pu constater les difficultés des travaux antérieurs à mettre en évidence la présence de déficits cognitifs spécifiquement attribuables au PTSD. Les déficits mnésiques et exécutifs ont été associés au PTSD en combinaison avec d’autres facteurs confondants tels que la présence d’autres comorbidités, les prédispositions intellectuelles, ou encore la part du vécu traumatique, qui affaiblissent la validité des résultats obtenus. La présence de pathologies comorbides au PTSD constitue le principal facteur à contrôler pour pouvoir écarter définitivement la contribution de l’éventail comorbide dans les difficultés cognitives rencontrées par les patients souffrant de PTSD. Les données cliniques et l'analyse de la littérature sur les troubles cognitifs nous ont amenés à nous intéresser aux états de conscience associés à la récupération en mémoire, chez les patients souffrant de PTSD, ce qui à notre connaissance n'avais jamais été réalisé. III – ETATS DE CONSCIENCE ET MEMOIRE DANS LE PTSD L'objet de la collaboration avec Wissam El Hage (EA 3248 de Tours) était principalement de pouvoir utiliser, chez des patients souffrant de PTSD, des méthodes expérimentales originales d'évaluation de la mémoire dont nous avions montré la pertinence et la fonctionnalité dans le vieillissement. L’intérêt d'évaluer l'état de conscience associé à la récupération en mémoire dans l’étude du PTSD s’appuie sur l’hypothèse que, d’une manière générale, les sujets souffrant de PTSD présentent une altération de l’association entre mémoire et conscience. Ainsi, les processus dissociatifs de la conscience associée à la mémoire, fréquemment observés chez les sujets souffrant de PTSD, devraient se traduire par une difficulté générale à accéder à la remémoration consciente des souvenirs (conscience autonoétique). Ceci a été testé dans l'expérience suivante conduite dans le cadre de la thèse de Géraldine Tapia : Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 104 Tapia, G., Clarys, D., El-Hage, W., Belzung, C., & Isingrini, M. (2007b). PTSD Psychiatric Patients Exhibit a Deficit in Remembering. Memory, 15 (2), 1-9. Dans cette expérience, nous avons examiné les effets du PTSD sur les états de conscience associés à la récupération en mémoire à travers le paradigme R/K. Le principal objectif de cette étude est de montrer que les patients PTSD présentent un déficit en mémoire épisodique se traduisant par un pattern R/K différent de celui des sujets témoins avec une altération des réponses R et une préservation voire une augmentation des réponses K. Le second objectif de cette étude est d’examiner la possible implication dans ce résultat de l’anxiété, de la dépression, et de la dissociation puisque, comme nous l'avons vu, ces pathologies sont très souvent associées au PTSD (Barrett, Green, Morris, Giles, & Croft, 1996 ; Davidson & Foa, 1991; Keane & Kaloupeck, 1997 ; McFarlane & Papay, 1992). Figure 7. Proportions moyennes (et barres d'écarts-types) de réponses R et K chez les sujets contrôles et les patients PTSD. Les résultats globaux (non présentés ici) montrent que les sujets souffrant de PTSD effectuent autant de reconnaissances correctes que les sujets témoins, traduisant une absence de déficit dans le processus de reconnaissance en mémoire chez le groupe PTSD. Les données concernant le paradigme R/K sont présentées dans la Figure 7. Le principal résultat de cette étude est l’effet dissociatif du PTSD sur les états de conscience : le groupe de patients PTSD a produit moins de reconnaissances R mais davantage de reconnaissances K que le groupe témoin, révélant un pattern R/K inversé chez ces patients. Le PTSD Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 105 entraîne donc une altération de la conscience autonoétique alors que la conscience noétique reste préservée. Aucune différence de performances entre les deux groupes n’ayant été observée sur le score global de reconnaissance, on ne peut pas attribuer l’altération de la conscience autonoétique des patients PTSD à un déficit plus général du processus de reconnaissance. Ce résultat révèle plutôt que la récupération en mémoire des patients PTSD est basée préférentiellement sur l’état de conscience noétique, au détriment de la conscience autonoétique. Ainsi, les patients PTSD compenseraient leur déficit de conscience autonoétique en sollicitant davantage leur conscience noétique. En accord avec la littérature de référence, nos résultats montrent que le PTSD est associé à d’autres pathologies telles que l’anxiété, la dépression et la dissociation (El-Hage et al., 2006 ; Shalev, Freedman, Peri, Brandes, Sahar, Orr et al., 1998). Après avoir contrôlé leur rôle respectif dans le déficit de conscience autonoétique observé chez les patients PTSD, seule l’anxiété-trait serait susceptible de restreindre ce résultat puisque lorsque l’on contrôle l’anxiété-trait, l’effet du PTSD sur les réponses R disparaît. En conclusion, notre étude montre que le PTSD est associé à un déficit dans la remémoration consciente des informations en mémoire. Toutefois, la question de l’implication de l’anxiété-trait dans les résultats observés demeure. Par ailleurs, les résultats actuels ne nous permettent pas de nous positionner sur l’origine de ce déficit, à savoir s’il est la conséquence du PTSD ou s'il constitue un facteur prédisposant à son développement. En effet, comme nous l'avons du dans l'introduction de ce chapitre, tous les individus ne développent pas un PTSD suite au vécu d'un évènement traumatique de même nature. Ceci indique que le développement d'un PTSD dépend notamment de facteur de protection ou de vulnérabilité. La question est donc de savoir si les troubles de conscience autonoétique que nous avons mis en évidence chez les patients PTSD sont la conséquence du PTSD ou s'ils en constituent un facteur de vulnérabilité. Il est très difficile de tester ces possibilités. Pour cela, il faudrait évaluer le fonctionnement mnésique des individus avant le vécu d'un évènement traumatique, par exemple dans des régions à fort risque sismique ou de guerre, puis comparer les performances mnésiques de ceux qui développeront un PTSD et de ceux qui n'en développeront pas. Une autre possibilité est de suivre les patients au cours de la prise en charge afin de voir si la disparition des symptômes de PTSD s'accompagne de la suppression des troubles de conscience autonoétique. Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 106 Dans cette première étude, nous avons fait le choix de travailler avec du matériel tout venant, sans connotation particulière. Ceci nous permet de montrer que les troubles mnésiques sont très conséquents et qu'ils vont au-delà des informations liées à l'évènement traumatique. Toutefois, si la composante mnésique est centrale dans le PTSD, elle est indissociable de la composante émotionnelle. En effet, le PTSD est un trouble anxieux qui conduit à une réactivité émotionnelle accrue à tout ce qui serait susceptible de rappeler l’événement, reflétant ainsi dans cette affection le lien étroit entre mémoire et émotion. Selon certains chercheurs, les souvenirs émotionnels et plus encore les souvenirs d’évènements traumatiques diffèrent fondamentalement des souvenirs d’évènements non émotionnels (van der Kolk, 1994). Ainsi les études de traumatismes réellement vécus indiquent que les souvenirs d’évènements traumatiques sur le plan émotionnel sont généralement persistants et souvent relatés avec une exactitude impressionnante, mais également qu’ils sont sujets au déclin et à la distorsion. Le principe général, développé dans le premier chapitre, selon lequel les souvenirs sont des constructions mentales transitoires dont dépend la complexité des éléments qui façonnent l’individu, vaut donc particulièrement lorsque mémoire et émotion sont en intercation. Dans le PTSD, on peut penser que les processus de récupération mis en jeu pour retrouver un souvenir émotionnel ne sont pas les mêmes que ceux qui impliquent le recouvrement d’un souvenir non émotionnel. Afin de faire le point sur les liens entre mémoire et émotion dans le PTSD, il nous a semblé utile de rédiger une nouvelle revue de littérature. Tapia, G., Clarys, D., Isingrini, M, & El-Hage, W. (2007c). Mémoire et émotion dans le Trouble de Stress Post-Traumatique (TSPT). Canadian Psychology, 48, 106-119. La composante émotionnelle est très présente dans la production et la persistance des symptômes du PTSD. Ainsi, la mémoire et l'émotion exercent des influences réciproques qui pourraient jouer un rôle dans l’apparition et le maintien des symptômes. Le fait de préciser les interactions entre mémoire et émotion dans le PTSD peut alors permettre de mieux comprendre les facteurs qui sont à l’origine de l’émergence et de la persistance des symptômes cliniques qui accompagnent ce syndrome. Dans ce contexte, le principal objectif de cette revue de littérature est de présenter une synthèse des travaux qui ont étudié l’influence du facteur émotionnel sur le fonctionnement de la mémoire dans le Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 107 PTSD. Il s’agit de préciser, en nous appuyant sur les données issues d’études utilisant une approche expérimentale, la façon dont s’articulent les processus mnésiques et émotionnels dans le PTSD. Dans cet article, nous avons préalablement présenté les principales méthodes qui sont utilisées pour étudier l’influence de l’émotion sur la mémoire. Nous avons également porté un regard critique sur les études antérieures en discutant des principaux biais méthodologiques, et nous avons proposé des pistes de recherche pour progresser dans l’examen des mécanismes cognitifs qui sont à l’origine des symptômes persistants du PTSD. Pour étudier l'influence de l'émotion sur le fonctionnement de la mémoire, deux techniques peuvent être distinguées : celle correspondant aux situations d’induction émotionnelle et celle correspondant aux situations dans lesquelles la connotation émotionnelle du matériel à encoder est manipulée. La technique d’induction émotionnelle vise à provoquer chez le participant un état émotionnel différent de son humeur initiale. Plus précisément, la démarche consiste à vérifier l’état initial de l’humeur du participant et, par une procédure d’induction émotionnelle, à le modifier afin que chaque participant de l’expérience soit placé dans l’état émotionnel souhaité, c’est-à-dire neutre, positif (ou joyeux), ou négatif (ou déprimé). Dans la technique de manipulation de la connotation émotionnelle du matériel, le participant se voit présenter des stimuli (mots ou images) qu’il doit mémoriser, ces stimuli ayant été sélectionnée à partir de leur connotation a priori (neutre, positive, ou négative). Selon les protocoles, ces deux techniques peuvent être utilisées séparément ou simultanément. L’utilisation simultanée de ces techniques entraîne un phénomène dit de congruence à l’humeur se traduisant par la tendance du participant à mémoriser plus facilement un matériel dont la connotation émotionnelle est congruente avec son propre état psychique plutôt qu’un matériel dont la connotation émotionnelle en est éloignée (Bower, 1981). Chez les patients PTSD, les études ne mettent généralement pas en jeu les situations classiques de congruence à l’humeur, dans la mesure où le PTSD présente une origine étiologique définie par le vécu d’un évènement traumatisant. Ainsi, la seule utilisation de matériel ayant une sémantique proche du traumatisme vécu suffit pour permettre d’évaluer le phénomène de congruence à l’humeur. Ces informations traumatiques étant plus proches des souvenirs intrusifs et involontaires de l’évènement traumatique que de l’humeur des participants souffrant de PTSD, le terme de "biais de mémoire" est préféré à celui "d’effet Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 108 de congruence à l’humeur" pour décrire ce phénomène. Cependant, l’hypothèse sousjacente reste la même : des informations à connotation traumatique, présentées avec d’autres non connotées, doivent être mémorisées plus facilement compte tenu de leur congruence avec les symptômes mnésiques de répétition qui accompagnent ce trouble. Les travaux qui ont testé cette hypothèse se sont intéressés soit aux aspects explicites soit aux aspects implicites de la mémoire. L'intérêt de cette distinction est qu'elle repose sur le caractère automatique et spontané du processus mnésique ou au contraire sur son caractère contrôlé et réfléchi. Ceci s'avère particulièrement intéressant dans le contexte des liens entre mémoire et émotion dans le PTSD. En effet, nous pouvons penser que l'aspect émotionnel des informations exerce une influence automatique sur la mémoire. Par ailleurs, l'un de ses principaux symptômes est l'émergence de souvenirs intrusifs automatiques. Ainsi, la distinction entre la mémoire implicite et explicite peut permettre de mieux comprendre les mécanismes cognitifs à l'origine de ces symptômes. Concernant la mémoire explicite, notre revue de littérature montre que, spécifiquement chez les participants souffrant de PTSD, les informations à connotation traumatique sont mieux rappelées que les informations neutres ou positives. Cette observation conforte l’idée selon laquelle dans le PTSD, l’émotion suscitée par les informations congruentes avec la symptomatologie du trouble entraîne un biais mnésique se traduisant par un traitement préférentiel des informations liées au traumatisme. Si l’on admet l’idée que ce biais est en lien avec la sensibilité accrue pour les stimuli menaçants que présentent les participants souffrant de PTSD, il pourrait alors refléter le mécanisme par lequel sont maintenus les symptômes mnésiques de répétition. Cependant, peu d’études s’accordent sur la nature des mécanismes sous-jacents au biais de mémoire observé pour les informations à connotation traumatique. En effet, même si de nombreux auteurs ont avancé l’idée selon laquelle un biais attentionnel serait à l’origine de ce biais de mémoire, le bilan des données dont nous disposons suggère que les quelques travaux qui ont cherché à vérifier cette hypothèse n’ont pas abouti à des conclusions favorables. Pour la mémoire implicite, cette revue de littérature a permis de mettre en évidence un phénomène d’amorçage plus important pour les informations en lien direct avec le traumatisme, spécifique aux participants souffrant de PTSD. Si l’on considère que le fait d’accéder aux aspects non conscients de la mémoire relative aux informations traumatiques modélise l’émergence des symptômes d’intrusion en mémoire associés au PTSD, ce Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 109 résultat permet de mieux comprendre l’apparition du phénomène mnésique intrusif de répétition qui caractérise ce syndrome. Toutefois, ce biais de mémoire n'a pas été systématiquement observé et semble plutôt apparaître lorsque les tâches implicites impliquent au moins un traitement lexical et pas seulement perceptif. Il reste donc à clarifier s’il est indispensable ou non qu’un traitement minimum de la signification des informations traumatiques soit effectué pour qu’un biais implicite de mémoire apparaisse. Même si ces résultats mettent en évidence l’intérêt d’étudier la nature des liens entre mémoire et émotion dans le PTSD, les incohérences méthodologiques et théoriques que comportent encore les travaux sont loin de nous permettre de proposer un modèle cognitif clair qui intègrerait les facteurs impliqués dans l’apparition et le maintien des symptômes mnésiques de répétition de ce syndrome. Ainsi, cette revue de littérature nous a permis de discuter à nouveau du problème des comorbidités, mais aussi de biais méthodologiques plus spécifiques à l'étude des liens entre mémoire et émotion. Ainsi, nous pouvons facilement admettre que par rapport aux mots positifs et neutres, les mots traumatiques présentent une cohésion sémantique plus importante compte tenu de leur champ sémantique très restreint, Or, depuis les travaux de Deese (1958), nous savons que la cohésion sémantique fournit un avantage mnésique significatif. Le second biais méthodologique inhérent à l’utilisation des mots traumatiques est que ces mots sont plus familiers pour les participants souffrant de PTSD que pour les participants sains, compte tenu de l’expérience du vécu traumatique. Or, depuis les travaux de Reicher (1969), il est bien établi que la familiarité favorise le processus de mémorisation. Ainsi, il est possible que le traitement préférentiel des stimuli à connotation traumatique observé chez les patients PTSD puisse s'expliquer soit par les comorbidités, soit par la plus grande cohésion sémantique du matériel traumatique, soit parce que ces stimuli sont plus familiers pour les patients PTSD que pour les sujets contrôles. Les travaux portant sur les liens entre mémoire et émotion dans le PTSD sont encore peu nombreux, et des études complémentaires limitant ces facteurs confondus sont nécessaires pour mieux comprendre les mécanismes qui sont à l’origine du maintien des symptômes mnésiques de répétition et de l’émergence des souvenirs intrusifs automatiques dans le PTSD. Pour notre part, nous avons conduit une étude afin de préciser la nature du biais de mémoire pour les informations connotées dans le PTSD en nous intéressant aux états de conscience associés à la récupération en mémoire. Il s'agissait d'examiner la possibilité que Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 110 la connotation émotionnelle du matériel puisse modifier le déficit de conscience autonoétique que nous avons mis en évidence dans l'expérience précédente (Tapia et al., 2007b). Tapia, G., Clarys, D., El-Hage, W., Bugaïska, A., Belzung, C., Isingrini, M., & Coltheart, M. (en révision). Enhanced Remembering for Negative Information in Posttraumatic Stress Disorder. Cognitive Neuropsychiatry. A ce jour, aucune étude n'a été réalisée dans le cadre du paradigme R/K avec du matériel émotionnel, chez des patients PTSD. L’ensemble des données recueillies avec ce paradigme sur des groupes de participants sains montre classiquement une augmentation des réponses R pour les stimuli à connotation émotionnelle par rapport aux stimuli neutres, alors que cet effet n’est pas observé pour les réponses K (Dewhurst & Parry, 2000 ; Kensinger & Corkin, 2003 ; Ochsner, 2000 ; Pernot-Marino, Danion & Heledin, 2004 ; Sharot, Delgado & Phelps, 2004). De plus, les auteurs observent que les effets les plus importants sont obtenus pour les stimuli à connotation négative (Dewhurst & Parry, 2000 ; Ochsner, 2000). L’ajout d’une connotation émotionnelle et plus particulièrement d’une connotation émotionnelle négative favoriserait donc, chez les participants sains, l’accès conscient aux détails épisodiques du contexte d’encodage (conscience autonoétique). Par ailleurs, nous venons de voir que d’une manière générale, les études qui ont examiné l’influence du facteur émotionnel sur le fonctionnement de la mémoire explicite dans le PTSD montrent que les informations à connotation traumatique sont mieux rappelées que les informations neutres ou positives (pour revue, voir Tapia et al., 2007c). Enfin, dans notre première étude, nous avons montré que les patients souffrant de PTSD présentent une altération de la conscience autonoétique associée à une augmentation de la conscience noétique (Tapia et al., 2007b). Il apparaît alors particulièrement intéressant de vérifier si, chez ces patients, l’ajout d’une connotation émotionnelle congruente avec la symptomatologie du trouble peut faciliter l’accès à la remémoration consciente des souvenirs en mémoire épisodique. Afin d'examiner cette possibilité, nous avons manipulé la connotation du matériel (positive, négative, neutre) dans le cadre du paradigme R/K appliqué au PTSD. L'origine des traumatismes de nos patients étant variable, nous avons choisi des mots négatifs plutôt que spécifiquement associé à un traumatisme, ce qui en plus Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 111 permet de réduire l'effet de la familiarité des mots traumatiques. L'objectif principal de cette étude est de montrer que la connotation négative du matériel favorise encore plus l’accès à la conscience autonoétique pour les patients PTSD que pour les sujets témoins. En effet, l’hypersensibilité caractéristique de ces patients vis-à-vis des stimuli potentiellement menaçants devrait entraîner un accès anormalement facilité à la conscience autonoétique pour ce type d’information. En plus du groupe de sujets contrôles non hospitalisés, nous avons inclus un deuxième groupe témoin de patients souffrant de désordres anxieux et dépressifs, mais sans PTSD. Ceci nous permet de nous assurer que les effets ne sont pas dus à une familiarité plus importante des patients PTSD relativement aux contrôles sains à l'égard des stimuli négatifs et aussi de vérifier qu'il existe des effets spécifiques aux patients PTSD. Les résultats sont présentés dans le Tableau 15. Table 15. Moyennes et écarts-types pour les scores de reconnaissance et les réponses R, K, F, et G, chez les patients PTSD, les patients anxio-dépressifs, et le groupe contrôle, en fonction de la connotation émotionnelle des mots. Responses Valence PTSD AD NC Total Remember Know Familiarity Guess Negative 0.76 (0.17) 0.65 (0.24) 0.58 (0.18) Positive 0.77 (0.18) 0.60 (0.20) 0.66 (0.21) Neutral 0.60 (0.28) 0.52 (0.24) 0.60 (0.15) Negative 0.61 (0.21) 0.40 (0.30) 0.35 (0.29) Positive 0.55 (0.24) 0.41 (0.28) 0.46 (0.31) Neutral 0.18 (0.15) 0.31 (0.24) 0.33 (0.26) Negative 0.14 (0.16) 0.23 (0.29) 0.24 (0.18) Positive 0.22 (0.20) 0.18 (0.20) 0.23 (0.20) Neutral 0.41 (0.20) 0.19 (0.22) 0.26 (0.20) Negative 0.31 (0.40) 0.33 (0.34) 0.38 (0.28) Positive 0.39 (0.43) 0.28 (0.28) 0.40 (0.35) Neutral 0.53 (0.27) 0.28 (0.26) 0.35 (0.25) Negative 0.004 (0.03) 0.019 (0.09) -0.02(0.08) Positive 0.00 (0.02) 0.01 (0.08) 0.03 (0.07) Neutral 0.02 (0.05) 0.02 (0.05) 0.01 (0.12) Note. AD : patients anxio-dépressifs, NC : sujets contrôles Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 112 Les résultats montrent principalement que la connotation négative du matériel augmente la production de réponses R chez les patients PTSD comparés aux autres stimuli mais également comparés aux deux autres groupes. Pour les réponses K, nous n'observons aucun effet du groupe ou de l'émotion. Ceci semble indiquer que le déficit de conscience autonoétique observé chez les patients PTSD pour des mots neutres dans notre première étude (Tapia et al., 2007a) disparaît sous l’effet de la connotation négative des stimuli à récupérer. Il apparaît même qu’en présence d’un matériel connoté négativement, un accès anormalement facilité à la remémoration consciente du souvenir peut être observé, spécifiquement chez les sujets souffrant de PTSD. Deux explications peuvent être avancées pour comprendrece résultat. La première est que chez les sujets souffrant de PTSD, les informations négatives subissent un traitement plus intense dans la mesure où elles constituent des éléments externes susceptibles de réveiller les souvenirs répétés et intrusifs du traumatisme (Williams, Mathews, & MacLeod, 1996). Or, il est admis qu’une plus forte mobilisation attentionnelle lors de l’encodage favorise l’accès à la remémoration consciente du souvenir (Ochsner, 2000). La seconde explication concerne le fait que, dans le PTSD, l’histoire traumatique qui est à l’origine du trouble rend les informations négatives plus aisément assimilables à des souvenirs personnels que d’autres types d’informations (McNally, 1995). Or, nous avons montré dans nos travaux sur le vieillissement que le fait de pouvoir relier les informations à mémoriser à des éléments de son histoire personnelle (effet de référence à soi) favorise l’accès aux détails épisodiques relatifs à leur contexte d’apprentissage (Bugaïska et al., en révision ; voir également, Fujita & Horiuchi, 2004). Ainsi, le biais de remémoration consciente pour les informations à connotation négative observé dans le PTSD pourrait refléter le mécanisme par lequel les stimuli anxiogènes activent les souvenirs en lien avec le traumatisme. En conclusion, ces premiers travaux sur les troubles de mémoire dans le PTSD nous ont permis d'explorer les liens entre mémoire, conscience et émotion, ces trois éléments étant fondamentaux dans la symptomatologie de ce trouble. Plus précisément, au-delà des deux revues de littérature, nous avons pu mettre en évidence, chez les patients PTSD, un déficit dans la remémoration consciente du souvenir associé à une augmentation des reconnaissances impliquant la conscience noétique. Ce résultat suggère que, dans le PTSD, Chapitre 3 : Les troubles de la mémoire dans le stress post-traumatique 113 le processus de reconnaissance fonctionne efficacement mais principalement sur le versant noétique du souvenir. Nous pouvons alors penser que l’augmentation des reconnaissances impliquant la conscience noétique ne serait que le reflet de l’accès limité à la composante autonoétique du souvenir. Ces éléments contrastent avec les résultats de la situation dans laquelle nous avons introduit la connotation émotionnelle. En effet, dans le cas d’une connotation émotionnelle négative les patients PTSD présentent un accès anormalement facilité à la conscience autonoétique. Ces premiers travaux montrent donc que le niveau de conscience autonoétique est un indicateur particulièrement pertinent pour étudier les troubles cognitifs dans le PTSD. L’étude simultanée des composantes émotionnelles et mnésiques ou plus largement cognitives dans le PTSD est centrale pour comprendre la dynamique de ce trouble. Ce n’est que par l’étude conjointe de ces deux fonctions intégrées qu’il semble possible de comprendre l’ambivalence qu’existe dans le PTSD entre les phénomènes d’amnésie et d’hypermnésie. La portée de ces premières données nous incite à poursuivre ces travaux et des projets dans ce domaine seront présentés dans le chapitre suivant. 114 CHAPITRE IV : PERSPECTIVES DE RECHERCHE Perspectives de recherche 115 Les travaux présentés dans les chapitres précédents, qu’ils concernent le vieillissement normal ou le stress post-traumatique, ont porté essentiellement sur la mémoire épisodique et particulièrement sur les états de conscience associés à la récupération d'une information en mémoire. Les projets de recherche qui seront développés dans ce chapitre s'appuient sur ces travaux antérieurs et portent uniquement sur les états de conscience. Aussi, nous discuterons dans un premier temps de l'apport des travaux antérieurs, et notamment des données obtenues avec le paradigme R/K, avant de présenter les perspectives de recherche qui se baseront sur cette approche théorique et méthodologique. Ce chapitre sera organisé en fonction des populations étudiées : personnes âgées normales, patients Alzheimer, patients PTSD. I – DISCUSSION DES TRAVAUX ANTERIEURS DANS LE VIEILLISSEMENT NORMAL Comme nous l'avons indiqué dans le second chapitre, le premier objectif de nos travaux relatifs au vieillissement normal était de mettre en évidence des effets dissociatifs de l'âge indiquant que le vieillissement s'accompagne de la dégradation de certaines capacités mnésiques et de la préservation d'autres capacités mnésiques. Ainsi dans les deux études consacrées à la distinction implicite/explicite, nous avons montré que la mémoire est préservée chez les personnes âgées lorsqu'elle est évaluée de manière implicite, mais qu'elle est nettement dégradée lors d'une évaluation explicite (Clarys et al., 2000 ; Fay et al., 2005). Les travaux sur la métamémoire nous ont également permis de montrer que le sentiment de savoir (FOK) est dégradé au cours du vieillissement lorsqu'il repose sur la mémoire épisodique (Perrotin et al., 2006 ; Souchay et al., 2007) et qu'il est préservé lorsqu'il repose sur la mémoire sémantique (Souchay et al., 2007). Dans le cadre de l’analyse des états de conscience associés à la récupération en mémoire, nos travaux indiquent que le vieillissement s'accompagne d'une dégradation de la conscience autonoétique associée à un maintien ou à une progression de la conscience noétique (Bugaïska et al., 2007, en révision ; Clarys et al., 2002, 2009, en révision ; Piolino et al., 2006). Ceci a d'ailleurs été globalement confirmé par la revue de littérature que nous avons rédigée (Clarys & Bugaïska, soumis). Il semble donc que les personnes âgées présentent des difficultés pour revivre mentalement leur passé personnel et qu'elles récupèrent les informations de manière plus générale, sur le mode du savoir. Perspectives de recherche 116 Le second et principal objectif de nos travaux est de mettre en évidence les facteurs explicatifs des altérations observées et la possibilité pour les personnes âgées de compenser leurs déficits mnésiques en utilisant certaines stratégies cognitives particulièrement efficaces. Pour cela, nous avons manipulé un certain nombre de variables qui agissent lors de l'encodage ou de la récupération des informations, et nous avons également étudié l'implication des facteurs généraux, non spécifiques à la mémoire. Dans ce domaine, les deux grands facteurs qui apparaissent dans la littérature sont la réduction de la vitesse de traitement et la dégradation du fonctionnement exécutif. Dans le cadre de l’étude de la mémoire implicite, nous avons pu montrer que les deux tâches utilisées impliqueraient des processus cognitifs différents, la tâche de complètement de trigrammes étant supposée reposer davantage que la tâche de complètement de fragments de mots sur des processus exécutifs (Clarys et al., 2000 ; Fay et al., 2005). Bien que nous n'ayons pas obtenu l'effet de l'âge attendu sur la tâche de complètements de trigrammes, nous pouvons penser que les travaux qui ont mis en évidence un effet de l'âge dans cette épreuve pourraient avoir inclus des personnes âgées présentant un déficit exécutif plus important que les personnes qui ont été incluses dans les études qui n'ont pas observé un tel déficit, dont les nôtres. Concernant les tâches classiques de mémoire épisodique, deux études montrent que la difficulté des personnes âgées dans la mise en place de stratégies à l'encodage et à la récupération semble être la conséquence de la dégradation du fonctionnement exécutif qui apparaît au cours du vieillissement (Taconnat et al., 2006a, 2006b). Les deux études sur les tâches classiques de mémoire épisodique qui visaient à confronter les deux médiateurs potentiels du vieillissement ont apporté des résultats qui peuvent, a priori, paraître contradictoires. La première (Clarys et al., 2007) indique que l'effet de l'âge sur une tâche expérimentale de rappel de mots et sur les tâches de rappel immédiat et différé d'histoires provient de la réduction de la vitesse de traitement, celle-ci expliquant aussi la dégradation du fonctionnement exécutif lié à l'âge. La seconde (Baudouin et al., sous presse) montre que l'effet de l'âge sur le rappel libre s'explique plus par les fonctions exécutives que par la vitesse de traitement. Mais, dans cette dernière étude, nous avons également montré que, chez les participants âgés, l'épreuve de vitesse du Code que nous avions utilisée dans la première étude implique autant le fonctionnement exécutif que la vitesse de traitement. Nous retrouvons alors, comme dans la première étude, que cette épreuve médiatise la performance en rappel libre, ce qui peut Perspectives de recherche 117 s'expliquer par l'implication du fonctionnement exécutif. Pour la métamémoire, nous avons aussi montré que le sentiment de savoir lié à la mémoire épisodique (FOK épisodique) repose sur le fonctionnement exécutif (Souchay et al., 2004) et que c'est l'implication du fonctionnement exécutif dans cette épreuve plus que la vitesse de traitement qui explique la dégradation des capacités métamnésiques au cours de vieillissement (Perrotin et al., 2006). Enfin, nos travaux sur les états de conscience associés à la récupération en mémoire indiquent que là encore, c'est le déficit exécutif et notamment le déficit dans la capacité de mise à jour des informations, plus que la vitesse de traitement, qui est à l'origine de l'altération de la conscience autonoétique au cours du vieillissement (Bugaïska et al., 2007 ; Clarys et al., 2009). Ainsi, quel que soit le domaine de la mémoire exploré (mémoire implicite, métamémoire, mémoire épisodique classique, états de conscience), les fonctions exécutives, plus que la vitesse de traitement apparaissent comme un élément explicatif majeur. Plusieurs études ont été conduites afin d'examiner des facteurs susceptibles de moduler les effets du vieillissement. Dans la première étude (Taconnat et al., 2006a), nous avons réussi à faire disparaître l'effet de l'âge sur les bonnes réponses et les fausses alarmes dans une tâche classique de reconnaissance. Ceci a été obtenu en favorisant un encodage distinctif des informations. Dans le cadre du paradigme R/K, une étude récente (Bugaïska et al., en révision) montre que lorsque les informations sont encodées en référence à soi, l'effet de l'âge sur la conscience autonoétique est supprimé. Enfin, dans notre dernière étude sur les informations à valence émotionnelle, il apparaît au contraire que les personnes âgées sont plus pénalisées lorsqu'elles ont à traiter des mots positifs (Clarys et al., en révision). Ces résultats sont encore préliminaires et peu d'études dans ce domaine ont été publiées, ce qui rend nécessaire la poursuite des travaux concernant le rôle des informations émotionnelles. De l'ensemble de ces travaux, il ressort donc que les capacités de contrôle et de régulation des activités cognitives sont déficitaires chez les personnes âgées et que c'est principalement cet élément qui entraîne des déficits mnésiques. Toutefois, il est possible d'aider les personnes âgées à compenser leur déficit en adoptant des stratégies particulières. C'est dans ce cadre que s'inscrivent les projets de recherche qui seront présentés à la suite et qui portent uniquement sur les états de conscience associés à la récupération d'une information en mémoire. Perspectives de recherche 118 II – LES ETATS DE CONSCIENCE DANS LE VIEILLISSEMENT NORMAL 1.1- ETATS DE CONSCIENCE, FONCTIONS EXECUTIVES ET VIEILLISSEMENT Dans l'un de nos derniers articles, nous avons examiné la nature des fonctions exécutives impliquées dans la dégradation de la conscience autonoétique liée à l'âge (Clarys et al., 2009). Nous avons ainsi montré que c'est la capacité des individus à actualiser le contenu des informations stockées temporairement qui détermine la possibilité de revivre ensuite le contexte d'encodage. Cet élément ouvre des perspectives de recherche intéressantes, à condition qu'il soit préalablement confirmé. En effet, notre étude comporte quelques limites, la principale étant que chaque fonction exécutive spécifique n'a été évaluée que par une tâche. Ainsi, nous ne pouvons pas exclure que l'implication de la tâche de mise à jour dans le déficit de la conscience autonoétique lié à l'âge ne soit spécifique à cette tâche, c'est-à-dire qu'il provienne d'une certaine proximité entre cette épreuve de mise à jour et la tâche principale de reconnaissance. Pour écarter cette possibilité, il est alors nécessaire de renouveler cette étude en incluant trois épreuves par fonction spécifique, ce qui permet d'extraire le processus exécutif commun aux trois tâches. Avec davantage de participants, il est également possible d'envisager une analyse structurale confirmatoire, selon une démarche similaire à ce que nous avons déjà réalisé par le passé (Clarys et al., 2002), pour valider les liens entre le fonctionnement exécutif et les états de conscience dans le cadre du vieillissement normal. Finalement, notre étude antérieure (Clarys et al., 2009) comme le projet qui vient d'être développé ne font qu'établir des relations entre différentes mesures cognitives. Si ceci constitue un apport scientifique indéniable, ce n'est pour autant pas suffisant, puisque cela n'explique pas comment les fonctions exécutives interviennent dans le processus mnésique. Ainsi, le rôle de la mise à jour en mémoire de travail pourrait se situer autant à l'encodage, pour la création d'associations entre les informations cibles et les détails contextuels, qu'à la récupération des informations, pour la réinstallation de ces associations. Ceci va dans le sens de l'hypothèse du déficit d'association (Naveh-Benjamin, 2000 ; Old & NavehBenjamin, 2008), selon laquelle les personnes âgées présenteraient une détérioration des processus d'association qui sont responsables de l'intégration du contenu de l'information Perspectives de recherche 119 des items avec leur contexte ou leur source. Pour examiner l'implication de la mise à jour à l'encodage et à la récupération des informations, il nous semble que l'approche expérimentale s'impose. Il s'agit d'utiliser un protocole permettant de manipuler les capacités de mise à jour lors de l'encodage et/ou lors de la récupération, chez des participants jeunes et âgés. Si, comme le montre notre précédente étude (Clarys et al., 2009), c'est l'altération, liée à l'âge, des capacités de mise à jour qui est à l'origine du déficit de conscience autonoétique chez les personnes âgées, alors nous pouvons supposer que ces participants devraient compenser au moins en partie leur déficit dans une situation où ils doivent mettre à jour les informations. Ce projet pourra être réalisé dans le cadre d'une nouvelle collaboration avec Marie-Laure Guillon (actuellement ATER à l'Université de Reims), qui a réalisé ce type de protocole dans la schizophrénie (Grillon, Johnson, Krebs, & Huron, 2008). 1.2- ETATS DE CONSCIENCE, VIEILLISSEMENT ET ACTIVITE PHYSIQUE Ce nouvel axe de recherche s'inscrit dans le cadre d'une collaboration avec des collègues de Poitiers, Michel Audiffren, Cédric Albinet, Cédric Bouquet, Lucette Toussaint, membres d'une équipe qui a été intégrée en 2008 à l'UMR 6234, l'équipe "Attention et Contrôle (ATCO)". Cette équipe est spécialisée dans la compréhension des processus sensori-moteurs et cognitifs impliqués dans la réalisation d'habiletés motrices. Pour cela nous avons obtenu un financement grâce à l'appel d'offre "Longévité et Vieillissement" et à l'appel d'offre des universités de Tours et de Poitiers. Cette collaboration impliquera également Louis Bherer de l'Université du Quebec à Montréal dans le cadre du post-doctorat qu'Aurélia Bugaïska réalisera dans son laboratoire grâce à un financement du gouvernement canadien. L'intérêt de ce projet est donc d'établir une nouvelle collaboration entre des chercheurs de secteurs différents, chacun bénéficiant d'une expertise reconnue internationalement dans son domaine, et dont cet axe se situe à l'interface. La mise en commun des compétences doit permettre de développer des travaux dans un champ nouveau ou encore peu développé et qui semble porteur. L'aspect novateur et prometteur de ce projet est d'étudier l'effet bénéfique de l'activité physique sur le fonctionnement cognitif des personnes âgées. A terme, ce projet pourrait conduire à l'élaboration d'un programme d'activités physiques ayant pour objet de ralentir les effets du Perspectives de recherche 120 vieillissement sur le fonctionnement cognitif, et notamment sur la mémoire et les fonctions exécutives, qui sont les plus affectées. Pour cela, deux types d'études pourront être conduites : des études transversales et des études interventionnelles. Les études transversales consistent à sélectionner des groupes de participants jeunes et âgés selon leur niveau d’activité physique régulière, c'està-dire selon la propension des personnes âgées à accomplir des activités motrices dans leur vie quotidienne (marche, bricolage, jardinage, etc.), définissant leur niveau de sédentarité. L'idée est que d’une manière générale, une plus grande sédentarité est associée à un impact plus fort du vieillissement. La sédentarité peut-être évaluée par des questionnaire d’activités physiques et par des méthodes physiologiques objectives (actimètres, tests de terrain pour estimer la consommation maximale d’oxygène). Les études interventionnelles consistent à sélectionner des participants jeunes et âgés peu actifs dans leur vie quotidienne, et à leur proposer un programme d'activités physiques adaptées pendant plusieurs mois. Les tests cognitifs sont alors réalisés avant et après le programme d'entraînement. De nombreuses études transversales (Bunce & Murden, 2006 ; Woo & Sharps, 2003 ; Themanson, Hillman, & Curtin, 2006) et interventionnelles (Bixby, Spalding, Haufler, Deeny, Mahlow, Zimmerman, et al., 2007 ; Rikli & Edwards, 1991) menées chez l’homme (voir, Boutcher, 2000, et Dustman, Emmerson, & Shearer, 1994, pour des revues de littérature), ainsi que des études neurobiologiques menées chez l’animal (voir, Churchill, Galvez, Colcombe, Swain, Kramer, & Greenough., 2002 ; Cotman, Berchtold, & Christie 2007, pour des revues de littérature), montrent que l’exercice chronique permet de ralentir le déclin des fonctions cognitives au cours du vieillissement normal. Une méta-analyse sur le sujet (Colcombe & Kramer, 2003) révèle que l’activité physique régulière améliore sélectivement certaines fonctions cognitives, et plus particulièrement les tâches qui impliquent les fonctions exécutives telles que la planification, la coordination, l’inhibition et la mémoire de travail. En moyenne, l’entraînement physique permet d’augmenter les performances cognitives des sujets, et plus spécifiquement les fonctions exécutives, de 0.5 écart-type, (Renaud & Bherer, 2005). L’entraînement physique de type aérobie apparaît donc comme un modérateur du déclin lié à l’âge des fonctions exécutives. Une étude spectaculaire réalisée par Colcombe, Erickson, Scalf, Kim, Prakash, McAuley et al. (2006) montre qu’après 6 mois d’entraînement, une augmentation du volume du cerveau est Perspectives de recherche 121 observée et notamment dans les régions cérébrales frontales, préfrontales et pariétales, les mêmes régions qui déclinent en premier avec l’avancée en âge et qui sont responsables du dysfonctionnement exécutif (Raz, 2000). Ces études apportent ainsi un support théorique et empirique tout à fait pertinent pour expliquer le mécanisme qui lie la pratique d’activité physique de type aérobie et l’amélioration du fonctionnement cognitif des personnes âgées, et plus particulièrement celle des fonctions exécutives. Peu d’études cependant ont porté de manière spécifique sur l’effet de l’entraînement physique sur les capacités mnésiques, et elles rapportent des résultats contradictoires. Ainsi, certaines montrent un effet positif de l’entraînement physique sur les performances mnésiques de sujets âgés (Bunce & Murden, 2006 ; Etnier, Nowell, Landers, & Sibley, 2006), alors que d’autres ne l'observent pas (Blumenthal, Emery, Madden, Schniebolk et al. 1991 ; Madden, Blumenthal, Allen, & Emery 1989). Ces résultats contradictoires peuvent s’expliquer par le fait que dans ces recherches, les auteurs n’ont pas utilisé des protocoles d'évaluation de la mémoire permettant d’isoler finement les systèmes de mémoire dépendants de l’intégrité des fonctions exécutives. Or, nos travaux antérieurs sur les états de conscience associés à la récupération en mémoire montrent que le vieillissement s'accompagne d'un déficit de conscience autonoétique qui est la conséquence de l'altération des fonctions exécutives et particulièrement de la réduction de la capacité de mise à jour des informations en mémoire (Bugaïska et al., 2007 ; Clarys et al., 2009). En résumé, la littérature indique, d'une part, que l'activité physique semble avoir des effets positifs sur les fonctions exécutives, et d'autre part que les fonctions exécutives sont à l'origine du déficit de conscience autonoétique. Dans ce contexte, l’objectif principal de ce projet est d’étudier les effets, dans le cadre du vieillissement, de l’activité physique quotidienne et de l'entraînement physique de type aérobie sur les états de conscience associés à la récupération d'une information en mémoire, et sur les tâches exécutives spécifiques et complexes (mise à jour, inhibition, flexibilité). Ce projet se déclinera selon des études transversales, qui consisteront à comparer des participants jeunes actifs et sédentaires à des participants âgés également divisés en actifs et sédentaires, et des études interventionnelles dans lesquelles des participants sédentaires se verront proposer un programmes d'activités physiques aérobies. Dans leur ensemble, ces travaux doivent permettre de montrer que les personnes âgées peuvent présenter un meilleur niveau de conscience autonoétique grâce à l'activité physique, et ceci par l'intermédiaire de Perspectives de recherche 122 l'amélioration du fonctionnement exécutif. Grâce à l'activité physique, les personnes âgées pourraient opérer un voyage mental dans le temps afin de revivre leur propre passé, les autorisant ainsi à avoir un sentiment de soi continu dans le temps subjectif, du passé jusqu'au futur. 1.3- ETATS DE CONSCIENCE, VIELLISSEMENT, EMOTION ET REFERENCE A SOI Ce troisième axe de recherche s'inscrit directement dans la continuité de nos travaux précédents et vise à explorer les facteurs susceptibles de moduler l'effet du vieillissement sur la conscience autonoétique, notamment à partir des liens avec le soi. Différentes études ont été réalisées afin d’apprécier l’effet de la connotation émotionnelle sur les performances mnésiques des personnes âgées. D’une manière générale, il semble qu’avec l’avancée en âge, un biais pour les mots positifs comparés aux mots négatifs et neutres soit observé (Charles, Mather & Carstensen, 2003 ; Lockenhoff & Cartensen, 2007 ; Gruhn, Scheibe & Baltes, 2007 ; Kapucu, Rotello, Ready & Seidl, 2008 ; Thomas & Hasher, 2006). Néanmoins, certaines études ont échoué à mettre un évidence un biais de mémoire pour les items positifs (Comblain, et al., 2004 ; Denburg, Buchanan, Tranel, & Adolphs, 2003 ; Grady, Hongwanishkul, Keightley, Lee, & Hasher, 2007; Gruhn, Smith, & Baltes, 2005 ; Kensinger, Brierley, Medford, Growdon, & Corkin, 2002 ; Kensinger, Garoff-Eaton, & Schacter, 2007). Dans l'étude que nous avons réalisée avec le paradigme R/K, et dont les données sont en cours de traitement suite à une première expertise de l'article, nous avons même montré que les personnes âgées présentent plus de difficultés pour revivre le contexte d'encodage lorsqu'il s'agit de mots positifs (Clarys et al., en révision). Toutefois, cette étude présente deux limites importantes qui nécessitent de la reproduire. En effet, nous avons fait le choix d'utiliser un protocole mis en œuvre par des collègues anglais (Dewhurst & Parry, 2000), mais ces auteurs n'ont pas contrôlé l'intensité émotionnelle suscitée par les mots sélectionnés ainsi que leur cohésion sémantique. Or, la littérature actuelle semble indiquer que ces deux paramètres sont presque aussi essentiels que la valence émotionnelle (Talmi, Luk, McGarry, & Moscovitch, 2007). La première phase de ce projet consistera donc à renouveler cette étude en cours de publication en sélectionnant des mots connotés dont on aura contrôlé la cohésion sémantique et l'éveil émotionnel qu'ils suscitent. Perspectives de recherche 123 Par ailleurs, dans un autre travail en cours de publication (Bugaïska et al., en révision), nous avons mis en évidence que les personnes âgées profitaient davantage que les jeunes d’un encodage en référence à soi pour augmenter leur conscience autonoétique, ce qui les amène dans cette condition à obtenir un niveau de conscience autonoétique comparable à celui des sujets jeunes. Ceci peut s'expliquer par le fait qu’un item traité en référence à soi est directement intégré à la structure des connaissances sur soi, élément central et complexe de la cognition issu de la mémoire autobiographique. Ainsi relié au soi du sujet, l’item jugé en référence à soi à l’encodage serait alors, au moment de sa reconnaissance, accompagné d’une trace subjective permettant le souvenir de son contexte d’encodage selon une perspective personnelle. Cet accent mis sur la dimension personnelle lors de la phase d’encodage permettrait de créer un lien, au moment de la récupération, entre le soi vivant celle-ci et le soi ayant vécu l’épisode au cours duquel l’item est apparu pour la première fois. On peut alors penser que les adultes jeunes réalisent plus spontanément ce type de lien avec le soi que les personnes âgées, ce qui explique que ces dernières bénéficient plus que les jeunes de l'effet de référence à soi. Par ailleurs, cet effet devrait être particulièrement conséquent en présence d'informations émotionnelles. A ce jour, aucune étude n’a été réalisée en intégrant simultanément les facteurs âge, encodage en référence à soi, et connotation émotionnelle du matériel pour apprécier leur effet sur les deux états de conscience associés à la récupération mnésique. Notre projet consiste donc à conduire ce type d'étude ce qui s'inscrit directement dans la continuité de nos deux travaux récents sur l'effet de référence à soi (Bugaïska et al., en révision) et sur la valence émotionnelle (Clarys et al., en révision). Cette nouvelle étude doit permettre de préciser le rôle des informations émotionnelles dans l'effet de l'âge sur la conscience autonoétique et d'examiner l’effet combiné de l’âge, de la référence à soi et de la connotation émotionnelle des mots sur les états de conscience. Si ce type de projet articulant la conscience de soi et la conscience autonoétique nous semble pertinent dans le vieillissement normal, il nous semble qu'il l'est encore plus dans la maladie d'Alzheimer, ce qui nous conduit à proposer des projets concernant cette pathologie. Perspectives de recherche 124 III – LES ETATS DE CONSCIENCE DANS LA MALADIE D'ALZHEIMER La maladie d’Alzheimer est une pathologie neurodégénérative affectant principalement les aires cérébrales du cortex associatif telles que les régions frontale, temporale et pariétale (Buckner, Snyder, Shannon, LaRossa, Sachs, Fotenos et al., 2005 ; Herholz, Salmon, Perani, Baron, Holthoff, Frolich et al., 2002 ; Salmon, Lespagnard, Marique, Herhol, Perani, Holthoff et al., 2005a ; Salmon, Perani, Herholz, Marique, Kalbe, Holthoff et al., 2005b). Ainsi, deux types de lésions la caractérisent sur le plan neurophysiologique : les plaques séniles et la dégénérescence neurofibrillaire. Leur présence associée et abondante définit la maladie et conduit à terme à une atrophie corticale marquée. Sur le plan clinique, cette affection se traduit par un déclin progressif de la fonction mnésique associé à une perturbation des autres fonctions cognitives dites supérieures que sont le langage, le raisonnement ou encore la capacité de jugement. Les troubles de la mémoire épisodique sont considérés comme initiaux et sont généralement suffisamment sévères pour perturber la vie quotidienne du patient. Ces troubles s’expriment en effet sous la forme de difficultés à se souvenir des évènements de l’actualité récente ou d’oublis divers, comme par exemple la prise de médicament ou le paiement des factures. Il existe très peu d’études concernant l’évolution des états de conscience associés à la récupération en mémoire au cours de la maladie d’Alzheimer. Dans une première étude, assez ancienne, et incluant seulement douze participants par groupe, Dalla Barba (1997) a montré que le nombre de réponses R produites par les malades Alzheimer était plus faible que celui des sujets du groupe contrôle. Au contraire, le nombre de réponses K émises par les patients était similaire à celui de ce dernier groupe. Ceci a également été rapporté par Piolino Desgranges, Belliard, Matuszewski, Lalevée, De la Sayette et al. (2003), en utilisant une tâche de mémoire autobiographique : les patients présentent des difficultés pour revivre mentalement les évènements qui les ont concernés. Ce manque d'étude dans ce domaine est assez paradoxal puisque la maladie d'Alzheimer entraîne une détérioration progressive, continue et sans rémission des fonctions supérieures et les premiers signes cliniques sont des troubles de mémoire (troubles de l'encodage, du stockage, et de la récupération). Ce projet vise à confirmer les résultats obtenus par Dalla Barba (1997), et à tester le rôle de la conscience de soi et des émotions dans le déficit de conscience autonoétique. En Perspectives de recherche 125 effet, un défaut d’actualisation des connaissances sur soi dans la maladie d'Alzheimer a notamment été mis en évidence dans une étude récente (Rankin, Baldwin, Pace-Stavitsky, Kramer, & Miller, 2005). Les auteurs montrent que lorsque l’on demande aux patients de s’évaluer sur une liste d’adjectifs, le profil de personnalité qu’ils décrivent correspond à leur personnalité pré-morbide. Ces résultats vont dans le sens d’une difficulté, chez les malades Alzheimer, à mettre à jour les connaissances qu’ils ont d’eux-mêmes, et notamment à prendre en compte les modifications de leur personnalité induites par la maladie. Par ailleurs, dans le cadre de l'étude de l’anosognosie dans la maladie d’Alzheimer, certains auteurs suggèrent que ce déficit d’actualisation de la conscience de soi pourrait être lié à une composante exécutive (Agnew & Morris, 1998). Or, des troubles exécutifs ont été mis en évidence dans la maladie d'Alzheimer, parfois même à un stade précoce (Collette, Delrue, Van der Linden, & Salmon, 2001 ; Logie, Cocchini, Delia Sala, & Baddeley, 2004, Baudic, Dalla Barba, Thibaudet, Smagghe, Remy, & Traykov, 2006). Enfin, dans le vieillissement normal, nous venons de montrer que le déficit de conscience autonoétique tient son origine dans le déficit de la fonction exécutive de mise à jour chez les sujets âgés (Clarys et al., 2009). L’ensemble de ces données conduit donc à l’idée qu’un déficit de mise à jour pourrait aussi être à l'origine du déficit de conscience autonoétique observé chez les patients Alzheimer. En effet, l’altération de cette fonction exécutive, qui refléterait la composante exécutive intervenant dans l'anosognosie (Agnew & Morris, 1998), pourrait être à l’origine du déficit d’actualisation des informations sur le soi, conduisant à un trouble spécifique de mémoire épisodique, signe clinique caractéristique de la maladie. Ainsi, dans ce projet, nous chercherons à savoir si la perte des connaissances sur soi induite au cours de la maladie intervient dans les difficultés de mémoire rencontrées au quotidien par les patients Alzheimer. L’hypothèse sous-jacente consiste à penser que, sans une représentation de soi cohérente et pérenne, le patient se trouve dans l’incapacité d’inscrire son histoire de vie dans un continuum de temps s’étendant du passé au futur, ce qui pourrait intervenir dans l’effacement progressif des souvenirs du malade, même les plus récents. Concernant le rôle de l'émotion dans le déficit de mémoire épisodique des patients Alzheimer, les travaux conduits avec des mesures classiques et globales de mémoire ont apporté des résultats contradictoires. Certains travaux ont montré que les patients Perspectives de recherche 126 Alzheimer reconnaissaient moins bien les images négatives (Abrisqueta-Gomez, Bueno, Oliveira, & Bertolucci, 2002 ; Hamann, Monarch, & Goldstein, 2000 ; Kensinger et al., 2002), les images positives (Kensinger et al., 2002), les mots positifs et négatifs et les phrases négatives (Kensinger et al., 2002). D’autres, à l’opposé, ont montré que les images positives (Hamann, Monarch, & Goldstein., 2000) et les récits négatifs étaient mieux rappelés (Kazui, Mori, Hashimoto, Hirono, Imamura, Tanimukai et al., 2000). Ces différences de résultats ont été imputées au fait que les échantillons étaient trop faibles et que ces personnes n’étaient pas toutes au même stade de la maladie et donc n’avaient pas toutes les mêmes lésions au niveau amygdalien. Or, les études en neuro-imagerie ont permis de montrer une activation de l’amygdale lors de l’encodage d’une information émotionnelle (Hamann, 2001 ; Mather, Canli, English, Whitfield, Wais, Ochsner et al. 2004 ; Maddock Garrett, & Buonocore, 2003). Cette structure étant préservée au début de la maladie, l'objet de ce projet est d'examiner l’hypothèse que les patients Alzheimer débutants pourraient bénéficier de l’effet des émotions sur la mémorisation. A ce jour, aucune étude portant sur l'effet de la valence émotionnelle des informations n'a été réalisée dans le cadre du paradigme R/K chez ces patients. Cet axe de recherche nouveau sur la maladie d'Alzheimer fait l'objet de la thèse de Sandrine Kalenzaga. IV – ETATS DE CONSCIENCE ET STRESS POST-TRAUMATIQUE La mise en place de cette nouvelle collaboration avec Wissam El Hage s'est révélée être très productive, puisqu'elle a déjà permis la publication de deux revues de littérature, comblant ainsi un vide, et de deux articles expérimentaux avec des résultats très novateurs, le deuxième étant sur le point d'être accepté pour publication. Ceci a été réalisé essentiellement dans le cadre de l'encadrement de la thèse de Géraldine Tapia, mais les travaux se poursuivent depuis sa soutenance et de nouveaux projets vont se mettre en place. Sur le plan scientifique, plusieurs éléments ressortent de nos revues de littérature. Il apparaît que les troubles cognitifs des patients PTSD concernent principalement la mémoire explicite, la mémoire de travail, et les fonctions exécutives. Toutefois, concernant la mémoire explicite, nous constatons que les informations à connotation traumatique sont mieux rappelées, chez les participants souffrant de PTSD, que les informations neutres ou positives traduisant ainsi un biais de mémoire pour ces éléments. Un phénomène similaire Perspectives de recherche 127 est observé pour la mémoire implicite, puisque l'effet d’amorçage est plus important pour les informations en lien direct avec le traumatisme, chez les patients PTSD. Nos travaux expérimentaux sur les états de conscience associés à la récupération en mémoire ont montré que les patients PTSD présentent un déficit dans la remémoration consciente du souvenir. Au contraire, nous avons observé une augmentation simultanée des reconnaissances impliquant la conscience noétique. Ce résultat suggère que dans le PTSD, le processus de reconnaissance fonctionne efficacement mais principalement grâce au versant noétique du souvenir. Cette observation pourrait suggérer que la composante noétique du souvenir est particulièrement efficace chez les sujets souffrant de PTSD. Cependant, au regard du déficit de conscience autonoétique observé dans le PTSD, il semble plus logique de proposer que l’augmentation des reconnaissances impliquant la conscience noétique ne soit que le reflet de l’accès limité à la composante autonoétique du souvenir. Aussi, la conscience autonoétique dépendant du système de mémoire épisodique (Tulving, 1995), on peut considérer le PTSD comme une pathologie altérant la conscience que le sujet a de lui-même dans le temps. Nous avons également montré qu'en présence d’une connotation émotionnelle négative, les patients PTSD présentent un accès anormalement facilité à la remémoration consciente du souvenir. Ceci pourrait traduire une vigilance particulière de ces patients à l'égard des stimuli susceptibles de déclencher les souvenirs intrusifs du traumatisme. En effet, les patients étant incapables d’interrompre la survenue angoissante de pensées intrusives en lien avec le traumatisme, ils pourraient mettre en place des processus d’évitement de tout indice se rapportant à cet évènement. Ceci pourrait les amener à porter une attention particulière à l'égard de ces stimuli favorisant ensuite leur reviviscence. Ainsi, il existerait un lien entre les intrusions en mémoire et l’état de conscience autonoétique. En effet, la remémoration consciente associée au vécu d’un évènement favorise sa répétition en mémoire, et plus un évènement est répété et plus cet évènement a de chance d’être efficacement maintenu en mémoire. De plus, le ressenti émotionnel intense vécu lors de l’évènement traumatique vient s’ajouter à cette réciprocité. L’état de conscience autonoétique serait donc impliqué, en partie en tout cas, dans le maintien des intrusions en mémoire. D’un coté, les souvenirs répétitifs du traumatisme surviendraient de manière indirecte, soudaine et intrusive de par les connexions sémantiques non conscientes qui s’y jouent. D’un autre côté, une fois le souvenir atteint, sa récupération serait Perspectives de recherche 128 particulièrement consciente puisqu’elle s’accompagne de la reviviscence caractéristique de l’état de conscience autonoétique. Finalement, cette idée suggère que le souvenir en lien avec le traumatisme ne serait récupéré que de manière involontaire et indirecte mais qu'une fois recouvré, il serait si vivace qu’il entraînerait une mémorisation accrue. Ces souvenirs intrusifs sont centraux dans la problématique du PTSD, puisque ce sont eux qui plongent le sujet souffrant de PTSD dans un état d’anxiété permanente. Aussi, comprendre les mécanismes cognitifs impliqués dans l’apparition des pensées intrusives constitue un véritable champ de recherche théorique qu’il est crucial de couvrir si l’on veut pouvoir diminuer la fréquence de ces symptômes. Un des moyens d’étudier l’impact des pensées intrusives dans les troubles cognitifs est d’induire artificiellement un état émotionnel (négatif ou positif), les pensées intrusives variant avec l’humeur des sujets (Seibert & Ellis, 1991). Des études chez les sujets sains ont en effet montré que les sujets soumis à une induction négative ou positive rapportaient davantage de pensées intrusives que les sujets non induits (Ellis, Moore, Varner, Ottaway, & Becker, 1997 ; Ellis, Thomas, McFarland, & Lane, 1985 ; Seibert & Ellis, 1991). Selon Ellis & Ashbrook (1988), lors de l’induction d’un état émotionnel, l’augmentation du nombre de pensées intrusives mobiliserait des ressources attentionnelles qui feraient alors défaut pour la réalisation de la tâche en cours. La conscience autonoétique impliquant des ressources attentionnelles lors de l'encodage (voir Clarys, 2001), nous pouvons penser que le déficit de conscience autonoétique que nous avons précédemment observé chez les patients PTSD (Tapia et al., 2007b) pourrait provenir du fait que ces patients présentent de manière récurrente, des pensées intrusives. Notre projet consiste donc à soumettre un groupe de patient PTSD et un groupe témoin à une situation d'induction neutre et négative avant le paradigme R/K pour montrer que la conscience autonoétique est spécifiquement perturbée sous induction émotionnelle négative. Toutefois, les patients PTSD étant constamment envahis par de nombreuses pensées intrusives, ils ont pu, avec le temps, développer des stratégies adaptatives permettant d’y faire face. Si tel est le cas, l'induction négative pourrait ne pas avoir d'incidence chez ces patients alors que l'incidence pourrait être forte chez les sujets témoins qui ne sont pas familiers de ces phénomènes intrusifs. Par ailleurs, dans la deuxième étude que nous avons réalisée, nous avons montré qu'en présence d’une connotation émotionnelle négative, les patients PTSD présentent un Perspectives de recherche 129 accès anormalement facilité à la remémoration consciente du souvenir. Nous avons interprété ce résultat comme étant la conséquence de la vigilance particulière des patients PTSD à l'égard des stimuli qui pourraient potentiellement déclencher l’apparition de souvenirs traumatiques (stimuli anxiogènes). Les patients pourraient donc focaliser davantage leur attention sur ces stimuli et en conséquence présenter des difficultés pour les inhiber. Pour tester cette possibilité, l'épreuve du Stroop émotionnel apparaît particulièrement pertinente. A la différence du Stroop "classique", dans cette épreuve les noms de couleurs sont remplacés par des mots connotés. Les résultats des études ayant manipulé la connotation émotionnelle des mots dans la tâche du Stroop montrent que les sujets souffrant de PTSD mettent davantage de temps pour dénommer la couleur des mots en lien avec le traumatisme que celle des mots positifs ou neutres (pour revue, McNally, 1998). Les auteurs s’accordent pour interpréter ce temps supplémentaire comme le résultat d’un biais attentionnel envers le matériel anxiogène, qui rend irrépressible son traitement. L’explication communément admise est que ce déficit d’inhibition est produit par le même processus qui entraîne les intrusions irrépressibles du souvenir traumatique (McNally, 1998). Un point reste cependant moins clair, c’est de savoir si ce délai dans la dénomination des couleurs provient effectivement d’un déficit d’inhibition (la signification des mots liés au traumatisme est particulièrement difficile à enrayer) ou s’il n’est que le reflet d’une plus grande accessibilité pour les mots liés au traumatisme (McNally, 1998). Il nous semble que pour avancer sur cette question, une démarche pertinente est d'induire un état émotionnel particulier et de soumettre les patients PTSD à une tâche de Stroop classique. A notre connaissance, ce type d'étude n'a jamais été réalisé. Notre projet consiste donc à déclencher des pensées intrusives (induction négative) et à tester le processus d'inhibition sans utiliser du matériel connoté ou traumatique afin d’éliminer la possibilité que ce soit le niveau élevé d’activation de ces informations qui entraîne le biais attentionnel. Afin d'avoir une base de comparaison, ce projet inclura également une tâche de Stroop émotionnel (avec des mots connotés ou traumatiques). Un groupe de patients PTSD et un groupe de sujets témoins seront donc soumis à une situation d'induction négative avant de passer la tâche habituelle de Stroop et la tâche du Stroop émotionnel. De manière à vérifier que l'effet de l'induction passe par l'augmentation des pensées intrusives, nous tenterons d'évaluer leur nombre dans les différentes conditions. Il sera alors possible d'étudier leur relation avec les déficits d'inhibition. Perspectives de recherche 130 L'idée sous-jacente à ces projets est qu'il existe un lien entre les déficits d'inhibition et les troubles de conscience autonoétique qui pourrait être la conséquence d'un biais attentionnel pour les stimuli anxiogènes et/ou d'un déficit d'inhibition des pensées intrusives, les deux phénomènes pouvant s'alimenter l'un et l'autre. Une autre piste pour explorer ces liens est de mettre en place une étude qui permettrait d'examiner au sein d'un même protocole l'implication du mécanisme d'inhibition dans l'accès à la conscience autonoétique en fonction de la valence du matériel. Pour cela, il nous semble que la tâche d'oubli dirigé associée au paradigme R/K et la tâche d'amorçage négatif également associée au paradigme R/K sont particulièrement adaptées. En effet, ces deux épreuves sont classiquement utilisées dans la littérature pour évaluer les capacités d'inhibition, en particulier en lien avec la mémoire. Le principe de la tâche d'oubli dirigé est de présenter des items un à un et d'indiquer au sujet seulement après chaque item s'il doit le mémoriser ou l'oublier. Ensuite, on demande au sujet de rappeler tous les mots à mémoriser, puis de rappeler l'ensemble des mots. Chez les sujets sains on observe une meilleure restitution des mots à mémoriser que des mots à oublier. Ceci est appelé l'effet d'oubli dirigé. Les mots à oublier qui sont restitués traduisent des déficits d'inhibition mnésique. Dans une tâche d'amorçage négatif, le sujet doit dénommer à chaque essai un stimulus parmi deux, l'un étant le distracteur, l'autre la cible, ceci étant défini par leur emplacement ou leur couleur par exemple. Si à l'essai suivant, l'item précédemment distracteur devient la cible, on constate un ralentissement du temps mis par le sujet pour le dénommer ou une augmentation du nombre d'erreurs. Cet effet est appelé l'effet d'amorçage négatif. Il est expliqué en considérant l'existence d'un processus attentionnel inhibiteur. Ainsi, au premier essai, le stimulus ayant un statut de distracteur fait l'objet d'un processus d'inhibition active. Lorsqu'à l'essai suivant, ce stimulus devient la cible, un temps supplémentaire est nécessaire afin de surmonter le résidu d'inhibition lié à l'essai précédent. La situation d'amorçage est comparée à une situation contrôle dans laquelle ni la cible, ni le distracteur ne sont répétés. Notre projet consiste à utiliser ces deux épreuves d'inhibition à partir de mots connotés et à les compléter par une tâche de reconnaissance avec le paradigme R/K, chez des patients PTSD et des sujets contrôles. Ceci permettra d'explorer directement les troubles d'inhibition des patients PTSD pour les mots négatifs ou traumatiques et l'incidence de ces troubles sur la conscience autonoétique. Perspectives de recherche 131 A terme, ces projets, qui visent à clarifier les liens entre les troubles de conscience autonoétique, l'inhibition, et les pensées intrusives dans un contexte émotionnel pourraient fournir de nouvelles orientations thérapeutiques. En effet, compte tenu de la symptomatologie du trouble et notamment des phénomènes d’intrusions qui le caractérisent, on peut penser que ce défaut d’inhibition est à l'origine de la récurrence de ce phénomène. Aussi, on pourrait imaginer que parallèlement à l’évolution positive de la récupération de la fonction d’inhibition sur le plan cognitif, on pourrait assister à une diminution du symptôme le plus récurent du PTSD que représentent les intrusions mnésiques. 132 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES Références bibliographiques 133 Abrisqueta-Gomez, J., Bueno, O. F. A., Oliveira, M. G. M., & Bertolucci, P. H. F. (2002). Recognition memory for emotional pictures in Alzheimer’s patients. Acta Neurologica Scandinavica, 105(1), 51-55. 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