L`intelligible connaissance esthétique

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L'intelligible
connaissance esthétique
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Dominique Chateau,
Agnès Lontrade et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes
des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de
verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Salvatore GRANDONE, Mallarmé. Phénoménologie du nonsens,2009.
Jean REAIDY, Michel Henry, la passion de naÎtre. Méditations
phénoménologiques sur la naissance, 2009.
Dominique NDEH, Dieu et le savoir selon Schleiermacher,
2009.
Mariapaola FIMIANI, Érotique et rhétorique. Foucault et la
lutte pour la reconnaissance, 2009.
Jean-Pierre Emmanuel JOUARD,
(définition de l'homme), 2009.
La
leçon
de Socrate
François URVOY, Expérience et dogmatique empiriste (I),
2009.
François URVOY, Dire le monde (II), 2009.
François URVOY, Science et ontologie (III), 2009.
François URVOY, Constitution
2009.
Vassilis VITSAXIS,
2009.
de l'humain dans l'homme (IV),
LE MYTHE
et la recherche
existentielle,
Marcello VITALI ROSA TI, Corps et virtuel: Itinéraires à
partir de Merleau-Ponty, 2009.
Louis-José Lestocart
L'intelligible
connaissance
estllétique
L' Harmattan
Photo page 3 :
@ Mission Interdisciplinaire
Française
Johanna Blayac, 2008
du Sindh,
@
L'HARMATTAN, 2010
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005
http://www.librairiehannattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]..
ISBN: 978-2-296-10698-7
F~:978229609106987
Paris
«Jusqu'ici nous n'avons pas seulement parcouru
le pays de l'entendement pur [les catégories a
priori] en en examinant chaque partie avec soin,
nous l'avons aussi mesuré et nous avons assigné
à chaque chose en ce domaine sa place. Mais ce
pays est une île que la nature elle-même a
renfermée dans des bornes immuables. C'est le
pays de la vérité (mot séduisant), enfermé d'un
vaste et orageux océan, empire de l'illusion, où
maints brouillards, maints bancs de glace en
fusion présentent l'image trompeuse de pays
nouveaux, attirent le navigateur parti à la
découverte, l'entraînant en des aventures
auxquelles il ne pourra plus s'arracher, mais
dont il n'atteindra jamais le but. »
Emmanuel Kant, «Analytique
transcendantale
)),
Critiquede la raisonpure, 1781
Incipit tragœdia
La photo du frontispice de cet ouvrage - prise
récemment lors de la Mission Interdisciplinaire Française du
Sindh (Pakistan)1 -, montre des faqirs soufis pratiquant le
dahmmal, danse extatique dévotionnelle (proche de celle des
derviches tourneurs). La scène se passe dans la dargâh (tombe)
de Bodloh Bahar (saint local), à Sehwan Sharif (Sindh). Deux
états coexistent dans cette photo où se mêlent éléments fixes et
dynamiques. Murs, maisons sont par exemple figés, et nous
voyons aussi ça et là des gens comme arrêtés dans leur
mouvement. Dont un des faqirs portant une longue robe qui lui
descend jusqu'aux pieds, immobile, et qui nous regarde.
Derrière lui, un groupe de gens encore statiques, et des maisons,
et des personnes aux portes. Tout le reste ou presque est en
mouvement ou dans un état intermédiaire (bougé, tremblé). À
droite du personnage arrêté, presque au centre de la photo, les
bras déployés, nous percevons une forme tournant sur ellemême, à très grande vitesse (autre faqir), tour, détour et retour
éternel, toujours à nouveau; apparition, rapidement esquissée
qui ne nous livre plus que son dynamisme et sa déformation. Un
visage fixe tourné vers la gauche paraît néanmoins au niveau
supérieur de cette forme, « image cachée» comme naissant du
mouvement dynamique, tandis que les pieds sont à peine
visibles. Cette coexistence de formes de fixité et de mouvement,
crée aussi la juxtaposition de deux temps dans un même espace
qui interrogent d'autant plus notre perception.
« J'ai saisi cette idée en passant, et vite j'ai pris
les premiers mots venus pour la fIXer, de crainte
qu'elle ne s'envole de nouveau. Et maintenant
elle est morte de ces mots stériles; elle est là
suspendue, flasque sous ce lambeau verbal - et,
en la regardant, je me rappelle à peine encore
comment j'ai pu avoir un tel bonheur en
affrapantceto~eau. »
Nietzsche, Le Gai Savoir, ~ 298.
Alors qu'on a tendance à fixer en notre esprit, en notre
réflexion la pensée sur un point précis, on se heurte sans cesse à
une réalité plus large et, de fait, éternellement changeante,
éternellement nouvelle. Le philosophe Henri Bergson (18591941) montre ainsi que notre monde, monde de la vie et
éléments du monde physique, est avant tout celui d'une « durée
pure ». Dès l'Essai sur les données immédiates de la conscience
(1889), il évalue cette durée, temps incertain, livré à la surprise
et à l'attente qui paraît être monde d'événements en puissance,
d'imprévus, où philosophie et empirisme ne comptent pas tant
que cela et dont nous devons essayer de tirer enseignement par
« plans, essais, expériences, tâtonnements, précipités dans tous
les sens. »
«Plus profondément nous pénétrons l'analyse de la
nature du temps, mieux nous comprenons que durée signifie
invention, création de formes, élaboration continue de ce qui
est absolument neuf. » (L'évolution créatrice). L'univers infini,
monde englobant un système infini de singularités, n'est fait
que d'universelles variations dans la durée. Ensemble de
puissances entre le sans fond et le fond du fond, qui vont vers
l'actualisation, l'exigence d'être (energia). Devant ce même et
infléchis sable «jaillissement ininterrompu de nouveautés »2,
réservoir à images, quantités de formes superposées, passant à
grande vitesse devant les yeux, inépuisables, qui sont en soi,
pour chacun, éléments du savoir et de l'investigation, via des
postulats théoriques, notre perception reste partielle3.
Par une approche qui nous est familière, nous appartient
et demeure en nous, on s'installe alors en un monde
intermédiaire pour mieux juger ce qui défile devant nous. Et
pour nous, le devenir n'est alors fait que d'une succession
d'états distincts - de simples instantanés - , et la durée que
d'instants. On fixe donc un instant, un seul instant. Un instant
comme limite insaisissable entre deux néants dont l'un ne serait
plus et l'autre attendrait de venir à l'existence, selon une pensée
heideggérienne;
c'est-à-dire en fait une synthèse ratée
d'éléments disparates et contraires issu d'un chaos4.
Là est bien la tragédie éclatant à chaque minute. Dans
cet effort constant de désignation du réel, cet exercice au sens
8
originel de ce terme, on perd sensiblement pied. Croyant à
l'immédiateté du monde que nous découvrons, on se heurte
aussi à ses limites terriblement contraignantes. Car on se trompe
et s'est toujours trompé quand on spécule sur le réel. Notre
cerveau, récepteur imparfait, agit avec opiniâtreté comme un
« filtre» empêchant d'atteindre une éventuelle «réalité
ultime ». Les informations très schématiques qui s'y portent,
restituent sans cesse un espace partagé, fragmenté qui est
pourtant d'un seul tenant en tant qu'espace qui se tend vers
l'infini et le vide. Un espace débarrassé de toute hiérarchie, de
tout axe perspectif, multidirectionnel et, ce faisant, sans cesse
dynamique que les opérations de notre esprit fragmentent
encore plus.
Ainsi à Berkeley au Helen Wills Neuroscience Institute
(University of California), des recherches très récentes de
neuroscientifiques, dont l'équipe du neurophysiologiste Jack
Gallant, ont mis au point un logiciel couplé à l'tMRl,functional
Magnetic Resonance Imaging (IRMf, Imagerie fonctionnelle
par Résonance Magnétique) pour lire dans le cerveau les
processus neuronaux entrant en jeu lors d'observations
d'images. Ces études des mécanismes neuronaux, qui soustendent la vision ont recours à des méthodes d'identification
quantitative basées sur des systèmes non linéaires, restituent la
manière dont le système visuel réagit à la complexité des scènes
naturelles et comment celui-ci est affecté par des processus topdowns de segmentation et de regroupement.
Dans Causality and Chance in Modern Physics
(Causalité et hasard dans la physique moderne, 1957), le
physicien américain David Joseph Bohm (1917-1992), auteur
d'importantes contributions en physique quantique, physique
théorique, philosophie et neuropsychologie, déclare: « Unefois
accompli le passage de l'appréhension intuitive au savoir, on
admet que tout est composé de parties qui existaient
indépendamment et extérieurement les unes par rapport aux
autres, et se trouvaient liées par des relations externes. Et ce
point de vue fragmentaire est devenu de plus en plus complexe.
Ainsi au moins virtuellement, tous les aspects de la pensée
9
humaine reposent sur la notion de parties. » De même, peut-on
dire que les objets revêtent des connotations distinctes selon les
sujets regardants qui sont alors poussés à ordonner leur paysage
intérieur selon leur perception extérieure, leur propre « point de
vue» et leur propre appareil sensoriel et cognitif. Ces sujets
bâtissent des unités fermées en soi, des paradigmes
idiosyncrasiques de représentation du monde, illusoires. Nous
demeurons formés par les (ces) choses que nous formons et l'on
s'efforce de trouver des significations en des signes offerts à
notre perception, qui deviennent, par associations d'idées pour
nous, des preuves irréfutables de quelque chose - « que ce
quelque chose soit l'ensemble de tous les objets, ou de tous les
atomes ou de tous les événements, ou Dieu, ou l'ensemble des
idées platoniciennes. »6
Le Réel est pourtant un Tout, homogène et simultané
qui se tient; une même et unique matière, indivisible en parties,
fondamentalement de l'ordre de la durée. Surgissement du
nouveau, génération de possibles, ouverture et imprévisibilité,
c'est un réel fortuit, d'autant plus réel qu'il est fortuit, donc sans
« apprêts ». Son essence est de « passer »7. On ne voit au mieux
qu'une série de positions8.
Pour moi, en tant qu'observateur humain minutieux,
analytique, rarement critique de l'Univers et du Temps, pour
percevoir clairement quelque chose dans une sorte de
grossissement rêvé, il faut couper la chose sur ses bords, l'isoler
comme telle9. Ainsi je pratique, par attention sélective, une
coupe instantanée (découpure) dans le devenirJO,le Tout, qui le
réduit à un espace clos (objet, idée, image, concept, tableau,
représentation, système serré et cohérent)ll. Ce qu'on croit être
une idée cartésienne « claire et distincte» n'est que vision
partielle, bornée et limitée par les capacités perceptives et
conceptuelles humaines, agissant sur notre esprit en référent
brouillé, auquel on choisit nécessairement de donner sens.
Énorme illusion d'optique! Où serait donc l'illusion et
où serait la réalité? Il n'est pourtant nul besoin de rien forcer,
de fabriquer pour comprendre la réalité. Tout est là 1... devant
les yeux. Mais toujours par cette « clarté» et cette
« distinction », cette manière qu'ont les humains d'éviter le choc
10
et le danger apparent de tout mystère, en essayant de rendre
l'inconnu familier, on pense toujours fixe ce qui est en fait
mouvement, flux, progression continue, mobile. On ne retient
du monde matériel que ce qui est susceptible de se répéter et de
se calculer, par conséquent ce qui ne dure pas. L'acte de fixer
est un des traits fondamentaux de la nature humaine. D'un point
de vue formel, par d'étranges manies superstitieuses, par des
obsessions quasi métaphysiques, on donne même parfois à cette
découpe la netteté d'une épure en lui conférant une irréductible
essence. Une forme alors se dessine qui revêt les aspects de
l'idéal le plus pur. Un bloc unique et linéaire, une idée
platonicienne considérée comme « sans temps» 12.
Le langage de la physique classique stérile, précieux et
devenu ridicule, décrit ainsi une grande mécanique d'éléments
séparés les uns des autres dont I'histoire se déroulerait dans un
espace et un temps distincts et absolus. Cette vision mécaniste
et « séparatiste» du monde dont on démontrera ici encore et
historiquement
l'insuffisance
via Nietzsche,
s'impose
métaphoriquement à la plupart des constructions théoriques
traditionnelles; toutes spéculations menaçant pourtant d'être
surannées13,
Un jour de l'été 1922, durant une conversation avec
Werner Karl Heisenberg, physicien tout comme lui, Niels Bohr
déclare: « Nous sommes dans une situation désespérée comme
des marins abordant une contrée lointaine. Ils ne connaissent
rien du pays où ils rencontrent des gens dont ils n'ont jamais
entendu parler la langue. Ils ne savent donc comment
communiquer.
Aussi autant que les concepts classiques
marchent, c'est-à-dire tant que l'on peut parler du mouvement
des électrons, de leur vitesse, de leur énergie ... etc, je pense
que mes images sont correctes ou tout au moins j'espère
qu'elles sont correctes. Mais personne ne sait jusqu'où on peut
aller avec ce langage. »14
« La zone est un système très compliqué. Il y a plein de
pièges qui sont tous mortels. J'ignore ce qui sy passe en
l'absence des hommes, mais dès qu'ils apparaissent tout se met
en mouvement. » Ne peut-on pas voir là dans Stalker (Andrei
11
Tarkovski, 1979), l'énoncé précis d'une réalité sans cesse
modifiée par le regard de l'observateur? Comme en train de se
livrer à une démonstration devant des élèves curieux (l'écrivain
et le savant), le stalker précise: « A chaque instant elle est telle
que nous l'avons faite par notre propre état d'esprit» et ajoute
« Tout ce qui se passe ici dépend non de la zone mais de nous. »
Nous sommes toujours face à une vision restreinte qui reste
vague et qui ne relève en définitive nullement du visible. On est
aussi un peu dans un des problèmes fondamentaux de la
physique: cette mystérieuse question de la « non-séparabilité »
entre observateur et observé de la physique quantique de Niels
Bohrl5. Dans ce réel voilé et non-séparable, la vision du monde,
pour qu'elle soit juste et demeure juste, est indissociable de
l'idée d'une continuité entre la vision de l'observateur et ce qu'il
observe. Et bien souvent ce que l'observateur voit ou croit
voir ne sont que distorsions supposées existant entre le monde
« réel» - tel que finalement on l'imagine réel- tandis que le
monde réellement à percevoir, se passe toujours hors champ.
Dans tous les changements qu'il produit, on subodore une
présence grouillante de mondes contigus, parallèles, sans cesse
emboîtés les uns dans les autres. On y sent la toute puissance
d'un autre monde implicite sous la forme d'un immense courant
de non-dit qui circule en tous points. Le monde reste en
profondeur différent de ce qu'il paraît.
Il faut sans cesse élargir et enrichir le domaine de
l'investigation en y mêlant des considérations issues de
I'histoire des idées, des mathématiques, de la physique, de
l'astrophysique, des concepts philosophiques, et même des
champs artistiques lesquels conjuguent admirablement dessein
épistémologique et souci de la forme. Ceci cette
interdisciplinarité - répond d'ailleurs à un besoin de notre
sensibilité humaine à la recherche de grands espaces/temps
déterminants pour l'imaginaire (Gilbert Durand). Une
revisitation totale du réel est nécessaire pour transformer notre
connaissance du monde et abandonner les grandes certitudes
ontologiques. Mais bien plus, car, comme dit l'astrophysicien,
écrivain et poète français, spécialiste des trous noirs, JeanPierre Luminet (1951-), le « réel» n'est pas seulement voilé par
12
nos facultés de perception limitées, il est voilé par la nature
même du monde. « La forme globale de l'espace pourrait être
assez 'tordue 'pour démultiplier presque à l'infini les trajets de
la lumière entre une source lointaine et nous-mêmes, de sorte
que nous serions plongés dans un univers d'apparence
extrêmement différente de ce qu'il est en réalité. »16 L'univers
dans sa forme globale - un « N-Volume » fini - , nous paraît
donc vaste, « déplié », contenant des milliards de galaxies,
tandis qu'il serait en fait beaucoup plus petit que l'univers
observable, chiffonné en petits univers biscornus contenant
beaucoup moins d'objets authentiques. Au reste cet espace
paraît « chiffonné» au point de pouvoir créer des images
fantômes de chacun de ses objets cosmiques17. Cette notion de
réalité empirique et la conjecture plausible d'un réel
indépendant pour le moins « voilé» dont on ne peut espérer
connaître que certaines structures générales en reflets
grossièrement déformés, se retrouve dans Le Réel voilé, analyse
des concepts quantiques (1994) du physicien théoricien Bernard
d' Espagnat
(1921-),
l'un des principaux
interprètes
philosophiques de la mécanique quantique
La représentation, pour incarner sa même forme de
représentation, devrait totalement se mettre en dehors du champ
visuel, et cela est ou paraît impossible. On ne peut que faire
varier l'angle et seulement en fonction de l'outil utilisé. Ce
perspectivisme radical ne fait que gêner d'autant plus celui qui
veut voir et interpréter. D'après le philosophe britannique
d'origine autrichienne, Ludwig Wittgenstein (1889-1951), cette
relativité essentielle de la connaissance possible provient de la
superposition de deux types d'espaces tels deux types d'images
coexistant: l'espace visuel (l'expérience immédiate) qui utilise
un cadre de référence, et l'espace euclidien (géométrique), de
façon à ce que l'image virtuelle intègre nécessairement, à
l'intérieur de sa composition, toutes les composantes spatiales
qui s'y rattachent: hauteur, profondeur, largeurl8.
Nous introduisons involontairement des coordonnées ou
des mesures dans notre propre perception de l'espace réel. On
assiste ainsi aux étapes de la construction d'un schéma de
13
« carte» (pattern) mentale dit encore David Bohm (The Special
Theory of Relativity, 1965). Il remarque ainsi, en s'appuyant sur
les travaux de psychologues/cognitivistes, que notre dispositif
de perception abstrait de l'environnement des traits peu
changeants ou invariants comme autant de «sous-cartes»
intérieures
de
l'environnement
considéré - opération
correspondant à une forme d'idéologie (répondant elle-même à
des croyances,
affirmations,
préjugés
et hypothèses
paradigmatiques) et conditionnant toute perception uItérieure19.
Nous, prisonniers de nos cartes mentales (établies par la
conjugaison de notre perception et de notre mémoire), sommes
enclins à recadrer l'espace réel dans un espace géométrique pour
le rendre plus stable, pour l'idéaliser en quelque sorte20.
Mais on est aussi en droit de se demander: qu'est ce
que la réalité? Quelle est cette croyance superstitieuse à la
réalité?
Quelle fonction métaphysique primordiale même
pourrait être attaché au réel? Sans cesse devenir qui s'interroge
et qu'on interroge21, la construction du réel participe de
l'imagination et de l'invention. La tâche fondamentale de la
philosophie est de penser le «mouvant» avec une vision
directe, immédiate de ce mouvant - acte donc essentiellement
cognitif. Bergson pointe combien l'intelligence s'est constituée
par un progrès intrinsèque, et parle de l'adaptation de plus en
plus précise, de plus en plus complexe et souple, de la
conscience des êtres vivants aux conditions d'existence qui leur
sont faites. De là pourrait découler l'idée que l'art, mais aussi
bien la philosophie dans son sens large, opération d'intelligence
et de cognition, sont destinés à assurer l'insertion parfaite de
notre corps d'être vivant, conscient, en son milieu; à se
représenter les rapports des choses extérieures entre elles; enfin
à penser au mieux et au plus près matière et réalité en tant
qu'espace-temps-matière. Ce qui doit, à présent, s'étendre à la
théorie de la connaissance en général.
Il nous faut essayer de bâtir une image approchante de
l'Univers et de notre rapport à lui. Ce dernier est « comme un
film que l'on pourrait voir - du moins en partie - de manière
instantanée, comme un tableau »22 composé de milliers et de
14
milliers de choses encore à découvrir. Un immense tableauespace (ou une structure) muni d'une topologie (quelle que soit
sa forme), sans cesse en cours d'achèvement, mais ne se
finissant jamais - qui se déploie actuellement sous nos
« yeux» - si tant est que cette expression ait un sens. Un
tableau complètement conçu dans notre esprit (représentation
toujours plus englobante) et perçu (image mentale) comme audedans d'une (ou plusieurs) boule de verre facettée23.Au-dedans
de ce tableau hypercubique ou plutôt hypersphérique24 se
trouve, de long en large, un nombre fini de points particuliers,
des signes spécifiques indiquant les positions qu'on doit
prendre pour construire de nouveaux concepts. En dehors de
toute géométrie (ou alors une géométrie élastique pouvant
entraîner par elle-même un renouveau et autoriser un regard
différent) et, a priori, de toutes modalités surplombées par des
lois universelles et constantes.
Il ne s'agit pas pour nous de caresser l'ambition de
produire du jamais vu, mais bien de se disposer à saisir, en
dedans comme en dehors, ce qui se présente dans ce monde où
les choses et les phénomènes qui s'y déroulent sont ainsi, juste
ainsi. Parfois même indépendamment en dehors de notre regard
en tant qu'observateur. Dans notre confrontation à ces points,
nous sommes tels des vecteurs orientés. Sans but réel, sauf le
déplacement continuel d'un corps (ou d'une particule en
mouvement) dans l'espace, sa trajectoire dans la structure, on
suit les vecteurs qui se heurtent périodiquement aux points. De
même les personnages de Stalker, bourlinguant au mieux,
foulent une zone, portion d'espace, homogène, rythmée par des
poteaux télégraphiques servant de repères à la recherche d'un
passage. Pour se déplacer, sur un mode apparemment ordonné,
ils doivent recourir aux jets aléatoires de boulons fixés à des
foulards. Imposition de règles formelles: l'endroit où tombe le
foulard est précisément le point où ils doivent se rendre et ils
agissent ainsi à chaque fois. Tout a l'air en même temps,
parfois, de se modifier à chaque instant autour d'eux. Créant de
ce fait l'image de changements de phase, de bifurcations,
d'oscillations et de boucles (trajet en boucle dans le temps et
l'espace) propres aux différents processus affectant un système
15
complexe. Et, sur le terrain de la zone de Stalker, a lieu un
parcours hésitant, douloureux et des trajectoires quelque peu
chaotiques, dû à l'attachement à ces points et éventuellement à
d'autres manifestations qui pilotent leur action. Car, ici, le
monde se divise en deux (comme dans le Manuel d'Epictète),
mélange de déterminisme et d'indéterminisme. Dans cette
coexistence de champs connus et inconnus, il y a ce qui dépend
de nous (ta eph henim) et ce qui ne dépend pas de nous (ta ouk
eph henim). Ce jalonnement spatial et physique du territoire par
jet de boulons et l'attachement aux signes et « indices» qu'il
contient représente le seul repérage possible, tandis que les lois
de la zone opérant de leur côté d'un point de vue à la fois
quantique et relativiste, brouillent ...
Le mathématicien et physicien Henri Poincaré dit dans
Science et méthode (1908) : « Le cerveau du savant, qui n/est
qu/un coin de l'univers, ne pourra jamais contenir l'univers tout
entier. »25 Pour
paraphraser
Wittgenstein
(Tractatus
logicophilosophicus), on dira que nous nous faisons des
« tableaux» des faits (vécus ou non); c'est-à-dire que nos
représentations de ces faits-images sont une transposition de la
réalité où les éléments sont également reliés les uns aux autres.
L'ensemble de ces relations formant la structure logique du
monde et « Le tableau logique des faits constitue la pensée. »
Car ce monde ne peut être pour nous qu'effet de langage,
construction langagière dans son jaillissement. Néanmoins pour
David Bohm dans Wholeness and the Implicate Order (La
totalité et le monde enveloppé, 1983), c'est aussi le langage qui
est à l'origine de la fragmentation de la pensée et du réel. Tout
se passe comme si on se trouvait face à une unité « perdue» qui
serait toujours, dans notre esprit, composée de fragments, mis là
en surprises, en rébus.
Si l'on raisonne en système complexe, on pourra encore
suivre Bohm quand il énonce dans La Danse de l'esprit, ou le
sens déployé (1989): « L 'état du tout pourrait en fait régir
l'organisation des parties, non seulement du fait de la forte
connexion entre éléments très éloignés, mais aussi parce que
l'état du tout serait tel qu'il induirait l'organisation des parties.
Sa réalité serait indifférente à la localisation exacte de ses
16
parties. » Cela implique qu'un changement d'état (y compris le
regard de l'observateur) dans n'importe laquelle de ses parties
retentit sur tout le reste. Ce tableau imaginé du monde montre
donc, comme nous l'avons dit, sans cesse la dynamique des
systèmes non linéaires comme principe de construction et laisse
ouvert le résultat de l'expérience à mener. Totalité insaisissable
(Dionysos 7), de fait métastable, chaotique, il se constitue et
s'organise (s'apollonise 7), - ou plutôt semble se constituer et
s'organiser spontanément - , dans l'œil de l'observateur, dans
son esprit, son mental, sa psyché. Mais c'est lui en même temps
qui organise l'homme, le régule, l'autocratise. Tout se passe
comme s'il fallait à nouveau parcourir, avec quelle peine !, le
champ des connaissances (fussent-elles mathématiques,
physiques, esthétiques, philosophiques, biologiques, etc.) et
examiner encore de près le monde pour lui redonner ses
marques ou de nouvelles marques. Il y a bien cette « nécessité
de regarder le monde comme un tout indivis dans lequel toutes
les parties de l'univers, y compris l'observateur et ses
instruments, se fondent et s'unissent en une seule totalité »26.
« Silence! Silence! le monde ne vient-il pas de
s'accomplir? Que m'arrive-t-i/ donc?» (Zarathoustra parle
ainsi à son cœur.) Le monde en moi insiste tant sur ma faculté
de comprendre. Qu'ai-je au juste vécu 7 Que s'est-il passé en
moi, autour de moi, à tel moment 7
17
Introduction à l'Eternel retour
«Ces chemins se contredisent, ils se
butent l'un contre l'autre: - et c'est ici,
à ce portique, qu'ils se rencontrent. Le
nom du portique se trouve inscrit à un
fronton, il s'appelle 'instant'»
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra,
« De la vision et de l'énigme », 2.
L'Eternel Retour (E.R.i? de Friedrich Nietzsche (18441900) est une expérience-miroir singulière. Expérience
esthétique28 qui consiste à voir ce qui se cache derrière soi.
même (et derrière le monde) à un certain moment présent.
Comme s'il existait un certain point culminant - moment
précis à l'intérieur d'un horizon déterminé de l'existence - , de
l'activité humaine pouvant donner naissance, dans certaines
conditions, à la vision d'une évolution apparemment
désordonnée et « fortement» imprévisible qui se répétera, et ce
éternellement.
Le romancier, philosophe et peintre Pierre Klossowski
(1905-2001) dans Nietzsche et le Cercle vicieux (1969) -livre
philosophique majeur selon Michel Foucault - , désigne l'E.R.
tel « un signe valant pour tout ce qui est arrivé, pour tout ce qui
arrive, pour tout ce qui arrivera jamais au monde ... »29
Expérience énigmatique vécue, ce que Nietzsche nomme au
départ une hohe Stimmung (haute intensité), l'E.R. est une
vision complexe dont l'importance ne cesse de s'étendre.
« Je parcourais ce jour-là les bois au bord du lac de
Silvaplana
,.
non loin de Surlei je fis halte au pied d'un
gigantesque roc dressé en forme de pyramide. Ce fut alors que
l'idée me vint. » (Ecce homo, « Pourquoi j'écris de si bons
livres» - "Ainsi parlait Zarathoustra", I). Cette expérience
ouverte, résultant d'un moment ou de moments privilégiés de
début Août 1881 - au lieu-dit Surlei, près du petit village de
Sils-Maria en Haute-Engadine (Suisse) où Nietzsche réside tous
les étés jusqu?en 1888 - , est fondamentalement anhistorique,
vis-à-vis de l'humain que nous sommes. Moment où l'esprit,
violemment envahi, est pris dans le cours du devenir30 ; tel un
conditionnement « autre », plus ou moins subtil, sous-jacent à
toute manière de penser, de vouloir, de sentir. Il s'agit bien
d'une problématisation du monde et de l'existence (Heidegger
l'a bien compris ainsi avec son expérience phénoménologique
d' « être-au-monde », das In-der-Welt-Sein3 ), et d'un rapport
au monde. Ce dernier s'instaure, via cette vision singulière étant
au fond celle de la contemplation, de la réflexion (au sens
fort) - voire de la réflexivité - , d'un esprit sur lui-même
(entre soi et soi), où l'image perçue finit par renvoyer un reflet
déformant peut-être tronqué de la réalité. D'une certaine réalité,
en tout cas, restant à découvrir, occulte, conçue en « vastes et
nombreux ensembles du monde naturel extérieur au sujet
pensant »32. C'est enfin une expérience entre physique et
éthique, fondée sur l'oubli de ce que nous sommes - non pas
une fois, mais d'innombrables fois - , où nous devenons
« autre» maintenant. Cette grave pensée du Retour à soi-même
-« Un moment de sublime prise de conscience, un grand midi
où elle puisse regarder en arrière, et devant elle et jeter les
yeux sur l'avenir (..) pour la première fois pose globalement la
question: pourquoi? à quoi bon? »33- , semble soudain
passer outre l'obstacle suprême que nous bâtit notre vie: notre
conditionnement d'être. Non seulement conditionnement
physiologique, mais conditionnement de pensée, vis-à-vis du
monde et de la connaissance.
«La pensée de l'Eternel Retour du Même vient à
Nietzsche comme un brusque réveil au gré d'une Stimmung,
d'une certaine tonalité de l'âme.: confondue avec celle de
Stimmung, elle s'en dégage comme pensée; elle garde toutefois
le caractère d'une révélation - soit d'un subit dévoilement. »34
Le démon-daimon, qui apparaît dans l'aphorisme 341 du Gai
Savoir35, et qui est face à moi Ge) dans ce miroir « imaginé» est
certes moi, jouant quelque peu au «narcisse », en une
conscience dédoublée, mais perçu dans un temps décalé,
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