dans le domaine de la pensée la plus récente13. Parmi les fragments du Na-
chlaß la lecture des réflexions du jeune Schopenhauer révèle une façon diffé-
rente d’articuler ce qui chez Kant s’appelait raison théorique et raison pra-
tique. Kant distingue le point de vue théorique et le point de vue pratique
tout en considérant qu’il s’agit d’une seule et même raison. Schopenhauer
est indifférent à la structure de la raison car, ce qui compte à ses yeux, ce
n’est pas le fait de la science - dont il faut dégager d’un point de vue théo-
rique les conditions de possibilité dans le sujet transcendantal, mais le fait du
monde. On devrait même dire le fait d’un monde, l’existence de ce monde où
le sujet a l’expérience quotidienne de la souffrance, du malheur de
l’existence, thème marginal dans la pensée kantienne où le malheur frappe
l’espèce humaine dans le cadre d’une téléologie morale14 mais non l’individu
à la première personne. Le scandale de la philosophie signifiait chez Kant
l’impossibilité de démontrer l’existence du monde extérieur15, pour Scho-
penhauer il désigne l’existence du sujet dans un monde où il est voué à
éprouver de manière permanente l’insatisfaction de ses désirs. Pour le dire
autrement Schopenhauer ne se pose pas la question métaphilosophique de la
possibilité de la métaphysique (la question des jugements synthétiques a
priori) comme science de la raison mais celle des moyens de parvenir à dé-
passer une situation de détresse existentielle, d’offrir au sujet une consola-
tion (Trost) à la mesure du malheur éprouvé.
« La philosophie et la consolation qu’elle procure se ramènent à ceci :
il existe un monde des esprits et, en lui, nous pouvons assister d’un lieu éle-
vé, dans la plus grande paix, séparés de tous les phénomènes du monde exté-
rieur, à tous ces phénomènes sans y participer, même si la partie de nous qui
appartient au monde des corps en est très bouleversée. »16
Comme le dit Schopenhauer dans un raccourci saisissant la meilleure
expression des lacunes de Kant c’est qu’« il a ignoré la contemplation »17.
On remarquera que Schelling emprunte ici largement à la doctrine tradition-
nelle des exercices spirituels, en particulier dans le stoïcisme, où la vision en
surplomb, en hauteur, fait partie des conditions pour retrouver son intégrité
en prenant conscience de sa place dans le tout18. La distance est neutralisa-
13 Jacobi, Fichte, Schelling…
14 On a en vue tous les passages bien connus où Kant explique pourquoi la Nature a
mis l’homme en difficulté pour qu’il développe ses facultés morales et intellectuelles ainsi
que ses diverses aptitudes.
15 Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Aubier, Paris, 1997, p. 89 « Cela
reste toujours un scandale de la philosophie et de la raison humaine universelle que de devoir
admettre simplement sous la forme d’une croyance l’existence des choses en dehors de nous
(desquelles nous tenons pourtant toute la matière de nos connaissances, même pour notre sens
interne), et de ne pouvoir, quand quelqu’un s’avise d’en douter, lui opposer aucune preuve
suffisante. »
16 H.N., Bd 1, §12, p. 7-8 (trad. X. Chenet, Extraits des Manuscrits de jeunesse, Ca-
hier de l’Herne, p. 173).
17 Ibid., §17, p. 13.
18 Foucault, L’Herméneutique du sujet, 1981-1982, Gallimard-Seuil, 2001. Voir aussi
de Pierre Hadot, Goethe et la tradition des exercices spirituels, II, Le regard d’en haut et le
voyage cosmique, Albin Michel, 2008 : « L’âme possède, en sa forme achevée et plénière, le
bien que peut atteindre la condition humaine, lorsque, foulant aux pieds tout le mal, elle gagne