Par voie de conséquence, l’histoire est également impuissante à prévoir quelque
événement que ce soit. En effet, le système est la mise en forme par excellence de
l’insénescence, de l’immuable, de l’impérissable, de la permanence. De sorte que « les
sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l’histoire rapporte ce qui a été une
seule fois et n’existe plus jamais ensuite ». C’est pourquoi l’histoire doit « se résigner à ce que
chaque jour nouveau, dans sa vulgaire monotonie, lui apprenne ce qu’elle ignorait
entièrement ».
Philosophie de l’histoire
Il est donc clair pour Schopenhauer qu’une science historique au sens propre du terme,
qui pourrait, dans le flot agité des remous de l’histoire, démêler l’action des motifs puis de
dégager et traduire dans une intégration exacte et précise l’ensemble des relations
interindividuelles, ne peut exister. Toutefois, ne peut-il pas y avoir, à titre de succédané, une
philosophie de l’histoire, qui, par le truchement d’un télos, d’un fil directeur transcendantal
,
nous donnerait à voir une histoire prophétique rationnelle ?
Pour Schopenhauer, il est clair que non. Cette « tendance à concevoir l’histoire du
monde comme un tout méthodique » en procès, est vouée dès l’origine à l’échec car elle
repose sur une illusion qui consiste à mystifier, réifier, hypostasier l’espèce humaine pour en
faire un peuple. Or, seul l’individu, ayant un caractère individuel, est réel et porteur de
signification, seule la vie individuelle a une unité réelle. De ce seul fait, l’homme n’est
subsumable ni sous le concept d’espèce (comme l’est par exemple l’animal pour la zoologie),
ni sous celui de peuple, ce qui rend par conséquent impossible une science de l’histoire
(conçut comme science de l’action), tout comme une philosophie de l’histoire. Dès lors
« l’unité de marche dans l’existence de l’espèce humaine n’est donc qu’une pure fiction ».
Bref, les individus et leur vie sont seuls réels, à l’aune desquels « les peuples et leur existence
sont de simples abstractions ». Un événement n’a de sens que rapporté à l’expérience interne
d’un individu, à ses opinions, à ses passions, sa volonté. Historiquement, rien n’arrive qu’à
des individus. Tout le reste n’est que vague et grossière généralisation indue et donc sans
valeur objective. Les peuples, les esprits des peuples (Volksgeist), que les hégéliens prennent
pour les sujets réels de l’histoire ne sont que des généralités subjectives, des nébuleuses sans
consistance.
En outre, la conception téléologique des philosophies de l’histoire n’est qu’une
transposition dans un langage pseudo rationnel de la croyance éternelle de l’homme en une
providence et un Dieu-acteur. Or, le seul progrès que Schopenhauer admette est un progrès
intellectuel dans les sciences et les techniques, et même en philosophie (avec Kant). Mais rien
de tout cela ne touche l’homme essentiel qui n’est pas intellect mais vouloir, vouloir
immuable. Ainsi, la critique schopenhauerienne de la philosophie de l’histoire se présente
comme un dispositif de lutte radical contre le théisme occidental moderne.
En définitive, la seule philosophie de l’histoire qui vaille pour Schopenhauer est celle
qui parvient « à voir que sous tous ces changements infinis, et au milieu de tout ce chaos, on
n’a jamais devant soi que le même être, identique et immuable, occupé aujourd’hui des
mêmes intrigues qu’hier et que de tout temps ». Eadem sed aliter, la même chose mais
autrement. L’histoire de l’homme est à l’image de Sisyphe : une éternelle répétition du même
drame. C’est la raison pour laquelle Schopenhauer préfère le poète à l’historien pour
Chez Kant c’est l’Idée finale de liberté morale qui est à l’œuvre dans la nature sensible grâce à une ruse de la
Nature providente, ruse de la raison dira Hegel.