La valeur de l’histoire chez Schopenhauer (1788-1860) Schopenhauer et l’histoire1 Science et Histoire Si loin qu’il pousse ses recherches, l’esprit curieux de savoir se trouve, devant l’infini diversité des êtres ou des phénomènes qu’il étudie, dans un état d’ignorance. Seule la science, de par sa méthode de classification du réel et de subsomption des concepts (ex : individu, espèce, genre), lui permet de se frayer une voie jusqu’au savoir, c’est-à-dire jusqu’à une connaissance qui vaut universellement « sans exiger un examen spécial de chaque chose considérée en soi ». Ainsi, reprenant un exemple de Schopenhauer lui-même, c’est parce que je connais les caractères communs à tous les mammifères que je peux les affirmer tous de la chauve-souris inconnue que je viens de saisir, avant même tout dissection. « La science promet ainsi le repos à l’esprit investigateur ». Or, si pour Schopenhauer l’histoire est une connaissance et non pas une science, c’est précisément parce qu’elle n’en a pas le caractère fondamental, à savoir, la systématicité. A l’inverse de toute autre science, il n’y a pas de système en histoire. Conformément à son étymologie, l’histoire, ‛ιστορία, n’est qu’une recherche, une enquête dont la matière est le fait particulier dans sa particularité et sa contingence. Ce qui l’intéresse « ce sont les combinaisons passagères d’un monde humain aussi mobile que les nuages au vent, et qu’en mainte occasion le moindre hasard suffit à bouleverser et à transformer ». Ainsi, elle ne nous offre que la simple coordination des faits et non leur subordination à un « système de concepts ». C’est pourquoi, il lui est impossible de connaître le particulier au moyen de l’universel, et ne peut que saisir immédiatement le fait individuel. Pour ainsi dire, « elle est condamnée à ramper sur le terrain de l’expérience ». « Les sciences, systèmes de concepts, ne parlent jamais que de genres ; l’histoire ne traite que des individus. Elle serait donc une science des individus, ce qui implique contradiction ». A cela on peut objecter qu’il y a aussi dans l’histoire subordination du particulier au général par le moyen des périodes de temps, des règnes et autres changements de chefs d’Etat, par le moyen de tous les grands évènements qui constituent le général englobant le particulier. Mais c’est là une objection qui repose sur une conception erronée de la notion de généralité. Cette prétendue généralité est purement subjective, elle est un artifice qui révèle l’insuffisance de notre connaissance individuelle des choses et non une notion dans laquelle la pensée embrasse réellement une collection d’objets. Le rapport du particulier à la notion générale est en histoire celui de la partie au tout, tandis que dans toutes les sciences qui fournissent des concepts et non pas de simples faits, il s’agit du rapport du cas à la règle. Il est impossible, en histoire, d’avoir la possibilité de déterminer avec précision le cas particulier grâce à la connaissance exacte du principe général. Il n’y a pas en histoire de généralité objective des concepts, il n’y a qu’une généralité subjective de la connaissance, qui ne mérite le nom de générale que pour être superficielle. Connaissant les lois générales du triangle, je peux en déduire les propriétés de n’importe quel triangle particulier. Connaissant les caractères communs à tous les mammifères, je peux tous les affirmer de la chauve-souris inconnue que je viens de saisir, avant même de la disséquer. Or, il n’y a rien de semblable en histoire. 1 L’ensemble des citations renvoie au supplément n°38 du Monde qui s’intitule tout simplement « De l’histoire ». Par voie de conséquence, l’histoire est également impuissante à prévoir quelque événement que ce soit. En effet, le système est la mise en forme par excellence de l’insénescence, de l’immuable, de l’impérissable, de la permanence. De sorte que « les sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l’histoire rapporte ce qui a été une seule fois et n’existe plus jamais ensuite ». C’est pourquoi l’histoire doit « se résigner à ce que chaque jour nouveau, dans sa vulgaire monotonie, lui apprenne ce qu’elle ignorait entièrement ». Philosophie de l’histoire Il est donc clair pour Schopenhauer qu’une science historique au sens propre du terme, qui pourrait, dans le flot agité des remous de l’histoire, démêler l’action des motifs puis de dégager et traduire dans une intégration exacte et précise l’ensemble des relations interindividuelles, ne peut exister. Toutefois, ne peut-il pas y avoir, à titre de succédané, une philosophie de l’histoire, qui, par le truchement d’un télos, d’un fil directeur transcendantal1, nous donnerait à voir une histoire prophétique rationnelle ? Pour Schopenhauer, il est clair que non. Cette « tendance à concevoir l’histoire du monde comme un tout méthodique » en procès, est vouée dès l’origine à l’échec car elle repose sur une illusion qui consiste à mystifier, réifier, hypostasier l’espèce humaine pour en faire un peuple. Or, seul l’individu, ayant un caractère individuel, est réel et porteur de signification, seule la vie individuelle a une unité réelle. De ce seul fait, l’homme n’est subsumable ni sous le concept d’espèce (comme l’est par exemple l’animal pour la zoologie), ni sous celui de peuple, ce qui rend par conséquent impossible une science de l’histoire (conçut comme science de l’action), tout comme une philosophie de l’histoire. Dès lors « l’unité de marche dans l’existence de l’espèce humaine n’est donc qu’une pure fiction ». Bref, les individus et leur vie sont seuls réels, à l’aune desquels « les peuples et leur existence sont de simples abstractions ». Un événement n’a de sens que rapporté à l’expérience interne d’un individu, à ses opinions, à ses passions, sa volonté. Historiquement, rien n’arrive qu’à des individus. Tout le reste n’est que vague et grossière généralisation indue et donc sans valeur objective. Les peuples, les esprits des peuples (Volksgeist), que les hégéliens prennent pour les sujets réels de l’histoire ne sont que des généralités subjectives, des nébuleuses sans consistance. En outre, la conception téléologique des philosophies de l’histoire n’est qu’une transposition dans un langage pseudo rationnel de la croyance éternelle de l’homme en une providence et un Dieu-acteur. Or, le seul progrès que Schopenhauer admette est un progrès intellectuel dans les sciences et les techniques, et même en philosophie (avec Kant). Mais rien de tout cela ne touche l’homme essentiel qui n’est pas intellect mais vouloir, vouloir immuable. Ainsi, la critique schopenhauerienne de la philosophie de l’histoire se présente comme un dispositif de lutte radical contre le théisme occidental moderne. En définitive, la seule philosophie de l’histoire qui vaille pour Schopenhauer est celle qui parvient « à voir que sous tous ces changements infinis, et au milieu de tout ce chaos, on n’a jamais devant soi que le même être, identique et immuable, occupé aujourd’hui des mêmes intrigues qu’hier et que de tout temps ». Eadem sed aliter, la même chose mais autrement. L’histoire de l’homme est à l’image de Sisyphe : une éternelle répétition du même drame. C’est la raison pour laquelle Schopenhauer préfère le poète à l’historien pour Chez Kant c’est l’Idée finale de liberté morale qui est à l’œuvre dans la nature sensible grâce à une ruse de la Nature providente, ruse de la raison dira Hegel. 1 comprendre ce qu’est l’homme : « Celui qui a lu Hérodote, a étudié assez l’histoire pour en faire la philosophie ». Bref, la seule philosophie de l’histoire qui vaille c’est la sienne, celle qui parvient à dégager des téguments de l’histoire, son trésor caché inestimable : l’essence de l’homme, la Volonté. Idées à développer : parler de la défense de la conception kantienne de l’idéalité du temps par Schopenhauer qui structure sa position sur l’histoire. *parler également de la ressemblance avec Hegel. *Schopenhauer instigateur d’une nvelle conception de l’histoire. L’histoire comme histoire existentielle, comme biographie, privilège de l’individu (cf. Heidegger ou Dilthey).