L`Allemagne face à l`actualité du “crime de lèse

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L’Allemagne face à l’actualité du “crime de
lèse-majesté”
le 2 mai 2016
PÉNAL | Presse et communication
En lisant une critique diffamatoire consacrée au président turc, l’humoriste et présentateur
allemand Jan Böhmermann (photo) a déclenché non seulement une affaire d’État entre Allemagne
et Turquie, mais aussi une controverse sur la place de la satire face à un article du code pénal
allemand que d’aucuns jugent anachronique.
En présentant un sketch controversé sur l’une des filiales de la deuxième chaîne publique
allemande, Jan Böhmermann ne s’imaginait sans doute pas être à l’origine d’une affaire d’État
entre l’Allemagne et la Turquie – et ce faisant, de raviver un vieux débat sur la place dans le code
pénal allemand autour de la notion de « crime de lèse-majesté ».
En lisant, dans le cadre de son émission Neo Magazin Royal, une « critique diffamatoire » (
Schmähkritik) consacrée au chef d’État turc, cet animateur et humoriste allemand a sans doute
sous-estimé la susceptibilité du président turc. Celle-ci avait déjà été mise à l’épreuve, au mois de
mars, par une autre émission humoristique allemande, Extra 3. Dans un clip mélangeant différentes
images de manifestations violemment réprimées, Recep Tayyip Erdogan était décrit comme un
despote prompt à manier la matraque et le canon à eau pour faire taire ses opposants. La séquence
avait entraîné la convocation de l’ambassadeur d’Allemagne par les autorités turques.
C’est à ce contexte que Jan Böhmermann a réagi au cours de son émission en précisant:
«M.Erdogan, écoutez bien. Il y a des fois où l’on fait en Europe des choses qui ne sont pas
autorisées. Il y a la liberté artistique, la satire, ce qui amuse. Et de l’autre il y a la critique
diffamatoire, c’est un terme juridique. C’est interdit en Allemagne. Cela peut être poursuivi. Voilà
un exemple: c’est un poème qui s’appelle critique diffamatoire. Ce qui va suivre est quelque chose
que l’on ne peut pas faire en Allemagne».
S’ensuit la lecture d’un texte décrivant Erdogan comme un tyran persécutant les Kurdes et les
chrétiens, un zoophile aimant copuler avec des chèvres et un pédophile…
La « preuve par l’exemple » des limites de la satire n’a guère été du goût de Recep Tayyip Erdogan.
Dans une note transmise au ministère des affaires étrangères allemandes, ce dernier a fait savoir
son intention, de porter plainte au nom du paragraphe 103 du code pénal allemand: «Celui qui
injurie un chef d’État étranger, ou une personne qui en sa qualité de membre d’un gouvernement
étranger se trouve sur le territoire allemand, ou un représentant officiel sur le territoire fédéral
d’une représentation diplomatique, est puni d’une amende ou d’une peine de privation de liberté
allant jusqu’à trois ans». Il échoit au gouvernement de donner suite ou non à ces poursuites.
Ce paragraphe, hérité du code pénal prussien de 1851, avait été suspendu par les forces alliées en
1945 comme l’ensemble du droit pénal allemand. Le chancelier Konrad Adenauer le réintroduit en
1953. Avec son ministre des affaires étrangères Heinrich von Brentano, il tente même en 1958 de
durcir la législation en élargissant les poursuites aux indiscrétions de la presse relatives à la vie
familiale des chefs d’État étranger. Le shah d’Iran Mohammad Reza Pahlavi y fera notamment
appel, contre l’hebdomadaire Stern ayant selon lui, dans un article évoquant son divorce avec sa
seconde épouse Soraya Esfandiary Bakhtiari, porté atteinte à son honneur. L’initiative, surnommée
«Lex Soraya», restera sans suite, face à l’opposition du Bundesrat, la chambre haute du
Parlement. Le shah d’Iran fera néanmoins encore appel au paragraphe103, afin de poursuivre
plusieurs caricatures, dans la presse allemande, mais également au cours de manifestations
s’opposant à sa venue en RFA.
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Le 15 avril 2016, Angela Merkel a annoncé que le gouvernement fédéral ne s’opposerait pas aux
poursuites. Et la Chancelière a défendu sa décision en estimant que « dans un État de droit, il
n’appartient pas au gouvernement, mais à la justice de mesurer le poids des droits et des intérêts
d’une personne face à la liberté de la presse et de l’art ». Dans le même temps, elle a annoncé son
souhait de voir le paragraphe 103 supprimé à l’horizon 2018.
La plainte a-t-elle pour autant des chances d’aboutir ? Confrontée à la question de savoir dans
quelle mesure un propos satirique devient diffamatoire, la Cour constitutionnelle fédérale a jusqu’ici
estimé qu’il convenait de distinguer entre le « cœur du message » et son « habillage » satirique. Et
pour Anja Brauneck, juriste spécialisée en droit des médias, citée par le quotidien Süddeutsche
Zeitung, « pour valoir comme satire, le passage incriminé doit être suffisamment artificiel, déformé
et exagéré pour pouvoir exprimer ainsi son contenu précis » : la satire acquiert alors, selon elle, «
un caractère artistique ». Avant d’ajouter que « même une satire de mauvais goût, grotesque ou
ratée, peut toujours rester défendable, si elle exprime un message informatif de manière efficace
par ces mêmes moyens ».
Recep Tayyip Erdogan a en outre déposé plainte en son nom propre pour diffamation, comme l’y
autorise l’article 185 du code pénal allemand.
par Gilles Bouvaist, à Berlin
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