CHAP 7 – LA STRUCTURE SOCIALE INFLUENCE-T-ELLE ENCORE LES INDIVIDUS ? Introduction : 1. Les sociétés démocratiques sont souvent présentées comme des sociétés égalitaires dans lesquelles le destin des individus n’est plus déterminé par leur appartenance à un groupe social. Cependant, Il ne suffit pas que l’égalité soit proclamée pour qu’elle soit réelle. Les sociétés démocratiques connaissent de nombreuses inégalités qui fragilisent la démocratie. Ainsi, les groupes sociaux héréditaires (caste, ordre) ont disparu mais ils ont été remplacés par des classes sociales hiérarchisées et inégalitaires. Il faut donc s’interroger sur ce qu’on nomme une inégalité ? Toute différence dans l’espace des positions sociales estelle inégalitaire ? Comment peut-on mesurer ces inégalités ? Sont-elles seulement économiques ? Comment-ont-elles évoluées ? Leur réduction a-t-elle abouti à la fin des antagonismes de classe et à une moyennisation de la société ? 2. Les sociétés démocratiques sont également présentées comme des sociétés fluides. Les positions sociales des individus ne seraient pas figées. Elles pourraient changer au cours de la vie d’un individu ou d’une génération à l’autre. La démocratie favorise-t-elle la mobilité sociale ? Comment-peut on mesurer la place d’un individu dans une hiérarchie sociale ? Comment peut-on mesurer l’ascension sociale d’un individu ou d’un groupe ? Quel est le rôle de l’école dans cette mobilité ? Cette mobilité s’est-elle accrue ? La société démocratique a-t-elle offert les mêmes chances à tous dans la course aux postes les plus prestigieux ? Là encore, il existe un écart entre l’idéal et la réalité. On observe une certaine rigidité sociale. Les individus n’ont pas les mêmes chances d’accéder aux positions sociales selon le milieu social dont ils sont issus. Comment peut-on expliquer cette relative immobilité sociale ? 3. Enfin, les sociétés démocratiques se prétendent plus justes socialement. Les inégalités constatées ne seraient plus héréditaires mais le fruit du talent, de l’effort, du mérite. Peut-il y avoir une inégalité qui ne soit pas une injustice ? Dans ce cas, la société doit-elle tendre vers plus d’égalité ? L’égalitarisme ne va-t-il pas tuer l’esprit d’invention et d’entreprise ? Toute inégalité est-elle injuste ? Quel est le niveau d’inégalité le plus efficace pour la société ? Ne faut-il pas remplacer l’idéal égalitaire par la recherche de l’équité ? Doiton traiter tous les groupes sociaux de la même façon ? Ne faut-il pas accorder aux plus démunis plus de droits qu’autres ? 71 – COMMENT ANALYSER LA STRUCTURE SOCIALE ? Introduction : structure sociale et classe sociale 1. Lorsqu'on observe une société, on s'aperçoit très rapidement des différences et des inégalités qui placent les individus ou les groupes sociaux aux différents niveaux de la hiérarchie sociale. Différences de modes de vie, de rôles, de statuts, de pouvoirs, de prestige, de culture, inégalités des revenus...., autant de critères qui permettent de cerner la stratification. 2. Chaque individu n’est pas seul dans la société. Il a toujours une place dans un certain groupe social et ce groupe a lui-même une place dans la société dans son ensemble. Un groupe social est une unité sociale qui : a une certaine homogénéité : les individus qui composent le groupe ont des situations sociales et des manières de penser et de faire communes. a une certaine durabilité : un groupe social est quelque chose de durable ; même si certains membres quittent le groupe, le groupe social continue d’exister. a une conscience collective : les membres du groupe sentent qu’ils font partie de ce groupe. Dans une société, il existe de nombreux groupes sociaux (du groupe élémentaire comme la famille groupe de grande taille comme une classes sociale en passant par des groupes intermédiaires comme les syndicats) et un individu appartient à plusieurs groupes sociaux. 3. La structure sociale correspond à la répartition de la population en groupes sociaux différenciés au sein d’une société donnée. Si ces groupes sociaux sont hiérarchisés selon le pouvoir qu'ils détiennent, la richesse économique qu'ils concentrent et/ou le prestige qu'ils dégagent, on parlera de stratification sociale. Il existe donc tout un ensemble possible de stratification sociale selon les époques et les pays. Au sens large, la stratification sociale désigne les différentes façons de classer les individus dans une société en fonction de la position sociale qu'ils occupent. La stratification dépend alors des critères que l'on adopte pour classer les individus. La classe est un des éléments de stratification. Les castes en est un autre. Dans la conception européenne, les groupes sociaux sont hiérarchisés et entretiennent des rapports antagonistes. Au sens étroit, la stratification consiste à graduer de façon régulière les individus dans une échelle sociale en fonction de d'un ou plusieurs critères simples comme le revenu, la profession, le pouvoir ou encore le prestige. Dans ce cas, on insiste plus sur la continuité que les oppositions. Dans la conception américaine, on observe la superposition des classes sans insister sur leurs relations. Groupes sociaux différenciés Stratification sociale Inégalités 4. Plusieurs types de stratification sociale peuvent être repérés au cours de l’histoire des sociétés. Ce sont des idéaux-types qui ne répondent pas toujours de la complexité des situations concrètes. Les structures sociales peuvent s’entremêler. Ainsi, dans l’Inde moderne, un système de classe coexiste par un régime de castes pourtant légalement aboli. 5. Dans les sociétés traditionnelles la stratification est légitimée par des fondements religieux : elle est le reflet terrestre de l’ordre divin. Elle est aussi sanctionnée (organisée) par la loi. Elle donne à chaque individu en fonction de sa naissance des droits et devoirs différents. Les castes sont des groupes sociaux fermés fondés sur le degré de pureté défini par la religion. On naît dans une caste et on ne peut en sortir. La mobilité sociale est donc nulle. Les rapports entre les castes sont marqués par la répulsion réciproque. L'esprit de caste interdit formellement les contacts physiques (les hors castes sont des « intouchables »), les relations sexuelles (mariage endogamique), les repas en commun entre membres de castes différentes. Si un contact impur a lieu, il faut procéder à des rites de purification. Les ordres sont des groupes sociaux hiérarchisés en fonction de la dignité, de l'honneur, de l'estime accordés aux différentes fonctions sociales. Seuls les Nobles ont l'interdiction de travailler pour ne pas déchoir. Les métiers ont tendance à être héréditaires et organisés au sein de corporations mais une certaine mobilité professionnelle est possible. De même, on peut passer d’un ordre à un autre (achat de titres de noblesse, choix de l’ordre religieux). La mobilité sociale est possible mais elle est faible. 6. Dans les sociétés modernes, les classes sociales existent en fait mais ne sont pas fondées en droit. Elles se distinguent des castes et des ordres à trois niveaux : L'idéal méritocratique rend l'accès à tous les métiers possible quelque soit sa condition sociale même si, dans la réalité, on observe une hérédité professionnelle partielle. L'idéal du brassage social permet le libre choix du conjoint, fondé sur les rapports amoureux et non sur des nécessités économiques ou sociales, même si, dans la réalité, on observe une certaine homogamie sociale. L'idéal égalitaire pousse les individus à contester la hiérarchie sociale et à revendiquer une modification de leur position sociale, même si, dans la réalité, la mobilité sociale est relativement faible. Classes sociales Homogénéité des pratiques sociales Conscience de classe Hérédité des positions Les classes sont des groupes sociaux de grande taille relativement homogène dont les individus qui la composent ont en commun : Une unité de situation définie par la position sociale et professionnelle de l'individu, son mode de vie, sa place dans la hiérarchie des prestiges. Les études sociologiques du travail, de la consommation, des pratiques culturelles permettent de cerner les contours de chaque classe. Une unité de réaction c'est à dire une conscience de classe. Toute situation commune, toute culture commune peut entraîner le sentiment d'appartenir à la même classe, d'avoir la même condition et le même mode de pensée, d’avoir des intérêts communs à défendre. Les études sociologiques sur la conscience de classe, les syndicats, les partis, le vote politique, les mouvements sociaux permettent d’appréhender cette dimension des classes. Une hérédité des positions qui lui assure la permanence de la classe dans le temps. Pour qu'une classe ait conscience d'elle même, il faut qu'elle ait une histoire, une mémoire, c'est à dire qu'elle se perpétue à travers plusieurs générations. Les études sociologiques sur la mobilité sociale, les trajectoires sociales, la réussite scolaire, le mariage, les stratégies de reproduction des classes sont utiles pour connaître la permanence des classes. La mobilité sociale est plus grande dans les sociétés démocratiques. CASTES ORDRES CLASSES Critère qui hiérarchise les groupes sociaux La pureté L’honneur Groupes sociaux en présence Religieux Guerriers Producteurs Serviteurs Hors-castes Noblesse Clergé Tiers-Etat Relations entre les groupes Répulsion réciproque Le mépris de l’inférieur Le refus de la domination Mobilité sociale Nulle Faible Possible Les capitaux possédés Bourgeoisie Classes moyennes Classe ouvrière A – L’analyse théorique des classes sociales 1 – L'analyse de Karl Marx a) – Une conception réaliste des classes 1. Karl Marx (1818–1883) est un philosophe, économiste, sociologue, allemand dont l’œuvre a marqué l’histoire de la pensée économique par l’analyse critique qu’il fait du capitalisme. Il écrit dans un contexte particulier : il observe les mutations de l'organisation de la production notamment en Angleterre. Il est frappé par une contradiction entre l'organisation industrielle gage d'efficacité donc de progrès et la grande misère de la classe ouvrière. Son analyse du capitalisme l’amène à une critique radicale de ce système et à un engagement dans le combat politique contre le capitalisme. 2. Karl Marx a une conception réaliste des classes sociales. Marx considère que les classes sociales existent véritablement dans la société et qu’il revient au sociologue de les mettre en évidence. Les classes ont donc une réalité objective et ne sont pas uniquement des catégories construites par le sociologue. Une classe existe en soi, avant même sa construction intellectuelle. Elle est une unité réelle et vivante d'individus repérables à une place dans le système productif et à des modes de vie propres. Mais ceci ne suffit pas pour en faire une classe sociale mobilisée. La lutte des classes qui s’exprime sous la forme de conflits sociaux ou d’oppositions politiques prouve l’existence des classes sociales. b) – Une conception antagonique des classes 3. Une classe, pour Karl Marx, se définit à partir de trois éléments : 1ère élément : La place qu'elle occupe dans le processus de production qui est déterminée par un critère unique : la propriété des moyens de production. Karl Marx distingue, dans tout mode de production, deux classes fondamentales, celle des propriétaires et celles des non-propriétaires. ème 2 élément : Des intérêts antagonistes : les rapports de classes sont des rapports de domination et d'exploitation. La classe des propriétaires exploite et domine celle des non propriétaires. Ces deux classes ont donc des intérêts contradictoires et entrent en lutte pour les défendre. La lutte des classes est constitutive du système de classe. 3ème élément : La conscience de classe : cette opposition va faire une émerger une conscience progressive des intérêts à défendre dans chaque camp. Les classes vont se mobiliser et s'organiser pour défendre leurs intérêts. La lutte des classes et la conscience de classe sont inséparables. La conscience de classe est la sensation collective de connaitre des intérêts communs liés à la place dans le processus de production. Ainsi, les paysans parcellaires ont bien en commun un niveau de vie et un mode de vie semblables. Ils sont pauvres, vivent en autarcie dans le cadre d’une économie domestique et ont une culture et des intérêts qui les opposent aux autres classes de la société. A priori les paysans forment donc une classe sociale mais Marx souligne toutefois qu’ils ne constituent pas une classe dans la mesure où leur mode de production les isole et leur interdit de fait de constituer une communauté, de prendre conscience collectivement de leurs intérêts et de créer une organisation politique capable de les défendre. Faute de posséder une conscience de classe, les paysans parcellaires forment davantage pour Marx « un sac de pommes de terre », un rassemblement d’unités domestiques partageant les mêmes conditions de travail et de vie et non un acteur social et politique en mesure de défendre ses intérêts et de faire l’histoire, c’est à dire une classe pour soi. 4. L’existence de classes n’entraine donc pas automatiquement lutte des classes. En effet, Marx montre qu’il ne suffit pas que de nombreux hommes soient côte à côte sur un même plan économique pour que la classe soit véritable, il faut, avant tout, que ces hommes soient réunis par un lien psychologique qui est la conscience de classe. C’est pourquoi Marx distingue : La classe en soi qui est définie à partir de la place que l’on occupe dans le processus de production et qui distingue les propriétaires des non propriétaires des moyens de production. La classe pour soi qui est un groupe social qui a pris conscience de ses intérêts et de son opposition aux autres classes. Les membres de cette classe vont donc se mobiliser et participer à une lutte de classe pour défendre leurs intérêts. Conscience de classe Place dans le processus de production Intérêts antagoniques Classe en soi Lutte des classes Classe pour soi 5. Dans le mode de production capitaliste, deux classes sociales s’affrontent définies à la fois par leur place dans le processus de production, leur conscience de classe et leur rôle dans les luttes : La classe ouvrière (le prolétariat) ne possède que sa force de travail qu’elle loue au capitaliste contre un salaire de subsistance. Elle seule produit des richesses matérielles (« travail productif ») qu’elle ne récupère qu’en partie en recevant un salaire. La Bourgeoisie (les capitalistes) possède les moyens de production (outils, machines, usines) et emploie les ouvriers pour en extraire de la plus-value, c’est-à-dire la différence entre la valeur du bien produit et la valeur du travail nécessaire pour le produire. Cette plus-value se transformera en profit lorsque le bien sera vendu sur le marché. Elle servira aux capitalistes à accumuler du capital, c’est-àdire des moyens financiers et de nouveaux moyens de production. 6. Les rapports de production correspondent à l’ensemble des relations sociales qui vont s’établir entre les hommes dans le cadre de cette activité productive. Ces relations sociales sont de deux sortes : Un rapport d’exploitation car les ouvriers se voient dépossédés d’une partie du fruit de leur travail et de leurs moyens de production. L’exploitation consiste à extraire de la plus-value. Pour Marx, ce qui fonde l’originalité de l’exploitation capitaliste, c’est l’existence d’un contrat de travail légal que le prolétaire à la liberté d’accepter ou non. Mais sa situation misérable et l’existence de chômage sur le marché du travail font que cette liberté n’est qu’une liberté de principe. Des rapports de domination au niveau économique (les patrons ont le pouvoir de décision), au niveau social (les goûts sont des goûts bourgeois et le mode de vie bourgeois est considéré comme supérieur), au niveau idéologique (le libéralisme économique et le conservatisme social dominent la pensée) et au niveau politique (les partis au pouvoir défendent les intérêts de la classe dominante et l’Etat est un Etat bourgeois). 7. Dans la société capitaliste, la lutte des classes porte sur le partage de richesses produites (la valeur ajoutée) et sur l’appropriation des moyens de production. Or cette lutte comporte sa propre contradiction : D’une part, pour accroître sans cesse la plus-value, l’entrepreneur capitaliste accumule du capital. En modernisant l’outil de production, cela lui permet d’accroître la productivité des travailleurs. Ce faisant, il fait augmenter la composition organique du capital (Composition organique du capital = C/V, avec « C » capital constant et « V » capital variable). En d’autres termes, il utilise de plus en plus de capital (travail mort) et de moins en moins de travail (travail vivant) pour réaliser sa production. Or, seul ce dernier type de travail est créateur de richesses et donc… source de profit. Il y a là une contradiction importante qui aboutit à une baisse tendancielle du taux de profit (plus-value/capitaux investis x 100) et à une concentration accrue des moyens de production dans un petit nombre de mains. D’autre part, les ouvriers vont peu à peu se paupériser. En effet, en remplaçant de plus en plus le travail des ouvriers par le capital, le capitaliste réduit en même temps les possibilités d’embauche des ouvriers. De plus, les gains de productivité permettent de baisser le prix des biens produits, ce qui du même coup fait baisser le prix des biens de subsistance et tire vers le bas le salaire des ouvriers. La subsistance du prolétariat devient de plus en plus problématique. Prêts à tout pour survivre, les ouvriers se font concurrence entre eux et accélèrent encore davantage la baisse de leur salaire et de leur niveau de vie. Ainsi grossit ce que Marx appelle « l’armée industrielle de réserve », cet ensemble des d’ouvriers éliminés de la production, réduit au chômage et à la misère. Cette paupérisation croissante de la population salariée réduit les débouchés de la production. Le système entier est alors menacé par des crises de surproduction. Victime de sa propre logique, de moins en moins capable de gérer ses contradictions le capitalisme est historiquement condamné et s’achemine vers une crise finale inéluctable qui, par une Révolution, permettre aux ouvriers de s’emparer des moyens de production et de construire une société socialiste. L’antagonisme Bourgeoisie/Prolétariat Paupérisation de la classe ouvrière Polarisation de la société Intensification de la lutte des classes Révolution, renversement du capitalisme 8. La lutte des classes ne se fait pas seulement au niveau économique. Pour se mobiliser, les classes sont amenées à créer des organisations pour les représenter au niveau économique (syndicats) mais aussi au niveau politique (partis) et à édifier un corpus théorique (libéralisme contre marxisme) afin d’avoir leur propre représentation du monde. Dans cette lutte, les deux classes vont essayer de rallier à elles les autres classes sociales. En effet, Marx admet qu’il existe d’autres classes sociales dans une « formation sociale » capitaliste (paysans, artisans, commerçants…). Il en recense huit ! Mais, ces classes vont être polarisées par les deux autres. Soit elles sont absorbées par l’un des deux classes. Ainsi, le devenir d’un artisan est de se prolétariser (il devient un ouvrier) ou de s’embourgeoiser (il devient un capitaliste. Soit, elles passent des alliances de classe au niveau politique pour mener des combats communs (rôle ambigu des classes moyennes qui penchent tantôt vers la Bourgeoisie, tantôt vers le prolétariat). Situation commune d’exploitation Prise de conscience et organisation progressive Mobilisation collective et passage au niveau politique Renversement du capitalisme Contradictions du capitalisme 9. Marx fait donc trois apports à la sociologie des conflits : D'une part, dans les sociétés industrielles, le conflit central est un conflit du travail qui oppose la classe ouvrière à la Bourgeoisie. La lutte des classes est un processus d’opposition forte et parfois violente entre les classes sociales aux intérêts contradictoires portant sur la répartition des ressources. D'autre part, la classe ouvrière est le fer de lance de ce conflit car elle met en place des syndicats, des partis politiques (parti communiste, parti socialiste) et une idéologie (le marxisme, la social-démocratie) pour la représenter et pour s'opposer à la classe et aux idées dominantes. Enfin, le conflit est le principal moteur du changement social car il a pour objectif d'aboutir à un changement de société et parce qu'il fait évoluer les rapports sociaux et les modes de vie. Ainsi, Pour Marx et Engels l’histoire se présente sous la forme d’une succession de modes de production dont chaque étape est marquée par la lutte des classes. La lutte opposant le prolétariat à la bourgeoisie doit conduire à la Révolution et à la transformation de la société : le mode de production capitaliste va céder la place au mode de production socialiste, dans lequel les moyens de production seront socialisés, les entreprises appartiendront à la collectivité dans son ensemble et, l’Etat au lieu de défendre les intérêts égoïstes de la Bourgeoisie incarnera l’Intérêt Général. Dans le système économique socialiste, les classes sociales, la lutte des classes sociales et l’exploitation disparaissent, le travail n’est plus source d’aliénation mais d’émancipation, il permet à l’homme de satisfaire ses besoins, de tisser des liens de coopération avec les autres hommes et de se réaliser en transformant la nature. 2 – L'analyse de Max Weber a) – une conception nominaliste des classes 1. Max Weber (1864-1920), est à la fois un juriste, un sociologue, un historien et un économiste. Avec le français Emile Durkheim (1858-1917), Max Weber peut être considéré comme un des pères fondateurs de la sociologie, il inscrit sa sociologie dans la philosophie « idéaliste » et s’oppose au « matérialisme » de Marx, dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1920) il se fixe comme ambition de montrer comment les « idées deviennent des forces historiques efficaces », il fera le lien entre les recommandations calvinistes (le dogme protestant valorisant la réussite matérielle, l’engagement dans le travail et l’épargne) et l’essor du capitalisme dans les pays anglo-saxons. 2. Alors que Marx est partisan d’une approche holiste et conçoit la société comme un ensemble de groupes sociaux (classes sociales ou fragments de classes), Max Weber considère que la société est composée d’individus ayant des ressources et des « chances de vie » différentes. Traditionnellement, on oppose les partisans d’une sociologie holiste (holisme méthodologique) qui considèrent que la société produit les individus et les partisans d’une sociologie individualiste pour laquelle l’individu produit la société (individualisme méthodologique), Marx et Weber incarnent respectivement ces deux traditions. 3. Max Weber a une conception nominaliste des classes. La classe résulte d'une construction intellectuelle du sociologue qui cherche à comprendre la réalité en regroupant de façon logique des individus ayant un certain nombre de traits communs. Les classes sociales sont des groupes d’individus semblables partageant une dynamique probable similaire (Max Weber parle de Lebenschancen ou « chances de vie »), sans qu’ils en soient nécessairement conscients. La classe sociale n’est pas autre chose, a priori, que la somme des individus (individualisme contre holisme) que le chercheur décide d’assembler selon ses critères propres. La classe n'existe pas en soi. On la nomme. Ainsi, les classes sont des noms plus que des choses (nominalisme contre réalisme). Mais, elle a une certaine existence puisque, pour analyser une action individuelle, il faut pouvoir la resituer dans une perspective d'appartenance de classe. b) – La diversité de la stratification sociale 4. Pour Weber les classes sociales ne constituent qu’une dimension de la stratification sociale et il n’y a pas nécessairement superposition entre les classes sociales et les groupes de statut (ou de prestige). La classe est un élément de la hiérarchie sociale, mais il n'est pas le seul. En effet, pour Max Weber, la distribution du pouvoir dans une société se fait à trois niveaux : L'ordre économique est le mode selon lequel les biens et les services sont distribués et utilisés. Il est à l'origine des classes sociales. La classe est un groupe de personne occupant le même statut de classe défini à partir du mode de distribution, des revenus et du patrimoine. La classe n’est donc qu’une collection d’individus regroupés par le sociologue à partir d’un niveau et d’un style de vie semblables. Cette situation de classe dépend donc du degré de chances (de probabilité) qu'a une personne d'accéder aux biens (classe de possession) et aux moyens de production (classe de production) qui dépend des différents capitaux dont il dispose. La propriété des moyens de production n'est donc pas le seul critère de classe. La différenciation des situations de classe s’opère : Selon le type de possession dont on tire les bénéfices (classes de possession comme les rentiers/ classes d’acquisition comme les entrepreneurs). La distinction fondamentale à partir de ce critère est la distinction opposant propriétaires et non propriétaires des moyens de production (comme chez Marx). Mais au sein de la catégorie des propriétaires, Weber opère également une distinction entre plusieurs classes en fonction de la nature de la propriété (foncière, financière et industrielle) et met en évidence des oppositions d’intérêt entre ces groupes Selon le type de services offerts sur le marché (les « classes de production positivement privilégiées » comme les entrepreneurs et les professions libérales s’opposent aux « classes de production négativement privilégiées » représentées par les ouvriers). Pour Max Weber, l'existence des classes n'entraîne pas automatiquement conscience de classe et lutte de classe. Les classes ne sont pas antagonistes mais elles peuvent le devenir. L'analyse de Marx n'est qu'une des possibilités. Elle suppose qu'un certain nombre de conditions soient réunies : Les intérêts de classe doivent être objectifs ; Les individus doivent prendre conscience de ces intérêts ; Les contrastes entre les classes doivent être suffisants pour motiver l'action ; Les groupes d'intérêts en lutte doivent être en contact. L'ordre social ou statutaire est le mode selon lequel le prestige se distribue au sein d'une société. Un groupe de statut rassemble tous les individus qui ont le même degré de prestige qui est associé à son statut social. Le statut dépend à la fois de facteurs objectifs comme la naissance, la profession, le type d'instruction et le style de vie mais aussi d'éléments subjectifs comme la considération sociale. « La considération peut reposer sur la situation de classe mais elle n’est pas déterminée par elle seule ». Parmi ces quatre facteurs, le style de vie est l’élément le plus déterminant pour différencier les groupes. L’échelle de prestige dans une société est variable et elle évolue. Le prestige peut être en rapport avec le diplôme, les capacités physiques, la profession, … Il dépend des valeurs que reconnaît la société. Dans chaque société on peut repérer des formes de considération positive ou négative, dans une société où la religion joue un rôle important l’appartenance au clergé ou la profession de prêtre est source de considération, dans une société où les médias disposent du pouvoir de consécration, les individus présents dans les médias (journalistes, hommes politiques, acteurs, intellectuels,…) peuvent accéder à la considération et même la monnayer sur le marché économique (vendre des produits, créer une entreprise, contrats publicitaires) ou politique (se présenter aux élections, par exemple). A la différence des classes, ces groupes de statut « sont toujours des communautés même si elles sont souvent plus ou moins amorphes », leurs membres partagent des valeurs et des sentiments communs. Ce sont des groupes conscients de leurs intérêts communs et capables d'agir en fonction de ces intérêts. Les liens interpersonnels sont forts et la tendance à l'endogamie les renforce. Les groupes de statut interagissent avec les classes (« les différences de classes entrent dans les relations les plus diverses avec les distinctions de statut ») : o Ils peuvent se recouper : une classe sociale peut coïncider avec un groupe de statut, le statut économique privilégié pouvant aller avec une forte considération sociale ; o Ils peuvent diverger : une classe sociale pouvant par exemple être fractionné en différents groupes de statut (idée qui sera reprise par Bourdieu). C’est l’exemple du nouveau riche ou de l’aristocrate ruiné, dont les positions en termes de classes sociales et de groupes de statut ne sont pas congruentes. L'ordre politique est celui de la compétition pour le contrôle de l'Etat. Elle est opérée par des partis, associations qui ont pour but d'assurer le pouvoir à un groupe afin d'obtenir des avantages matériels et de prestige pour ses membres. Ils peuvent être constitués sur la base d'intérêts économiques ou de similitude des statuts sociaux, leur création peut également reposer sur d'autres fondements (religieux, ethniques...). Les partis politiques peuvent prolonger les intérêts de classe (partis de classe) mais tous les partis n’en sont pas l’expression. Les trois niveaux de la stratification sociale selon Max Weber Stratification sociale Classes sociales Groupes de status Ordre économique Ordre social Partis politiques Ordre politique 5. Ces trois ordres ne se recouvrent pas nécessairement. Un individu peut appartenir aux classes moyennes et un groupe de statut particulièrement prestigieux. Ainsi, l’instituteur dans les villages d’autrefois (fin XIXème– années 60), avait un niveau de vie moyen mais jouissait d’une considération sociale importante liée à sa fonction (instruire les jeunes générations) et à sa culture générale, bien souvent il jouait un rôle de leader d’opinion et pouvait exercer des responsabilités politiques comme maire ou membre du conseil municipal. Une des conséquences de ce caractère multidimensionnel de la stratification est la non congruence de statut : la position détenue par un individu sur une échelle ne détermine pas forcément sa position sur les autres échelles. Le pouvoir économique ne confère pas automatiquement du prestige (le nouveau riche) ou un pouvoir politique. On peut avoir du prestige sans posséder d'immenses richesses (l'abbé Pierre) ou avoir un pouvoir politique. La confusion des trois niveaux, évoquée par Karl Marx, n'est qu'un des cas possible. 6. Max Weber fait donc plusieurs apports à la sociologie des classes sociales : Dans une société de classes, la mobilité sociale est possible, même si les chances pour un ouvrier de travailler à son compte sont minces. Entre la classe privilégiée et la classe défavorisée, on trouve des classes moyennes. La distribution inégale des ressources ne conduit pas nécessairement à la lutte des classes et à des révolutions, et s’il y a lutte des classes l’objectif n’est pas nécessairement le changement de régime économique mais peut être tout simplement la redistribution des ressources ou de la propriété ! L’approche de Weber correspond à une stratification plus complexe où les élites sont plurielles : élites économiques (les classes sociales), élites sociales (groupes de prestige) ou élites politiques (définies par la place occupée dans les partis politiques ou dans l’appareil d’Etat). Les classes sociales selon Marx et Weber Karl Marx Max Weber Individualisme méthodologique Approche méthodologique Holisme Les structures sociales déterminent les comportements individuels Réaliste Conception de la classe sociale Les classes ont donc une réalité objective et ne sont pas uniquement des catégories construites par le sociologue Unidimensionnelle Analyse de la hiérarchie sociale Situation de classe Définitions des classes Nominaliste Les classes sociales ne sont qu’une construction de l’observateur et non une représentation de la réalité. Elles sont le produit de ce que le sociologue nomme (nominaliste) et n’ont pas nécessairement une existence « réelle » dans la société. Pluridimensionnelle Il faut partir de la base économique pour comprendre l'évolution d'une société. La société est structurée selon 3 ordres : * ordre économique * ordre politique * ordre social Ces 3 ordres sont à la fois autonomes et dépendants les uns des autres. La situation de classe définit la place des individus : elle est l’élément essentiel dans l’analyse de la société. La situation de classe n’est que l’un des éléments situant un individu et déterminant la stratification sociale. Classe sociales se définit par trois critères : * place dans le rapport de production * conscience de classe * conflictualité par rapport aux autres classes La société est polarisée autour de deux classes principales définies par leur position dans les rapports de production opposant les exploiteurs et les exploités (La Bourgeoisie et le prolétariat dans la société capitaliste. Conflictuelle Lutte des classes Approche qui consiste à étudier les fonctionnements de la société en analysant les actes et les motivations des individus ainsi que leurs relations La lutte des classes naît de la conscience de classe au sein du prolétariat Les classes sociales n’existent et ne se définissent que dans une situation de conflit : la lutte des classes. La lutte des classes est le « moteur de l’histoire ». Classe sociale se définit selon un critère économique : accès aux biens et services. Les individus qui partagent une situation de classe, qui se trouvent donc dans une situation économique semblable ou proche : * n’entretiennent pas nécessairement des liens entre eux, * n’ont pas nécessairement conscience de classe, * ne sont pas nécessairement susceptibles de s’organiser collectivement dans le cadre d’une lutte des classes. « Les classes ne sont pas des communautés » Consensuelle Les rapports de classe ne conduisent pas nécessairement à la lutte des classes Les conflits de classes ne visent pas toujours la transformation radicale de la société. 3 – L'analyse de Pierre Bourdieu a) – Classes sociales et capitaux possédés 1. Pierre Bourdieu (1930-2002) a été professeur au collège de France (institution symbole de consécration universitaire), il a écrit une trentaine d’ouvrages et peut être considéré comme l’un – sinon le plus grand sociologue français de la deuxième partie du XX. Ses travaux portent aussi bien sur l’Ecole, l’Etat, la Culture, l’Art, l’Algérie, le journalisme, les rapports hommes-femmes, l’exclusion sociale, etc. Bourdieu n’est pas simplement un chef de file d’une école en sociologie mais un intellectuel engagé politiquement soucieux de dévoiler les mécanismes de domination sociale de la classe dominante (élites économiques, politiques, administratives, académiques ou journalistiques). 2. Pierre Bourdieu essaye à la fois de concilier et de dépasser l'analyse de Karl Marx (il reprend le terme de capital qu’il étend à d’autres domaines que l’économie) et celle de Max Weber (). A Marx, il reprend la notion de capital qu’il étend à d’autres domaines que l’économie. A Weber, il emprunte l’idée que les acteurs sont en lutte pour l'accès aux biens, au prestige et au pouvoir en ayant des moyens inégaux d’où l’importance de la domination symbolique qui s’exerce aux différents niveaux de la société. Il essaye de concilier la position réaliste de Marx et la conception nominaliste de Weber. Pour lui, les classes sociales sont une construction intellectuelle même si un travail de mobilisation politique peut les conduire à devenir des acteurs politiques (« On ne passe de la classe-sur-le-papier à une classe réelle qu’au prix d’un travail politique de mobilisation. »). D’où la distinction entre « classe virtuelle » et « classe réelle ». Sur ce point Bourdieu est plus proche de Weber à qui il emprunte l’idée que l’éducation (ou le capital culturel) est une ressource - au même titre que les revenus et le patrimoine – et permet de définir une position de classe (Weber parle de situation de classe). Pierre Bourdieu s’appuie aussi sur Marx et Weber en mettant l’accent sur les phénomènes de domination sociale, en revanche il se démarque de Marx sur le rôle de la lutte des classes comme moteur du changement social. La société n’est pas pour Bourdieu un ensemble homogène mais se compose d’espaces sociaux, de champs, dans lesquels les enjeux des luttes et les agents en lutte sont différents. Enfin, Bourdieu reproche à Marx d’insister sur les enjeux matériels (la propriété privée des entreprises, les ressources économiques) car l’enjeu des luttes est souvent symbolique : plus qu’une lutte des classes il observe une lutte des classements, c’est dans ce sens qu’il conclut que l’existence même des classes dans nos sociétés est un enjeu de la lutte des classes ! 3. Les classes sociales sont analysées à partir de la distribution des positions dans l'espace social (ensemble de positions sociales distinctes qui entretiennent entre elles des relations de proximité ou d'éloignement plus ou moins importantes). Cette distribution est structurée à partir de deux critères principaux : Le volume de capital possédé : Pierre Bourdieu distingue le « capital économique » (revenus, patrimoine), le « capital social » (relations familiales, professionnelles, amicales acquises par la fréquentation des mêmes lieux et par le fait d'avoir les mêmes pratiques), le « capital culturel » (niveau du diplôme, maitrise de la culture légitime qui conditionne les goûts et les pratiques sociales) et le « capital linguistique » (savoir parler quand il faut, comme il faut, là où il faut). Les agents sont plus ou moins bien dotés en capitaux. Ainsi, les classes dominantes sont fortement dotées, les classes moyennes moyennement et les classes populaires faiblement. L'ensemble des ces capitaux se renforcent mutuellement et s'accumulent. La structure du capital possédé, c'est à dire la part respective du capital économique, du capital social et du capital culturel dans le capital global. Ainsi, à l'intérieur des classes, on peut distinguer des fractions de classes en fonction du rapport entre le capital économique et le capital culturel possédé (les patrons, qui ont beaucoup de capital économique, s'opposent aux enseignants, qui ont beaucoup de capital culturel, au sein de la classe dominante, par exemple). b) – L’espace des positions sociales et lutte pour le classement 4. Ces ressources sont mobilisées par les agents pour obtenir une reconnaissance sociale par les autres agents qui opèrent au sein du même « champ social » (pratiques et institutions sociales : le sport, la mode, la politique, le travail, la famille, l'école, l'Etat, les médias...). Le champ représente un sous-espace social dans lequel les agents se livrent une lutte pour l’accès aux ressources permettant de contrôler le champ considéré (situation de domination) : capital économique (champ économique), capital scientifique (champ scientifique), capital politique (champ politique), etc. Les sociétés modernes sont complexes, l’espace social est divisé en sous-espaces ayant « leurs règles du jeu propres », la situation de classe ne définit pas nécessairement la place dans un champ particulier : être un entrepreneur riche ne fait pas de vous un artiste reconnu pas plus qu’un leader politique ! 5. Le capital possédé ne suffit donc pas à déterminer la position sociale d'un individu dans un champ ou dans un ensemble de champ : encore faut-il qu'il mobilise ce capital et le mette au service d'une stratégie. La classe sociale est donc à la fois le produit des circonstances objectives (« champ de force » qui reflète les positions dominantes) et de stratégies développées par les agents (« champ de lutte » pour conquérir les positions dominantes) qui vise à subvertir ou à conserver l'ordre établi, à maintenir ou à modifier les classements qui s'opèrent. Les classes virtuelles ne deviennent réelles qu'à la suite d'un long travail de mobilisation économique, culturelle, sociale et politique. Dotation en capitaux Position de classe Classe virtuelle ou probable Habitus de classe Le choix des personnes : Amis Conjoint Elus Type de pratiques sociales : Consommation Sport Fécondité… Représentations sociales : Goûts culturels Opinions politiques… 6. Mais ce jeu social dont le but est la distinction et la détermination de ce qui est légitime de faire, de penser ou de ressentir, n'est pas libre. Il est conditionné par l'appartenance de classe. Les agents qui occupent une même position sociale ont un certain nombre de propriétés en commun qui s'expliquent par des conditions d'existence semblables. Ils partagent un même « habitus de classe », c'est à dire un système de dispositions qui homogénéisent leurs pratiques et leurs visions du monde. L’habitus est le produit de la socialisation, l’agent incorpore dans sa prime enfance et en fonction de sa trajectoire sociale une façon de penser, de se tenir, de se conduire, d’entrer en relation avec les autres qui va s’exprimer par des choix de personnes, des pratiques ou des représentations sociales. Cependant, ce « sens pratique » ne peut être mécaniquement déduit d'une socialisation de classe. Il est confronté à des situations nouvelles nécessitant des adaptations ou des modifications de la même manière que le sportif doit s'adapter aux nouvelles façons de jouer. c) – Les classes sociales en lutte 1. Pour Pierre Bourdieu les classes sociales n’existent pas en elles-mêmes comme acteurs historiques, c’est le sociologue qui les construit en rassemblant les individus ayant une même position de classe. La dotation en capitaux et la structure du capital global (plus ou moins de capital culturel ou économique) permet de repérer les individus dans l’espace social et de définir « des classes probables », « des classes sur le papier » ou « des classes en pointillés », ces trois expressions étant synonymes. Position des catégories sociales dans l'espace social 2. Le schéma proposé par Pierre Bourdieu permet d’isoler : Les classes dominantes qui dispose d’un capital culturel et économique élevé et rassemble les cadres du privé, les professions libérales, les ingénieurs, les professeurs d’université ou une fraction des patrons de l’industrie et du commerce. La petite bourgeoisie moins dotée en capital global, elle réunit les salariés hautement qualifiés des entreprises et des administrations (professeurs du secondaire, techniciens, cadres moyens) et des indépendants (petits patrons, les artisans, les commerçants et une partie des exploitants agricoles). Les classes populaires faiblement dotées en capitaux culturel et économique, elles regroupent les ouvriers, les employés et les salariés agricoles. 3. Pour Bourdieu l’appartenance de classe « fabrique » un habitus de classe qui s’exprime dans un style de vie ou des goûts spécifiques. Ainsi, les membres de la classe ouvrière aimeront davantage le football, la belote, le vin rouge ordinaire ; les bourgeois préféreront le tennis, l’équitation, la voile, le bridge ou le whisky. Toutefois, les styles de vie peuvent évoluer mais il restera toujours une distance sociale qui se traduira par des pratiques différentes génératrices de distinction sociale. De même, le volume mais aussi la structure du capital impactent le vote : les individus peu dotés en ressources globales et les membres de la petite bourgeoisie possédant relativement plus de capital culturel (diplôme) que de capital économique (revenus / patrimoine) ont tendance à voter davantage à gauche. Les membres de la bourgeoisie et les actifs travaillant à leur compte de la petite bourgeoisie (artisans, commerçants, petits patrons ou exploitants agricoles) ont, pour leur part, tendance à voter à droite. Styles de vie des différentes classes Volume de capitaux possédés Classes dominantes économiques Important Classes dominantes culturelles Important Petite bourgeoisie économique Moyen Petite bourgeoisie culturelle Moyen Classe populaire Faible Structure des capitaux possédés Prédominance du capital économique Prédominance du capital culturel Prédominance du capital économique Prédominance du capital culturel Pratiques culturelles et mode de vie Pas de prédominance Choix du nécessaire Goûts de luxe Aristocratisme ascétique Imitation du luxe Bonne volonté culturelle 4. Tout en s'inscrivant dans le cadre d'une analyse des rapports de domination entre classes sociales, l'approche de Bourdieu opère une triple rupture par rapport au marxisme : D'abord, les classes sociales ne sont pas exclusivement définies à partir du critère économique : le capital culturel est considéré comme une autre dimension pertinente de la position sociale. Ensuite, les classes sociales ne sont pas appréhendées à partir des seuls critères objectifs : les luttes symboliques par lesquelles chaque groupe social essaie d'imposer sa représentation du monde social comme légitime constituent une dimension essentielle de l'étude des classes sociales. Enfin, c’est une approche multidimensionnelle de la classe qui est développée. Entre ces classes le conflit n’est pas une nécessité mais il existe bien des rapports de domination et des luttes, notamment pour le contrôle du capital culturel, enjeu majeur selon Bourdieu. Les classes dominantes cherchent ainsi à imposer leur modèle culturel et leur vision du monde aux autres classes par le biais de pratiques de distinction, pour cela elles doivent contrôler les institutions productrices de légitimité comme l’école ou l’État. Il y a donc chez elles une stratégie consciente de reproduction. Bourdieu tente de dépasser l’opposition entre classes réelles et constructions du sociologue, qui distingue le réalisme marxien du nominalisme wébérien, en proposant la notion de « classes virtuelles ». Celles-ci, construites par le sociologue peuvent néanmoins prendre corps à travers un processus de mobilisation et de représentation, ce qui semble être observable pour la classe dominante. En ce sens, la définition des classes elle-même est perçue comme un enjeu dans la lutte que se livrent les classes. B – Peut-on parler d’une disparition des classes sociales aujourd’hui ? 1 – Comment peut-on appréhender la structure de classes ? a) – Les principes de construction des PCS 1. En France, pour mesurer la stratification sociale, l’Insee propose un classement de la population française en groupes socioprofessionnels (GSP). Ce sont des groupes statistiques de professions socialement proches. Ces catégories présentent une certaine homogénéité sociale. Les individus, qui les composent, sont supposés « entretenir des relations entre eux, avoir des comportements et des opinions analogues et se considérer comme appartenant à la même catégorie ». 2. Les «professions et catégories socioprofessionnelles» (PCS) sont donc une construction statistique de l’Insee réalisée en 1950 pour étudier les modifications des comportements sociaux induits par le changement de la structure sociale. L'Insee cherche à regrouper les individus qui ont des métiers ou des professions socialement proches. Ceci suppose que ces individus aient : Une homogénéité sociale : on suppose que ces personnes ont des pratiques sociales identiques (modèles de consommation, comportements culturels, opinions politiques…) et qu’elles entretiennent des relations : relations professionnelles, relations de voisinage, relations amicales, éventuellement de mariage, etc. Un sentiment d’appartenir à la même catégorie sociale : ces personnes doivent témoigner d’un certain sentiment d’appartenance recueillant, si possible, l’assentiment des autres membres du groupe : « je me considère comme ouvrier, et les personnes de ce même groupe me considèrent effectivement comme tel ». Une reconnaissance de leur statut socioprofessionnel par les autres individus : les autres groupes sociaux reconnaissent que cet individu appartient bien à tel groupe. Ainsi, une caissière, une vendeuse, une aide soignante vont être rangée dans la catégorie des employés parce qu’elles effectuent un travail salarié d’exécution dans le secteur des services. 3. Pour déterminer cette proximité sociale, l’Insee, part de la profession de l’individu (pour la population active) ou de la « personne de référence du ménage » (pour l’étude des ménages) et utilise cinq critères principaux : Le statut professionnel qui distingue les indépendants des salariés. Un artisan maçon sera classé dans les artisans, commerçants et chefs d'entreprise alors qu'un maçon sera classé dans les ouvriers. Le secteur d’activité qui sépare les activités agricoles (liées à la terre), les activités industrielles (production de biens non agricoles) et les activités de services. Un ouvrier produit des biens non agricoles alors qu'un employé produit des services. Le niveau de qualification, en partie donné par le niveau de diplôme requis pour obtenir une place dans la hiérarchie de l’entreprise. Un ingénieur fait partie des cadres supérieurs parce qu'il est recruté à Bac + 5 ans alors qu'un technicien fait partie des professions intermédiaires car il a un bac + 2 ans. La place hiérarchique qui est donnée par la taille de l’entreprise pour les indépendants, et par la distinction postes d’encadrement et postes d’exécution pour les salariés. Un artisan est à la tête d'une entreprise de moins de 10 salariés alors qu'un industriel peut diriger une entreprise de plus de 10 salariés. Un médecin est hiérarchiquement supérieur à une infirmière qui est elle même au dessus d'une femme de salle... Le type de travail : manuel ou non manuel. Un artisan est, en général, un manuel alors qu'un commerçant est un non manuel. Profession de la personne de référence Activités Biens agricoles Biens non agricoles Services Statut professionnel Salarié Non-salarié Niveau d’étude Sans diplôme Bep, Cap Bac Bac + 2 ou 3 Bac + 4 et plus Niveau hiérarchique Petite/Grande entreprise Encadrement/ Exécution Type de travail Manuel Non manuel 4. La nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles dite PCS, a remplacé, en 1982, celle des CSP. Elle classe la population selon une synthèse de la profession (ou de l'ancienne profession), de la position hiérarchique et du statut (salarié ou non). Elle comporte trois niveaux d'agrégation emboîtés : les groupes socioprofessionnels (8 postes) ; les catégories socioprofessionnelles (24 et 42 postes) ; les professions (486 postes). Dans l'ancienne classification de 1954, l'Insee retenait dix groupes codés de 0 à 9, en prenant en compte les inactifs, et subdivisés en 39 catégories. Depuis 1982 et 2003, l’Insee détermine ainsi 6 PCS pour la population active et 8 pour la population totale (la catégorie 7 regroupe les « retraités » et la catégorie 8 les « autres personnes sans activité professionnelle »). Ces PCS sont le fruit d’une addition de 24 (niveau 2) ou de 42 (niveau 3) CSP, catégories socioprofessionnelles, qui regroupent elles-mêmes 497 professions. Ainsi, la CSP69 « ouvriers agricoles » regroupe 7 « familles de professions » : des « ouvriers de l’élevage » (691b) aux « marins pêcheurs et ouvriers de l’aquaculture » (692a) en passant par les « ouvriers de l’exploitation forestière ou de la sylviculture » (691f). Plus précisément encore, un berger ou un garçon d’écurie sont dans le sous-ensemble 691b alors qu’un matelot sur bateau de pêche est classé dans le sous-ensemble 692a. b) – Les principales PCS PCS n° 1 = Agriculture exploitants. Un agriculteur exploitant est un indépendant à la tête d'une exploitation plus ou moins grande qui produit des biens agricoles de façon manuelle (un viticulteur, un éleveur, un céréalier…). PCS n° 2 = Artisans, commerçants et chefs d'entreprises. Un artisan est un non-salarié à la tête d'une entreprise de moins de 10 salariés qui vend ce qu'il a produit (un boulanger, un plombier, un tailleur, un pâtissier…). Un commerçant est un non salarié qui dirige une petite entreprise (moins de dix salariés) et qui vend ce qu'il a acheté (un fleuriste, un commerçant en fruit et légume, un commerce de vêtement…). Un chef d'entreprise est un salarié ou un non salarié (les PDG...) qui dirige une entreprise de plus de 10 salariés (un industriel, un gros commerçant, un PDG, un gérant…). PCS n° 3 = Cadres et professions intellectuelles supérieures. Un cadre ou une profession intellectuelle supérieure regroupe des salariés et des non salariés (les professions libérales) très diplômés qui exercent des postes de conception et de responsabilité (un médecin, un ingénieur, un juge, un professeur…). PCS n° 4 = Professions intermédiaires. Une profession intermédiaire est une profession en général salariée qui est moyennement diplômés et qui se situe entre les salariés de conception et les salariés d'exécution (une infirmière, un comptable, un technicien, un instituteur…). PCS n° 5 = Employés. Un employé est un salarié d'exécution qui produit des services. Cette catégorie est à plus de 75% féminine en 2011 (une vendeuse, une secrétaire, une femme de ménage, une caissière…). PCS n° 6 = Ouvriers. Un ouvrier est un salarié d'exécution qui produit des biens non agricoles de façon manuelle. Cette catégorie est masculine à plus de 80% en 2011 (un tourneur sur métaux, un chaudronnier, un manutentionnaire dans l’industrie…). Part de chaque profession et catégorie socioprofessionnelle dans l’emploi 5. La société évolue sans cesse et les métiers occupés également. Certains disparaissent (chiffonnier), tandis que d’autres apparaissent (informaticien). Dans le même temps les qualifications progressent et le niveau de diplôme requis pour un même métier ne reste pas forcément identique dans le temps. La grille des PSC devient donc dépassée au fur et à mesure que ces changements sont plus nombreux. Un projet d’harmonisation de la classification socio-professionnelle existe au niveau européen. Cette classification a pour nom ESeC (European Socio-economic Classification). Le cadre théorique qui a servi à sa construction est inspiré du « schéma de classes » de Goldthorpe. Le principe de base est que les comportements sociaux s’expliquent par la position des individus sur le marché du travail et la relation des salariés à leurs employeurs. Ce modèle insiste sur la continuité entre catégories et met la question professionnelle au centre de la définition. Il s’agit de développer une grille de lecture pour des études empiriques, notamment sur la question du vote ou de la mobilité sociale. Dans cette logique, les classes rassemblent des « professions dont les titulaires partagent d’une manière typique des situations sur le marché et des situations de travail largement similaires ». La situation sur le marché (« market situation ») est liée au revenu (sa source et son niveau), au degré de sécurité offert par l’emploi et aux possibilités d’ascension professionnelle. Il existe deux idéaux types extrêmes de la relation d’emploi : Une relation type « contrat de travail » : dans cette relation tout est entièrement définit : contenu de l’emploi, conditions d’exercice, rémunération. Une relation de service : le salarié dispose d’une plus grande autonomie. Entre ces ceux extrêmes existe tout un continuum de situations. C’est donc la relation entre le salarié et son employeur qui sont au centre de l’analyse. L’avenir de la grille des PCS est lié à l’avancée du projet ESeC : aucune rénovation de la grille française ne sera probablement entreprise tant que la grille européenne ne sera pas définitivement établie, même si cette dernière peine à s’imposer faute de consensus. c) – L’évolution de la structure sociale par CSP 1. La comparaison au cours du temps est rendue difficile par le fait que les PCS/CSP ont connu des modifications de dénomination et de frontières en 1982 et 2003. Les principales modifications ont consisté à : Reclasser certaines CSP : les salariés agricoles sont passés des agriculteurs exploitants à la CSP ouvriers, les journalistes sont passés de cadres moyens à cadres supérieurs, les contremaîtres sont passés de la CSP ouvrier à celle de professions intermédiaires, le clergé est passé d'une catégorie à part à celle de professions intermédiaires, le personnel de service, qui avait sa propre CSP, est reclassé dans les employés. Changer la dénomination et la composition des « cadres moyens » qui sont devenus des professions intermédiaires. 2. En 57 ans (1954-2011), la structure socioprofessionnelle de la population active a profondément changé. On peut constater : La diminution de la part des indépendants au profit de celle des salariés. En 1954, les agriculteurs, les artisans, les commerçants, représentaient un actif occupé sur 3 ; de nos jours moins d’un emploi sur 10 (8,5% des emplois en 2011). L’augmentation des emplois de salariés d’encadrement et de professions libérales. Les cadres et les professions intermédiaires représentaient plus de 2 emplois sur 5 en 2011 (42,0%) contre un emploi sur 8 en 1954. La stabilité de la part des emplois de salariés d’exécution qui représentent toujours la moitié des actifs. En 1954, plus d’un actif occupé sur 3 était un ouvrier et moins d’un actif occupé sur 5 un employé. De nos jours, les ouvriers ne forment plus qu’un actif sur 5 et les employés plus d’un actif sur 4. Evolution de la structure sociale en PCS en France PCS/CSP en % 1954 1975 2011 1 – Agriculteurs exploitants 20,7 7,8 2,0 2 – Artisans, Commerçants, Chef d’entreprise 12,0 8,1 6,5 3 – Cadres et professions intellectuelles supérieures 2,9 7,1 17,6 4 – Professions intermédiaires 10,8 16,0 24,4 5 – Employés 16,1 23,5 28,3 6 – Ouvriers 37,5 37,5 21,1 Total 100 100 100 3. On peut donner plusieurs explications à cette évolution de la structure sociale de la population active occupée française. La diminution progressive des indépendants a deux raisons principales : Les nouvelles méthodes de production agricole (tracteurs, engrais) ont permis d’augmenter la productivité beaucoup plus vite que la demande de produits agricoles. Il n’est plus nécessaire d’avoir beaucoup d’agriculteurs pour satisfaire aux besoins alimentaires de la population. Les exploitations se sont donc concentrées pour affronter la concurrence. Les artisans et les commerçants ont subi la concurrence des grandes entreprises et des grandes surfaces qui bénéficient d’économies d’échelle et peuvent vendre moins cher que les petits indépendants. La forte progression des emplois de cadres et de professions intermédiaires a trois raisons principales : Le progrès technique exige des salariés de plus en plus qualifiés pour concevoir, entretenir et maîtriser les nouvelles technologies. Les ingénieurs, les techniciens et les métiers d’expertise ont connu une très forte expansion en 55 ans. Leur nombre a été multiplié par 9. La taille des entreprises et des administrations s’est agrandie à la suite de mouvements de concentration et du développement des services de l’Etat. Il faut donc embaucher un personnel d’encadrement de plus en plus important pour diriger et contrôler tout le personnel de ces bureaucraties privées et publiques. La formation de ces salariés qualifiés a obligé l’Etat à recruter un nombre croissant d’enseignants du secondaire et du supérieur (leur nombre a été multiplié par 9), qui font partie des professions intellectuelles supérieures. On peut donner deux explications à la tertiairisation des emplois de salariés d’exécution : La mise en place de procédés automatiques de production a augmenté la productivité des ouvriers ce qui a permis de satisfaire la demande avec moins d’ouvriers. Par ailleurs, la délocalisation de certains emplois d’ouvriers peu qualifiés a accentué ce phénomène. La demande de services a augmenté beaucoup plus vite que la demande de biens. Or, la production de services n’est pas toujours mécanisable. Il faut donc recruter plus d’employés pour produire plus de services. d) – Les PCS ne sont pas des classes sociales 1. L'utilisation des PCS dans l'analyse des classes sociales est une tentation permanente du sociologue. Elles offrent un ensemble statistique commode et riche en information. L'Insee propose ainsi de considérer que les cadres et professions intellectuelles supérieures peuvent représenter les « classes supérieures », les patrons de l'industrie et du commerce et les professions intermédiaires, les « classes moyennes », et les ouvriers, les employés et les agriculteurs les « classes populaires ». 2. Pourtant, les PCS présentent un certain nombre de limites dans l'analyse des classes sociales : ère 1 limite : Le classement des métiers dans une PCS contient toujours une part d'arbitraire. Ainsi, un manutentionnaire qui convoie des palettes sera considéré comme un employé s'il travaille dans un supermarché et comme un ouvrier s'il travaille dans une usine. Un boucher salarié, qui était considéré comme un employé avant 1982, est désormais dans la catégorie « ouvrier » (métier manuel). Les « zones frontières » entre deux CSP peuvent être plus ou moins peuplées. 2ème limite : Les PCS peuvent être hétérogènes socialement du point de vue des classes. Ainsi, un petit commerçant figure dans la même PCS qu'un grand industriel alors qu'ils n'ont ni le même pouvoir économique, ni la même position sociale, ni les mêmes pratiques culturelles. Classes sociales et PCS ne se recouvrent pas. Il faut opérer d'autres regroupements pour passer des CSP aux classes sociales. Ainsi, la Bourgeoisie n’apparaît pas en tant que telle dans les PCS. 3ème limite : La position sociale ne se limite pas à la profession occupée. L’Insee donne une vision de la structure sociale limitée à la sphère professionnelle. Or, la position sociale d’un individu peut dépendre également d’autres critères plus socioculturels (vie familiale, vie publique…). De plus, le critère de la profession est de plus en plus insuffisant pour représenter la société à l’heure où la part des emplois atypiques (CDD, intérim, contrats aidés) tend à augmenter et où le chômage frappe durablement ou à répétition de plus en plus d’actifs. Un ouvrier intégré dans une grande entreprise n'a pas la même situation sociale qu'un jeune ouvrier précaire d'une PME. 4ème limite : La classification de l'Insee n'est que le reflet de la structure sociale de la société française à un moment donné de son histoire. Son application à d'autres sociétés industrielles est difficile (le terme de « cadre » n'a pas d'équivalent en GB ou en Italie). De même, la distinction ouvrier/employé, qui était nette au début du XXème siècle (l’opposition entre les «cols bleus » et les « cols blancs »), a perdu une partie de sa signification à la fin du siècle sous l'effet de l'automatisation, de l'informatisation et de l'amélioration de la condition ouvrière. Enfin, les conflits catégoriels et de classe peuvent modifier la place d'une profession dans une CSP (les instituteurs qui deviennent des "professeurs d'école"), ce qui oblige l'Insee à modifier de temps en temps sa classification. ème 5 limite : Les PCS ne nous disent rien sur les relations sociales qu'entretiennent ces différents groupes sociaux. La hiérarchie entre les groupes ne peut être établie que pour les salariés. Les relations de domination, de coopération ou de complémentarité entre les groupes sont occultés. Ainsi, en établissant la PCS à partir de la profession du chef de famille, on occulte la profession du conjoint. Une employée de bureau mariée à un médecin ne connait certainement pas le même univers social que l'employée de commerce mariée à un ouvrier, par exemple. En conséquence, les PCS donnent une certaine image de la structure sociale mais elles ne nous donnent pas de renseignement sur la stratification sociale. 6ème limite : L'appartenance de classe n'est pas donnée par une CSP : l'appartenance à un métier, à un moment donné, ne nous dit pas quelle est l'origine sociale de l'individu (la position sociale de sa famille et de sa parenté), l'origine sociale de son conjoint (une employée peut être mariée à un cadre ou à un ouvrier, ce qui modifie sa position de classe) et quelle est sa trajectoire sociale (en ascension ou en régression). La seule analyse des CSP ne permet donc qu'une approche sommaire de la logique d'ensemble des comportements de classe. Tous les cadres supérieurs ne font pas partie de la Bourgeoisie, certains artisans sont très influencés par leur origine ouvrière... e) – Les PCS sont souvent utilisées pour analyser la structure des classes sociales 1. Pourtant, la plupart des sociologues utilisent, pour des raisons de temps et d'argent, les CSP comme instrument d'analyse des classes sociales. Louis Chauvel donne trois arguments à cette utilisation : Les critères de constitution des PCS sont assez proches de ceux des classes sociales (caractéristiques semblables, la conscience d’appartenance, la place occupée dans la production…) ; Les données de l’Insee permettent d’avoir une connaissance de l’évolution de la structure sociale à long terme et sur les pratiques sociales de caque catégorie. Ainsi, 57% des cadres lisent plus de 10 livres dans l'année en 2008 contre 18% des ouvriers. De même, 71% des cadres sont propriétaires de leur logement en 2006 contre 49% pour les ouvriers. On peut ainsi dégager les inégalités de mode de vie entre les différentes classes sociales. On peut essayer de reconstituer les classes sociales à partir des données fournies sur les PCS. Il y a cependant certaines ambiguïtés, qui font dire à Louis Chauvel que les PCS permettent de traiter des classes sans en prononcer le mot. Les PCS assemblent des individus qui ont des perspectives comparables et des caractéristiques sociales reconnues comme proches : on renoue donc avec la notion de styles de vie de Weber. De plus, elles utilisent les conventions collectives pour appliquer des équivalences entre professions, ce qui renvoie aux perceptions collectives que les groupes professionnels ont d’eux-mêmes et participe à la validation de ces représentations, ce qui les rapproche de la notion de conscience de classe de Marx. 2. Les PCS représentent un outil indispensable pour connaître la structure sociale de la société française et son évolution. Ainsi, l’évolution de la structure des groupes socioprofessionnels révèle les transformations socioéconomiques de la société française au cours des cinquante dernières années : tertiairisation, extension du salariat, montée des qualifications. 3. De nombreuses études, enquêtes et sondages sont construits à partir de la nomenclature des PCS : l’étude de la répartition des revenus, l’étude de la consommation, l’analyse du vote politique, l’étude de l’homogamie, de la mobilité sociale… Les très nombreuses études conduites à partir des PCS permettent d’obtenir une information assez fiable : quel que soit l’indicateur considéré, montant du revenu, taux de mortalité infantile, degré de satisfaction dans l’existence, inscription sur les listes électorales, le classement est toujours le même (il peut être inversé mais l’ordre est conservé, les cadres supérieurs peuvent être au premier ou au dernier rang, mais alors les ouvriers sont au dernier ou au premier rang). Position des professions dans l’espace social à partir du niveau de diplôme et du niveau de revenu 2 – Les classes sociales semblent disparaître a) – La société s’est moyennisée pendant les Trente glorieuses 1. La sociologie américaine (Warner, Nisbet) considérait déjà, dans les années 1930, que les classes sociales n’étaient qu’une superposition de strates, différenciées par les conditions de vie et le prestige, mais non antagoniques. Avec l’enrichissement des Trente glorieuses, ces sociologues ont fini par considérer que les classes sociales avaient disparu ou s’étaient regroupées dans une vaste classe moyenne. Il existe trois façons de définir les classes moyennes : Les trois façons de définir les classes moyennes Une définition subjective : font partie des classes moyennes, toutes les personnes qui déclarent y appartenir. Dans ce cas, les deux-tiers de la population en fait partie. Sentiment d’appartenance aux classes moyennes 66 50 44 40 27 30 22 21 20 5 10 6 3 2 Aisés Privilégiés 0 Défavorisé Classe populaire Classe moyenne inférieure Classe moyenne supérieure Une définition économique : font partie des classes moyennes tous les ménages dont les revenus se situent entre 0,75 fois et 1,25 fois (Ocde) ou 1,5 fois (Credoc) le revenu médian. Là encore, près de la moitié de la population en ferait partie. (Source : le Credoc mars 2009) Une définition sociologique : on regroupe les catégories sociales intermédiaires entre les salariés de direction et d’encadrement (cadres supérieurs) et les salariés d’exécution (ouvriers, employés) aux quels ont ajoute les artisans et les petits commerçants. On obtient alors près de 30% de la population. Le poids des classes moyennes dans la population active occupée 2. Plusieurs arguments confortent la thèse de la moyennisation : 1ère explication : la moyennisation est le fruit de l’enrichissement de la population et de la réduction des inégalités. En France, malgré la crise, le pouvoir d’achat moyen progresse. Entre 1979 et 2009, le revenu disponible brut moyen par ménage a augmenté de 46%. En 2009, le niveau de vie moyen des classes moyennes s’élève à 1 806€ par mois pour une personne ; il était de 1 287€ par mois en 1979 à prix constant. Il en est de même dans les autres pays d’Europe. On constate une corrélation positive entre le niveau de vie des populations et l’importance en leur sein des classes moyennes. Les pays nordiques, la Suisse, l’Autriche, la Belgique, la France ont un niveau de vie au dessus de la moyenne européenne et les classes moyennes y sont plus importantes qu’ailleurs (les pays anglo-saxons font exceptions). 2ème explication : l’Etat-providence en redistribuant les revenus a favorisé les classes moyennes. Ces résultats invitent à revisiter l’idée selon laquelle les classes moyennes seraient les grandes perdantes du système socio-fiscal. On entend parfois dire qu’elles seraient « trop riches pour bénéficier des aides sociales, mais suffisamment aisées pour payer des impôts ». Or, une partie importante des populations précaires rejoignent les classes moyennes grâce aux prestations sociales dont elles bénéficient tandis que la progressivité de l’impôt limite les écarts de niveau de vie entre les classes moyennes et les hauts revenus. La répartition des revenus après redistribution est donc plus ramassée autour de la médiane qu’elle ne l’est avant les prélèvements fiscaux et sociaux et le versement des prestations sociales. Cela explique pourquoi dans les pays anglo-saxons, où le taux de prélèvements obligatoires est faible et les dispositifs redistributifs peu développés, les classes moyennes sont moins importantes. Par ricochet, le taux de pauvreté est plus élevé dans les régimes non-redistributifs. Ce sont les pays où l’Etat-Providence est le plus développé qui ont les classes moyennes les plus fournies car les prestations sociales permettent à des catégories modestes d’entrer dans la sphère économique des classes moyennes. 3ème explication : La réduction des inégalités et l’enrichissement de la population ont aboutit à une harmonisation des modes de vie (l’ « american way of life ») qui se caractérise par : Une uniformisation des modes de vie. On commence vers la fin des années 1960 à parler « d’embourgeoisement de la classe ouvrière », car beaucoup d’entre eux vont pouvoir faire l’acquisition des équipements de base du foyer (à l’époque, la norme de consommation comprend le réfrigérateur, la télévision, la machine à laver, la salle de bain et, bien sûr, l’automobile) et consommer les mêmes biens et services que les couches sociales plus aisées. Mais la classe moyenne impose également ses valeurs et ses besoins au reste de la société : le mode de vie de la classe moyenne, d’abord marqué par le refus des origines populaires et l’imitation de la culture bourgeoise, se développe également de manière autonome et originale. Ecart entre le taux d’équipement des cadres et celui des ouvriers La démocratisation de l’école et la tertiairisation se seraient accompagnés d’une diffusion des savoirs et des pouvoirs au sein de l’entreprise. Les employés, les professions intermédiaires et les cadres seraient beaucoup plus proches socialement que l’ouvrier et l’ingénieur du temps de l’industrialisation triomphante. Des pratiques de consommation spécifiques peuvent être également identifiées – notamment l’importance accordée aux biens culturels. Ces couches intermédiaires auraient par ailleurs un rapport à l’espace public et urbain particulier : regroupement dans des lotissements à la périphérie des villes ou occupation d’espaces urbains jusque-là populaires. 4ème explication : La forte progression des salariés intermédiaires. Ni paysans, ni patrons, ni ouvriers (ou « cols bleus » selon la terminologie anglo-saxonne), ceux qu’on appelait autrefois les « cols blancs » ou employés ou les collaborateurs sont aujourd’hui regroupés dans trois PCS : employés de bureau, professions intermédiaires et cadres non dirigeants. Alors qu’ils ne représentaient que 15% de la population active en 1936, ils en forment plus de la moitié dans la France contemporaine. Ce sont les cadres qui ont connu l’expansion la plus rapide : d’environ 500 000 en 1954 (recensement) à 4,3 millions en 2010, ils sont passés de 4,5% à 16,7% de la population active aujourd’hui. On y regroupe l’ensemble des professions intellectuelles supérieures, y compris les professions libérales : ingénieurs et cadres d’entreprise, journalistes et professeurs, médecins, avocats, architectes, cadres administratifs. Une partie de ces cadres qui n’ont pas de fonction de direction ou qui n’encadrent pas vraiment font partie des classes moyennes (au moins la moitié d’entre eux). Les professions intermédiaires regroupent des professions un peu moins diplômées et situées à un niveau inférieur de la hiérarchie des entreprises et des administrations. Les plus gros contingents de ce groupe sont fournis par les techniciens et agents de maîtrise, les professions de la santé (infirmiers, kinésithérapeutes, etc.) et du travail social (éducateur, assistante sociale, etc.), les enseignants du primaire : au total, 24,4% de la population active en 2010 contre 10,7% en 1954. Les employés, au sens strict, désignent les salariés qui effectuent des tâches d’exécution dans les fonctions administratives et commerciales, auxquels s’ajoutent les policiers et militaires ainsi que les fonctions de service aux personnes (coiffeurs, esthéticiennes, etc.). Ce groupe est devenu le plus nombreux de la nomenclature : de 3 millions (16,1%) en 1954 à 7,4 millions (28,9%) en 2010, devant les ouvriers qui regroupent encore plus de 5,4 millions de personnes.. On peut considérer que les employés les plus qualifiés et les mieux rémunérés font également partie des classes moyennes car ils sont proches des professions intermédiaires. ème 5 explication : La mobilité sociale se serait accrue. Elle serait au cœur des stratégies des classes moyennes. Ces dernières développeraient un rapport particulier à l’éducation, l’école étant perçue comme un moyen d’ascension sociale efficace. 6ème explication : Cette convergence des modes de vie s’accompagnerait donc de l’émergence d’un système de valeurs commun que les sociologues appellent le libéralisme culturel : tolérance à l’égard de comportements autrefois jugés déviants (union libre par exemple) ; repli sur la sphère privée (individualisme) ; valorisation du bonheur individuel et familial (hédonisme) ; exigence d’un traitement égal des personnes (égalitarisme) ; revendication de la liberté de choix de son style de vie, etc. En conséquence, on assiste à une individualisation des modes de vie. Car si tout le monde est « moyen », en effet, plus personne ne l’est : c’est la logique de la moyennisation. Il faut donc rechercher des clivages ou des différences sociales ailleurs, du côté de la culture par exemple, et peut-être, de manière un peu simpliste, des pratiques de consommation. Les individus cherchent ainsi à se distinguer, à afficher leur identité à travers le choix de certains biens de consommation : la consommation est ostentatoire, c’est-àdire montrée publiquement, pas seulement pour symboliser une appartenance sociale (la différence entre « Eux » et « Nous ») mais surtout pour affirmer une identité individuelle (« Toi, c’est Toi », mais « Moi, c’est Moi ») : c’est la notion de style de vie, développée par les professionnels du marketing, qui tient peut-être le mieux compte de cette individualisation des modes de vie. 7ème explication : en conséquence, les individus perdraient progressivement leur conscience de classe au profit d’un individualisme positif. L’appartenance de classe ne dicterait plus les conduites. C’est la raison pour laquelle la conflictualité de classe diminuerait comme semble le montrer la baisse du taux de syndicalisation et la baisse des conflits du travail. Déclarations d’appartenance à une classe sociale selon la PCS 3. Henri Mendras, dans « La seconde révolution française » (1984) va utiliser deux critères pour montrer l’importance de la moyennisation dans la société française : le niveau des revenus et des patrimoines et le niveau des diplômes. Cela lui permet d’avoir une « vision cosmographique » de la société avec 5 « constellations sociales ». L’image de la toupie révèle une société capable de réduire les inégalités et de produire de la mobilité sociale. Il distingue six groupes sociaux : Une constellation populaire qui réunit la moitié de la population. Elle est constituée d’ouvriers et d’employés aux revenus et aux diplômes faibles mais qui échappent à la pauvreté. Ce groupe a rejoint le centre de la toupie, c’est-à-dire les classes moyennes. Une constellation centrale se trouve au dessus de la constellation populaire. Elle regroupe un quart de la population. Elle est constituée de personnes ayant des revenus moyens mais des diplômes relativement élevés. Les indépendants sont à la périphérie. Ils représentent 15% de la population. On y retrouve des artisans et des petits commerçants peu diplômés et des industriels et des professions libérales très diplômés. Les revenus de ce groupe sont plus élevés que la moyenne. En bas de la toupie, on trouve les pauvres (7% de la population), issus des milieux populaires, qui n’ont ni diplôme ni revenus suffisants pour appartenir aux classes moyennes. Au sommet, on a les dirigeants économiques et politiques (3% de la population) dont les revenus et les diplômes sont très élevés. Ils sont enviés par les classes moyennes. Ainsi, la diffusion des savoirs et la redistribution des revenus conduiraient à une homogénéisation de la société autour de sa moyenne – mesurable à la fois au niveau économique, social mais aussi culturel avec l’idée de la diffusion des comportements et des modes de vie. Ainsi, on retient la définition du Credoc, en France, en 2009, un individu qui gagne entre 1 220€ et 2 620€ (2 440e et 5 240€ pour un couple avec 2 enfants), soit entre 70% et 150% du revenu médian fait partie des classes moyennes. Cette présentation d’une société française fluide a conduit progressivement à parler de « déclin » des classes sociales, puis à abandonner toute référence à cette notion. D’après Henri Mendras, c’est le rite du barbecue, venu d’outre-Atlantique et diffusé dans les années 80 en France, qui symbolise le mieux cette convergence des valeurs et des comportements sociaux. Autour du barbecue, en effet, à la faveur d’une belle soirée d’été, les inégalités sociales disparaissent : l’ingénieur attise le feu pendant que l’ouvrier surveille la cuisson de sa brochette, les hommes servent les grillades pendant que les femmes discutent « métier » ou « loisirs », les enfants du directeur jouent avec ceux de la concierge. Tout le monde abandonne son rôle social pour se retrouver autour du feu et du repas, dans le jardin ou un coin de nature, à partager un moment de loisir dans la bonne humeur. b) – L’éclatement de la classe ouvrière 1. La classe ouvrière est la première à connaître ces mutations. Depuis le XIXe siècle, les ouvriers semblaient former un groupe social homogène. Ils présentaient un certain nombre de traits spécifiques : un travail manuel, salarié, d'exécution, productif de biens industriels, et une position hiérarchique au bas de l'échelle sociale (les « cols bleus » opposés aux « cols blancs »). Au-delà de cette place spécifique dans le système de production, la classe ouvrière avait une forte conscience d’elle-même entretenue par une « culture ouvrière » et des organisations syndicales et politiques défendant ses intérêts (la CGT, le PC…). Enfin, l’hérédité des positions était forte. Le destin des enfants d’ouvriers se bornait aux horizons de la classe. 2. Depuis les années 1970, la classe ouvrière a connu de profondes transformations : Tout d’abord, on a pu parler d’une déprolétarisation de la classe ouvrière que l’on a pu repérer à partir d’un certain nombre d’indicateurs : D’une part, l'enrichissement de la population et les nouvelles conditions de travail ont fait basculer une partie des ouvriers qualifiés (contremaîtres…) et des employés (de bureau) dans les classes moyennes. L’accès à la consommation de masse, à la propriété du logement, le développement du travail féminin, la baisse de la fécondité seraient les indicateurs de cette moyennisation de la société. On commence vers la fin des années 1960 à parler « d’embourgeoisement de la classe ouvrière », car beaucoup d’entre eux vont pouvoir faire l’acquisition des équipements de base du foyer (à l’époque, la norme de consommation comprend le réfrigérateur, la télévision, la machine à laver, la salle de bain et, bien sûr, l’automobile) et consommer les mêmes biens et services que les couches sociales plus aisées. D’autre part, l’extension de la protection sociale et des filets protecteurs en matière de salaire (Smic, mensualisation du salaire en 1970) conjugués avec le plein emploi ont éloigné les ouvriers de la précarité. L’extension du CDI, le partage équilibré des gains de productivité selon les principes de la « norme fordiste » et les acquis des luttes sociales ont permis d’intégrer la classe ouvrière à la société capitaliste. Le déclin progressif du Parti communiste et des syndicats révolutionnaires est le signe de cette perte de culture de classe et d’homogénéité de la classe ouvrière. Enfin, l’école semble s’être démocratisée, ce qui ouvre des perspectives de mobilité sociale aux enfants d’ouvriers. 5% des enfants d’ouvriers nés entre 1939 et 1948 accédaient au baccalauréat. 50% de ceux nés entre 1980 et 1984 y accèdent. L’écart avec les enfants de cadres qui étaient de 65 points pour la génération des années 1940 n’est plus de 40 points de nos jours. l'hérédité des positions est ébranlée. La diminution du nombre d'emplois ouvriers et la scolarisation croissante obligent les enfants d'ouvriers à trouver un emploi en dehors de leur milieu social. 1% des fils d'ouvriers devenait cadre supérieur en 1953, 6% en 1977 et 10% en 2003, ce qui témoigne d'une mobilité sociale ascendante. L’idée de Tocqueville, selon laquelle les sociétés démocratiques permettent « l’égalité des conditions », semble se réaliser. Ensuite, un certains nombre d’éléments ont pu faire penser au déclin de la classe ouvrière : La place qu'occupe la PCS ouvrier dans la population active s'est amoindrie. Le nombre d'ouvriers est passé de 8 millions en 1975 à moins de 6 millions en 2009. Le ralentissement de la demande de produits industriels et la concurrence des pays émergents a poussé les firmes à automatiser les chaînes, à délocaliser leurs usines, et à transférer une partie des tâches (entretien, gardiennage, manutention...) à des entreprises de services sous-traitantes afin de diminuer leurs coûts de production et de rester compétitive. En conséquence, les ouvriers représentent moins d’un quart des actifs contre plus d’un tiers dans les années 60. En conséquence, la place des ouvriers dans le processus de production s'est modifiée. La spécificité du travail ouvrier s'effrite. L'ouvrier ne peut plus s'identifier totalement à l'industrie puisque les 2/5ème des ouvriers travaillent dans le tertiaire. Il ne peut plus s'identifier non plus à un travail manuel répétitif car l'automatisation et les nouvelles formes d'organisation du travail (Toyotisme) substituent aux tâches manuelles des tâches d'entretien et de contrôle. Un tiers seulement des ouvriers ont des tâches de fabrication. Les ouvriers sont devenus des « opérateurs » et la logistique l’emporte sur la fabrication. Enfin, ce n’est plus le travail collectif qui est comptabilisé mais la performance individuelle. A cela s’ajoute la disparition des « bastions ouvriers ». Les grandes industries ont réduit leur taille voire ont disparu (le charbonnage). Les ouvriers sont de plus en plus dispersés dans des PME ce qui diminue la conscience d’appartenir à un collectif de travail. La crise a également provoqué un « éclatement » de la classe ouvrière. La politique de flexibilisation des emplois a conduit les économistes à distinguer deux types d'ouvriers : o « L'aristocratie ouvrière », constituée d'hommes qualifiés, intégrés au mode de consommation capitaliste, protégés efficacement par les syndicats et bénéficiant de l'attention patronale. o Les « ouvriers précaires » (intérimaires, stagiaires, CDD...), constitués de jeunes, de femmes et d'immigrés peu qualifiés et peu payés, qui servent à diminuer les coûts et à faire face aux variations de l'activité. Cette division de la classe ouvrière par sexe, par âge, par nationalité, par statut, remet en cause l'unité du mouvement ouvrier, sa capacité à réagir politiquement. Il est de plus en plus difficile de mobiliser et de syndiquer une main d'œuvre aussi diverse et instable. Le taux de syndicalisation et le nombre de jours de grève diminue fortement depuis la crise. De même, la représentation politique des ouvriers s'est fortement éparpillée : les deux tiers des ouvriers votaient à gauche en 1981, moins de la moitié de nos jours. Désormais, des travaux sociologiques sur le vote ouvrier montrent une dispersion croissante des pratiques de ce groupe (notamment en faveur du FN). Les ouvriers n’ont plus la conscience d’appartenir à un même groupe social. c) – Les comportements seraient de moins en moins dictés par les classes sociales 1. Le clivage de classe n’est pas le seul clivage marquant de notre société. Il existe également de nombreuses inégalités entre hommes et femmes, en fonction de la couleur de peau, de la zone d’habitat ou de l’âge. En effet, la société moderne est caractérisée par une montée de l’individualisme au sens sociologique du terme : l’individu s’affranchie de plus en plus de son groupe social d’origine ou d’appartenance. Il devient un « Homme pluriel » (Bernard Lahire), multiplie des « expériences » (François Dubet) et échappe ainsi de plus en plus aux comportements prévisibles dictés par son appartenance de classe. Un profil culturel « dissonant » se caractérise par le fait de pratiquer une activité culturelle ou un loisir « inattendu » par rapport à son milieu social d’origine (le professeur agrégé de philosophie qui regarde la « Star Academy »). Les différenciations de genre peuvent brouiller les frontières de classe. Les sociologues distinguent le sexe qui permet de différencier les hommes et les femmes en fonction de leur physiologie et le genre qui peut être qualifié de « sexe social ». En effet, les femmes subissent des inégalités économiques (moindre salaire à qualification égale) et sociales (partage des tâches domestiques inégalitaire, domination masculine…) et des discriminations dans l’emploi (importance du travail à temps-partiel subi, contrats précaires…). Les revendications féministes concernent l’ensemble des femmes quelque soit leur appartenance sociale. Ces revendications ont souvent été mal relayées par les syndicats et les partis politiques dominés par les hommes. D’où la prise de conscience d’une partie des femmes de cette domination et la construction de leur identité en dehors de l’appartenance de classe. Les inégalités intergénérationnelles se sont creusées. Le pouvoir et la richesse sont concentrés dans les mains des plus âgés. Certains sociologues pensent que les conflits de génération tendent à remplacer les conflits de classe. Louis Chauvel dans « Le destin des générations » (2010) il souligne en particulier les risques de déclassement scolaire et social des générations nées à partir de 1950-1955, qui font face à un déclin du rendement des titres scolaires, une baisse du pouvoir d'achat, une croissance des inégalités intergénérationnelles et un déclin de la représentation politique. En conséquence, les jeunes générations n’auraient pas les mêmes intérêts à défendre que les anciennes ce qui les détacherait de leur classe sociale d’appartenance. Enfin, les discriminations et les inégalités liées à l’origine produiraient un repli sur des identités ethniques. Les jeunes d’origine immigrée ne se définiraient plus par leur appartenance de classe mais par leur culture d’origine, en particulier religieuse. Ceci a pu être favorisé par la ségrégation spatiale. Ces populations fragiles ou exclues (chômage plus important que la moyenne, échec scolaire, désunion des familles) se concentrent dans les mêmes quartiers, alors que ceux qui sont un peu plus favorisés quittent les lieux. Cela aboutit à une absence de mixité sociale, à une ghettoïsation, renforçant les préjugés négatifs à l’encontre de ces populations. 2. Les années 1970 marqueraient donc la fin d’une société holiste où l’appartenance de classe est un puissant prédicteur des styles de vie et des engagements religieux ou politiques. Les instances traditionnelles de socialisation (famille, religion, travail) voient leur influence s’effriter au profit de l’Ecole, du marché (la consommation de masse) ou des médias. Dans les pays industrialisés, les sociétés sont aujourd’hui composées d’individus aux identités plurielles (genre, classe sociale, génération, religion…), l’appartenance à un groupe est de moins en moins revendiquée, les individus défendent jalousement leur autonomie vis-à-vis de leur famille, des communautés, des syndicats, des partis politiques ; la démocratie (la liberté) a reconfiguré le lien social : les liens forts et imposés par le groupe ont cédé la place à des liens souples et choisis, à une société en réseaux. Il devient donc plus difficile de distinguer les classes sociales entre elles, on pourra parler de « brouillage de classes ». 3 – Mutation et permanence des classes sociales a) – Le processus de moyennisation s’est arrêté 1. Le mouvement d’expansion des classes moyennes semble avoir été stoppé à partir des années 80. La structure sociale prend alors la forme d’un « sablier » selon Alain Lipietz. Ici, la classe moyenne s'est disloquée, une petite partie accède aux classes supérieures mais la majorité est reclassée vers les couches populaires. Economiquement, l’augmentation des inégalités a arrêté le processus de rattrapage des niveaux de vie. Louis Chauvel, dans « Le retour des classes sociales » (2000) a calculé qu’au milieu des années 50, les cadres touchaient en moyenne quatre fois plus que les ouvriers, mais ces derniers pouvaient espérer rattraper le salaire moyen des cadres de 1955 vers 1985, compte tenu du rythme de progression des salaires. Au milieu des années 90, les cadres ne touchaient plus «que» 2,6 fois le salaire moyen des ouvriers, mais il fallait à ces derniers trois siècles pour espérer arriver à ce niveau. Le temps de rattrapage entre catégories sociales a été multiplié par dix, avec le ralentissement de la croissance. De plus, le développement du chômage et des emplois précaires remet en cause l’intégration des jeunes générations, plus diplômées que les anciennes, dans le mode de vie des classes moyennes. Enfin, si on retire les dépenses contraintes, on s’aperçoit que les classes moyennes inférieurs sont plutôt proches des catégories modestes, ce qui rassemble 60% de la population. Socialement, on assiste à un relatif déclassement des classes moyennes salariées. D’une part, « l’inflation des diplômes » a entraîné leur dévalorisation marchande. Le diplôme n’est plus un sésame suffisant pour accéder à la position de cadre et même à une position intermédiaire. D’autre part, le nombre de postes de cadres et de professions intermédiaires a moins progressé. En conséquence, les perspectives d’ascension sociale se sont bloquées et la peur du déclassement s’est accrue. Enfin, les cadres, en se banalisant, ont perdu leur prestige social. Ils se sentent socialement de plus en plus éloignés des « cadres dirigeants ». Devenir professionnel (à l’âge de 35-39 ans) des enfants d’employés et ouvriers qualifiés L’ascenseur social est donc en panne pour les classes moyennes. Pour les générations âgées de 30 à 34 ans, tandis que le niveau de diplôme croît et que les origines sociales s’élèvent, et donc que les candidats potentiels à l’entrée dans les classes moyennes abondent, la moitié des postes au sein des catégories intermédiaires de statut public ont simplement disparu (suppression d’un fonctionnaire sur deux depuis 2007), et leurs équivalents du privé ont connu une croissance trop lente pour absorber l’expansion des candidatures. L’expérience familiale du déclassement et les cas de collègues et de voisins confrontés aux mêmes maux diffusent l’idée que les progrès passés ne seront pas transmis à la génération à venir. Cette dégradation de situation est aussi lue comme un effet des politiques publiques, en particulier comme la conséquence de la structure des transferts sociaux et fiscaux. D’un côté, les prestations permettent une redistribution verticale : les moins aisés voient leurs revenus augmenter avec les prestations familiales, de logement et des minima sociaux. De l’autre, la fiscalité bénéficie proportionnellement davantage aux plus aisés par les dispositifs d’allègements fiscaux. Les effets cumulés de ces transferts socio-fiscaux sont parfois représentés par une courbe en « U ». Cette courbe, discutable, permet de mettre en évidence la situation des ménages «moyens» : à la base du « U », ils bénéficient le moins des prestations et des réductions d’impôts, au contraire des moins lotis et des plus aisés situés sur les branches du « U ». Politiquement, la croyance en un progrès continu est remise en cause. Les classes moyennes ne sont plus porteuses d’un projet politique d’émancipation qui devait rassembler deux français sur trois selon Valery Giscard d’Estaing. 2. En conséquence, le processus de moyennisation s’est arrêté. Le débat relatif au déclin des classes moyennes renvoie à l’inquiétude d’une polarisation des revenus et des conséquences d’une « société en sablier ». Effectivement, dans presque un pays d’Europe sur deux, les classes moyennes sont aujourd’hui moins nombreuses qu’elles ne l’étaient il y a trente ans. Elles ont particulièrement diminué dans des pays de l’Est de l’Europe (Slovaquie, République Tchèque, Pologne) et dans quelques pays du Nord (Finlande, Suède, Allemagne et Belgique), là où elles étaient particulièrement importantes historiquement. Le malaise des classes moyennes tient, pour une partie, à ce que les dépenses « contraintes » — et notamment celles liées au logement — augmentent plus vite que le revenu. Le pouvoir d’achat sur lequel les classes moyennes ont une réelle possibilité d’arbitrage se réduit comme peau de chagrin. De plus, force est de constater qu’en trente ans, le niveau de vie des classes moyennes s’est élevé moins rapidement que pour les autres catégories. Le niveau de vie moyen des hauts revenus a progressé de +1,4 % par an, contre +1,1 % par an pour les classes moyennes et +1,3 % pour les bas revenus. Les classes moyennes se font distancer par les hauts revenus et rattraper par les bas revenus. Ce phénomène n’est pas propre à la France : une étude récente de l’OCDE confirme que, dans la plupart des pays, le fossé qui sépare les catégories aisées du reste de la population est plus profond aujourd’hui qu’il y a trente ans. b) – La croissance des inégalités renforce les oppositions de classe 1. A partir des années 1980, un certain nombre de sociologues (Chauvel, Boltanski, Paugham…) mettent l’accent sur un retour de la polarisation des classes. Ils soulignent les écarts entre les situations sociales provoqués par le jeu des inégalités et le processus de regroupement des groupes sociaux autour de pôles opposés. Plusieurs arguments penchent pour cette thèse : 2. 1er argument : La forte progression des couches moyennes salariées cache une prolétarisation d’une partie des employés et des professions intermédiaires qui subissent la taylorisation et le toyotisme dans leur travail ce qui les rapproche des ouvriers. De nos jours, les ouvriers gagnent plus en moyenne que les employés. De plus, le développement du chômage et des emplois précaires fragilisent les classes moyennes et les rendent plus hétérogènes. Ces processus à l’œuvre tendraient vers une fragmentation entre salariés et indépendants, secteur privé et secteur public, et vers une perte d’homogénéité entre les plus fragiles et les plus stables de cette catégorie. ème 3. 2 argument : Les modes de vie sont loin de s’être homogénéisé. La consommation est encore loin d’être homogène et des différences importantes de consommation subsistent. Par exemple, le coefficient budgétaire de l’alimentation est nettement supérieur chez les ouvriers que chez les cadres : alors que les cadres n’utilisent que 14,2% de leur budget total à l’achat de produits alimentaires, les ouvriers y consacrent 20,2% (ce qui ne signifie évidemment pas que les cadres dépensent moins pour l’alimentation que les ouvriers…). Cependant, le principal écart s’observe au niveau de la consommation des services qui reste discriminante. Si l’on compare le taux de départ des cadres et des ouvriers, on peut constater que la probabilité de départ en vacances des cadres est 1,7 fois plus élevée que celle des ouvriers en 2010. Depuis la fin des années 1990, les écarts pour le taux de départ en vacance se creusent selon les niveaux de vie. Parmi les couches aisées, le taux de départ reste de l’ordre de 80 %. Pour les familles modestes le taux baisse et ne remonte pas ensuite : il a perdu 14 points entre 1998 et 2009, de 46 à 32 %. Les écarts sont encore plus grands pour les départs aux sports d’hiver. 4. 3ème argument : Les inégalités de consommation ne sont pas seulement économiques, elles sont aussi culturelles. Le sociologue Pierre Bourdieu a souligné ces écarts entre les pratiques de consommation des différentes catégories sociales. Dans un ouvrage intitulé « La distinction » (1979), il montre comment les goûts sont déterminés par l’origine sociale des individus. Ceux-ci héritent du système de préférences et de classement social en vigueur dans leur milieu de socialisation : Dans la consommation de masse, l'ouvrier se caractérise par le « choix du nécessaire » selon Pierre Bourdieu. La faiblesse des revenus impose un goût de nécessité. Tout se passe comme si l'effort principal se concentrait sur le maintien en bon fonctionnement du corps, seul capital à préserver, car c’est lui qui permet de gagner sa vie dans les métiers manuels. Pour les «gens de peu» (titre de la monographie de Pierre Sansot), la principale inégalité réside sans doute dans l'impossibilité de faire des choix en matière de consommation. Les loisirs domestiques sont privilégiés aux dépens des sorties. L’accès à Internet des ouvriers est bien inférieur à celui des cadres supérieurs. De même, les pratiques culturelles, liées à la « culture savante », des ouvriers et des employés de commerce sont très limitées (visite de musée, aller au concert…). Enfin, ils sont exclus des filières scolaires les plus prestigieuses. A l’opposé, les classes dominantes ont un mode de consommation caractérisé par le « luxe ». On peut donc considérer qu’une famille qui tire l’essentiel de ses revenus de son patrimoine, qui paye l’Impôt sur la Fortune (ISF), qui possède des résidences secondaires et du patrimoine à l’étranger, et entretien de la domesticité fait partie de la bourgeoisie. Or, les 10% les plus riches ont un patrimoine 80 fois supérieur au 10% les plus pauvres, qui n’ont pratiquement pas de fortune. Depuis les années 1990, les détenteurs de patrimoine ont vu leurs revenus réels augmenter 5 fois plus vite que le pouvoir d’achat moyen des salariés. Un cadre supérieur disposant d’un patrimoine par héritage n’a pas du tout les mêmes chances d’ascension sociale qu’un cadre supérieur ne disposant que de son salaire. La bourgeoisie doit assurer un train de vie élevé (produits de luxe, domesticité, réceptions...). Mais, dans son souci d’imiter la noblesse, elle a su transformer son patrimoine productif ou de rapport, en un patrimoine de jouissance (résidences secondaires, bijoux, œuvres d’art...). Ainsi, les « nouveaux riches » comme Bernard Arnaud ou François Pinault, investissent massivement dans l’achat de châteaux, comprenant d’immenses parcs, d’œuvres d’art, afin de se construire une dynastie. Types(*) de livres lus par catégories sociales (Unité : %) Littérature Romans dont policiers, espionnage Livres sur l'histoire Mangas, Essais politiques, Livres comics, philosophiques, pratiques, bandes religieux dessinées Livres scientifiques, techniques ou professionnels Autres livres Agriculteurs 0 33 13 5 1 Artisans, Commerçants 21 4 20 4 31 16 10 4 12 3 19 Cadres supérieurs 8 37 12 8 6 5 5 16 Professions intermédiaires 5 39 11 7 4 12 4 16 Employés 4 38 12 10 2 12 2 18 Ouvriers 3 33 11 10 2 16 3 20 Ensemble 5 36 12 9 3 11 4 18 Source : Ministère de la Culture - Enquête sur les pratiques culturelles 2008, population de 15 ans et plus Les classes moyennes se caractérisent par l'imitation de la bourgeoisie qui possède la « vision légitime du monde » : 1/3 des cadres vont au théâtre au moins deux fois par an contre 17% pour les professions intermédiaires et 10% pour les employés. Cependant, ces statistiques ne précisent pas le type de pièce de théâtre (du Claudel ou une comédie de boulevard ?). Or, les petits bourgeois privilégient les formes mineures de la production culturelle selon Pierre Bourdieu : le jazz par rapport à l'Opéra. De même, pour Bourdieu, les normes sexuelles prennent la forme d’un devoir (« du devoir au devoir de plaisir ») imposé par les classes supérieures. 5. 4ème argument : Le déclin des classes populaires est contestable. L’ouvrier d’abondance ne s’embourgeoise pas et sa déprolétarisation ne permet pas son intégration dans la classe moyenne ; les ouvriers sont disséminés dans les rouages de la société de services. Un nouveau prolétariat apparaît : le prolétariat de service (évolution du groupe des employés) résultant de l’hétérogénéité croissante du groupe des employés. J.H.Goldorpe et son équipe dans « L’ouvrier de l’abondance » (1968) critiquent la thèse de l’embourgeoisement de la classe ouvrière : au terme d’une enquête portant sur des catégories d’ouvriers qualifiés aux salaires élevés, ils établissent que l’amélioration matérielle de leur niveau de vie n’en fait pas des ressortissants de la middle class : ils n’en partagent ni les normes ni les goûts ni les valeurs, leur existence reste et leurs représentations restent marquées par l’usine et le travail manuel. La « prospérité » est loin de bénéficier de la même façon aux membres des classes populaires : une condition prolétarienne persiste aux périphéries du monde ouvrier, partagée par les personnels de service et les ouvriers agricoles et les « arrivants » dans la classe ouvrière. Le glissement sémantique entre « classe ouvrière » et « classes populaires » traduit la difficulté de nommer un ensemble plus flou dont l’identité ne peut se résumer à celle des ouvriers et dont l’homogénéité est bousculée par les transformations économiques et sociales. Olivier Schwartz souligne que ces classes populaires ont en commun le fait d’être dominées dans l’espace social, une difficulté d’accès à l’autonomie prônée par le reste de la société, et une culture populaire, même partiellement désenclavée de la culture globale. 6. 5ème argument : La conscience de classe n’a pas disparu. Avec la progression des inégalités, la conscience de classe augmente même si le sentiment d’appartenir aux classes moyennes domine. Sentiment d’appartenance à une classe sociale 1966-2010 (En % de la population) 7. 6ème argument : La bourgeoisie reste une classe mobilisée. C’est un groupe social minoritaire qui se trouve au sommet de la hiérarchie sociale en termes de patrimoine (classe possédante), de pouvoir (classe dominante) et de relations sociales (la sociabilité bourgeoise). La propriété d’un capital économique est essentielle (actifs professionnels, terres, actifs immobiliers, valeurs mobilières, œuvres d’art...Il permet à cette classe de tirer l’essentiel de ses revenus du patrimoine même si les salaires des cadres dirigeants sont très élevés. Cependant, ce capital à lui seul est insuffisant pour rendre compte de l’identité bourgeoise. Les inégalités de revenus et de patrimoine ont recommencé à augmenter à partir des années 1980. Part des 10% les plus riches aux Etats-Unis (en % du revenu total) Ce sont les revenus des 1% les plus riches qui ont augmenté le plus durant ces deux décennies. Cette progression a été plus forte dans les pays anglo-saxons (les Etats-Unis ont retrouvé un niveau d’inégalité supérieur à celui du début du XXe siècle pour les 10% les plus riches qui s'accaparent 50% du revenu total) qu’en France, en Allemagne ou au Japon. Ce ne sont pas les bas revenus qui ont décroché. Ce sont les hauts revenus, et en particulier les très hauts salaires qui ont explosé. Les « working rich » ont remplacé les rentiers du premier XXème siècle. Les classes dominantes ont un mode de consommation caractérisé par le « luxe ». On peut donc considérer qu’une famille qui tire l’essentiel de ses revenus de son patrimoine, qui paye l’Impôt sur la Fortune (ISF), qui possède des résidences secondaires et du patrimoine à l’étranger, et entretien de la domesticité fait partie de la bourgeoisie. Or, les 10% les plus riches ont un patrimoine 80 fois supérieur au 10% les plus pauvres, qui n’ont pratiquement pas de fortune. Depuis les années 1990, les détenteurs de patrimoine ont vu leurs revenus réels augmenter 5 fois plus vite que le pouvoir d’achat moyen des salariés. Un cadre supérieur disposant d’un patrimoine par héritage n’a pas du tout les mêmes chances d’ascension sociale qu’un cadre supérieur ne disposant que de son salaire. La bourgeoisie doit assurer un train de vie élevé (produits de luxe, domesticité, réceptions...). Mais, dans son souci d’imiter la noblesse, elle a su transformer son patrimoine productif ou de rapport, en un patrimoine de jouissance (résidences secondaires, bijoux, œuvres d’art...). Ainsi, les « nouveaux riches » comme Bernard Arnaud ou François Pinault, investissent massivement dans l’achat de châteaux, comprenant d’immenses parcs, d’œuvres d’art, afin de se construire une dynastie. Le duc de Brissac entouré de jeunes membres du Jockey Club. Crédits photo : Le Figaro Magazine Un réseau de relations sociales étendu (familial, amical, professionnel, politique) : la bourgeoisie pratique à la fois la ségrégation (vis-à-vis des autres groupes sociaux) et l’entre-soi. Ceci se traduit par une « sociabilité mondaine » dans des espaces réservés (quartiers bourgeois, clubs élitistes fermés, pratique des rallyes pour s’assurer de mariages endogames) et par une forte conscience de classe. La bourgeoisie est une classe mobilisée pour défendre ses intérêts comme le montrent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans « Sociologie de la Bourgeoisie » (2000). Un rapport privilégié à la culture : la bourgeoisie collectionne les titres scolaires les plus prestigieux en fréquentant les établissements réservés aux élites et fréquente assidument le marché de l’art pour constituer des collections privées dans des « maisons musées ». En conséquence, la bourgeoisie dispose d’un « capital symbolique » important. Un nom, un diplôme rare, un patrimoine considérable, des connaissances étendues, l’amitié avec une vedette…sont autant de signes d’une valorisation symbolique qui impose une certaine reconnaissance sociale et une estime de soi. Un rapport privilégié au pouvoir : outre le pouvoir économique de diriger un ensemble de salariés et de domestiques, la bourgeoisie a des relations privilégiées avec les hommes politiques et les hauts fonctionnaires. En conséquence, il existe une forte hérédité des positions dans cette classe sociale. Il existe des dynasties bourgeoises qui ont su intégrer par alliances les restes de la noblesse, les nouveaux entrepreneurs et les cadres dirigeants issus, en France, de la fonction publique (la « noblesse d’Etat »). La bourgeoisie est une classe qui sait s’adapter au changement social en adoptant des stratégies économiques (fusions, reconversions…) et sociales (mariage endogamique, investissement scolaire…) qui perpétuent sa domination comme le montre un certain nombre d'indices : Le retour du poids de l'héritage dans la reproduction du patrimoine : le flux annuel d'héritage était élevé dans la France du XIXe siècle: il représentait entre un cinquième et un quart du revenu national. Mais, dans les années 1920-1930, ce flux était tombé à 10%, puis à moins de 5% dans les années 1950. La méritocratie aurait-elle triomphé des forces de l'hérédité et de la naissance? Pas pour longtemps: les décennies qui suivent marquent un progressif, mais net retournement de tendance. A partir des années 1970, le flux annuel d'héritage repart à la hausse pour tendre vers les 15% au seuil des années 2010. En somme, dans la France d'aujourd'hui, l'héritage pèse presque aussi lourd que dans celle des années 1920. Et cette remontée devrait se poursuivre encore dans les années à venir, prédit Thomas Piketty. De sorte que nous pourrions nous trouver en 2020 dans la situation qui était celle du début du XXe siècle. Une évolution qui ressemble fort à un grand bond en arrière. Le maintien du capitalisme familial : une dizaine de groupes du CAC 40 ont pour actionnaire de référence la famille de leur fondateur. Spécificité bien française, certains d'entre eux ont même pour PDG un de ses descendants. L'emprise familiale apparaît encore plus forte si l'on considère l'ensemble des groupes français côtés en Bourse: à la fin des années 1990, 70% d'entre eux avaient leur capital contrôlé par une famille, selon les calculs des économistes David Sraer et David Thesmar. Une telle proportion n'a guère d'équivalent ailleurs. 55% des groupes français étaient même dirigés par leur fondateur ou l'un de ses descendants. Alors que la règle dans les groupes familiaux étrangers est plutôt d'avoir recours à un manager professionnel extérieur au cercle familial. A l'échelle de l'économie tout entière, ce seraient 83% des entreprises de l'Hexagone qui auraient un caractère familial, pesant pour environ la moitié du produit national brut (PNB) et de l'emploi du pays. Ce qui a pu faire dire que le capitalisme français était l'un des plus familiaux d'Europe.