cadres (3), ainsi que ceux d'Alain Desrosières et Laurent Thévenot sur les catégories socioprofessionnelles
(CSP) (4).
La France s'est-elle « moyennisée » ?
L'hypothèse d'une « fin des classes » apparaît en même temps que se développe la société de consomma-
tion et, en son sein, une importante classe moyenne. Dès 1959, aux Etats-Unis, Robert Nisbet relève plu-
sieurs phénomènes qui appuient cette hypothèse :
- Au plan politique, diffusion du pouvoir dans l'ensemble de la société et autonomisation des comporte-
ments vis-à-vis du groupe social d'appartenance.
- Au plan économique, développement du secteur des services dont les emplois n'entrent pas dans le
schéma de classe habituel.
- Au plan social, une certaine harmonisation de la consommation et des niveaux de vie brouille les clivages
habituels, vouant la lutte des classes au déclin (5).
En France, Henri Mendras a soutenu, dans les années 80, la thèse de « l'émiettement des classes » (6).
Selon lui, entre 1965 et 1984, la société paysanne traditionnelle a disparu en s'ouvrant au confort et à la
technique moderne. Les ouvriers, qui représentent une part décroissante de la population active, ont ac-
cédé eux aussi au confort bourgeois. Leur activité professionnelle elle-même a évolué vers des tâches qui
ne demandent plus d'effort physique important. Dès lors, « s'il n'y a plus de prolétaires, il ne peut plus y
avoir de bourgeois ». D'autres facteurs viennent brouiller les schémas ordinaires : travail des femmes,
multiplication de nouveaux métiers, diversification des situations familiales. H. Mendras envisage ainsi la
société française bâtie autour d'une vaste « constellation centrale », qui engloberait l'ensemble de la popu-
lation à l'exception d'une « élite » d'un côté, des pauvres et des immigrés de l'autre. Au sein de cette vaste
classe moyenne, les frontières entre les différents groupes sont poreuses, et une culture commune appa-
raît. Par exemple, le barbecue et son rituel campagnard ne sont plus une pratique discriminante : elle s'est
diffusée dans tous les milieux, de l'ouvrier au cadre supérieur. Seules les modalités de la pratique varient.
Plus généralement, les vingt dernières années ont vu diminuer, dans la population, le sentiment d'appar-
tenance à une classe donnée. Parallèlement au déclin du marxisme scientifique et politique, d'autres
grilles de lectures et d'autres découpages de la société ont surgi, basés sur des critères « ethniques » (cli-
vage Français/immigrés, « beurs »), culturels (homosexualité, religion) ou sociaux (« chômeurs », « exclus
», « bobos ») qui ont contribué à délégitimer l'approche en termes de classes.
Peut-on encore parler de classes sociales ?
Certains auteurs s'efforcent aujourd'hui de réhabiliter les classes sociales. Louis Chauvel, dans un article
synthétique (7), montre que les tenants de la « fin des classes » s'appuient sur l'exceptionnelle conjonc-
ture économique des trente glorieuses, qui fut effectivement une période de forte réduction des inégalités
salariales, avec une croissance annuelle du pouvoir d'achat ouvrier supérieur à 3 %. Mais, selon lui, cette
dynamique a été stoppée dès 1975 et, depuis, les écarts stagnent : un cadre gagne aujourd'hui en moyenne
2,5 fois le salaire d'un ouvrier, contre 3,9 fois en 1955, mais le pouvoir d'achat ouvrier ne progresse plus
que de 0,6 % l'an... D'autre part, la stagnation des salaires masque les très fortes inégalités de patrimoine,
qui tendent à devenir déterminantes. Les écarts dans le domaine vont de 1 à 70, et 20 % de la population
n'en possède aucun.
Les styles de consommation continuent d'être très différenciés : alors que les ouvriers se contentent glo-
balement de couvrir les besoins de base, les cadres peuvent acheter le travail des autres sous forme de
services (garde à domicile, par exemple). Leurs vacances sont plus fréquentes et plus longues. L'accès aux
écoles les plus sélectives est devenu encore plus difficile pour les enfants des catégories populaires : ils
représentent 16,2 % des effectifs à la fin des années 90, contre 26,9 % au début des années 80. L'homo-
gamie (fait de se marier au sein du même groupe social), elle non plus, ne faiblit pas.
Chauvel montre aussi que l'identité de classe, certes fragilisée, se maintient. S'il a diminué en trente ans, le
sentiment d'appartenance à une classe, mesuré par les sondages, s'est toujours maintenu à un haut ni-
veau, et remonte depuis la fin des années 80. Dans le domaine politique, le « non-vote », ajouté au vote
PCF et FN, distingue nettement un vote populaire, « critique, voire radical », d'un vote bourgeois porté
vers le Parti socialiste, les centristes ou la droite libérale.
Enfin, paradoxalement, la focalisation sur le « peuple » empêche de voir que, à l'autre bout de l'échelle
sociale, un groupe possède tous les attributs d'une classe sociale au sens marxiste : la bourgeoisie. Cons-
ciente de ses intérêts et de ses limites, elle cultive, via des lieux réservés (clubs privés, rallyes), un « entre
soi » qui met les importuns à l'écart. Rapprochant des personnes exerçant les plus hautes responsabilités
du privé et du public, les liens de sociabilité ainsi tissés sont inséparablement des solidarités écono-
miques. Elle se présente ainsi comme la seule classe mobilisée, capable de maîtriser son destin (8). Marx
n'est donc peut-être pas tout à fait mort...