Le problème de l`empathie selon Edith Stein

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Institut Catholique de Toulouse
Multi-session – 10 et 11 janvier 2013
Le problème de l’empathie selon Edith Stein
Fr. Christof Betschart o.c.d.
Introduction générale
1. Introduction biographique et thématique à Edith Stein
1.1 Petit aperçu de la vie et de l’œuvre steinienne
1.1.1 Vie et philosophie
1.1.2 Note bibliographique par rapport à la vie d’Edith Stein
1.1.3 Aperçu biographique
1.2 La thèse sur l’empathie : sa rédaction et son influence sur l’œuvre
1.2.1 La thèse sur l’empathie
1.2.2 L’empathie dans l’œuvre d’Edith Stein
2. Qu’est-ce que l’empathie ?
2.1 Entrée en matière terminologique
2.2 L’empathie dans les neurosciences
2.3 L’empathie dans la psychologie
2.3.1 La psychologie pour Edith Stein
2.3.2 Les limites d’une approche psychologique de l’empathie
2.4 Introduction aux concepts clés de la phénoménologie husserlienne
3. Qu’est-ce que l’empathie selon Edith Stein ?
3.1 L’acte d’empathie : originarité et non-originarité
3.2 Pourquoi c’est difficile ?
3.3 L’empathie et le sentir spirituel
3.4 Les différents degrés de l’empathie
3.5 La comparaison avec d’autres actes
4. L’empathie dans la constitution de la personne humaine
4.1 Quels sont les éléments constitutifs d’une personne humaine
4.2 Comment situer la question de l’empathie dans l’anthropologie d’Edith Stein ?
5. Questions annexes
5.1 Qu’en est-il de l’empathie par rapport à des animaux voire des plantes ?
5.2 Les illusions dans l’empathie
5.3 Quelle est l’importance de l’empathie pour la vie spirituelle ?
Purification intérieure et croissance de l’empathie
De l’empathie à la charité
5.4 Dieu nous connaît-il par empathie ? Est-il possible de connaître Dieu par empathie ?
5.5 Quel est le rôle de l’empathie dans l’accompagnement spirituel ?
1
Argument de la session
La session a pour but de faire connaissance avec la philosophie et la théologie d’Edith Stein
(1891-1942) par le biais d’une question fondamentale de son anthropologie, à savoir celle de
l’empathie ou de l’intersubjectivité. La référence textuelle de la session sera sa thèse de doctorat
sur le problème de l’empathie (Einfühlung). Edith Stein a soutenu cette thèse en 1916, elle a été
imprimée partiellement en 1917 et elle a été publiée dans l’édition critique allemande en 2008 et
devrait paraître fin 2012 en traduction française (cf. bibliographie). Nous essaierons de
comprendre ce qu’est un acte d’empathie à partir d’un exemple tout simple que propose Edith
Stein : « Un ami vient vers moi et me raconte qu’il a perdu son frère et j’aperçois [gewahre] sa
douleur. Qu’est-ce donc que cet apercevoir ? » (PE 4) Comment arrivons-nous à partir de signes
extérieurs (par exemple des mots) à nous rendre compte spontanément d’un état intérieur de la
personne (par exemple la douleur) ? Pour répondre à cette question, il nous faudra montrer
comment Edith Stein réussit à éviter deux écueils : d’un côté une empathie qui serait fusion entre
deux personnes (je me confonds avec mon ami dans sa douleur) et de l’autre côté une empathie
qui ne serait que renvoi à ma propre expérience sans atteindre l’expérience d’une autre personne
(je fais le lien avec ma propre expérience de la perte d’un proche). Qu’elle est donc l’empathie qui
permet à la fois de rejoindre l’expérience de l’autre et de garantir son altérité ?
A partir de ce questionnement, il sera possible d’aborder une question phénoménologique
fondamentale, celle de la constitution de la personne humaine, qu’Edith Stein aborde dans les
deux dernières parties de sa thèse. Comment se constituent les personnes humaines à travers les
actes d’empathie avec une vie intérieure, un caractère, des facultés, voire un ‘noyau de la
personne’ absolument unique ? La question de la constitution de la personne humaine permettra
de faire le lien avec toute l’œuvre postérieure d’Edith Stein et de donner un petit aperçu des
thèmes principaux de son anthropologie. Seront thématisées en outre quelques questions
abordées seulement en marge par Edith Stein : Est-il possible de connaître Dieu par empathie ?
Qu’en est-il de l’empathie par rapport à des animaux ? Y a-t-il des illusions dans l’empathie et si
oui, comment les prévenir ? Quel est le rôle de l’empathie dans l’accompagnement spirituel ?
2
Aperçu bio-bibliographique
Chronologie de la vie d’Edith Stein
1891
1893
1897
1906
1907
1907-11
1911
1911-13
1913-15
1915
1915
1916
1916-18
1917
1918-23
1921
1922
1923-31
1926-33
1928-33
1931
12 octobre (Yom Kippour): naissance d'Edith Stein à Breslau (actuelle Wroclaw) dans
une famille de commerçants juifs.
Mort de son père Siegfried.
Jardin d’enfants. Ecole primaire. Collège des filles.
Arrêt des études et séjour à Hambourg dans le foyer de sa sœur Else Gordon.
Perte de sa « foi d’enfant ».
Avril : Examen d’entrée dans le secondaire scientifique.
Etudes secondaires au lycée Viktoria de Breslau.
Mars : Baccalauréat
Etude de la philologie allemande, de l'histoire, de la psychologie et de la philosophie à
l'université de Breslau.
Etude de la phénoménologie auprès d'Edmund Husserl à l’université Göttingen.
Janvier : Examen d’Etat.
Avril/août : Service comme infirmière de la Croix-Rouge à Weißkirchen en Moravie.
Octobre : Examen de grec pour pouvoir commencer sa thèse à Göttingen.
Enseignante vacataire en latin et histoire au lycée Viktoria.
Poursuite de sa thèse à Göttingen, influence de Max Scheler.
3 août : Doctorat en philosophie à Fribourg-en-Brisgau summa cum laude.
Assistante d'Edmund Husserl à Fribourg-en-Brisgau.
Découverte, lors d'une visite à la jeune veuve d'Adolf Reinach, de la force que donne
la Croix du Christ à ceux qui la portent.
Séjour à Breslau. Travail philosophique personnel et enseignement à titre privé.
Juin: lecture de la Vie de sainte Thérèse de Jésus.
1er janvier (fête de la Circoncision de Jésus): baptême à Bergzabern sous le nom de
Thérèse-Hedwig (sa marraine Hedwig Conrad-Martius est protestante).
2 février (fête de la Présentation de Jésus au Temple): confirmation à Spire.
Professeur de littérature au lycée et à l'école de formation d'enseignantes des
dominicaines de Spire.
Traduction des Lettres du cardinal Newman et du De veritate de saint Thomas (sous
l'impulsion du P. Erich Przywara, s.j.)
Tournées de conférences en Allemagne et à l'étranger, tout spécialement sur les
questions de la femme et de l'éducation. - Vie d'Elisabeth de Hongrie.
Fréquentation de l'abbaye de Beuron; Dom Raphaël Walzer est son directeur spirituel.
Elle quitte Spire et cherche à obtenir son habilitation à l’université de Fribourg-enBrisgau.
3
1932-33
1933-35
1933
1934
1935
1936
1938
1938
1939
1939-42
1940
1941
1942
1987
1998
1999
Professeur à l'Institut de pédagogie religieuse de Münster. Participation aux
rencontres de Juvisy sur la phénoménologie. Fin de sa carrière publique avec l'arrivée
d'Adolf Hitler au pouvoir et sa législation antisémite.
Rédaction de la première partie de Vie d’une famille juive.
14 octobre: entrée au carmel de Cologne (veille de la fête de Ste Thérèse d’Avila).
15 avril: prise d'habit sous le nom de sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix.
21 avril: profession temporaire.
Travail à « Être fini et être éternel ».
14 septembre: décès de sa mère Augusta.
24 décembre: baptême de sa sœur Rosa.
21 avril: vœux perpétuels.
9 novembre: Kristallnacht (Nuit de cristal).
18 décembre: « Comment je suis venue au carmel de Cologne », première partie
inachevée d’une chronique du carmel de Cologne.
31 décembre: départ pour le carmel d'Echt aux Pays-Bas.
7 janvier: reprise de la rédaction de la « Vie d’une famille juive », bientôt interrompue.
Elle compose une synthèse sur saint Jean de la Croix, La science de la Croix; elle rédige
les exhortations pour le renouvellement des vœux de ses sœurs, des dialogues
spirituels et des poèmes...
20 janvier: Conférence de Wannsee; les nazis décident la « solution finale » pour régler
la « question juive ».
Mai: les nazis envahissent les Pays-Bas.
1er juillet: Rosa Stein rejoint sa sœur à Echt.
Etude sur la connaissance de Dieu chez le Pseudo-Denys.
Printemps: convocation par la Gestapo à Maastricht.
24 avril: obligation de porter l’étoile jaune pour les juifs des Pays-Bas. Retraite de la
nationalité allemande à tous les juifs allemands.
26 juillet: protestation des évêques contre la persécution des juifs.
28 juillet: déportation de divers membres de sa famille.
2 août: arrestation d'Edith et de sa sœur Rosa par la Gestapo.
5 août: arrivée au camp de transit de Westerbork.
7 août: départ du convoi vers l'Est en passant par Breslau.
9 août arrivée du convoi à Birkenau-II (Auschwitz).
1er mai: béatification.
11 octobre: canonisation.
1er octobre: co-patronne de l’Europe.
4
Bibliographie
Source
STEIN Edith, Zum Problem der Einfühlung, introd. par Maria Antonia Sondermann, Edith Stein
Gesamtausgabe 5, Fribourg en Brisgau/Bâle/Vienne, Herder 2008.
STEIN Edith, Le problème de l’empathie, trad. par Michel Dupuis et Jean-François Lavigne,
Paris/Toulouse/Genève, Cerf/Carmel/Ad Solem 2012.
Biographie
STEIN Edith, Vie d’une famille juive, trad. de Cécile et Jacqueline Rastoin, Genève/Paris/Toulouse,
Ad Solem/Cerf/Carmel 2008.
–, Correspondance I (1917-1933), trad. de Cécile Rastoin, Genève/Paris/Toulouse, Ad
Solem/Cerf/Carmel 2009.
–, Correspondance II (1933-1942), trad. de Cécile Rastoin, Paris/Toulouse/Genève,
Cerf/Carmel/Ad Solem 2012.
RASTOIN Cécile, Edith Stein (1891-1942). Enquête sur la Source, Paris, Cerf 2007.
GOLAY Didier-Marie, Devant Dieu pour tous. Vie et message de Edith Stein, Paris, Cerf 2009.
Littérature sur le problème de l’empathie en plusieurs langues
DE GENNES Marie-Jean, « Une question controversée : l’empathie chez Edith Stein », dans : Une
Femme pour l’Europe: Edith Stein (1891-1942), Actes du Colloque international de Toulouse
(4-5 mars 2005), Cahiers d’études steiniennes 2, Paris/Toulouse/Genève,
Cerf/Carmel/Ad Solem 2009, pp. 107-129.
GHIGI Nicoletta, « L’apriori del sentire. L’empatia o sentire l’altro », dans : L’orizzonte del sentir in
Edith Stein, Milan, Mimesis 2011, pp. 55-69.
GURMIN Haydn J., « Edith Stein and Tania Singer : A Comparison of Phenomenological and
Neurological Approaches to the ‘Problem of Empathy’ », Maynooth Philosophical Papers 4 (2007)
99-122.
HAYA Fernando, « Sobre el problema de la empatía », dans : Urbano FERRER (éd.), Para comprender
a Edith Stein. Claves biográficas, filosóficas y espirituales, Madrid, Palabra, 2008, pp. 185-213.
HEDWIG Klaus, « Über den Begriff der Einfühlung in der Dissertationsschrift Edith Steins »,
dans : Leo Elders (éd.), Edith Stein. Leben, Philosophie, Vollendung, Abhandlungen des
internationalen Edith-Stein-Symposiums Rolduc, 2-4 novembre 1990, Würzburg,
Naumann 1991, pp. 239-251.
KÖRNER Reinhard, « Einfühlung nach Edith Stein. Phänomenologie und Christsein heute »,
Edith Stein Jahrbuch 5 (1999) 325-338.
MACINTYRE Alasdair, « Stein on Our Knowledge of Other Minds », dans : Edith Stein. A
Philosophical Prologue 1913-1922, Plymouth, Rowman & Littlefield Publishers 2006,
pp. 75-87.
5
RIEß Wolfgang, « Transzendentale Intersubjektivität », dans : Der Weg vom Ich zum Anderen. Die
philosophische Begründung einer Theorie von Individuum, Gemeinschaft und Staat bei Edith
Stein, Dresden, Thelem 2010, pp. 149-169.
SAWICKI Marianne, « Edith Stein’s Hermeneutic Theory », dans : Body, Text, and Science. The
Literacy of Investigative Practices and the Phenomenology of Edith Stein,
Dordrecht/Boston/London, Kluwer Academic Publishers 1997, pp. 90-143.
SONDERMANN Maria Antonia, « Einführung », dans : Edith Stein, Zum Problem der Einfühlung,
Edith Stein Gesamtausgabe 5, Freiburg/Bâle/Vienne, Herder 2008, pp. XI-XXVI.
Sources d’Edith Stein (parmi bien d’autres)
HUSSERL Edmund, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Tübingen,
Niemeyer 2002 (11913).
SCHELER Max, « Wesen und Formen der Sympathie », dans : Gesammelte Werke 7, Berne,
Francke 1973, pp. 7-258. (11913 avec le titre Phänomenologie und Theorie der Sympathiegefühle).
Empathie et neurosciences
DE VIGNEMONT Frederique, SINGER Tania, « The empathic brain: how, when and why ? », Trends
in Cognitive Sciences 10 (10/2006) 435-441.
JEANNEROD Marc, « Le cerveau social », dans : Le cerveau intime, Paris, Odile Jacob 2005,
pp. 153-172.
SINGER Tania, « The past, present and future of social neuroscience : A European perspective »,
NeuroImage 61 (2012) 437-449.
SINGER Tania, « The neuronal basis and ontogeny of empathy and mind reading: Review of
literature and implications for future research », Neuroscience and Biobehavioral Reviews 30 (2006)
855-863.
6
Extraits de textes
[1] « [J]’ai durant ces dernières années bien davantage vécu que philosophé. Mes travaux ne sont
que des précipités [Niederschläge ; reflets] de ce qui m’a occupée dans la vie, car je suis ainsi faite
qu’il me faut réfléchir » (STEIN Edith, Correspondance I, p. 264 (lettre du 15 octobre 1921 à Roman
Ingarden) ; BRI 143, lettre 78).
[2] « Je compris en un mot, ce que c’est pour une âme que de marcher dans la vérité, en présence
de la Vérité même. En même temps le Seigneur daignait me faire comprendre qu’il est lui-même
cette Vérité » (THERESE D’AVILA, Vida 40,3 ; marcher dans la vérité : cf. 2 Jn 4 ; cf. 3 Jn 3).
[3] « La question était maintenant de savoir sur quel sujet je voulais travailler. Cela ne me mettait
pas dans l’embarras. Pendant son cours magistral sur ‘Nature et esprit’, Husserl avait dit qu’un
monde extérieur objectif ne pouvait être appréhendé qu’intersubjectivement, c’est-à-dire par une
pluralité d’individus connaissants, communiquant les uns avec les autres. Une expérience des
autres individus était donc préalablement requis. Husserl appelait cette expérience Einfühlung en
lien avec les travaux de Theodor Lipps, mais il n’explicitait pas en quoi elle consistait. C’était
donc une lacune à combler : je voulais explorer ce qu’était l’Einfühlung. Cela ne déplut pas au
maître. Toutefois, à l’instant même j’eus encore une pilule amère à avaler : il exigeait que je mène
mon travail en confrontation directe avec Theodor Lipps. » (Vie d’une famille juive 351 ; original
allemand 218s.)1
[4] « Quand j’avais parcouru à Weißkirchen l’épaisse liasse de résumés et de brouillons [par
rapport à sa thèse], j’avais été sans cesse reprise par l’inquiétude. Et le terrible hiver 1913-1914
n’était pas encore oublié. J’écartai maintenant résolument tout ce que j’avais pris dans des livres,
et recommençai tout depuis le début : une étude objective du problème de l’Einfühlung selon la
méthode phénoménologique. » (VFJ 487 ; ALF 310s.)
[5] « Dans la première partie, j’avais examiné, en m’appuyant sur quelques indications tirées des
cours de Husserl, l’acte d’Einfühlung comme un acte particulier de connaissance. J’avais abordé, à
partir de là, un sujet qui personnellement me tenait particulièrement à cœur et sur lequel je n’ai
pas cessé de me pencher dans tous mes travaux ultérieurs : la constitution de la personne
humaine. » (VFJ 511 ; ALF 328)
1
STEIN Edith, Vie d’une famille juive, trad. et annexes de Cécile et Jacqueline Rastoin, introd. et annotations de
Didier-Marie Golay, préface de Mgr Olivier de Berranger, Genève/Paris/Toulouse, Ad Solem/Cerf/Carmel, 2008 ;
sigle : VFJ ; éd. allemande : Aus dem Leben einer jüdischen Familie, Fribourg en Brisgau/Bâle/Vienne, Herder 2002 ;
sigle : ALF.
7
[6] « Empathie n. f., attesté au XXe s., est composé, d’après sympathie, de em- (en-) ‘dedans’ et pathie, du grec pathos ‘ce qu’on éprouve’ […]. Cette formation semble s’être effectuée en anglais,
où empathy est attesté dès 1904, pour traduire l’allemand Einfühlung, mot employé par T. Lipps,
créateur du concept en psychologie (1903). C’est un terme didactique de philosophie et de
psychologie, qui désigne la capacité de s’identifier à autrui, de ressentir ce qu’il ressent. » (REY
Alain (éd.), Dictionnaire historique de la langue française, t. 1, Paris : Le Robert 2000, p. 1222)
[7] « Il y a empathie si premièrement quelqu’un est dans un état affectif ; si deuxièmement cet état est
isomorphe [de même forme, de même type] avec l’état affectif d’une autre personne ; si
troisièmement cet état est obtenu par l’observation ou l’imagination de l’état affectif d’une autre
personne ; si quatrièmement on sait que l’autre personne est la source de son propre état affectif. »2
[8] « Mais je m’étais trompée sur ce point. Il avait accueilli nos critiques sur ses méthodes d’une
manière toujours amicale et sans susceptibilité. Mais il tenait à ses idées d’une manière si rigide
que rien ne pouvait l’en faire démordre […]. Il me reçut avec sa bienveillance habituelle, il
accueillit aussi favorablement ma demande [de faire un travail de doctorat], bien que je fusse
encore vraiment très jeune ; mais je ne pouvais sérieusement envisager d’accepter ce qu’il me
proposa : je devais travailler sur l’évolution de la pensée chez l’enfant – dans le prolongement de
l’exposé que j’avais fait cet hiver –, et cela avec des expériences-questionnements » (VFJ 286 ;
ALF 173).
[9] « Si l’on prend au sérieux son discours [de Scheler] sur le flux de vécu indifférent, on ne voit
pas comment on en viendra à une différenciation à l’intérieur de celui-ci. Ce flux de vécu est luimême une représentation absolument impossible, car qu’on le veuille ou non, tout vécu est
essentiellement vécu d’un moi et phénoménalement aussi vraiment inséparable de lui. C’est
seulement parce que Scheler ne connaît pas de moi pur et que par ‘Moi’ [32], il comprend
toujours ‘individu psychique’, qu’il peut parler d’un vivre qui est là avant la constitution des
moi(s). » (PE 31s.3)
« There is empathy if : (i) one is in an affective state ; (ii) this state is isomorphic to another person’s
affective state ; (iii) this state is elicited by the observation or imagination of another person’s affective state ; (iv) one
knows that the other person is the source of one’s own affective state. » (DE VIGNEMONT Frederique, SINGER
Tania, « The empathic brain : how, when and why ? », Trends in Cognitive Sciences 10 (10/2006) 435-441, ici 435)
3
STEIN Edith, Le problème de l’empathie, trad. par Michel Dupuis et Jean-François Lavigne,
Paris/Toulouse/Genève : Cerf/Carmel/Ad Solem 2012 ; sigle : PE ; éd. allemande : STEIN Edith, Zum Problem der
Einfühlung, introd. par Maria Antonia Sondermann, Edith Stein Gesamtausgabe 5, Fribourg en Brisgau/Bâle/Vienne,
Herder 2008. Le numéro qui suit le sigle indique la page de l’édition originale de 1917.
2
8
[10] « Je ne suis pas un avec l’acrobate, mais je suis seulement ‘auprès de’ lui, je n’exécute pas son
mouvement effectivement, mais uniquement ‘quasi’ ; c’est dire non seulement que je n’exécute
pas les mouvements extérieurement, ce que certes Lipps souligne également, mais de plus, ce qui
correspond ‘intérieurement’ aux mouvements du corps vivant – le vécu du ‘je bouge’ – n’est pas
chez moi un vécu originaire mais un vécu non-originaire. » (PE 17)
[11] « [C]omment se fait-il que je peux saisir chez un autre quelque chose qu’originellement
[ursprünglich] je saisis seulement en moi ? Cette question contient déjà un état de fait [Tatbestand] de
l’expérience de la conscience étrangère, et sa justification devrait d’abord être référée à une
description de ce fait, comme nous l’avons tentée. » (PE 21)
[12] « [L]’image optique du geste étranger reproduit l’image optique du geste propre, celle-ci
reproduit l’image kinesthésique, et cette dernière à nouveau le sentiment auquel elle était liée
auparavant. Le fait que ce sentiment est vécu non en tant que propre mais en tant qu’étranger
tient aux choses suivantes :
1) il se tient devant nous en tant qu’objet,
2) il n’est pas motivé par des vécus propres passés, et
3) il ne trouve pas son expression dans un geste. » (PE 25s.)
[13] « Je vois quelqu’un taper le sol avec les pieds, il me vient à l’idée comment moi-même j’ai
déjà tapé des pieds, et en même temps se présente à moi la fureur qui m’avait alors rempli, et je
me dis : l’autre est maintenant dans la même fureur. À ce moment, je n’ai pas la fureur de l’autre
donnée elle-même, mais je reconstitue [erschließe, ce mot implique : tirer une conclusion] son
existence et je cherche à m’approcher d’elle grâce à un représentant intuitif – ma propre fureur.
Par contre, l’empathie, en tant qu’acte d’expérience, pose l’être immédiatement, et elle atteint son
objet directement – sans représentant. » (PE 26)
[14] « Toutes ces donations du vivre étranger renvoient à une espèce fondamentale d’actes, dans
lesquels on saisit le vivre étranger et que nous voulons maintenant définir – en faisant abstraction
de toutes les traditions historiques attachées à ce mot – comme l’empathie. Notre première tâche
doit être de saisir et de décrire ces actes dans leur plus grande généralité eidétique. » (PE 4)
[15] « Un ami vient vers moi et me raconte qu’il a perdu son frère et j’aperçois [gewahre] sa
douleur. Quelle sorte d’apercevoir est-ce là ? » (PE 4)
9
[16] « Dans tous les cas considérés de présentification de vécus, nous avons donc ainsi trois
degrés – ou mieux : trois modalités – d’accomplissement, sachant que dans un cas concret on ne
passe pas toujours par tous les degrés, mais qu’on se contente souvent de l’un des degrés
inférieurs :
1. le surgissement du vécu,
2. l’explicitation [Explikation] remplissante,
3. l’objectivation [Vergegenständlichung] rassemblante du vécu explicité. » (PE 10)
[17] « [L]e sujet du vécu saisi par empathie – et c’est une nouveauté fondamentale par rapport au
souvenir, à l’attente et à l’imagination de vécus propres – n’est pas le même que celui qui
accomplit l’empathie : c’est un autre ; les deux sujets sont séparés ; ils ne sont pas comme tout à
l’heure reliés par une conscience de mêmeté [Selbigkeit], par une continuité de vécu. » (PE 10)
[18] Analyse textuelle de : PE 128s.
10
[19] « Dans le cas de l’empathie exercée sur la main étrangère, la possibilité existe d’un
remplissement sinon ‘adéquat’, du moins très poussé : ce que je sens de manière non originaire
peut coïncider trait pour trait avec le ressentir originaire de l’autre. Si, comparativement, je
considère la patte d’un chien, je n’ai pas ici non plus une simple chose physique, mais un membre
sentant d’un corps vivant, et ici aussi une certaine transposition [Hineinversetzen] est possible, par
exemple l’enesthésie [Einempfinden] d’une douleur si l’animal est blessé, mais d’autres choses –
certaines attitudes et certains mouvements par exemple – ne nous sont donnés que comme des
représentations vides, sans la possibilité d’un remplissement. Et plus nous nous éloignons du type
‘homme’, plus le nombre de possibilités de remplissement se réduit. » (PE 66)
11
[20] « C’est ainsi que nous ‘voyons’, rien qu’à la démarche et au maintien, à chaque mouvement
d’un homme, sa ‘manière de se sentir’, sa tonicité, sa lassitude, et ainsi de suite, et nous amenons
au remplissement ce vivre étranger co-intentionné [mitintendierte] en le co-effectuant dans
l’empathie. Or, nous voyons cette vigueur et cette lassitude non seulement chez les hommes et
les animaux, mais aussi chez les plantes. Et ici aussi nous avons la possibilité d’un remplissement
empathique. » (PE 77)
[21] « La concordance de l’empathie dans l’unité d’un sens rend possible aussi la compréhension
de phénomènes d’expression qui me sont inconnus à partir de mon vécu propre et dont je ne
peux éventuellement faire, dans ma propre vie, l’expérience. Une explosion de colère, c’est un
tout de sens compréhensible, dont tous les moments singuliers qu’elle comporte me deviennent
compréhensibles, y compris ceux qui m’étaient inconnus jusqu’alors, par exemple un rire
sarcastique. C’est ainsi que même le battement de la queue du chien devient pour moi expression
compréhensible de la joie, si son regard et son attitude générale trahissent de tels sentiments, et
que sa situation le justifie. » (PE 97)
[22] « Le monde dans lequel je vis n’est pas qu’un monde de corps physiques, il y a aussi en lui,
en plus de moi, des sujets vivants, et je sais quelque chose de ce vivre. Ce savoir n’est pas
indubitable, nous sommes susceptibles justement ici de multiples illusions, au point que nous
serions tentés de douter en général de la possibilité d’une connaissance dans ce domaine – mais le
phénomène de la vie psychique étrangère [des fremden Seelenlebens] est là, et indubitable, et c’est cela
que nous voulons maintenant approcher d’un peu plus près. » (PE 3)
[23] « Comme dans n’importe quelle expérience, ici aussi des illusions sont possibles ; mais,
comme partout, ici aussi les illusions ne peuvent être démasquées que par des actes d’expérience
du même type, ou le cas échéant, par des raisonnements qui reconduisent, en définitive, à de tels
actes comme à leur fondement. De quelles sources peuvent provenir de telles illusions, c’est ce
que nous avons déjà vu à plusieurs reprises : si dans l’empathie, nous nous basons sur notre
constitution individuelle plutôt que sur notre type, nous arrivons à des résultats faux. Ainsi,
lorsque nous attribuons au daltonien nos impressions de couleur, à l’enfant notre capacité de
jugement, au sauvage notre sensibilité esthétique. » (PE 98)
12
[24] « Pour se prémunir contre de telles erreurs et illusions, il faut que l’empathie soit
constamment guidée par la perception externe – la constitution de l’individu étranger est de part
en part fondée sur la constitution du corps. Que soit donné un corps d’une facture déterminée
dans la perception externe, telle est la condition que présuppose l’état de donné d’un individu
psychophysique ; d’autre part, par la perception externe seule, nous ne dépassons pas d’un seul
pas le corps physique : l’individu en tant que tel se constitue, comme nous l’avons vu, totalement
et absolument, dans des actes d’empathie. C’est grâce à cette fondation de l’âme sur le corps
vivant que l’empathie en des individus psychophysiques n’est possible que pour un sujet du
même type. » (PE 99)
[25] « [C]e n’est pas autrement [si ce n’est par l’empathie] que Dieu peut saisir sa vie [celle du
croyant]. En tant qu’il possède une connaissance parfaite, Dieu ne se trompera pas sur les vécus
des hommes, comme les hommes se font illusion entre eux à propos de leurs vécus. Mais pas
davantage pour lui, leurs vécus ne deviennent les siens propres, ni n’adoptent la même manière
d’être donnés. » (PE 11)
13
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