Je suis une toxicomane de la bouffe

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UN DOSSIER POUR TOI
LA BOULIMIE
Jeunes filles
Béatrice Richard
E
lles se gavent et s’empiffrent en cachette jusqu’à s’en faire éclater la panse.
Cinq mille calories plus tard, les voilà aux toilettes, deux doigts dans la
bouche pour se faire vomir. C’est le scénario classique des boulimiques qui
croient avoir trouvé un truc génial : manger à volonté sans prendre un
gramme.
Chic ! Je peux manger à volonté
« Mes épisodes boulimiques ont commencé à la suite d’un régime amaigrissant
très rigoureux. À quinze ans, je me trouvais trop grosse comparée à mes
camarades. Je ne pesais pourtant que 54 kg (120 lbs) pour 1,54 m (5 pi 1 po). Ce
n’était pas la mer à boire ! Ce fameux régime m’avait cependant permis de perdre
un bon 9 kg (20lb). J’étais méconnaissable. Tout le monde me félicitait pour ma
volonté et… pour ma ligne, bien sûr. Mais voilà, je sortais de ce régime de
privation complètement affamée. Dans mon sommeil, je me gavais de choux à la
crème, de plats en sauce et de frites. Je crois même avoir eu des hallucinations
par moments. Un beau soir, j’ai craqué. Mes parents étaient sortis, me laissant
seule. Une pulsion incontrôlable s’est alors emparée de moi. C’était comme si un
démon avait pris possession de mon corps. Je me vois encore ouvrir le
réfrigérateur, prendre une tarte au sucre qui n’avait pas encore été entamée,
l’engouffrer d’une traite et arroser le tout de copieux verres de lait au chocolat.
Un bon litre. L’opération n’a pas durée dix minutes ! Une drôle de faim me
tenaillait encore. Une faim maladive, folle, qui me faisait tourner la tête. Comme
si j’étais ivre. Plus tard, j’ai appris qu’il s’agissait d’une authentique « brosse
alimentaire » ! J’allais en vivre bien d’autres par la suite… J’ai clôturé la séance
en avalant un litre de crème glacée à l’érable. Complètement hagarde, le ventre
sur le point d’éclater. J’ai soudain compris ce que je venais de faire. Une peur
panique s’est alors emparée de moi : et si je reprenais ces kilos si durement
perdus ? Redevenir grosse ? Pas question. Je ne sais pas comment cette idée-là
m’est venue à l’esprit, mais, quinze seconde plus tard, j’étais dans les toilettes en
train de me faire vomir ; De tout vomir. Lorsque j’en ai eu fini avec mes
borborygmes, ma première pensée a été : « Chic ! Maintenant, je peux manger à
volonté sans grossir… » Mais, j’ai vite dû déchanter ».
Source: centre hospitalier Douglas
Une ronde infernale
L’histoire de Marie-Andrée, aujourd’hui âgée de 28 ans, reproduit assez
fidèlement le scénario classique de la boulimie. Il s’agit d’un trouble grave de
l’alimentation, frère siamois de l’anorexie, qui se manifeste par des épisodes
d’orgies alimentaires suivies de vomissements volontaires, d’abus de laxatifs ou
d’exercices. Objectif : éliminer les calories consommées pour éviter un gain de
poids. La plupart des boulimiques ont l’habitude d’entrecouper leurs crises
graves privations alimentaires plus fréquemment que Marie-Andrée. Comme
dans le cas de l’anorexie, la boulimie apparaît généralement chez des personnes
insatisfaites de leur image corporelle ou qui craignent d’en perdre le contrôle par
une prise de poids. Cette maladie touche plus de 50 % des personnes atteintes
d’anorexie et n’épargne ni les obèses ni les femmes de corpulence normale.
Selon les responsables de l’unité des troubles de l’alimentation du centre
hospitalier Douglas, les problèmes liés à l’alimentation touchent environ 10 % des
jeunes femmes de 12 à 30 ans à des degrés divers. Un pour cent d’entre elles
développent une anorexie grave, et de 1 à 4 % une boulimie grave.
Au fait, anorexie et boulimie sont-elles si différentes ? Pour le docteur Pierre
Leichner, du centre hospitalier Douglas, les deux maladies apparaissent
intimement liées : « Les symptômes de la boulimie sont très semblables à ceux de
l’anorexie. Les boulimiques craignent eux aussi d’engraisser et de perdre le
contrôle de leur poids s’ils se remettent à s’alimenter normalement. Les
boulimiques éprouvent cependant plus de difficulté à maîtriser leurs impulsions
et sont plus dépressifs. Par ailleurs, les boulimiques se montrent plus enclins à
demander de l’aide que les anorexiques. Malheureusement leur faible estime
d’eux-mêmes et leur honte font qu’ils remettent souvent le geste à plus tard ».
L’ivresse et le désenchantement
« Dix ans. Mon cauchemar a duré dix ans, raconte Marie-Andrée. Au début, c’est
vrai, j’ai vécu l’ivresse. Bouffe vomissement, rebouffe, revomissements. Il m’est
déjà arrivé de faire trois fois le trajet cuisine –toilette dans une même soirée. De
plus en plus, la honte, la peur d’être découverte m’envahissaient au beau milieu
de mes séances. Il me fallait penser à tout nettoyer et tout remettre en place dans
la salle de bain. Me laver les mains, me brosser les dents, ne laisser aucune odeur
suspecte. Une vie de folle. D’autant plus que toute mon existence était désormais
centrée sur ces rituels qui me faisaient de plus en plus horreur ».
Visiblement émue, elle poursuit : « J’en étais arrivée au point de planifier mes
maga-orgies, guettant les fins de semaine où mes parents allaient s’absenter pour
pouvoir m’adonner en toute quiétude à mon activité clandestine. Un toxicomane
n’aurait pas agi différemment. J’engloutissais tout mon argent de poche dans des
achats d’épicerie pantagruéliques. Enfin, la peur tout court à fini par succéder à
la peur d’être découverte. À plusieurs reprises, j’ai failli m’étouffer en essayant de
me faire vomir. Autre problème majeur : j’avais toujours les glandes salivaires et
la gorge enflées à cause du passage anarchique des aliments dans mon œsophage.
Et surtout, surtout : je ne perdais pas un gramme. Pire, j’avais plutôt tendance à
reprendre du poids… »
Vomir ne fait pas maigrir
Marie-Andrée devait l’apprendre par la suite au cours de sa thérapie : le
vomissement n’est pas une méthode efficace pour contrôler son poids; l’estomac
rejette de moins en moins d’aliments au fur et à mesure qu’il s’accoutume à ce
manège. À long terme, les séances d’orgies alimentaires et de vomissements
entraînent même un faim de poids. À plus forte raison si elles sont entrecoupées
de régimes sévères, auquel cas il est de plus en plus difficile de perdre du poids, et
les calories consommées au cours d’une orgie alimentaire s’entreposent plus
rapidement sous forme de graisse. Pire : ces coussinets adipeux sont jalousement
mis en réserve par l’organisme et sont moins utilisés comme source d’énergie.
Autrement dit, les régimes ont de moins en moins de prise sur eux.
Autre pratique courante chez les boulimiques : l’usage de laxatifs. Mais ce
procédé ne s’avère pas plus efficace, puisque ces derniers agissent sur l’évacuation
intestinale, à une étape où les calories sont déjà absorbées. Quant aux
diurétiques, ils ne font qu’éliminer le surplus d’eau et n’agissent nullement sur les
calories ni sur les tissus adipeux.
Le refus du plaisir
Rares sont les malades qui sont capable de briser seules le cercle vicieux des
orgies alimentaires. Les spécialistes savent à quel point il est délicat d’aborder la
question avec les boulimiques, même si ces dernières expriment plus volontiers le
désir de s’en sortir que les anorexiques. Selon les responsables du programme
des troubles de l’alimentation du centre hospitalier Douglas, la majorité des
personnes boulimiques et anorexiques ressentent beaucoup d’anxiété à l’idée
d’augmenter leur apport calorique. C’est là le principal obstacle rencontré par les
malades dans le processus de guérison. Elles croient dur comme fer que si elles se
permettent de manger ce qu’elles désirent elles perdront le contrôle et
deviendront obèses.
Pour une boulimique, plaisir rime nécessairement avec punir. Tout s’explique!
Manger, c’est se faire plaisir, digérer, c’est se punir parce que c’est nécessairement
grossir. Entre les deux, la malade éprouve un énorme sentiment de culpabilité
dont elle se libère en le vomissant dans le flot de ses aliments. Un verrou mental
enferme la boulimique dans un univers complètement irréaliste et l’empêche de
communiquer adéquatement avec autrui. « Selon mon expérience affirme le
docteur Leichner, les anorexiques sont des êtres à tendance compulsiveobsessionnelle, tandis que les boulimiques souffrent plutôt de troubles de la
personnalité, contrôlent mal leurs impulsions, éprouvent un sentiment de vide
émotionnel et sont facilement frustrées et moroses ».
Un appel au secours
Faut-il le préciser ? La vie amoureuse d’une boulimique n’est pas toujours facile :
« Quand j’ai commencé à vivre avec mon chum, tout s’est compliqué, explique
Marie-Andrée. Comment entretenir une relation intime avec quelqu’un tout en
gardant ce gros secret ? Et puis, mon obsession dévorait tous mes sentiments
pour lui. C’était un perpétuel jeu de cache-cache. Dès qu’il avait le dos tourné,
hop ! J’y allais. Lui, ne comprenait pas pourquoi j’avais hâte qu’il sorte ni
pourquoi je refusais souvent de l’accompagner. La vitesse à laquelle je vidais le
réfrigérateur en son absence a dû lui faire soupçonner quelque chose. Et puis un
soir, pendant son absence, j’ai oublié de tirer la chasse d’eau après m’être adonnée
à mon passe-temps favori. Il me semble que c’était plus ou moins conscient de
ma part. Je voulais laisser des traces pour qu’il sache ! C’était un appel au
secours. Sans ce geste, je crois bien que j’aurais fini noyée dans mes déjections.
Quand mon chum m’a demandé : Tu as vomi ? Je suis tombée dans ses bras en
éclatant en sanglot. Le plus gros restait à faire. Mais c’était un début ».
Après trois ans de thérapie, Marie-Andrée commence à voir le bout du tunnel.
Mais, à l’instar d’une boulimique sur deux ayant suivi un traitement, elle reste
encore fragile sur le plan psychologique.
Des complications en vue
La conséquence la plus dangereuse que présentent les vomissements et la
purgation sont la perte de potassium, de sodium et de chlorures, appelé aussi
électrolytes se manifeste par la fatigue, la constipation, l’arythmie ou l’arrêt
cardiaque, un mauvais fonctionnement des reins, un influx électrique perturbé au
cerveau et des spasmes musculaires. Autres complications à craindre : l’enflure
des glandes salivaires, des douleurs abdominales, une dilatation de l’estomac, une
détérioration de l’émail des dents, des tissus de la bouche et de la gorge, des
périodes de déshydratations alternant avec la rétention d’eau, les doigts enflés ou
en baguettes de tambour, des émotions perturbées et un cycle menstruel
irrégulier.
Comment maîtriser ses impulsions
Dès les signes avant-coureurs d’une orgie alimentaire¬ augmentation du rythme
respiratoire, tremblements, vertiges¬ il faut immédiatement entreprendre une
activité qui rompt l’isolement : téléphoner à un ami, faire une marche, pratiquer
des sports, magasiner (mais pas sans un supermarché !). L’orgie alimentaire reste
effectivement, le plus souvent une activité clandestine et solitaire. Si on se sent
sur le point de céder à une crise, plutôt que la combattre de front, mieux vaut la
reporter à plus tard, selon le bon vieux principe du « un jour à la fois » des
Alcooliques Anonymes. En effet, ne pas se donner le droit à l’erreur risque de
décourager la boulimique en cas de rechute.
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