alimentaires, jusqu'à devenir le cen-
tre des pensées et des comporte-
ments. Les boulimiques parlent
elle-mêmes de « rage de bouffe »
pour décrire l'état d'impulsivité qui
les saisit, les conduisant à recourir
à la nourriture dans un mouvement
frénétique et le plus souvent en
cachette. Il n'y a plus, dès lors,
d'espace pour d'autres pensées que
pour les aliments ingérés de façon
machinale, parfois rapidement et
sans plaisir. La nourriture est
absorbée et absorbe toutes les pen-
sées. Cette annulation de la pensée
est parfois recherchée activement
dans la crise boulimique pour
éviter l'émergence d'émotions dif-
ficiles, comme l'envie, la colère, la
culpabilité, des sentiments de vide
et d'autodépréciation. Une fois la
crise terminée, les jeunes femmes
sont envahies par des sentiments
dépressifs, par du dégoût, de la
honte et par la peur de prendre du
poids. Certaines recourent alors à
des stratégies purgatives ou à des
exercices effrénés, dans une tenta-
tive d'annuler physiquement et
psychiquement les effets de la
crise. Les vomissements provo-
qués ou l'emploi de laxatifs signent
toutefois la gravité des troubles
et entraînent des problèmes
physiques plus importants.
uAu-delà des symptômes
Ce rapport du tout ou rien, où
alternent le vide et le trop plein sur
le plan alimentaire, est aussi carac-
téristique du style relationnel que
les boulimiques entretiennent avec
le monde extérieur : activités, objets
ou personnes. Souvent très actives,
ces jeunes femmes ont tendance à
planifier des horaires qui débordent
de projets. Elles ressentent une pres-
sion intérieure qui les amène à
rechercher l'activité de façon com-
pulsive, redoutant la solitude et les
moments propices à la réflexion qui
ravivent en elles des sentiments de
vide intolérable. Cette recherche de
solutions extérieures, dans l'activité
ou dans le recours à la nourriture,
révèle les difficultés qu'elles ont à se
définir de l'intérieur et à savoir qui
elles sont. En conséquence, elles
recherchent souvent l'avis de l'en-
tourage pour se faire rassurer sur
leur identité et leurs valeurs. Ces
jeunes femmes sont en perpétuelle
quête d'un idéal dont la réalisation
les remplirait entièrement. Cet idéal
peut prendre les formes inter-
changeables d'une perte de poids,
d'une réussite extraordinaire, d'un
amour parfait, etc. La réalité n'est
cependant jamais à la hauteur de cet
idéal et s'avère insatisfaisante, lais-
sant la boulimique « sur sa faim ». À
l'engouement ressenti devant un
nouvel objectif succède un désin-
térêt, d'où parfois un passage rapide
d'un objet à l'autre. Le même scé-
nario peut se répéter sur le plan rela-
tionnel, les amenant à passer d'un
grand désir de rapprochement à la
nécessité de prendre une distance
face à l'autre, particulièrement
lorsqu'il s'agit de relations intimes.
Elles oscillent souvent entre le
besoin de plaire et la peur de se voir
enfermées dans les désirs des autres,
ce qui entraîne des comportements
de dépendance et de contre-dépen-
dance.
Tout se passe comme si les
boulimiques n'avaient pas appris à
vivre pour elles-mêmes. Elles ne
savent pas se valoriser et ont besoin
de faire porter aux autres leur
appétit de vivre. Leur faim de se
sentir aimées, rassurées, entourées,
se heurte toutefois à la peur vis-
cérale de devenir entièrement
dépendantes des autres et de n'avoir
plus, dès lors, d'espace pour être
elles-mêmes. C'est là tout le para-
doxe du conflit des boulimiques, où
se confrontent besoin de sécurité et
quête d'identité. Il n'est donc pas
étonnant que la boulimie survienne
particulièrement à l'adolescence ou
à l'entrée dans le monde adulte : ces
étapes de la vie correspondent à des
moments charnières dans le proces-
sus normal d'acquisition de l'au-
tonomie. Prendre de l'âge, acquérir
graduellement des formes et des
traits féminins, expérimenter une
autonomie naissante rappellent
inévitablement à l'adolescente, puis
à la jeune femme, qu'elle est en voie
de se définir et de se séparer de ses
parents. C'est là une tâche complexe
qui exige notamment l'intériorisa-
tion d'un solide sentiment de sécu-
rité. Se séparer, c'est en effet se dif-
férencier des valeurs parentales,
avec la kyrielle de conflits propres à
l'adolescence. Après s'être nourrie
du plaisir d'être approuvée, l'adoles-
cente peut être déstabilisée en se
La faim pour exprimer des besoins (suite de la page 1)
Une fois la crise terminée, les jeunes femmes sont
envahies par des sentiments dépressifs, par du dégoût,
de la honte et par la peur de prendre du poids.
Tout se passe comme si les boulimiques n'avaient pas
appris à vivre pour elles-mêmes.
(suite page 3)