La cité vertueuse d’al-Farabi
Abu Nasr Mohamed ibn Mohammad ibn Tarkhân ibn Uzalagh plus connu sous le nom d’al-
Fârâbi est né en 259/872. On a peu de détails sur sa biographie. On sait qu’il est mort à un âge
avancé, en 950, à Damas, qu’il naquit dans le district de Fârâb en Transoxianie, à Wasij plus
précisément. Il est issu d’une famille de notable, son père ayant exercé un commandement
militaire à la cour des Samanides. En tout cas c’est dans cette région qu’il grandit et étudie
avant de partir pour Bagdad poursuivre sa formation.
Il part ensuite compléter ses recherches dans l’une des institutions d’enseignement en arabe
proche de Byzance. Il revient à Bagdad où il enseigna jusqu’à ce que la situation dans la
capitale le force à partir pour la Syrie, puis l’Egypte d’où il revint pour demeurer en Syrie
jusqu’à sa mort. Parmi les maîtres qu’il eut en Asie centrale et à Bagdad, il y avait des clercs
chrétiens qui faisaient remonter l’origine de leur enseignement philosophique à l’école
d’Alexandrie, école platonicienne païenne, christianisée à la fin de la période romaine, et dont
les derniers membres s’étaient déplacés vers Antioche, Harrân, Bagdad et l’Asie centrale.
Ayant suivi une formation philosophique néoplatonicienne, et étant devenu suffisamment
versé en théologie chrétienne néoplatonicienne sous la direction de ces maîtres nestoriens, on
aurait pu s’attendre à ce qu’il développe une théologie musulmane néoplatonicienne. Il n’en
fit rien, il rejeta au contraire ces traditions pour revenir à une tradition pré-néoplatonicienne,
c’est-à-dire moyen-platonicienne.
Al-Farabi soutient que la philosophie de Platon et d’Aristote convient à l’étude des religions
révélées, et que c’est sous la philosophie politique que cette étude devrait être menée.
Il développe une philosophie de la religion basée sur la tradition philosophique platonico-
aristotélicienne en générale et sur la philosophie politique platonicienne en particulier.
L’instauration des religions révélées et des sociétés fondées sur celles-ci ont posé un nouveau
défit à la philosophie : rendre intelligible le nouvel ordre politico-religieux fondé sur la
prophétie, la révélation et la loi divine. Al-Farabi fut le premier philosophe majeur à relever ce
défit.
Pour ce faire, il a tenté de confronter, relier et a essayé d’harmoniser la philosophie politique
classique avec l’islam, religion révélée, par le biais d’un prophète législateur, Muhammad,
sous forme de loi divine. Ce dernier organisa ses adeptes en une communauté politique, et les
dota, via la religion, de croyances tout autant que de principes et de règles de conduite.
Al-Farabi avait à affronter et à résoudre le problème des prétentions contradictoires de la
philosophie politique et de la religion à organiser la totalité de la vie humaine.
C’est grâce à sa redécouverte de la tradition philosophique classique, qu’il pu rendre
intelligible la philosophie politique dans le nouveau contexte créé par les religions révélées.
Ses écrits les plus connus sont des œuvres politiques portant sur l’obtention du bonheur par le
moyen de la vie et du régime politique. Et son ouvrage phare est la cité vertueuse.
Certains philosophes musulmans, tels ibn Bajja dans son traité « l’organisation du solitaire »
et ibn Tufayl dans « Hayy b. Yaqzân », ont avancé l’idée que l’homme pouvait atteindre la
vérité, c'est-à-dire la connaissance de Dieu, et par là même le bonheur, dans la solitude. C'est-
à-dire en dehors de toute société.
Comme Aristote, pour al-Farabi, l’homme est un animal politique. Il ne pourra achever son
être et atteindre son bonheur que grâce à la société. C’est dans ce but que notre philosophe
musulman écrivit la cité vertueuse.
Chez al-Farabi, la société commence par la famille, puis la rue, ensuite le quartier, jusqu’au
rassemblement de la cité, qui est la meilleur dimension pour satisfaire les citoyens par
l’entraide mutuelle. Car c’est le bonheur de l’homme qu’il vise toujours, et c’est dans la
recherche de la vérité que réside ce bonheur. C’est dans cette optique qu’il réconcilie la vérité,
but des anciens grecs, avec la vérité, qui est le but de la religion. Car d’après lui elle ne peut
être qu’une.
Al-Farabi nous dit que l’homme parvient à cette vérité grâce à son intelligence, qui lui donne
la connaissance par raisonnement ou spéculation (philosophie), et la connaissance par
intuition ou contemplation (religion). La prophétie appartient à cette dernière, elle traduit les
vérités intelligibles d’une manière imagée à travers des récits sacrés, lesquels ont un sens
apparent, destiné à la populace, et un sens caché réservé à l’élite. Et en partant du principe que
les prophètes traduisent les vérités intelligibles qu’ils ont reçus par intuition ou contemplation,
il nous dit que toute les religions, même si elles sont différentes, sont vraies. Evidemment ceci
ne concerne que les religions bonnes, car il y a aussi des religions ignorantes qui poursuivent
des fins qui sont autres que la vertu et la connaissance de l’Etre Premier.
Al-Farabi donne une grande importance à la science, qui n’est accessible à l’homme que grâce
à son origine : il vient de Dieu, l’Etre Suprême, l’Intelligence et la Science absolue. Dans la
cité vertueuse, l’Etre Premier tient une place importante. On peut distinguer deux parties dans
cette œuvre. La première traitant de la métaphysique, et la deuxième du politique.
La métaphysique ici, est une vision politique du cosmos, du monde et de la façon don t ils
sont régis et ordonnés. Elle a un rôle déterminant pour la suite de l’ouvrage.
Sans préambule, le livre s’ouvre sur l’existence de Dieu. Celle-ci est posée, non démontrée. Il
est défini comme la cause première de l’existence de tous les autres êtres. Il est le seul être qui
ne connaisse aucune imperfection. Il ne souffre d’aucun manque : « La privation et la
contrariété n’existent que sous la sphère de la Lune ».
Il ne peut contenir de l’être en puissance. Il n’est pas possible qu’il n’existe pas. Par
conséquent, Il est sans commencement, permanent par sa substance et son essence. Il n’a
besoin de rien d’autre pour prolonger son existence.
Il ne peut y avoir aucun être pareil au sien, ni du même rang qui pourrait lui appartenir ou le
compléter.
Il est l’être qui ne peut avoir de cause de quoi ou pour quoi il existerait. Car il n’est pas fait de
matière et ne subsiste ni dans une matière, ni dans un sujet quelconque. Et du fait qu’Il n’est
pas matière, Il ne peut avoir de forme. Car la forme ne trouve son existence que dans la
matière. S’il avait une forme, son essence serait composée et de forme et de matière, et de ce
fait il aurait une cause, chaque partie étant la cause le l’existence de son ensemble. Or, il a été
posé qu’il était Cause première.
Il ne peut y avoir, non plus, de but ni de fin à son existence, de sort qu’il n’existerait que pour
réaliser cette fin ou ce but. Autrement cela constituerait, d’une certaine façon, une cause à son
existence, et Il ne serait plus cause première.
Dieu est unique et n’a pas d’associé, il y a diversité entre lui et les autres êtres, et son être ne
peut appartenir à nul autre que lui. Si son être appartenait aussi à un autre être, qui serait aussi
sans diversité, ni altérité, il n’y aurait plus deux êtres mais une seule essence. Car s’il y avait
entre eux diversité, ce qui les différencie et ce qu’ils ont en commun impliquerait une division
en chacun d’eux. Or il a déjà été posé précédemment que deux parties était cause de
l’existence de l’ensemble alors que Dieu est la cause première.
Et même si cet autre être était différent parce qu’il avait une partie en commun avec Dieu et
une autre partie différente, mais que Dieu demeurait indivisible en son essence, l’autre être
serait inférieur car les deux parties constituant la cause de son ensemble. Dieu serait antérieur
vu qu’il est la cause première.
Dieu n’a pas non plus de contraire, car deux choses contraires s’opposent, de telle sorte que
l’un et l’autre se détruisent et se corrompent réciproquement s’ils se trouvent en présence
l’une de l’autre dans le même lieu. Et il en serait ainsi pour Dieu s’il avait un contraire. Or ce
qui peut être anéanti ou corrompu, ne saurait trouver sa subsistance et sa permanence dan sa
substance, vu que pour celle-ci il existe une possibilité d’être supprimé. Il doit avoir, alors une
autre cause pour assuré son être et sa permanence et donc il ne serait plus Cause première. De
plus, il n’existerait que grâce à l’absence de son contraire et cette absence serait la cause de
son existence, et encore un fois il ne serait plus Cause première.
De ce fait, toutes les diversités par rapport au Premier peuvent se réaliser, sauf une nature
contraire ou identique.
En outre, il n’est pas divisible, au moyen d’une définition, en divers éléments qui
constitueraient sa substance. Car, si la définition indiquait une des parties, ou plus, qui
composeraient sa substance, alors les parties constituant sa substance, seraient cause de sa
être, de la même manière que les constituants d’une définition sont cause de l’existence du
défini, et de la même manière que la forme et la matière sont causes de leur composé. Cela est
impossible en ce qui concerne le Premier, puisqu’il ne peut avoir de cause, sinon Il ne serait
plus Premier.
S’il n’est pas divisible sous ces aspects, Il l’est encore moins en ce qui concerne la quantité ou
les autres modes de divisions. Dès lors, Il ne peut avoir d’étendue ni être corporel.
Ainsi, le Premier est indivisible dans sa substance, indéfinissable, ineffable.
On voit qu’Al-Farabi insiste sur l’unicité divine : « le Premier est un par son existence et le
plus méritant de cette désignation dans toute se signification ».S’il a posé son existence sans
la démontrer, on voit qu’il mène toute une argumentation en faveur de l’unité Divine, un peu à
la manière de Parménide.
En fait, Il mérite plus que toute autre la désignation de l’Un, parce que il se distingue des
autres êtres par son existence. L’unité dans son essence est la particularité par laquelle Il se
distingue des autres êtres. Dans la Cause Première, l’essence et l’existence sont une seule et
même chose, alors que chez les autres êtres l’existence n’est pas un caractère constitutif de
l’essence, elle est un accident de celle-ci, un prédicat. Cette notion va être beaucoup plus
développé chez Avicenne1.
Le Premier par sa substance est un Intellect en acte et n’a pas de matière, et n’est pas matière,
car ce qui empêche la forme d’être intellect et d’intelliger en acte cest la matière
dans laquelle se trouve la chose. Dieu na pas besoin de matière pour être,
et de ce fait est un intellect en acte par sa substance. Dieu est aussi
intelligible parce quil est Intelligence par son ipséité, et na besoin
daucune essence en dehors de lui pour lintelliger. De même, Il na pas
besoin dune essence extérieur à lui quIl intelligerait, pour être
intelligence en acte, il est intelligent en acte. Il est lessence qui intellige
et celle qui est intelligée, Il est donc Intelligence et Intelligible. En lui, être
intelligence, intelligible et intelligent ne constitue quune seule essence et
substance, une et indivisible.
Pour ces raisons Il na besoin de nul autre chose en dehors de lui pour être
connaissant. Et Il est le plus Sage, car la sagesse consiste à connaître les
choses les plus excellentes, de la manière la plus excellente.
En outre, Il est vivant et vie, qui chez lui sont une seule essence et pas
deux. On se dit vivant parce que nous percevons les objets à laide de nos
sens. Et celui qui peut être quali'é de vivant au plus haut chef, est celui
qui perçoit les meilleurs objets perceptibles, au moyen de la meilleure
perception. Le Premier mérite le plus ce quali'catif car Il est la meilleure
intelligence qui connaît les meilleurs intelligibles de la meilleur des
connaissances.
Chez lui, intelligence et intelligible, connaissant et connaissance sont
identique, vivant et vie signi'e également la même chose.
On peut dire quIl mérite le nom de vivant et de parfait mieux que
quiconque, ayant lexistence la plus parfaite. Plus un être est parfait, plus
Il est connu et intelligé, plus ce qui est intelligé de lui est parfait. Mais du
fait quil est au suprême degré de la perfection, nous ne pouvons le saisir
au degré suprême de la perfection, en raison de la faiblesse de notre
intelligence et de son enracinement dans la matière et la privation. Nous
ne pouvons lintelliger tel quIl est en soi, car son extrême perfection nous
éblouis. Il est comme la lumière, qui est la plus parfaite et la plus claire
des choses visibles mais ne peut être soutenu par notre regard. Et plus
elle est grande et parfaite et moins notre regard peut la soutenir. Tel est le
cas du Premier par rapport à notre intelligence. On peut sentir ici
lin/uence de Platon et de son mythe de la caverne.
Cest notre enracinement dans la matière qui est cause le léloignement
de notre substance de la substance première. Mais plus nous nous
dégagerons de la matière, plus notre substance se rapprochera de lêtre
premier et sen fera une représentation plus parfaite. Cest en devenant
intelligence en acte que nous nous rapprochons de lui, et cest en nous
1 AVICENNE, Métaphysique du Shifa’, trad. fr. Georges C. Anawati, Paris, Vrin, 1979, p. 86.
séparant complètement de la matière, que notre intellection de lui sera
plus certaine et plus vraie.
On peut remarquer que jusquici, la conception dun Dieu transcendant
dAl-Farabi, ne rentre pas véritablement en contradiction avec lislam. Il va
en être autrement pour sa conception de la création. En islam c’est une création
ex-nihilo. Il ne peut en être ainsi pour Al-Farabi, pour qui l’unité absolue de la Cause
Première ne peut être l’origine d’une multitude d’êtres. On reconnaît là la réflexion d’Aristote
« de l’un ne peut procéder que l’un ». Ainsi Al-Farabi va utiliser un système plotinien pour
résoudre ce problème. C’est un système d’émanation (Fayd) qui exprime la relation de l’Etre
Premier avec les autres êtres. « Fayd » est un terme arabe qui veut dire aussi débordement.
L’existence des êtres sensibles et intelligibles suit nécessairement de l’existence de l’Etre
premier, de sa surabondance qu’aucun obstacle ne saurait entraver. Cette idée implique celle
de l’Eternité du monde, qui fut généralement admise chez les philosophes musulmans, et leur
attira de fortes critiques de la part des théologiens. L’idée de l’éternité du monde provoqua
aussi de grandes controverses dans le monde chrétien médiéval2. Parmi les protagonistes, il y
eu de grands noms de la scolastique tel que, Thomas d’Aquin, Bonaventure, Guillaume
d’Ockham, etc.…
L’émanation nécessaire implique également le panthéisme qui fut généralement rejeté. Aussi,
Al-Farabi explique immédiatement, mais sans le démontrer, que cette procession n’entame en
rien l’être de Dieu, ni ne lui vaut quelque perfection extérieure à lui. Il reste absolument le
même. Cette procession s’effectue de façon graduelle et implique une hiérarchie, elle
commence par l’être le plus parfait et descend jusqu’au degré le plus infime. Même si ces
êtres sont multiples, ils sont liés entre eux, de tel façon qu’ils forment un système qui est
comme un seul être. C’est qu’ils émanent l’un de l’autre successivement. De l’être Premier,
émane de toute éternité l’Intellect Universelle. C’est celui-ci qui est à l’origine de la
multiplicité, et ainsi Dieu garde son unité, vu qu’un seul être a émané de lui et ce de toute
éternité. Cet être est contingent, n’étant pas cause de lui-même. Il est aussi incorporelle, une
intelligence pure qui se connaît elle-même et connaît le Premier. De sa connaissance du
Premier résulte un troisième être, de la connaissance de sa propre nature émane le premier
ciel. Le troisième être est également incorporelle, de ce qu’il intellige du Premier résulte l’être
d’un quatrième, du fait qu’il connaît sa propre nature, il émane de lui la sphère des étoiles
fixe. Cette double émanation se poursuit jusqu’au 9e corps céleste, la lune et au onzième être,
qui est l’Intellect agent. Donc, après l’Etre Premier, il y a dix êtres incorporels hiérarchisés, en
allant du plus parfait au moins parfait. Se sont les dix intellects. Par contre il y a neuf corps
céleste : le premier ciel, la sphère des étoiles fixes, Saturne, Jupiter, Mars, le Soleil, Vénus,
Mercure et la Lune. Tous ces êtres célestes débutent en possédant toute la perfection de leur
substance, contrairement aux êtres sublunaires, dont la nature n’est pas de posséder leur
ultime perfection substantielle dès le début, mais d’avoir d’abord leur être le moins parfait,
qui s’élève graduellement jusqu’à ce que chaque espèce atteigne l’extrême perfection dans sa
substance, puis se corrompe.
Les corps célestes participent à la matière comme les êtres sublunaire. Mais leur matière est
immuable, car s’ils sont composés d’un sujet matériel et d’une forme. La forme, ici, est une
intelligence qui ne peut avoir de contraire étant immatérielle, car pour avoir un contraire il
faut participer de la même matière que celui-ci. Le sujet matériel est immuablement attaché à
sa forme, il ne saurait recevoir une autre forme que la sienne ni exister sans elle. Chacun de
ces corps céleste jouit de soi, parce qu’il intellige de soi, mais aussi par ce qu’il intellige du
2 Thomas d’Aquin et la controverse sur l’éternité du monde, trad. fr. Cyrille Michon, Paris, Flammarion 2004.
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