La cité vertueuse d’al-Farabi Abu Nasr Mohamed ibn Mohammad ibn Tarkhân ibn Uzalagh plus connu sous le nom d’alFârâbi est né en 259/872. On a peu de détails sur sa biographie. On sait qu’il est mort à un âge avancé, en 950, à Damas, qu’il naquit dans le district de Fârâb en Transoxianie, à Wasij plus précisément. Il est issu d’une famille de notable, son père ayant exercé un commandement militaire à la cour des Samanides. En tout cas c’est dans cette région qu’il grandit et étudie avant de partir pour Bagdad poursuivre sa formation. Il part ensuite compléter ses recherches dans l’une des institutions d’enseignement en arabe proche de Byzance. Il revient à Bagdad où il enseigna jusqu’à ce que la situation dans la capitale le force à partir pour la Syrie, puis l’Egypte d’où il revint pour demeurer en Syrie jusqu’à sa mort. Parmi les maîtres qu’il eut en Asie centrale et à Bagdad, il y avait des clercs chrétiens qui faisaient remonter l’origine de leur enseignement philosophique à l’école d’Alexandrie, école platonicienne païenne, christianisée à la fin de la période romaine, et dont les derniers membres s’étaient déplacés vers Antioche, Harrân, Bagdad et l’Asie centrale. Ayant suivi une formation philosophique néoplatonicienne, et étant devenu suffisamment versé en théologie chrétienne néoplatonicienne sous la direction de ces maîtres nestoriens, on aurait pu s’attendre à ce qu’il développe une théologie musulmane néoplatonicienne. Il n’en fit rien, il rejeta au contraire ces traditions pour revenir à une tradition pré-néoplatonicienne, c’est-à-dire moyen-platonicienne. Al-Farabi soutient que la philosophie de Platon et d’Aristote convient à l’étude des religions révélées, et que c’est sous la philosophie politique que cette étude devrait être menée. Il développe une philosophie de la religion basée sur la tradition philosophique platonicoaristotélicienne en générale et sur la philosophie politique platonicienne en particulier. L’instauration des religions révélées et des sociétés fondées sur celles-ci ont posé un nouveau défit à la philosophie : rendre intelligible le nouvel ordre politico-religieux fondé sur la prophétie, la révélation et la loi divine. Al-Farabi fut le premier philosophe majeur à relever ce défit. Pour ce faire, il a tenté de confronter, relier et a essayé d’harmoniser la philosophie politique classique avec l’islam, religion révélée, par le biais d’un prophète législateur, Muhammad, sous forme de loi divine. Ce dernier organisa ses adeptes en une communauté politique, et les dota, via la religion, de croyances tout autant que de principes et de règles de conduite. Al-Farabi avait à affronter et à résoudre le problème des prétentions contradictoires de la philosophie politique et de la religion à organiser la totalité de la vie humaine. C’est grâce à sa redécouverte de la tradition philosophique classique, qu’il pu rendre intelligible la philosophie politique dans le nouveau contexte créé par les religions révélées. Ses écrits les plus connus sont des œuvres politiques portant sur l’obtention du bonheur par le moyen de la vie et du régime politique. Et son ouvrage phare est la cité vertueuse. Certains philosophes musulmans, tels ibn Bajja dans son traité « l’organisation du solitaire » et ibn Tufayl dans « Hayy b. Yaqzân », ont avancé l’idée que l’homme pouvait atteindre la vérité, c'est-à-dire la connaissance de Dieu, et par là même le bonheur, dans la solitude. C'està-dire en dehors de toute société. Comme Aristote, pour al-Farabi, l’homme est un animal politique. Il ne pourra achever son être et atteindre son bonheur que grâce à la société. C’est dans ce but que notre philosophe musulman écrivit la cité vertueuse. Chez al-Farabi, la société commence par la famille, puis la rue, ensuite le quartier, jusqu’au rassemblement de la cité, qui est la meilleur dimension pour satisfaire les citoyens par l’entraide mutuelle. Car c’est le bonheur de l’homme qu’il vise toujours, et c’est dans la recherche de la vérité que réside ce bonheur. C’est dans cette optique qu’il réconcilie la vérité, but des anciens grecs, avec la vérité, qui est le but de la religion. Car d’après lui elle ne peut être qu’une. Al-Farabi nous dit que l’homme parvient à cette vérité grâce à son intelligence, qui lui donne la connaissance par raisonnement ou spéculation (philosophie), et la connaissance par intuition ou contemplation (religion). La prophétie appartient à cette dernière, elle traduit les vérités intelligibles d’une manière imagée à travers des récits sacrés, lesquels ont un sens apparent, destiné à la populace, et un sens caché réservé à l’élite. Et en partant du principe que les prophètes traduisent les vérités intelligibles qu’ils ont reçus par intuition ou contemplation, il nous dit que toute les religions, même si elles sont différentes, sont vraies. Evidemment ceci ne concerne que les religions bonnes, car il y a aussi des religions ignorantes qui poursuivent des fins qui sont autres que la vertu et la connaissance de l’Etre Premier. Al-Farabi donne une grande importance à la science, qui n’est accessible à l’homme que grâce à son origine : il vient de Dieu, l’Etre Suprême, l’Intelligence et la Science absolue. Dans la cité vertueuse, l’Etre Premier tient une place importante. On peut distinguer deux parties dans cette œuvre. La première traitant de la métaphysique, et la deuxième du politique. La métaphysique ici, est une vision politique du cosmos, du monde et de la façon don t ils sont régis et ordonnés. Elle a un rôle déterminant pour la suite de l’ouvrage. Sans préambule, le livre s’ouvre sur l’existence de Dieu. Celle-ci est posée, non démontrée. Il est défini comme la cause première de l’existence de tous les autres êtres. Il est le seul être qui ne connaisse aucune imperfection. Il ne souffre d’aucun manque : « La privation et la contrariété n’existent que sous la sphère de la Lune ». Il ne peut contenir de l’être en puissance. Il n’est pas possible qu’il n’existe pas. Par conséquent, Il est sans commencement, permanent par sa substance et son essence. Il n’a besoin de rien d’autre pour prolonger son existence. Il ne peut y avoir aucun être pareil au sien, ni du même rang qui pourrait lui appartenir ou le compléter. Il est l’être qui ne peut avoir de cause de quoi ou pour quoi il existerait. Car il n’est pas fait de matière et ne subsiste ni dans une matière, ni dans un sujet quelconque. Et du fait qu’Il n’est pas matière, Il ne peut avoir de forme. Car la forme ne trouve son existence que dans la matière. S’il avait une forme, son essence serait composée et de forme et de matière, et de ce fait il aurait une cause, chaque partie étant la cause le l’existence de son ensemble. Or, il a été posé qu’il était Cause première. Il ne peut y avoir, non plus, de but ni de fin à son existence, de sort qu’il n’existerait que pour réaliser cette fin ou ce but. Autrement cela constituerait, d’une certaine façon, une cause à son existence, et Il ne serait plus cause première. Dieu est unique et n’a pas d’associé, il y a diversité entre lui et les autres êtres, et son être ne peut appartenir à nul autre que lui. Si son être appartenait aussi à un autre être, qui serait aussi sans diversité, ni altérité, il n’y aurait plus deux êtres mais une seule essence. Car s’il y avait entre eux diversité, ce qui les différencie et ce qu’ils ont en commun impliquerait une division en chacun d’eux. Or il a déjà été posé précédemment que deux parties était cause de l’existence de l’ensemble alors que Dieu est la cause première. Et même si cet autre être était différent parce qu’il avait une partie en commun avec Dieu et une autre partie différente, mais que Dieu demeurait indivisible en son essence, l’autre être serait inférieur car les deux parties constituant la cause de son ensemble. Dieu serait antérieur vu qu’il est la cause première. Dieu n’a pas non plus de contraire, car deux choses contraires s’opposent, de telle sorte que l’un et l’autre se détruisent et se corrompent réciproquement s’ils se trouvent en présence l’une de l’autre dans le même lieu. Et il en serait ainsi pour Dieu s’il avait un contraire. Or ce qui peut être anéanti ou corrompu, ne saurait trouver sa subsistance et sa permanence dan sa substance, vu que pour celle-ci il existe une possibilité d’être supprimé. Il doit avoir, alors une autre cause pour assuré son être et sa permanence et donc il ne serait plus Cause première. De plus, il n’existerait que grâce à l’absence de son contraire et cette absence serait la cause de son existence, et encore un fois il ne serait plus Cause première. De ce fait, toutes les diversités par rapport au Premier peuvent se réaliser, sauf une nature contraire ou identique. En outre, il n’est pas divisible, au moyen d’une définition, en divers éléments qui constitueraient sa substance. Car, si la définition indiquait une des parties, ou plus, qui composeraient sa substance, alors les parties constituant sa substance, seraient cause de sa être, de la même manière que les constituants d’une définition sont cause de l’existence du défini, et de la même manière que la forme et la matière sont causes de leur composé. Cela est impossible en ce qui concerne le Premier, puisqu’il ne peut avoir de cause, sinon Il ne serait plus Premier. S’il n’est pas divisible sous ces aspects, Il l’est encore moins en ce qui concerne la quantité ou les autres modes de divisions. Dès lors, Il ne peut avoir d’étendue ni être corporel. Ainsi, le Premier est indivisible dans sa substance, indéfinissable, ineffable. On voit qu’Al-Farabi insiste sur l’unicité divine : « le Premier est un par son existence et le plus méritant de cette désignation dans toute se signification ».S’il a posé son existence sans la démontrer, on voit qu’il mène toute une argumentation en faveur de l’unité Divine, un peu à la manière de Parménide. En fait, Il mérite plus que toute autre la désignation de l’Un, parce que il se distingue des autres êtres par son existence. L’unité dans son essence est la particularité par laquelle Il se distingue des autres êtres. Dans la Cause Première, l’essence et l’existence sont une seule et même chose, alors que chez les autres êtres l’existence n’est pas un caractère constitutif de l’essence, elle est un accident de celle-ci, un prédicat. Cette notion va être beaucoup plus développé chez Avicenne1. Le Premier par sa substance est un Intellect en acte et n’a pas de matière, et n’est pas matière, car ce qui empêche la forme d’être intellect et d’intelliger en acte c’est la matière dans laquelle se trouve la chose. Dieu n’a pas besoin de matière pour être, et de ce fait est un intellect en acte par sa substance. Dieu est aussi intelligible parce qu’il est Intelligence par son ipséité, et n’a besoin d’aucune essence en dehors de lui pour l’intelliger. De même, Il n’a pas besoin d’une essence extérieur à lui qu’Il intelligerait, pour être intelligence en acte, il est intelligent en acte. Il est l’essence qui intellige et celle qui est intelligée, Il est donc Intelligence et Intelligible. En lui, être intelligence, intelligible et intelligent ne constitue qu’une seule essence et substance, une et indivisible. Pour ces raisons Il n’a besoin de nul autre chose en dehors de lui pour être connaissant. Et Il est le plus Sage, car la sagesse consiste à connaître les choses les plus excellentes, de la manière la plus excellente. En outre, Il est vivant et vie, qui chez lui sont une seule essence et pas deux. On se dit vivant parce que nous percevons les objets à l’aide de nos sens. Et celui qui peut être qualifié de vivant au plus haut chef, est celui qui perçoit les meilleurs objets perceptibles, au moyen de la meilleure perception. Le Premier mérite le plus ce qualificatif car Il est la meilleure intelligence qui connaît les meilleurs intelligibles de la meilleur des connaissances. Chez lui, intelligence et intelligible, connaissant et connaissance sont identique, vivant et vie signifie également la même chose. On peut dire qu’Il mérite le nom de vivant et de parfait mieux que quiconque, ayant l’existence la plus parfaite. Plus un être est parfait, plus Il est connu et intelligé, plus ce qui est intelligé de lui est parfait. Mais du fait qu’il est au suprême degré de la perfection, nous ne pouvons le saisir au degré suprême de la perfection, en raison de la faiblesse de notre intelligence et de son enracinement dans la matière et la privation. Nous ne pouvons l’intelliger tel qu’Il est en soi, car son extrême perfection nous éblouis. Il est comme la lumière, qui est la plus parfaite et la plus claire des choses visibles mais ne peut être soutenu par notre regard. Et plus elle est grande et parfaite et moins notre regard peut la soutenir. Tel est le cas du Premier par rapport à notre intelligence. On peut sentir ici l’influence de Platon et de son mythe de la caverne. C’est notre enracinement dans la matière qui est cause le l’éloignement de notre substance de la substance première. Mais plus nous nous dégagerons de la matière, plus notre substance se rapprochera de l’être premier et s’en fera une représentation plus parfaite. C’est en devenant intelligence en acte que nous nous rapprochons de lui, et c’est en nous 1 AVICENNE, Métaphysique du Shifa’, trad. fr. Georges C. Anawati, Paris, Vrin, 1979, p. 86. séparant complètement de la matière, que notre intellection de lui sera plus certaine et plus vraie. On peut remarquer que jusqu’ici, la conception d’un Dieu transcendant d’Al-Farabi, ne rentre pas véritablement en contradiction avec l’islam. Il va en être autrement pour sa conception de la création. En islam c’est une création ex-nihilo. Il ne peut en être ainsi pour Al-Farabi, pour qui l’unité absolue de la Cause Première ne peut être l’origine d’une multitude d’êtres. On reconnaît là la réflexion d’Aristote « de l’un ne peut procéder que l’un ». Ainsi Al-Farabi va utiliser un système plotinien pour résoudre ce problème. C’est un système d’émanation (Fayd) qui exprime la relation de l’Etre Premier avec les autres êtres. « Fayd » est un terme arabe qui veut dire aussi débordement. L’existence des êtres sensibles et intelligibles suit nécessairement de l’existence de l’Etre premier, de sa surabondance qu’aucun obstacle ne saurait entraver. Cette idée implique celle de l’Eternité du monde, qui fut généralement admise chez les philosophes musulmans, et leur attira de fortes critiques de la part des théologiens. L’idée de l’éternité du monde provoqua aussi de grandes controverses dans le monde chrétien médiéval2. Parmi les protagonistes, il y eu de grands noms de la scolastique tel que, Thomas d’Aquin, Bonaventure, Guillaume d’Ockham, etc.… L’émanation nécessaire implique également le panthéisme qui fut généralement rejeté. Aussi, Al-Farabi explique immédiatement, mais sans le démontrer, que cette procession n’entame en rien l’être de Dieu, ni ne lui vaut quelque perfection extérieure à lui. Il reste absolument le même. Cette procession s’effectue de façon graduelle et implique une hiérarchie, elle commence par l’être le plus parfait et descend jusqu’au degré le plus infime. Même si ces êtres sont multiples, ils sont liés entre eux, de tel façon qu’ils forment un système qui est comme un seul être. C’est qu’ils émanent l’un de l’autre successivement. De l’être Premier, émane de toute éternité l’Intellect Universelle. C’est celui-ci qui est à l’origine de la multiplicité, et ainsi Dieu garde son unité, vu qu’un seul être a émané de lui et ce de toute éternité. Cet être est contingent, n’étant pas cause de lui-même. Il est aussi incorporelle, une intelligence pure qui se connaît elle-même et connaît le Premier. De sa connaissance du Premier résulte un troisième être, de la connaissance de sa propre nature émane le premier ciel. Le troisième être est également incorporelle, de ce qu’il intellige du Premier résulte l’être d’un quatrième, du fait qu’il connaît sa propre nature, il émane de lui la sphère des étoiles fixe. Cette double émanation se poursuit jusqu’au 9e corps céleste, la lune et au onzième être, qui est l’Intellect agent. Donc, après l’Etre Premier, il y a dix êtres incorporels hiérarchisés, en allant du plus parfait au moins parfait. Se sont les dix intellects. Par contre il y a neuf corps céleste : le premier ciel, la sphère des étoiles fixes, Saturne, Jupiter, Mars, le Soleil, Vénus, Mercure et la Lune. Tous ces êtres célestes débutent en possédant toute la perfection de leur substance, contrairement aux êtres sublunaires, dont la nature n’est pas de posséder leur ultime perfection substantielle dès le début, mais d’avoir d’abord leur être le moins parfait, qui s’élève graduellement jusqu’à ce que chaque espèce atteigne l’extrême perfection dans sa substance, puis se corrompe. Les corps célestes participent à la matière comme les êtres sublunaire. Mais leur matière est immuable, car s’ils sont composés d’un sujet matériel et d’une forme. La forme, ici, est une intelligence qui ne peut avoir de contraire étant immatérielle, car pour avoir un contraire il faut participer de la même matière que celui-ci. Le sujet matériel est immuablement attaché à sa forme, il ne saurait recevoir une autre forme que la sienne ni exister sans elle. Chacun de ces corps céleste jouit de soi, parce qu’il intellige de soi, mais aussi par ce qu’il intellige du 2 Thomas d’Aquin et la controverse sur l’éternité du monde, trad. fr. Cyrille Michon, Paris, Flammarion 2004. Premier et de l’intelligence dont il procède. Il a en commun avec celle-ci la béatitude qu’il tire de la connaissance du Premier, cependant il est inférieur aux dix intellects. De tout ce qu’il a de commun avec les êtres fait de matière, il possède la plus noble part et la plus excellente, car il a la meilleure des figures, qui est la sphérique. Il a la meilleure des qualités visibles, la lumière. Enfin, il a le mouvement le meilleur, à savoir le mouvement circulaire. Le monde céleste trouve sa limite dans la dixième intelligence. Celle-ci est trop éloignée du Premier. La pensée par laquelle elle se rapporte à la Cause Première, ne suscite plus l’émanation d’une nouvelle intelligence. La procession subit à ce niveau comme un éclatement, le multiple surgissant sans médiation. L’Intellect Agent communique les formes aux substances du monde sublunaire, sujettes à la génération. Dans ce monde de la matière corruptible, il y a aussi une hiérarchie et un ordre. Il y a tout d’abord les quatre éléments : l’eau, le feu, la terre et l’air. Viennent ensuite les minéraux, puis les végétaux, les animaux non raisonnables et l’homme qui se situe au sommet de la hiérarchie, car il possède un intellect. Cet intellect est d’abord en puissance, et pour devenir en acte, il a besoin d’un agent qui est la dixième intelligence. L’intellect est la faculté qui apparaît en dernier chez l’homme. Quand l’homme est produit, c’est la puissance nutritive qui apparaît en lui en premier. Viennent ensuite la puissance sensitive, avec elle apparaît l’appétit sensitif, puis la puissance imaginative, et enfin la puissance raisonnable. Ca va être l’occasion pour Al-Farabi de nous faire une description du fonctionnement du corps humain, à la manière d’une cité. C’est une vision politique du corps humain. La puissance nutritive est composée d’une puissance dominante et d’autres puissances nourricières et servantes. La puissance nutritive dominante réside dans la bouche. Les puissances nourricières et servantes sont réparties entre les divers organes du corps. La puissance dominante organise les autres puissances. Celles-ci lui ressemblent et l’imitent dans ses actions qui sont naturellement selon le but du chef qui est dans le cœur. Et dans ces organes, il y en a qui sont dirigés et dirigent et d’autres qui sont uniquement dirigés. La puissance sensitive est également composé d’une dominante et des nourricières : ces dernières sont les cinq sens. La puissance dominante est celle où s’assemblent les perceptions des cinq sens. Un peu comme si ceux-ci étaient des informateurs qui rapportaient à leur roi les informations des diverses régions du royaume. La puissance sensitive dominante réside également dans le cœur. La puissance imaginative n’a pas de puissance nourricière, elle est une, et se trouve aussi dans le cœur, elle garde les sensations après leur disparition des sens. Elle juge les sensations, et a tous les pouvoirs sur eux, elle les combine, ou les sépare. Certaines combinaisons peuvent correspondre avec ce qui a été senti, et d’autres non. Quant à la puissance raisonnable, elle non plus n’a pas de nourricière, et elle n’a pas de servantes qui lui ressemblent. Elle domine plutôt toutes les autres puissances. Il y a aussi la puissance appétitive qui a un statut à part. C’est par elle que se fait le désir ou le rejet d’une chose. Elle est dominante et est servie par d’autres puissances, qui sont disposés dans des organes distribués de manière à permettre les actions. C’est en elle que réside la volonté, qui est un appétit de ce qui a été appréhendé soit par les sens, soit par l’imagination, soit par la raison. Elle juge de ce qui est acceptable et de ce qui doit être abandonné. La puissance appétitive est dans le cœur. Chacune de ces puissances dominantes est comme une matière pour la suivante, qui joue le rôle de forme de cette matière. Cela se fait dans l’ordre de leur apparition La puissance raisonnable n’est matière d’aucune autre, elle est une forme de toutes les formes l’ayant précédée. Quant à la puissance appétitive, elle dépend de la sensitive, de l’imaginative et de la raisonnable, comme la chaleur du feu qui dépend de la substance qui constitue ce feu. Ainsi toutes ces puissances constituent une seule âme. Sur ce point Al-Farabi a adopté la thèse d’Aristote. Pour Al-Farabi, ce n’est pas le cerveau, c’est le cœur qui est l’organe chef, c’est là une vision partagée par la majorité des ses contemporains. Le cœur est donc le lieu de la sensation, de l’imagination, du désir, et même de la raison. Le cerveau arrive en deuxième position, il est dominé par le cœur, mais domine tous les autres organes qui le servent selon l’intention naturelle du cœur. Al-Farabi a défendu Aristote contre une réfutation de Galien, pour qui les sens communiquent directement au cœur, alors que pour Aristote, le cerveau est l’endroit où se réunissent les sens, mais ils ne finissent pas tous au cerveau. Pour Al-Farabi, Aristote vise le sens commun quand il fait exception, non les cinq sens, car Aristote affirme clairement leur communication avec le cerveau dans ses écrits. Comme Aristote, Al-farabi situe le sens commun dans le cœur. Celui-ci est la source de la chaleur vitale qui se communique aux autres organes et de l’esprit animale que véhicule cette chaleur. Le cerveau, qui est naturellement froid et humide, tempère et distribue cette chaleur, car si elle arrivait telle quelle aux nerfs et aux organes, ils auraient vite fait de se dessécher et de se corrompre. Après la description des différentes parties qui constituent l’âme et la hiérarchie des différents organes du corps, Al-Farabi nous décrit la reproduction humaine. La puissance génésique de la femme est une puissance qui prépare la matière ; tandis que celle de l’homme donne la forme à cette matière. En fait, quand le sperme pénètre dans l’utérus, et y rencontre du sang, que la puissance féminine a préparé pour recevoir la forme humaine, il donne à ce sang une puissance qui le fait se mouvoir jusqu’à ce que résultent les organes de l’homme. Pour Al-Farabi, le sperme ne se mélange pas avec le sang, il ne fait que communiquer la puissance motrice qui donne la forme à la matière. Cette puissance lui aura été donnée au préalable par le cœur. Il fait une analogie avec le lait caillé, où la présure grâce à laquelle le lait se caille, n’est ni partie du caillé ni matière. De cette alchimie, le premier organe à se constituer est le cœur. Si avec la puissance nutritive se produit en lui la puissance qui prépare la matière, tous les autres organes se constituent en tant qu’organes femelles. Par contre, s’il se produit en lui la puissance qui donne la forme, les autres organes se constitueront en tant qu’organes mâles. En ce qui concerne les puissances psychiques, elles sont les mêmes chez l’homme et chez la femme. L’homme et la femme diffèrent en ce qui concerne les organes locomoteurs et moteurs qui sont plus puissants chez l’homme. Parmi les accidents psychiques, ceux qui inclinent vers la force tels la colère et la dureté, sont plus forts chez l’homme ; ceux qui inclinent vers la faiblesse, tels que la douceur et la clémence sont plus forts chez la femme. Cependant, cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir des individus qui possèdent les accidents du sexe qui lui est opposé. Al-Farabi ne fait pas de discrimination entre l’homme et la femme en ce qui concerne la puissance sensitive, imaginative et la raisonnable. Pour lui, elles sont identiques chez les deux sexes. Par l’action des choses extérieures, se produisent dans les puissances sensitives nourricières, à savoir les cinq sens, les images des objets sensibles ; puis, les sensibles des différentes espèces se rassemblent dans la puissance sensitive dominante. De ceux-ci, se dessinent les images dans la puissance imaginative, et elles s’y conservent bien après la disparition des sensibles perçus par les sens.En composant et décomposant les images obtenues, la puissance imaginative forme indéfiniment différentes espèces de composés, les uns faux et les autres vrais. Ce ne sont là que des images. Leur forme intelligible s’imprime dans la puissance raisonnable. Il y a différentes espèces d’intelligibles. Les intelligibles dont la nature est de s’imprimer dans la puissance raisonnable, comprennent ceux qui sont substantiellement intelligible en acte, tels les pierres, les végétaux et, en général, tout ce qui est corps ou contenu dans un corps matériel, en gros la matière et tout ce qui en est constitué. Ces derniers ne sont ni intelligence en acte, ni intelligible en acte. Ils sont intelligibles en puissance. Quant à l’intellect de l’homme, c’est une certaine disposition dans une matière préparée à recevoir les formes des intelligibles. Ni les intelligibles ni l’intelligence qui sont en puissance, ne disposent d’aptitude à devenir d’eux-mêmes en acte. L’un et l’autre ne deviennent en acte que lorsque les intelligibles se réalisent dans l’intellect. Comme ils ne sont pas capables de le faire d’eux-mêmes, ils ont besoin d’un agent extérieur qui les fasse passer de la puissance à l’acte. Cet agent est une intelligence en acte et est séparé de la matière. Il permet à l’intellect de devenir en acte et de saisir les intelligibles qui, une fois qu’ils se réaliseront en lui, deviendront en acte. Le rapport entre cette intelligence agente et l’intellect humain est semblable à celui du soleil à la vue. Sans la lumière, la vue n’est qu’une disposition qui ne se réalise pas, elle est vision en puissance, et a besoin de la lumière pour se réaliser et devenir en acte. Tel est le rapport entre l’intelligence séparée et l’intellect humain. Pour cela, cette intelligence séparée a été nommé Intellect agent. L’Intellect agent est la dixième intelligence émanée de la Cause Première. L’intellect humain, lui, a été appelé intellect patient. Lorsque l’Intellect agent produit dans la puissance raisonnable. Cet effet, qui est comme la lumière que produit le soleil pour la vue, alors les sensibles, conservés dans la puissance imaginative, deviennent intelligibles dans la puissance raisonnable. Ce sont là les premiers intelligibles communs à tous les hommes. Lorsque ces intelligibles se réalisent dans l'homme, il se produit en lui méditation, réflexion, souvenir, puis désir de déduction et appétit vers certains intelligibles qu'il a intelligés, ou aversion envers d'autres intelligibles et certaines de leurs déductions. Lorsque cet appétit procède d'une sensation ou d'une imagination, il porte le nom de volonté; mais s'il procède de la réflexion ou du raisonnement, on l'appelle en général le choix et il appartient en propre à l'homme, le premier se rencontrant également chez le reste des animaux. La réalisation des premiers intelligibles dans l'homme est son premier achèvement. Ils ne lui ont été donnés qu'en vue de s'en servir pour atteindre son achèvement ultime. Cet achèvement, c'est le bonheur. Comme chez Aristote le bonheur est "le souverain bien", la fin propre à l'homme qui n'est pas recherchée en vue d'une autre fin, mais pour elle-même. Il consiste en ce que l'âme humaine arrive à une telle perfection de l'être qu'elle n'a plus besoin de matière pour subsister, et pourra donc se joignait à l'ensemble des êtres et substances purs de toute matière. Elle parviendra au bonheur par des actes volontaires qui sont les bonnes actions. Ce sont les vertus, qui sont des habitus et des dispositions, qui produisent ces bonnes actions. Elles sont des biens ordonnés en vue du bonheur. Les vices, les défauts et les bassesses sont les habitus et dispositions qui empêchent d’atteindre le bonheur. Si Al-Farabi suit Platon et Aristote en ce qui concerne la définition du bonheur, qui chez le premier consiste en la pratique de la justice et chez le deuxième en la pratique de la vertu, il y ajoute une dimension mystique. Si on peut deviner l’influence d’Aristote dans sa division de la puissance raisonnable en pratique et en théorique, Al-Farabi donne ensuite une grande place à la puissance imaginative. Les trois puissances de l’âme : la sensitive, l’imaginative, et la raisonnable, sont servis par la puissance appétitive. Elles ne peuvent accomplir leurs tâches sans elle. Donc le bonheur, même s’il est connu, doit être désiré. Si on le connaît par la puissance spéculative, qu’on le désire par l’appétitive et qu’on déduise par la réflexion ce qu’il faut faire pour y aboutir à l’aide de l’imaginative et des sens, les actes accomplis seront bons et beaux. Par contre si on ignore ce qu’est le bonheur ou si, le connaissant, on se fixe autre chose comme fin, les actes accomplis ne seront point beaux. La puissance imaginative est intermédiaire entre la sensitive et la raisonnable. Lorsque les puissances nourricières de la sensitive accomplissent leurs opérations, la puissance imaginative en pâtit, car occupée par les données que les sens lui fournissent et, en même temps, à servir la puissance raisonnable et à assister l’appétitive. Lorsque les puissances sensitives, appétitives et raisonnable cessent d’accomplir leurs actions, comme il en est en état de sommeil, la puissance imaginative, se trouve isolée, libre par rapport à ce que lui renouvellent constamment les sens par des impressions. Elle abandonne le service des puissances raisonnable et appétitive et revient aux formes des sensibles qu’elle trouve conservées en elle. Alors, elle agit sur ces impressions en opérant différentes combinaisons. La puissance imaginative est particulière par rapport aux autres puissances de l’âme, car elle a aussi la capacité d’imiter les sensibles conservées en elle. Parfois elle imite les sensations éprouvés par les cinq sens, en combinant les sensibles conservés en elle, parfois elle imite les intelligibles. Elle peut aussi imiter la puissance appétitive, nutritive et également les humeurs du corps. Elle imite également la puissance raisonnable en imitant les intelligibles. Elle est capable d’imiter les intelligibles qui sont dans l’extrême perfection, comme la Cause Première et les êtres séparés de la matière, et ce au moyen des meilleurs sensibles et des plus parfaits. Elle imite également les intelligibles imparfaits à l’aide des sensibles les plus vils et les plus imparfaits. Lorsque l’intellect agent fournit l’élément qui actualise l’intelligence humaine et qui permet aux intelligibles de se réaliser en elle, il arrive que cet élément, qui est pareil à ce qu’est la lumière pour la vue, déborde de la puissance raisonnable sur la puissance imaginative. Alors l’intellect agent aura sur la puissance imaginative une certaine action, qui lui fournit les intelligibles qui sont aptes à se produire dans la puissance raisonnable, soit spéculative soit pratique. L’imaginative reçoit ainsi les intelligibles au moyen des sensibles qui les imitent et qu’elle compose. Elle reçoit également les particuliers en les imaginant tels quels,ou en les imitant au moyen d’autres sensibles. C’est ce que fait la puissance raisonnable pratique par la réflexion sur ce qui est présent ou futur. Mais ce produit de la puissance imaginative est sans réflexion, les choses ayant été antérieurement déduites par la réflexion. L’intellect agent fournit ainsi les particuliers à la puissance imaginative, au moyen des songes et des visions véridiques. Il lui donne aussi des intelligibles, mais auxquels elle substitue des imitations des choses divines. Toutes ces choses peuvent se produirent pendant le sommeil ou à l’état de veille, ce qui dans de dernier cas est rare et ne se rencontre que chez très peu de gens. Ce qui se produit pendant le sommeil est, en majeure partie, composé de particuliers, alors que les intelligibles sont rares. Cela est ainsi, lorsque la puissance imaginative d’une personne est très forte et parfaite, que les sensibles qui lui viennent de l’extérieur ne s’en accaparent pas entièrement, et ne l’asservissent pas à la puissance raisonnable, qu’elle garde malgré ses préoccupations une réserve importante lui permettant d’effectuer ses propres actions, que son état en temps de veille est comme son état en temps de sommeil quand elle se libère de ses préoccupations. Elle se représentera alors, les informations fournies par l’intellect agent par des sensibles visibles qui les imitent : les choses imaginés reviennent et s’impriment dans la puissance sensitive. Quand ces images se produisent dans le sens commun, elles s’impriment dans la puissance visuelle, ce qui est ainsi formé provoque la reproduction de ces images dans l’air lumineux contigu à l’œil traversé par le rayon visuel. Une fois dans l’air, ces images reviennent derechef s’imprimer dans la puissance visuelle. Ainsi, ce que l’intellect agent fournit devient visible à cette personne. Al-Farabi veut peut-être expliquer ainsi, comment les choses qui apparaissent par exemple aux prophètes, ne sont visibles qu’à ces derniers et non aux personnes qui sont à proximité au moment de la vision. Cela lui permet aussi d’expliquer d’une manière rationnelle, la prophétie, et certaines apparitions qui lui sont liées, tels que les anges et d’autres choses prodigieuses. La personne dont la puissance imaginative imite les données de l’intellect agent par des sensibles d’une beauté et d’une perfection ultime, dira que Dieu possède une grandeur majestueuse et admirable ; il verra des choses prodigieuses qui ne peuvent absolument pas se rencontrer chez les autres êtres, et lorsqu’il reçoit à l’état de veille, de l’intellect agent les particulier présent et futurs, ou leur sensibles imitateurs, ainsi que les imitations des intelligibles séparés et de tous les autres êtres supérieurs et qu’il les voit, il aura alors la prophétie des choses divines. C’est là le plus haut degré auquel arrivent la puissance imaginative et le plus parfait état que l’homme atteint grâce à elle. Al-Farabi nous décrit ensuite les degrés inférieurs qui viennent successivement : celui qui voit toutes ces choses mais les unes à l’état de veille, les autres dans son sommeil ; celui qui les voit pendant son sommeil uniquement ; ensuite ceux qui reçoivent les particulier à l’état de veille et ne reçoivent point les intelligibles ; ceux qui ont l’inverse du précédent, etc. Les hommes se hiérarchisent encore de ce point de vue. C’est à l’aide de ce système qu’Al-Farabi interprète la folie et d’autres maladies psychiques, cela arrive lorsque certains événements corrompent le tempérament et les imaginations de certaines personnes. La vision qu’a Al-Farabi de la prophétie rompt avec la néoplatonicienne, pour qui la prophétie est un lien entre un être humain et quelque chose qui se situe au-delà de toute intelligence et transcende toute intelligibilité, de ce fait, prophétie et révélation sont inaccessibles à l’entendement humain. Il admet le caractère transhumain de la prophétie et de la révélation, mais soutient que toutes deux sont susceptibles d’être analysées par l’intelligence humaine : ceux qui les étudient sont capable d’appréhender la manière dont elles se produisent, sans pouvoir les générer. Et il semble enfin que pour lui, la religion n’est pas forcément révélée ou prophétique. Il suffit de voir la définition qu’il en donne dans le livre de la religion : « une religion, ce sont des opinions et des actions réglementées et rattachées à des clauses que prescrit le premier gouvernant d’un groupe de gens, en revendiquant d’acquérir, à la faveur de leur adoption par eux, un objectif défini qu’il a sur eux ou grâce à eux. Ce groupe peut-être un clan, ce peut être une cité ou un district, ce peut être une nation immense, ce peut être une pluralité de nations ». Il poursuit en nous disant que si le gouvernant est vertueux et que son but, dans ce qu’il en prescrit, est d’acquérir avec tous ceux qui sont sous son gouvernement la félicité ultime et qui est réellement félicité, alors sa religion est vertueuse. Mais dans la suite de la cité vertueuse, il nous dit qu’il y a des sociétés parfaites et imparfaites. Les premières sont grandes, moyennes et petites. La grande société comprend l’ensemble des terres habitables, vient ensuite la nation puis la cité. Quant aux sociétés imparfaites, ce sont les habitants d’un village, d’un quartier, d’une rue et d’une maison. On peut en conclure que pour notre philosophe, la religion vertueuse, mais aussi le bonheur et l’ultime perfection, ne peuvent s’obtenir que dans une des sociétés parfaites. Le chef vertueux ne pouvant également effectuer efficacement sa tâche que dans ces sociétés. Sa description du cosmos et du fonctionnement du corps humain en début d’ouvrage, va lui servir à justifier la structure de la cité vertueuse. A l’image du cœur qui est la cause de l’existence et de la hiérarchie des autres organes et de leur bon fonctionnement, le chef doit être la cause de l’existence de la cité, de celle de ses parties, de leurs habitus volontaires et de leur hiérarchie. De plus, il doit assurer leur bon fonctionnement. Il le fait un peu à la manière d’un médecin qui doit ramener l’équilibre des tempéraments du corps quand cet équilibre est rompu. A part que lui, doit ramener l’équilibre des mœurs des habitants de la cité, quand celui-ci a dévié. Le médecin se sert de l’art de la médecine, le chef de la cité se sert, quant à lui, de l’art de la politique. Les organes sont hiérarchisés d’une façon tel que ceux qui sont les plus proches de l’organe dominant, à savoir le cœur, accomplissent les actions les plus nobles. Ceux qui viennent juste après, accomplissent des actions moins nobles. Cela continue ainsi jusqu’à aboutir aux organes qui accomplissent les actions les plus viles. La cité vertueuse fonctionne de la même manière, les parties les plus proches du chef accomplissent les actions les plus nobles, et les parties les plus éloignées accomplissent les actions les plus inférieures. Une action peut être des plus inférieures à cause de son objet et être en même temps d’une grande utilité, un peu comme les intestins et la vessie dans le corps. Le rapport entre le chef de la cité vertueuse aux autres parties de celle-ci est pareil à celui de la Cause première aux autres êtres. Les êtres pures de toute matière sont les plus proches du premier, viennent ensuite les corps célestes, puis les corps sublunaires. Tous ces êtres imitent la Cause première et tendent vers elle chacun selon sa puissance. Cependant, cela se fait de manière hiérarchisée, de sorte que chacun poursuit la fin de celui qui le précède immédiatement, et ce en partant du plus inférieur jusqu’à aboutir aux êtres qui n’ont pas d’intermédiaire entre eux et le Premier. Ceux qui ont reçu dès le départ tout ce qui constitue leur existence, ont été programmé dès le début à la fin du premier et occupent ainsi les rangs les plus élevés. Ceux au contraire qui n’ont pas reçu tout ce qui constitue leur existence, ont reçu une puissance qui les meut vers ce qu’ils ont à obtenir, poursuivant de cette façon la fin du Premier. C’est ainsi que doit être la cité vertueuse. Toutes ces parties doivent tendre par leurs actions vers la fin du chef, chacun selon son rang. En fait, la cité vertueuse est divisé en cinq parties : Il y a tout d’abord les vertueux, puis ceux qui maîtrisent l’éloquence, les experts, les combattants et enfin ceux qui s’occupent des choses lucratives. On devine l’influence de Platon et de sa division de la cité idéale, à part que cette dernière est divisée en trois parties (les philosophes, les gardiens et les artisans). Les combattants peuvent être apparentés aux gardiens de Platon, mais à la différence près que, si les gardiens de Platon avaient pour vocation la défense de la cité, les combattants d’Al-Farabi eux, ont un rôle défensif mais aussi offensif. Le rôle offensif est destiné pour l’extérieur mais aussi pour l’intérieur. A l’intérieur de la cité, il consiste à amener par la contrainte ceux qui n’ont pas voulu suivre ce qui est bon pour eux par la persuasion. On peut dire que les combattants suppléent les éloquents qui doivent user de persuasion. A l’extérieur l’offensive sert à exporter par la persuasion et la force les opinions et les pratiques de la cité vertueuse. C’est une guerre qualifiée de juste. La guerre menée par les régimes ignorants est une guerre injuste, car son but est soit de s’accaparer de richesses, d’asservir, d’humilier ou d’être honoré. La guerre juste du régime vertueux est peut être une tentative de justifier rationnellement le jihad islamique, ou alors on peut dire qu’elle s’apparente aux missions civilisatrices de l’époque coloniale. La deuxième apport qu’on peut relevé par rapport à Platon, c’est la classe des gens qui maîtrisent l’éloquence, elle inclut les détenteurs de la religion, les orateurs, les rhéteurs, les poètes et les secrétaires administratifs. Leur rôle est de propager la religion du fondateur. Il y a peut-être quand même une analogie à faire, entre ces derniers et les poètes de Socrate dans la République de Platon, dont le rôle était de rapporter les histoires sur les dieux et les grands héros, selon la direction voulu par le fondateur de la cité, et ceci dans le but d’inculquer la vertu3. La religion ne fait pas appel à la raison, mais à l’opinion et à l’imagination. Elle imite la vérité qu’appréhende directement la philosophie à l’aide d’images et de symboles, car la multitude ne peut appréhender les vérités philosophiques qui sont réservés à une élite. Pour cela, la religion doit s’adapter à son époque, à sa région, et à la culture du milieu dans lequel elle évolue. Cette religion est fondé par le premier chef de la cité vertueuse, car nous avons vu qu’il était non seulement philosophe mais aussi prophète. Le chef de la cité vertueuse est un homme qui a réalisé son humanité à la perfection. Son imagination est parvenue à son ultime achèvement, et de ce fait est capable de recevoir de l’Intellect agent, à l’état de veille ou de sommeil, les particuliers mêmes ou leurs imitations, ainsi que l’imitation des intelligibles. Son intellect patient a atteint sa perfection en devenant intelligence et intelligible en acte par l’appréhension de tous les intelligibles, acquérant ainsi une intelligence en acte plus achevée, plus dégagée de la matière, plus proche de l’Intellect agent. Cette intelligence est l’intellect acquis qui est intermédiaire entre l’intellect patient et l’Intellect Agent. L’intellect patient est chez lui comme la matière de l’intellect acquis, lequel est comme la matière de l’Intellect agent formant ainsi comme un ensemble unique. C’est de cette manière que Dieu inspire le chef de la cité vertueuse par l’entremise de l’Intellect agent. Par ce qui déborde dans son intellect patient, il devient sage et philosophe. Par ce qui déborde dans son imagination, il devient prophète. Cet homme est au rang le plus achevé de l’humanité, il connaît tout acte capable de procurer le bonheur. Al-Farabi nous dit que pour que cela se produise chez une personne, elle doit posséder certaines qualités innées. Il en dénombre douze : 3 PLATON, La République, trad. fr. Georges Leroux, Paris, Flammarion, 2002, p.154. Avoir les organes au complet et assez puissant pour ce qui doit être accompli. Etre doué pour comprendre ce qu’on lui dit selon le sens visé. Avoir une bonne mémoire. Avoir l’esprit perspicace. Avoir une belle élocution et pouvoir énoncer avec une clarté parfaite ce qui est voulu. Aimer s’instruire et y parvenir sans peine. Etre contre les excès dans la nourriture, le plaisir charnel, etc. … Aimer la vérité et les véridiques, haïr le mensonge et les menteurs. Avoir de la grandeur d’âme et aimer la dignité. Mépriser les richesses et les biens de la terre. Aimer la justice et les justes, haïr l’injustice et la tyrannie et ceux qui les commettent. Etre d’une forte décision, audacieux et entreprenant dans ce qui doit être accompli. La réunion de toutes ces qualités dans le même individu est difficile, c’est pour ça que de tels individus ne se rencontrent que très rarement. Une fois la cité vertueuse établi, s’il existe un individu réunissant au moins six conditions ou cinq, et ayant une puissance imaginative développé, il sera le chef. Mais s’il ne se rencontre pas un tel individu à une époque donnée, les lois et les traditions établies par le premier chef et ses successeurs, s’il yen a eu, seront maintenues. Le chef qui viendra ensuite, sera celui qui réunira les dites conditions depuis sa naissance et son adolescence, et qui remplira à l’âge adulte six autres conditions : Etre sage. Etre savant, connaître les lois et traditions établies par les premiers chefs et s’y conformer fidèlement. Exceller dans l’art de la déduction au sujet des cas non prévu par les prédécesseurs. Avoir une grande puissance de réflexion et de déduction pour prévoir les événements non prévus par les premiers chefs, et pouvoir les résoudre pour améliorer l’état de la cité. Avoir une excellence de direction par la parole vers les lois des premiers chefs et celles qui ont étés déduite à leur suite. Avoir une fermeté corporelle pour pouvoir mener les opérations de guerre, et posséder l’art militaire. S’il ne se trouve pas un individu unique réunissant ces conditions, mais qu’il s’en trouve deux, l’un sage et l’autre présentant le reste des conditions, tous deux seront chefs de la cité. Il peut également y avoir un groupe d’individus qui se partagent ces conditions, l’un possédant la sagesse et chacun des autres ayant une des conditions restantes. S’ils s’accordent entre eux, ils seront les chefs vertueux. Par contre, si à un moment donné la sagesse vient à manquer dans un gouvernement, bien que celui-ci satisfasse au reste des conditions, la cité vertueuse demeurera sans roi et le chef s’occupant de la cité ne sera point roi. Cette cité connaîtra la ruine s’il tarde à y avoir un sage à adjoindre au gouvernement. A la cité vertueuse s’oppose la cité dépourvue de sagesse, c’est la cité ignorante. La fin dernière pour ses habitants n’est pas le bien véritable et le bonheur, mais plutôt les biens qui ne le sont qu’en apparence, comme la richesse, la santé, la jouissance des plaisirs, la liberté de suivre ses passions et les honneurs. La réunion de tous ces biens équivaut pour eux au bonheur suprême, et leur privation constitue le malheur. La cité ignorante est de plusieurs sortes : La cité du nécessaire qui veut seulement assurer sa subsistance. La cité de l’échange qui a pour but la richesse et l’aisance. La cité de l’abjection qui recherche uniquement le plaisir des sens et de l’imagination. La cité des honneurs qui désire la renommée, la réputation et la gloire. La cité de la puissance dont le but est la domination et la soumission des autres. La cité de la luxurieuse dont la fin est la liberté individuelle, pour que chacun puisse laisser libre court à ses passions. Elles peuvent être classé en trois catégories : La cité immorale est celle dont les idées et les connaissances sont celle de la cité vertueuse, mais dont les actes sont ceux de la cité ignorante. La cité versatile est une cité vertueuse qui a changé par la suite. Des idées étrangères s’étant introduites, leurs actions sont devenues différentes. La cité égarée est une cité qui s’attend au bonheur après cette vie, mais a modifié ce bonheur. Elle de Dieu, des êtres seconds et de l’Intellect agent des idées fausses. Son premier chef est un faux prophète qui se dit inspiré, utilisant en cela des falsifications, des tromperies et la séduction. Al-Farabi relate ensuite ce qu’il advient aux habitants des différentes cités après la vie présente. C’est une vision pour le moins originale où se mélange mysticisme et métempsychose. Tout d’abord les habitants des cité ignorantes. Leurs âmes ont besoin de la matière pour subsister, du fait qu’aucune vérité ne s’y est imprégnée. Quand le corps meurt et se corrompt, la puissance de l’âme qui le faisait subsister s’anéanti. La puissance restante sera la forme de la chose en quoi le corps s’est décomposé. Quand le corps se décomposera de nouveau, la puissance grâce à laquelle il subsistait sera anéanti, la puissance restante sera la forme de ce en quoi le corps s’est décomposé. Il en sera ainsi jusqu’à aboutir aux éléments primaires. Ensuite ce qui ce qui se constituera du mélange de ces éléments, la puissance restante en sera la forme. S’ils se reconstituent en homme, la puissance ayant abouti aux éléments redeviendra forme humaine. Si par contre ils se mélangent de façon à composer une quelconque espèce animale, cette puissance en sera la forme. Ce sort est réservé à ceux qui connaissaient les idées et pratiques de la cité vertueuse, mais ont adopté ceux de la cité ignorante à l’instar de la cité immorale. Quant aux autres habitants de la cité ignorante qui ont été égaré, ils disparaissent une fois leur corps anéanti. Les habitants de la cité vertueuse, du fait de leurs actions et de leurs connaissances, leurs âmes n’ont pas besoin de la matière pour subsister. Quand le corps meurt, l’âme se libère et peut atteindre le bonheur. Chaque génération qui passe va rejoindre la génération du même rang qui l’a précédée, s’unit à elle et augmente du même coup son bonheur. C’est que chaque âme intellige son essence et intellige de nombreuses fois des essence qui lui sont semblables. Les âmes s’unissant indéfiniment, leur bonheur augmentera indéfiniment. On devine là la notion d’éternité du monde. On a pu constater que la cité vertueuse d’Al-Farabi est à l’image du cosmos et de la nature. Le régime qu’il conçoit est de type monarchique, ou à défaut oligarchique. Il rejoint sur ce point Platon et dans une moindre mesure Aristote. Car si ce dernier prévoyait ces types de gouvernements, il en incluait un troisième, la démocratie, qui était à ses yeux le meilleur type de gouvernement. On est en droit de se demander si Al-Farabi avait pensé au régime démocratique, et le cas échéant ce qu’il en avait pensé ? En fait il le classe dans une catégorie de cités ignorantes. C’est la cité luxurieuse qui représente la démocratie. Car la fin de cette cité est la liberté de ses individus, et le roi dirige selon leur volonté, les habitants ne suivant que ceux qui les mènent à la liberté et la préserve tout en leur permettant de jouir des désirs. Al-Farabi voit quand même quelque chose de positif dans la cité démocratique. Elle est, avec la cité du nécessaire, dont les habitants n’ont pas encore été corrompus par le plaisir et le désir superficielle, susceptible de fournir le point de départ pour l’établissement du régime vertueux. Le régime démocratique permet et protège chaque type de désir, il en résulte une grande diversité de caractères et de modes de vies. La cité démocratique comportera donc du bon et du mauvais, il existe également la possibilité d’y trouver le développement des êtres humains vertueux et la présence des sages, des rhétoriciens et des poètes. L’autre caractère essentiel est que ce régime est celui qui produit les sciences et les arts les plus hautement développés, indispensable à l’établissement du régime vertueux. Car dans la cité vertueuse, la philosophie aura besoin des sciences syllogistiques pour pouvoir appréhender les intelligibles le plus parfaitement possible. La religion aura quant à elle besoin de la poésie et de l’éloquence pour se propager au sein de la cité. Si on peut déjà dire que certains des enseignements d’Al-Farabi sont obsolètes, il y en a d’autres par contre qui sont vraiment d’actualité. Sa vision de la religion est d’une grande tolérance, si on fait exception de sa propagation par la force. Il nous dit que toutes les religions révélées et vertueuses convergent vers une même fin, et de ce fait, elles se valent. Car ces religions se veulent l’incarnation de vérités universelles, qu’elles transmettent par des images et des symboles afin de les adapter au temps, à l’espace et au niveau intellectuel d’une société. Cette vison permet à la religion de progresser au lieu de rester figée dans le passé. Cette approche devrait faire méditer beaucoup de coreligionnaires d’Al-Farabi qui vivent aujourd’hui, mais aussi beaucoup d’adeptes des autres religions, en ces temps où la théorie du choc des civilisations semble avoir du succès. INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES AL-FARABI, Aphorismes choisis, trad. fr. Guillaume Dye et Soumaya Mestiri, Paris, Fayard, 2003. AL-FARABI, Idées des habitants de la cité vertueuse, trad. fr. Youssef Karam, J. Chlala et A. 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VALLAT Philippe, Farabi à l’école d’Alexandrie, Paris, Vrin, 2004.