Nietzsche et le problème de la souffrance

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Nietzsche et le problème de la souffrance
Mémoire
Benjamin Lavoie
Maîtrise en philosophie
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Benjamin Lavoie, 2015
Résumé
La philosophie pessimiste de Schopenhauer sera confrontée avec la pensée nietzschéenne.
Nous allons démontrer que la tragédie attique coïncide avec une affirmation de la
souffrance. Nietzsche fait la distinction entre une vie ascendante et déclinante. C’est
l’aptitude à affronter et surmonter la souffrance qui servira de critère entre les forts et les
faibles. Le plaisir et la douleur sont des interprétations de la volonté de puissance en
réaction à une excitation. Nous distinguerons la vie qui lutte pour la puissance et celle qui
lutte pour sa conservation. Pour Nietzsche, il faut s’ouvrir à la souffrance pour créer et
vivre supérieurement. Le surhumain, en opposition avec la pitié, sera l’horizon de
dépassement des hommes. Nietzsche s’en prend à l’idéal ascétique. Par une analyse
généalogique de la mauvaise conscience, il découvre le rôle pernicieux qu’ont joué les
prêtres dans le processus d’intériorisation de la douleur. Nous exposerons sa critique acerbe
du christianisme.
III
Table des matières
Contenu
Résumé.................................................................................................................................. III
Table des matières ................................................................................................................. V
Abréviations des œuvres ...................................................................................................... IX
Avant-propos ....................................................................................................................... XI
Introduction ............................................................................................................................. 1
Chapitre 1 –Souffrance et pessimisme.................................................................................... 7
1.1. Schopenhauer et la tragédie ......................................................................................... 7
1.2 Nietzsche et la tragédie ............................................................................................... 16
1.2.1 L’origine de la tragédie ............................................................................................ 18
1.2.2 La tragédie comme affirmation et justification esthétique de la vie ........................ 23
1.2.3 Art et pessimisme ..................................................................................................... 31
1.3.1 La tragédie comme symptôme d’une santé débordante ........................................... 36
1.3.2 Surabondance et appauvrissement ........................................................................... 40
Chapitre 2 – Volonté de puissance et souffrance .................................................................. 47
2.1.1 Le plaisir et la douleur comme phénomènes concomitants de la volonté de
puissance ........................................................................................................................... 47
2.1.2 La distinction entre excitation (souffrance) et douleur ............................................ 51
2.1.3 La volonté de puissance ........................................................................................... 53
2.1.4 Lutte pour la puissance versus instinct de conservation .......................................... 56
2.2.1 L’ouverture à la souffrance comme condition d’une vie supérieure........................ 60
2.2.2 La souffrance comme fondement des outre-mondes ............................................... 67
2.2.3 S’ouvrir à la souffrance pour créer........................................................................... 71
2.2.4 Souffrance et surcompensation ................................................................................ 74
V
2.3.1 Le surhumain comme justification et sens de la souffrance .................................... 77
2.3.2 Le problème de la pitié ............................................................................................ 83
2.3.3 La pitié va à l’encontre du précepte « deviens celui que tu es » ............................. 91
Chapitre 3 – Le problème de l’intériorisation de la douleur .............................................. 101
3.1.1 L’intériorisation de l’homme ................................................................................. 101
3.1.2 La relation entre le débiteur et le créancier ........................................................... 106
3.2.1 Le changement de direction du ressentiment par les prêtres ................................. 110
3.2.2 L’idéal ascétique des prêtres.................................................................................. 118
3.2.3 Le traitement « thérapeutique » préconisé par les prêtres ..................................... 125
3.3 Le christianisme comme doctrine d’asservissement ................................................ 130
Conclusion .......................................................................................................................... 145
Bibliographie ...................................................................................................................... 153
VI
Abréviations des œuvres
De Nietzsche
A…………………. Aurore
AC……………...… L'Antéchrist
CI……………...…. Crépuscule des idoles
EA……………….. Essai d’autocritique
EH…………..……. Ecce Homo
GM………….……. La Généalogie de la morale
GS…………...…… Le Gai Savoir
HTH …………..…. Humain trop humain
NT………………... La naissance de la tragédie
PBM ………………Par-delà bien et mal
VP …………………La volonté de puissance
VSO……………….Le voyageur et son ombre
Zara………………. Ainsi parlait Zarathoustra
De Schopenhauer
FM………………... Le fondement de la morale
MVR……………… Le monde comme volonté et représentation
IX
Avant-propos
Je tiens à remercier ma directrice de recherche, Marie-André Ricard, dont les
commentaires, critiques et suggestions ont grandement favorisé mon travail. Il va sans dire
que, sans elle, la rigueur de ce travail n’aurait pas été ce qu’elle est. Je voudrais exprimer
ma reconnaissance envers mes parents, Sylvie Charette et Jean-Marc Lavoie, qui m’ont
toujours poussé et soutenu dans mes projets. Sans eux, la rédaction de ce mémoire aurait
été plus difficile et précaire. Outre un soutien financier qui m’a permis de continuer
calmement mes travaux, ma mère a continuellement valorisé mes recherches, et ce, dès
mon plus jeune âge, alors que mon père m’a inculqué l’assiduité qui m’a permis d’être
constant dans ma tâche. Je veux dire un merci particulier aux gens qui m’ont entouré dans
cette entreprise. À Ann-Julie Bonneau, qui m’est très proche, pour son soutien indéfectible
ainsi que pour son engagement dans la correction de mes travaux. Grâce à elle, j’ai pu
reprendre confiance en moi à chaque fois que le travail de recherche et de rédaction me
semblait fastidieux et décourageant. À Sébastien Carrier, en hommage à une amitié de
longue date qui m’est précieuse et pour toutes ces discussions que nous avons eues sur la
philosophie au fil des années. Sans son dévouement hors pair pour les questions
intellectuelles et l’engagement social, je n’aurais pas eu de guide pour m’éclairer dans les
dédales de la pensée, ni pour donner du sens au rôle de l’intellectuel dans notre société. À
Cédric Gingras, pour son écoute remarquable, son intérêt marqué pour les questions
philosophiques, sa patience, sa bonne humeur et ses commentaires qui me furent agréables.
Son amitié m’a permis de me convaincre de la valeur des œuvres de l’esprit tout en y
voyant l’occasion ludique d’une croissance personnelle. À Julien Bilodeau-Potvin, pour le
sérieux de ses critiques, sa probité exceptionnelle ainsi que pour sa compréhension des
difficultés que rencontre le philosophe dans notre société. Sans lui, je n’aurais pas pu
concevoir à quel point l’ignorance et la naïveté nous guettent dès lors que nous
abandonnons la résistance de la pensée. Enfin, je ne puis rendre compte ici de tout le
support que j’ai bénéficié ni de tout ce que je dois à mes enseignants, amis et proches.
Sachez, et je pense entre autres ici aux nombreuses conversations amicales et
philosophiques avec Martine Lavoie, David Harrison-Carrière, Pascal Côté-Comeau, que
j’ai une pensée pour tous ceux qui m’ont aidé et accompagné, directement ou
indirectement, dans mon parcours depuis le début du baccalauréat.
XI
Introduction
L’existence humaine comporte de nombreuses souffrances. Nous ressentons des
douleurs corporelles, psychologiques et morales. Nous souffrons de la maladie, de la
compassion, de la perte d’autrui et de notre angoisse existentielle dans l’anticipation de
notre propre mort. Pourquoi et comment vivre alors que nous savons que nous allons perdre
autrui et mourir nous-mêmes? Comment pouvons-nous endurer tous ces maux? Le
problème de la souffrance est grave; c’est une épreuve que tout être humain doit affronter
malgré lui.
D’une part, le penseur qui nous intéresse dans ce mémoire, c’est-à-dire Friedrich
Nietzsche (1844-1900), fut lui-même très malade et souffrant1. Dans cette épreuve, il a pu
observer l’effet de la souffrance et de la maladie sur la pensée et les activités humaines.
L'homme qui souffre risque de faire de sa souffrance un argument contre la vie, c'est-à-dire
de devenir pessimiste. Le tourment peut même le pousser à inventer un monde transcendant
au sein duquel la souffrance n'existe pas, soit ce que Nietzsche nomme le nihilisme. D’autre
part, le thème de la souffrance est central dans l’œuvre de Nietzsche. Il a déjà une
importance capitale dans son premier livre La naissance de la tragédie et il peut constituer,
selon nous, un fil directeur de l’œuvre entière du philosophe2. En filiation directe avec
Schopenhauer (1788-1860), Nietzsche conçoit, dans sa première œuvre, un rapport entre la
connaissance et le problème du sens de l’existence : la connaissance tragique dévoile
1
Jean Vioulac affirme que ce qui caractérise d’une façon déterminante la vie de Nietzsche, c’est la
permanence de la souffrance et de la maladie. Vioulac, Jean, « La réduction pathologique : le statut
philosophique de l’expérience de la maladie dans la pensée de Nietzsche », Laval théologique et
philosophique, Vol. 67, N° 2, 2011, pp. 281-307. Page 287.
2
Nous reprenons en partie cette thématique à Georges Goedert. Selon lui, la souffrance est un thème qui
structure l’œuvre de Nietzsche mais qui change de statut au cours des trois périodes de l’œuvre du philosophe.
La première se caractérise par une proximité avec Schopenhauer par l’« un originel » et la contradiction au
cœur de l’être. La deuxième prend ses distances avec la métaphysique de Schopenhauer ainsi que sa
conception de la pitié mais conserve l’importance du thème de la souffrance surtout en ce qui concerne la
connaissance et le génie. La troisième insiste sur la souffrance de la création ainsi que sur le rapport entre
souffrance et volonté de puissance. Goedert, Georges, Nietzsche critique des valeurs chrétiennes. Souffrance
et compassion, pages 17, 66, 101, 185, 203 et 391.
1
l’horreur et l’absurdité de l’existence. Devant la révélation que la vie comporte
d’innombrables souffrances, que nous allons tous mourir et que ni la souffrance ni
l’existence n’ont de sens, l’homme est pris de dégoût. Il se demande si la vie vaut la peine
d’être vécue, ou encore et selon la sagesse pessimiste de Silène, si devant autant de
souffrance le Bien ne serait pas de ne pas être né ou de mourir bientôt3.
Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche affirme : « on ne cesse d’avancer la
souffrance comme le premier des arguments contre l’existence, comme son point
d’interrogation le plus grave4 ». Le fait de souffrir met l’existence en cause, cela nous fait
interroger sa valeur. L’être humain veut savoir pourquoi il ressent de la douleur, il veut
savoir ce qu’elle signifie de même que ce qui la justifie5. Si elle avait un sens, il serait plus
aisé de l’endurer. Toutefois, la souffrance apparaît absurde, c’est-à-dire comme résultant du
hasard. Aussi, elle tourmente tous les hommes, et ce, indépendamment de la vie qu’ils
mènent. Le philosophe écrit à ce propos : « Ce qui révolte dans la souffrance, ce n’est pas la
souffrance en soi, mais le non-sens de la souffrance6 ».
Pour supporter la vie et apaiser leur angoisse existentielle, les hommes s’activent de
diverses manières à répondre à la question de la souffrance. Dans l’aphorisme §370 du Gai
savoir, l’auteur dit que :
tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme un remède et un secours au
service de la vie en croissance, en lutte : ils présupposent toujours de la souffrance et
des êtres qui souffrent. Mais il y a deux sortes d’êtres qui souffrent, d’une part ceux qui
souffrent de la surabondance de la vie […] et ensuite ceux qui souffrent de
l’appauvrissement de la vie7.
3
NT, §3, p. 36.
GM, II, §7, p. 72.
5
Conche, Marcel, Nietzsche et le bouddhisme, p. 23. Marin, Claire et Zaccai-Reyners, Nathalie, Souffrance et
douleur. Autour de Paul Ricœur, texte de Paul Ricœur, La souffrance n’est pas la douleur, p. 30-32.
6
GM, II, §7, p. 73.
7
GS, livre 5, 1887, §370, p. 384.
4
2
Ainsi, tout art et toute philosophie peuvent être considérés comme des réactions à la
souffrance. Toutefois, Nietzsche distinguera entre une façon ascendante et décadente de
vivre la souffrance.
Compte tenu des souffrances et des douleurs terribles que Nietzsche a endurées, on
s’attendrait à ce que sa pensée soit pessimiste et nihiliste. Pourtant, c’est tout le contraire
que ses œuvres nous donnent à lire. Il est sans doute celui qui a le plus critiqué la création
des arrières-mondes comme étant une fuite devant la réalité tout en mettant de l’avant une
affirmation de la souffrance allant de pair avec celle de la vie. Pour Nietzsche, on ne peut
pas éliminer toute souffrance car celle-ci fait fondamentalement partie de la vie8. Cette
dernière comporte un pathos, soit une part de passivité que tout vivant doit supporter9.
Vivre, c’est nécessairement être en relation et être affecté, ce qui implique de ressentir de la
souffrance10.
Mais, dans ce cas, que doit-on faire avec la souffrance? Selon l’auteur qui nous
intéresse, nous pouvons tenter d’éradiquer, en éliminant leur cause, certaines formes de
souffrance qui ne sont pas intrinsèquement liées à une dimension fondamentale de la vie.
Par exemple, les douleurs de la culpabilité qui naissent de la doctrine judéo-chrétienne du
péché peuvent être dépassées. Toutefois, d’autres souffrances demeurent et il faut donc
tenter de modifier l’effet qu’elles ont sur nous11. Enfin, il faut surtout surmonter la
souffrance afin de créer quelque chose qui nous dépasse. Tout avenir fécond dépend de
8
Marcel Conche mentionne que, pour Nietzsche, la souffrance est une part essentielle de la vie. Conche,
p. 23. Patrick Wotling est aussi d’accord pour dire que la souffrance est une part essentielle de la vie chez
Nietzsche. Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 141. Aampora, Christa David,
« Nietzsche Contra Homer, Socrates, and Paul », The Journal of Nietzsche Studies, Issue 24, 2002, pp. 25-53,
pages 29 et 32.
9
Dictionnaire des concepts philosophiques, Larousse in extenso, CNRS Éditions, sous la direction de Michel
Blay, 2013, p. 597.
10
Selon Pierre Montebello, être vivant c’est toujours déjà être en relation : « la volonté de puissance est
nécessairement relationnelle ». Cette relation implique le contact avec des résistances qui sont ressenties.
Montebello, Pierre, Nietzsche. La volonté de puissance, p. 22-23.
11
Nietzsche pense que nous ne pouvons pas soustraire la souffrance de l’existence. Kain, Philip J.,
« Nietzsche, eternal recurrence, and the horror of existence », Journal of Nietzsche Studies, Issue 33, Spring
2007, pp. 49-63. Page 52.
3
l’aptitude à vivre la douleur12. En somme, la réponse nietzschéenne au problème de la
souffrance passe par la création13.
La thèse que nous soutiendrons dans ce mémoire, est que Nietzsche pense qu’il faut
s’ouvrir à la souffrance dans la mesure où cela contribue au dépassement de soi, à la
création et à l’affirmation de la vie. Ce qui justifie ici la souffrance, c’est qu’elle est un
moyen indispensable de la création. Dès lors, s’ouvrir à la souffrance est une attitude à la
fois pratique et intellectuelle. Cette attitude est intellectuelle, d’une part, dans la mesure où
nous comprenons que la vie est essentiellement une relation à des forces qui résistent, ce
qui implique d’être affecté et donc de la souffrance. D’autre part, parce que nous sommes
aptes à concevoir que la souffrance est nécessairement contenue dans l’acte de dépassement
de soi et de création. Cette attitude est pratique car vivons affectivement cette ouverture de
notre sensibilité afin de mettre en œuvre des processus créatifs.
Cette attitude favorable envers la souffrance découle de la conception nietzschéenne
de la volonté de puissance. S’ouvrir à la souffrance est une forme de consentement à la
volonté de puissance, c’est-à-dire à la vie en croissance. Toutefois, il semble problématique
de justifier la souffrance. Cette thèse, selon laquelle il faut s’ouvrir à la souffrance,
implique-t-elle que toute souffrance doit être valorisée comme moyen de création, voire
même justifiée ? Il semble bien qu’il faille aussi prendre garde à ne pas souffrir d’une
manière qui renforce la décadence. Ainsi, si d’une part il faut savoir s’ouvrir à la
souffrance, d’autre part, il faut aussi savoir s’en préserver dans la mesure où certaines
manières de souffrir affaiblissent la vie. Comme nous l’avons esquissé précédemment, nous
pensons que Nietzsche se défend de justifier l’intériorisation de la douleur qui est issue de
la tradition judéo-chrétienne car cette façon de vivre la douleur ne permet pas de parvenir à
une vie créative qui affirme la vie. Sa critique du christianisme, de l’ascétisme et de la
12
13
4
CI, chap. Ce que je dois aux anciens, §4, p. 604.
Zara, Aux îles fortunées, p. 103.
mauvaise conscience témoigne de cette limite. Il ne prône pas le dolorisme : la souffrance
en elle-même n’est pas une fin et doit disparaître au profit de la joie14.
Afin d’exposer la problématique qui nous intéresse, nous aborderons dans le premier
(1) chapitre, la question du rapport entre la souffrance et le pessimisme. La connaissance
tragique est liée, chez Schopenhauer comme chez Nietzsche, à la prise de conscience que la
vie comporte d’innombrables souffrances. D’une part, nous montrerons que dans le
pessimisme de Schopenhauer, c’est la souffrance qui est l’argument principal contre la vie
alors que dans la pensée de Nietzsche, la souffrance est compatible avec une affirmation de
la vie. C’est à travers l’exposition, pour chacun de ces penseurs, de la signification de la
tragédie attique, que nous apercevrons la rupture que Nietzsche opère par rapport à la
pensée de son éducateur. D’autre part, nous montrerons que la capacité à affronter la
souffrance deviendra le critère par excellence afin de procéder à la distinction entre une vie
ascendante et une vie déclinante. Par cette distinction, nous pourrons comprendre que la
tragédie est l’expression de la surabondance de la vie.
Nous aborderons, dans le deuxième chapitre (2), la question du rapport entre la
souffrance et la conception nietzschéenne de la volonté de puissance. D’une part, ce sera
l’occasion de montrer que la douleur et le plaisir ne sont que des états secondaires par
rapport à la volonté de puissance qui interprète dans le cadre de la croissance vitale. Ainsi,
toute pensée qui traite de la douleur et du plaisir comme des réalités en soi sera considérée
comme superficielle. Nous verrons aussi que chez Nietzsche, la souffrance est une épreuve
nécessaire à toute vie et, surtout, à toute vie qui croît et s’épanouit dans un processus
créatif. D’autre part, nous exposerons que la création des arrière-mondes prend sa source
dans la souffrance. La croyance en une transcendance, ou encore en un « monde vrai », qui
s’oppose au devenir et à l’immanence est le produit d’une vie qui se retourne contre elle-
14
Nous rejoignons ici les réserves de Maudemarie Clark devant Bernard Reginster qui pense que Nietzsche
affirme la souffrance pour elle-même. Clark, Maudemarie, « Suffering and the affirmation of life »,
Journal of Nietzsche Studies, 43.1, Monsoon, 2012, pp. 87-98, p. 92-95.
5
même. Nous examinerons finalement le rapport entre la souffrance, la compassion et la
création du surhumain. Dans cette partie, nous aurons l’occasion de montrer que la création
du surhumain implique un dépassement de la pitié schopenhauerienne ainsi qu’un certain
endurcissement de soi. La compassion engendre une déprime, dans la mesure où il nous est
intolérable de voir autrui souffrir, qui risque de nous détourner d’une vie affirmant la
souffrance. Or, nous pensons qu’il faut surmonter la souffrance et non pas seulement tenter
de s’en préserver ou de l’abolir.
C’est dans un troisième (3) chapitre que la problématique de la souffrance sera
abordée à partir de la vie réactive, du ressentiment et de la mauvaise conscience. Il sera
question de montrer que la souffrance, sous la forme de la privation ascétique et des
tortures de l’âme, est aussi un obstacle à la vie supérieure. L’ouverture à la souffrance
trouvera donc ici sa limite lorsqu’elle conduit la vie à s’affaiblir en se retournant contre soi
et en se mutilant. Dans cette perspective, nous aurons l’occasion de traiter du problème de
la culpabilité judéo-chrétienne et de l’idéal ascétique. Nous dévoilerons quel est le rôle des
prêtres et de la doctrine du christianisme dans la moralisation de la souffrance qui conduit à
maintenir les hommes dans un état de décadence. Comme nous le verrons, Nietzsche ne
souscrit pas à la croyance selon laquelle seule la souffrance est ce qui nous permet
d’avancer et que tout bien-être affaiblit. Bien au contraire, l’attitude masochiste qui
valorise la souffrance pour elle-même peut très bien mener à affaiblir les hommes et, par la
même occasion, les empêcher de goûter le bonheur des forts ou des esprits libres.
6
Chapitre 1 –Souffrance et pessimisme
Dans ce premier chapitre, nous allons présenter comment le problème de la
souffrance peut déboucher sur le pessimisme. Pour ce faire, nous allons tout d’abord
exposer (1.1) la conception schopenhauerienne de la tragédie. Pour ce penseur, la tragédie
est l’expression du pessimisme et elle pousse l’homme à se résigner devant le fait que la vie
est essentiellement souffrance. Dans un deuxième temps (1.2), nous montrerons que la
pensée de Nietzsche à propos de la tragédie est un refus de considérer la souffrance comme
un argument contre la vie. La vision nietzschéenne diffère complètement de celle de
Schopenhauer, puisqu’il comprend la tragédie attique comme une manifestation affirmative
de la vie. Dans un troisième temps (1.3), nous montrerons que la tragédie attique constitue
en fait l’expression d’une santé surabondante. Cela nous mènera à distinguer deux sortes de
vie dont l’une est ascendante et l’autre décadente.
1.1. Schopenhauer et la tragédie
En réfléchissant à sa première œuvre La naissance de la tragédie (1872), Nietzsche
écrit dans son Essai d’autocritique (1886) qu’elle contenait « un problème de premier ordre
et d’une grande séduction, et qui plus est un problème profondément personnel15». La
problématique générale de La naissance de la tragédie s’énonce comme suit : que signifie
le mythe tragique dans lequel on nous présente la vie comme étant pleine de souffrance et
de choix déchirants16? Cette question peut encore se formuler ainsi : pourquoi les Grecs de
l’antiquité ont-ils eu besoin de la tragédie? Or, lorsqu’il s’attaque à cette interrogation, le
jeune Nietzsche rencontre le problème du sens et de la valeur de l’existence. Il y a une
manière pessimiste de répondre à ce problème et qui correspond à une disposition d'esprit
qui porte à considérer la vie en général sous son aspect négatif. Cette disposition risque de
15
16
EA, §1, p. 11.
Ibid., p. 12.
7
mener à la négation du vouloir-vivre, c’est-à-dire à ce que Nietzsche nommera plus tard le
nihilisme.
Pour comprendre l’émergence de cette problématique dans l’œuvre de Nietzsche, il
faut remonter à l’influence qu’a eue sur lui son maître à penser17. Schopenhauer croyait que
le genre théâtral qu’est la tragédie grecque était le signe d’un pessimisme18, c’est-à-dire
d’une interprétation négative de la vie. La tragédie révèlerait que la vie est pleine de
souffrances et ne vaut rien :
le but de cette plus haute réalisation poétique est la présentation du côté effrayant de la
vie. La tragédie nous présente la douleur sans nom, la misère de l’humanité, le
triomphe de la méchanceté, l’empire narquois du hasard et de la chute irrémédiable des
justes et des innocents : voilà qui nous indique de la manière la plus insigne la nature
du monde et de l’existence. […] Nous voyons ainsi dans la tragédie que les
personnages les plus nobles, après une longue et douloureuse lutte, finissent par
renoncer à jamais tant aux buts qu’ils poursuivaient jusque-là avec tant de véhémence,
qu’aux plaisirs de la vie, ou quittent la vie elle-même de plein gré et avec joie19.
Il y a une ressemblance évidente entre la conception pessimiste de la vie qui ressort
de ce passage et le récit de la sagesse populaire grecque qu’on retrouve au paragraphe §3 de
La naissance de la tragédie en ce qui concerne la valeur de l’existence. Voici le récit que
fait Nietzsche de la rencontre entre le roi Midas et Silène, le compagnon du dieu Dionysos :
Une antique légende rapporte que le roi Midas avait longtemps battu les bois, mais en
vain, à la recherche du sage Silène, le compagnon de Dionysos. Quand enfin celui-ci
tombe entre ses mains, le roi lui demande quel est pour l’homme ce qu’il y a de plus
désirable, le bien suprême. Roide et figé, le démon se tait; jusqu’à ce que, pressé par le
roi, il finisse par lâcher ces mots en éclatant d’un rire strident : “Misérable race
d’éphémères, enfants du hasard et de la peine, pourquoi m’obliger à te dire ce que tu as
17
Pour Georges Goedert, on ne peut éclaircir l’œuvre de Nietzsche sans la mettre en rapport avec celle de
Schopenhauer. Goedert, p. 18. Pour Jozef Van de Wiele, une connaissance sérieuse de Schopenhauer est
requise pour comprendre l’œuvre de Nietzsche car il est sans aucun doute sa source principale. Van de Wiele,
Jozef, « Schopenhauer et le volontarisme. Aux sources de Nietzsche », Revue Philosophique de Louvain,
quatrième série, tome 74, n°23, 1976, pp. 375-400. Page 396. URL :
˂http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1976_num_74_23_5895˃.
18
Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation (MVR), tome 2, compléments du livre 4,
chapitre 46, p. 2064-2065.
19
Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation (MVR), tome 1, livre 3, §51, p. 495-496. Voir
aussi Goedert, p. 32.
8
le moins intérêt à entendre? Le bien suprême, il t’est absolument inaccessible : c’est de
ne pas être né, de ne pas être, de n’être rien. En revanche le second des biens, il est
pour toi ̶ et c’est de mourir sous peu.”20.
Dans la citation ci-haut de Schopenhauer, l’existence est un fardeau dont les héros de
la tragédie se débarrassent volontairement, voire même avec joie, suite à l’épreuve de
combats et de souffrances pour réaliser leurs désirs. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que
le désir est à la source de la souffrance. À propos de l’existence, Schopenhauer écrit :
une aspiration continuelle sans but ni repos; c’est ce qui nous frappe avec plus
d’évidence encore lorsque nous considérons l’animal, et l’homme. Vouloir et désirer
quelque chose, voilà toute son essence, tout à fait comparable à une soif inextinguible.
Or la base de tout vouloir est le besoin, le manque, donc la douleur, à laquelle il est
livré d’emblée et en vertu même de son essence21.
D’une manière similaire, la sentence du Silène concerne le désir de vivre et la
souffrance. Dans la conception de la sagesse populaire grecque, la vie apparaît douloureuse
au point de croire que le fait de n’être point né soit le bien suprême. D’autre part, tout
comme dans la citation de Schopenhauer, la fin de l’existence est ici aussi désirable. C’est
en suivant la conception que la vie n’est que misère que Schopenhauer interprète la tragédie
grecque :
À l’instant de la catastrophe tragique, nous accédons à la conviction, plus profonde que
jamais, que la vie est un rêve pénible dont il faut se réveiller. […] Ce qui confère à tout
tragique, quelle que soit la forme sous laquelle il se présente, l’élan spécifique de
l’élévation, c’est l’éclosion de la connaissance que le monde, la vie ne sauraient
procurer de satisfaction véritable, et donc ne méritent pas qu’on s’y attache. C’est en
cela que consiste l’esprit tragique : il conduit, dès lors, à la résignation22.
20
NT, §3, p. 36.
MVR, tome 1, livre 4, §57, p. 590.
22
MVR, tome 2, compléments du livre 3, chap. 37, p. 1834.
21
9
La tragédie est mise au service d’une résignation et d’une négation qui ont pour but
de se délivrer de la vie23. Schopenhauer interprète la souffrance comme le fond de l’Être24
et il voit en elle la preuve que l’existence ne vaut pas la peine d’être vécue. L’existence est
une douleur constante, qui oscille entre le lamentable et le terrible25, contre laquelle les
hommes s’efforcent et luttent, sans pourtant pouvoir espérer autre chose que la simple
conservation de cette vie tourmentée26. Tous les efforts des hommes ne réussissent
finalement qu’à faire changer la façon dont on souffre27. Bref, la vie des hommes est une
tragédie dont la mort est la destination28 :
La vie elle-même est un océan plein d’écueils et de tourbillons que l’homme évite le
plus précautionneusement et soigneusement possible, tout en sachant que, même s’il
devait réussir à passer, moyennant tous les efforts et tout l’art, il se rapprocherait par là
même, à chaque mouvement, du naufrage le plus grand, le plus total, le plus
inéluctable, le plus irrécupérable, il s’y dirigerait même tout droit : la mort. C’est elle
qui constitue la destination finale de ce fatiguant voyage, et, pour lui, elle sera bien pire
encore que tous les écueils qu’il a contournés. Or, ce qui est tout à fait remarquable,
c’est que, d’un côté, les souffrances et les tourments de la vie peuvent s’accroître si
facilement que même la mort, dans la fuite de laquelle réside toute la vie, devient
souhaitable, et qu’on s’y précipite de plein gré29.
Puisque la vie semble impuissante à nous procurer une satisfaction véritable,
Schopenhauer juge que la vie est indigne de notre attachement. Pour soutenir ce jugement,
il présente sa conception de la volonté en tant que désir. Les êtres humains tentent sans
cesse de fuir la souffrance mais, pour Schopenhauer, elle fait partie de l’essence de la vie,
23
Pernin, Marie-José, La philosophie de Schopenhauer. Au cœur de l’existence, la souffrance?, p. 180 : « Elle
prépare au renoncement en nous montrant le jeu de la fatalité ».
24
MVR, tome 1, livre 4, §54, p. 544 et §57 p. 589.
25
Ibid., livre 3, §52, p. 519.
26
Ibid., livre 4, §57, p. 592. « Pour la plupart, la vie est une lutte incessante pour cette existence même, avec
la certitude d’être finalement défait ».
27
Ibid., p. 593-594. « Vouloir et obtenir : entre ces deux s’écoule absolument toute vie humaine. Le souhait,
selon sa nature, est douleur : l’obtention conduit rapidement à la satiété : le but n’était qu’illusoire : la
possession supprime l’excitation : le souhait, le besoin reviennent sous une autre forme : sinon, c’est la
monotonie, le vide, l’ennui : s’y opposer est aussi éreintant que de lutter contre le dénuement ».
28
Ibid., §58, p. 608 : « La vie de tout un chacun, lorsqu’on la parcourt du regard en gros et en général, et
qu’on n’en retient que les traits significatifs, est au fond toujours une tragédie ». MVR, tome 2, compléments
du livre 4, chap. 49, p. 2143 : « La mort est le résultat, le résumé de la vie, ou la somme additionnée qui
exprime en bloc toute la leçon que la vie donnait par détails et par fragments, à savoir que toutes les
aspirations, dont la vie est le phénomène, étaient inutiles, vaines, contradictoires, et que s’en défaire est une
délivrance ».
29
MVR, tome 1, livre 4, §57, p. 592.
10
ce qui la rend inévitable30. Selon lui, le désir, qui n’a en soi aucune fin dernière, provient
d’un manque et donc, de quelque chose qui fait souffrir31 :
la volonté, à tous ses degrés de phénoménalisation, du plus bas au plus élevé, est
totalement dépourvue d’une fin et d’un but dernier, qu’elle désire constamment
quelque chose parce que ce désir, son unique essence, ne peut cesser par aucun but
atteint, et n’est donc capable d’aucune satisfaction finale; il ne peut être retardé que par
un obstacle, car en lui-même il s’étend à l’infini32.
Si le désir avait une fin, il pourrait peut-être se satisfaire, ou à tout le moins
progresser dans la réalisation d’un but. Le problème, c’est que ce manque n’est jamais
définitivement comblé et que les obstacles s’accumulent devant le désir, empêchant alors
tout bonheur durable. L’obstacle engendre lui aussi de la souffrance :
L’entrave par un obstacle posé entre elle et son but provisoire, nous l’appelons alors
souffrance; lorsqu’elle atteint son but, nous parlons, au contraire, de satisfaction, de
bien-être, de bonheur. […] Nous voyons alors que ceux-ci sont pris dans une constante
souffrance, sans bonheur permanent. Car tout désir naît d’un manque, d’une
insatisfaction quant à son état, il est donc souffrance tant qu’il n’est pas satisfait. Or,
aucune satisfaction n’est durable, elle ne fait toujours qu’inaugurer, bien au contraire,
un nouveau désir. Nous voyons que le désir est toujours entravé de façon multiple,
qu’il est toujours en conflit et, en tant que tel, il est toujours souffrance : comme il n’y
a pas de but ultime du désir, il n’y a ni mesure ni but de la souffrance33.
Nous comprenons aisément que le bonheur est fugace et qu’il ne s’obtient qu’après
mille efforts. Mais il y a plus, le bonheur n’est en fait ici qu’un état négatif : ce n’est
qu’absence temporaire de souffrance ou, dit autrement, seulement la fin d’un mal. Un autre
passage de la philosophie de Schopenhauer montre explicitement cette conception négative
du bonheur : « Toute satisfaction, ou ce qu’on appelle ordinairement bonheur, ne sont, en
vérité et par essence, toujours que négatifs, et absolument jamais positifs.34 »
30
Ibid., p. 595 et 601.
Van de Wiele, p. 391.
32
MVR, tome 1, livre 4, §56, p. 585.
33
Ibid., p. 587.
34
Ibid., §58, p. 603.
31
11
Les pensées de Schopenhauer sont effrayantes. Si nous acquiesçons à cette manière
de concevoir la vie, il semble difficile d’entrevoir une satisfaction digne de ce nom à notre
existence. Même le bonheur, difficilement atteignable, semble être dépourvu de toute joie
puisqu’il n’est qu’une cessation passagère de douleur. Ce n’est toutefois pas là la fin des
malheurs. Nous pourrions croire à tout le moins que lorsque le bonheur est atteint, la
souffrance cesse. Or, ce n’est encore qu’une apparence, car lorsque la souffrance cesse,
c’est alors l’ennui qui nous prend, ce qui ne nous satisfait pas davantage et, qui plus est,
peut aussi être considéré comme un mal35. Schopenhauer en vient donc à la conclusion que
la simple existence du mal suffit à nous convaincre que le monde et la vie méritent d’être
niés :
Mais au fond, il est tout à fait inutile de se quereller pour savoir si ce sont les biens ou
les maux qui prévalent dans le monde, car la simple existence du mal tranche la
question, car ce dernier ne saurait jamais être effacé par un bien qui l’accompagne ou
le suit, et donc ne saurait jamais être compensé […] Par conséquent, même s’il y avait
cent fois moins de maux dans le monde qu’il n’y en a réellement, la pure et simple
existence du mal suffirait à consolider une vérité qu’on peut exprimer de diverses
manières, quoique toujours assez indirectement, à savoir qu’il ne faut pas nous réjouir,
mais plutôt nous attrister de l’existence du monde; que le non-être du monde est
préférable à son être; que le monde est quelque chose qui, au fond, ne devrait pas être,
etc36.
Pour Schopenhauer, on ne peut pas soutenir qu’une telle vie est justifiable37. Il n’y a
d’ailleurs aucune raison ou cause ultime qui puisse lui donner une justification. Toute
possibilité de rendre raison relève du principe de raison suffisante, qui lui-même ne
s’applique qu’aux phénomènes38 alors que le vouloir-vivre découle de la volonté comme
chose en soi à laquelle ne s’applique pas le principe de raison suffisante39. Ce qui apparaît
35
Ibid., §57, p. 593. « L’ennui est tout sauf un mal à mépriser comme quantité négligeable : c’est lui qui finit
par tracer dans le visage le désespoir véritable ». Pernin, p. 214-215.
36
MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2049.
37
Pour Schopenhauer, seule l’existence d’un Bien inconditionné ou absolu ferait que la vie soit digne d’être
vécue. C’est en raison de l’absence d’un tel Bien que la vie est injustifiable, ou plutôt qu’elle ne peut pas faire
l’objet d’un choix délibéré. On ne peut pas justifier ou choisir délibérément la souffrance pour elle-même.
Migotti, Mark, « Schopenhauer's Pessimism and the Unconditioned Good », Journal of the History of
Philosophy, Vol. 33, N° 4, 1995, pp. 643-660. Pages 646, 652 et 654.
38
Touchet, Philippe, « Schopenhauer, La souffrance est le fond de toute vie. Une théorie métaphysique du
pessimisme de la volonté et de l’insatisfaction. », p. 6-8, [En ligne], consulté le 9 février 2014. URL :
˂http://www.philosophie.ac-versailles.fr/bibliotheque/Conferences/Schopenhauer.PhT.pdf˃.
39
Van de Wiele, p. 383 et 385.
12
absurde à Schopenhauer, d’une part, c’est que nos désirs tendent vers une satisfaction qui
n’existe pas et, d’autre part, que nous espérons trouver un sens à cette existence qui n’en
contient aucun40 :
D’après ma doctrine, ceci tient à ce que le principe de son existence est expressément
sans raison, car c’est là une volonté de vivre aveugle, laquelle, comme chose en soi, ne
saurait être soumise au principe de raison, qui n’est que la forme des phénomènes et
qui seul peut légitimer tout pourquoi. Or ceci est conforme à la nature du monde : car
seule une volonté aveugle, et non pas une volonté capable de voir, a pu se mettre ellemême dans la situation de laquelle nous nous voyons. Une volonté capable de voir, au
contraire, aurait assez vite fait l’évaluation que l’affaire ne couvre pas les frais41.
Comme nous pouvons le remarquer dans ce passage, seule une volonté aveugle peut
mener à l’existence d’une telle vie, d’une telle absurdité. En somme, pour un être conscient
et rationnel, la vie apparaît bien trop absurde et souffrante pour valoir la peine d’être vécue,
ou simplement pour que nous consentions à continuer à vivre. C’est le message que
véhicule la tragédie aux yeux de Schopenhauer42 :
or, peut-être aucun homme, arrivé à la fin de sa vie, ne choisira, s’il est à la fois
réfléchi et sincère, de la refaire, mais préférera bien plutôt le non-être total. En résumé,
le contenu essentiel du monologue mondialement célèbre dans Hamlet est celui-ci :
notre condition est si misérable qu’on devrait résolument lui préférer le total non-être43.
Dans ce passage, qui nous évoque la pensée terrible de l’éternel retour chez
Nietzsche, Schopenhauer affirme que la tragédie permet de prendre conscience de tout le
lot de souffrances et d’insatisfactions dont la vie humaine est empreinte et qu’elle a pour
but de convaincre l’homme de se résigner. Le propre de la tragédie est donc d’éveiller un
état d’âme pessimiste chez le spectateur. Néanmoins, même si le théâtre tragique nous
40
MVR, tome 1, livre 4, §58, p. 606 et tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2044. Rosset, Clément,
Schopenhauer, philosophe de l’absurde, p. 67-69. Morel, Georges, Nietzsche analyse de la maladie, p. 40.
Pernin, p. 128.
41
MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2054.
42
Pernin, p. 181 : « le malheur ne doit pas apparaître comme une exception pour inviter au renoncement. Il
faut que nous sentions combien facilement ce malheur pourrait être nôtre […] la tragédie dit la vérité du
monde comme représentation ».
43
MVR, tome 1, livre 4, §59, p. 611-612.
13
présente le côté terrible de la vie, ce n’est pas l’art qui mène hors de la vie. En réalité, l’art
continue d’affirmer la volonté :
Ce côté purement connaissable du monde, ainsi que sa répétition par tel ou tel art, voilà
l’élément de l’artiste. Il est fasciné par la contemplation du spectacle de l’objectivation
de la volonté : il s’arrête auprès de ce spectacle, n’a de cesse de le considérer et de le
répéter en le représentant, tout en faisant lui-même les frais de l’exécution de ce
spectacle, puisqu’il est lui-même la volonté qui ainsi s’objective en demeurant dans
une constante souffrance. Pour lui, cette connaissance pure, vraie et profonde de
l’essence du monde devient alors une fin en soi : il s’arrête auprès d’elle. C’est
pourquoi elle ne devient pas pour lui un quiétif de la volonté, comme c’est le cas du
saint arrivé à la résignation, […] elle ne le délivre pas de la vie définitivement, mais
seulement pour de courts instants : elle ne lui sert pas de voie pour sortir de la vie, mais
seulement de consolation provisoire dans cette vie même44.
Pour Schopenhauer, il s’agit de nier le vouloir-vivre, c’est-à-dire d’éteindre
complètement le désir, afin d’atteindre une rédemption, alors que la contemplation
esthétique et l’art ne réalisent qu’un affranchissement provisoire des souffrances. Cette
délivrance ne mène pas à se délivrer définitivement de la souffrance, même si elle peut
encourager à se résigner. La révélation tragique engendre une aversion envers l’existence
mais ici, le chemin de la libération de la souffrance passe par l’ascèse45. Cette dernière, qui
constitue un ensemble d'exercices auxquels on s'astreint, prend la forme d’une mortification
du vouloir-vivre46. Ils consistent à s'imposer une souffrance pour progresser dans le
domaine spirituel ou encore pour faire pénitence47.
Mais pourquoi faire ainsi pénitence? Sommes-nous coupables de quelque chose? La
souffrance est conçue par Schopenhauer comme un châtiment issu d’un « péché originel ».
44
Ibid., livre 3, §52, p. 519.
Ibid., livre 4, §68, p. 702.
46
Ibid., §68, p. 705. « Autant que la volonté elle-même, il [l’ascète – B.L.] mortifie sa visibilité, à savoir le
corps : il le nourrit pauvrement pour qu’aucune opulence de sa forme ne vienne faire revivre et exciter encore
plus fortement la volonté, dont il n’est que l’expression et le miroir. Il recourt au jeûne, voire aux macérations
et à la torture, afin de briser et tuer de plus en plus la volonté par le biais d’une privation et d’une souffrance
continues, cette volonté qu’il connaît et abhorre en tant que source tant de sa propre existence pleine de
souffrances que de celle du monde ». Voir aussi MVR, tome 1, livre 4, §68, p. 707.
47
Ibid., §68, p. 708. Voir aussi MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 48, p. 2106 et 2133, et chap. 49,
p. 2146.
45
14
Mais quel est donc ce « péché originel » ou ce crime dont l’homme est coupable? Selon
Schopenhauer, c’est l’existence elle-même48 puisqu’elle est issue d’une division de la
volonté contre elle-même49. Cette division de la volonté correspond à l’égoïsme et à
l’individuation qui condamne les individus à lutter entre eux pour survivre50, ce qui
entraîne encore des souffrances51. L’existence humaine est un châtiment, conséquence d’un
crime, et la souffrance se présente à la fois comme une punition et telle une voie de
rédemption52 :
l’existence humaine, fort éloignée de porter les traits d’un cadeau, porte tout au
contraire les traits d’une dette contractée. La réclamation de cette dette apparaît sous la
forme des besoins urgents, des souhaits lancinants et de la détresse infinie, que cette
existence même a établie. Il est de règle de consacrer toute sa vie à rembourser la dette,
mais, ce faisant, on n’en amortit encore que les intérêts. Le remboursement du capital
se fera avec la mort. ̶ Et quand fut contractée cette dette ? ̶ Lors de la procréation. ̶
Si, par suite, on considère l’homme comme un être dont l’existence est punition et
expiation, on le voit déjà sous une lumière plus vraie. Le mythe du péché originel […]
est le seul point dans l’Ancien Testament auquel je puisse accorder une vérité
métaphysique […] Si l’on veut mesurer le degré de la dette ou de la faute qui pèse sur
notre existence, qu’on considère les souffrances qui se rattachent à celle-ci. Toute
grande douleur, qu’elle soit physique ou mentale, exprime ce que nous méritons, car
elle ne saurait nous arriver si nous ne la méritons pas53.
En somme, la tragédie est la présentation sur scène de la volonté qui lutte contre ellemême. La signification véritable de la tragédie est l’expiation du « péché originel », conçu
48
MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 48, p. 2092.
Goedert, p. 41-42. Van de Wiele, p. 388 : « Finalement il s'avère que la volonté est caractérisée, au niveau
de ses objectivations, par une essentielle scission intérieure […] En effet, chaque degré conteste à l'autre la
possession de la matière, de l'espace et du temps. La manifestation la plus évidente de cette lutte générale se
trouve dans le règne animal. Les animaux vivent de plantes; les animaux vivent aussi d'autres animaux.
L'homme subjugue tous les autres et considère la nature comme un produit à son usage. Dans l'homme, c'està-dire dans la lutte de tous les individus contre tous les individus, la scission intérieure de la volonté culmine
[…] En somme la volonté (de vivre) vit de soi-même, se consume elle-même et représente sous diverses
formes sa propre nourriture ».
50
MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2057. Pernin, p. 212 : « Ne trouvant pas d’objet à
l’extérieur d’elle-même, la volonté se nourrit d’elle-même. Partant de cet autotrophisme, elle s’épuise en
querelles intestines, comme une entreprise décadente. La volonté se fait échec à elle-même ». MVR, tome 1,
livre 2, §28, p. 335 et 350. Voir aussi MVR, tome 1, livre 4, §56, p. 586.
51
Van de Wiele, p. 392-393.
52
Goedert, p. 12-13. Van de Wiele, p.396.
53
MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2055-2056. Tous les mots en italique des citations de ce
mémoire sont dans les textes originaux que nous citons.
49
15
comme le crime de l’existence. Nous pouvons donc affirmer que Schopenhauer interprète
la tragédie dans sa dimension morale :
Le sens véritable de la tragédie consiste dans l’intelligence approfondie du fait que ce
que le héros doit expier ce ne sont pas ses péchés individuels, mais le péché originel,
c’est-à-dire la faute de l’existence même : […] [Car le plus grand crime de l’homme,
c’est d’être né.] comme Calderón le dit sans détour54.
1.2 Nietzsche et la tragédie
Nous pensons que la philosophie de Nietzsche doit être comprise comme une réaction
et un refus de la philosophie de Schopenhauer. Dès La naissance de la tragédie, la rupture
semble déjà être consommée55, et ce, bien que Nietzsche demeure un fervent admirateur de
Schopenhauer, comme le démontre d’ailleurs sa troisième Considération inactuelle datant
de 1874 et dont le titre est Schopenhauer éducateur. L’affirmation et la justification
dionysiennes de la vie, qui sont philosophiquement opposées à la position de Schopenhauer
exposée ci-haut, occupent déjà l’avant-plan de ce premier ouvrage. Dans son Essai
d’autocritique de 1886, Nietzsche affirme qu’il s’oppose à l’idée selon laquelle la tragédie
conduit à une forme de résignation qui est la première étape de l’éthique de la négation du
vouloir-vivre :
Que pensait Schopenhauer de la tragédie? “Ce qui donne au tragique, quelle qu’en soit
la forme, son élan particulier vers le sublime […], c’est la révélation de cette idée que
le monde, la vie sont impuissants à nous procurer aucune satisfaction véritable et sont
par suite indignes de notre attachement : telle est l’essence de l’esprit tragique; il est
donc le chemin de la résignation.56” O quel tout autre langage m’a tenu Dionysos! O
comme j’étais loin de tout ce résignationnisme57!
54
MVR, tome 1, livre 3, §51, p. 497. La phrase « car le plus grand crime de l’homme, c’est d’être né » est
entre crochets dans la traduction que nous citons ici.
55
Michel Haar pense que Nietzsche s’éloignait de Schopenhauer avant même La naissance de la tragédie.
Selon lui, les ébauches et les premières notes en vue de son premier ouvrage comprenaient déjà des thèses en
contradiction radicale avec les principes du système de Schopenhauer. Haar, Michel, Nietzsche et la
métaphysique, p. 65-68.
56
MVR, tome 2, compléments du livre 3, chap. 37, p. 1834.
57
EA, §6, p. 18.
16
L’esprit tragique consiste-t-il donc à se résigner devant le fait que la vie est toute de
souffrance? La souffrance est-elle un argument contre la vie? La vie n’est-elle que crime et
souffrance? Ce sont là des questions que Nietzsche affronte en s’intéressant au rapport
entre la souffrance, la tragédie et la vie. Il se demande si les Grecs étaient des pessimistes,
comme le suggère le fait qu’ils aient inventé la tragédie58. La réaction face à la souffrance,
de même que l’évolution historique et psychologique de cette réaction, constituent le centre
de gravité véritable de sa méditation sur les Grecs : « La question fondamentale est la
question du rapport qu’entretient le Grec à la douleur, son degré de sensibilité. ̶ Ce rapport
est-il resté le même? Ou bien s’est-il inversé?59 ».
Dans La naissance de la tragédie, Nietzsche conçoit que la réalité est tragique60. Il
affirme en 1875 que « comprendre le monde à partir de la souffrance c’est ce qu’il y a de
tragique dans la tragédie61». Le terme tragique est souvent associé à ce qui est funeste et
donc, au pessimisme. Autrement dit, ce qui est tragique dans la vie, c’est que tout passe,
que tout a une fin et disparaît62; c’est que la mort est la destination de la vie, qu’elle
emporte tout, ce qui nous fait souffrir. Cependant, pour Nietzsche, la souffrance et la
tragédie sont plutôt ambiguës, comme l’est d’ailleurs Dionysos63. Georges Goedert écrit à
ce propos qu’à l’éternelle souffrance de Dionysos s’ajoute aussi l’éternelle jouissance de se
transfigurer64 : « le monde reçoit son sens et sa valeur du fait qu’il est l’œuvre d’une
tendance artistique originelle qui aspire à la transfiguration et à la rédemption.65 » Pour
anticiper sur notre propos, nous pouvons dire que le dionysiaque c’est le fait d’atteindre la
58
MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2064-2065.
EA, §4, p. 15.
60
Goedert, p. 23.
61
Nietzsche, Le livre du philosophe, Études théorétiques, « La science et la sagesse en conflit », 1875,
p. 150.
62
Joshua Foa Dienstag pense que tous les pessimistes se rejoignent dans la tendance à voir l’existence comme
étant limitée dans le temps et à mettre l’accent sur le passage et la destruction de toute chose dans le temps.
Foa Dienstag, Joshua, « Tragedy, Pessimism, Nietzsche », New literary History, Vol. 35, N°1, 2004, pp. 83101. Publish by The Johns Hopkins University Press. Pages 85, 87 et 98. URL :
˂http://muse.jhu.edu/journals/nlh/summary/v035/35.1dienstag.html˃.
63
EH, chap. Pourquoi j’écris de si bons livres (Ainsi parlait Zarathoustra), §6, p. 765-766. Guibal, Francis,
« F. Nietzsche ou le désir du oui créateur. », Revue Philosophique de Louvain, quatrième série, Tome 82,
N°53, 1984. pp. 55-79. Pages 68 et 70.
64
Goedert, p. 50.
65
Ibid., p. 51.
59
17
plus haute jouissance, soit le sentiment débordant de la création, et l’affirmation suprême
de la vie au sein même de la souffrance66.
Si, d’une part, il y a une proximité thématique entre Nietzsche et Schopenhauer,
notamment sur les thèmes de la tragédie et de la souffrance, il y a, d’autre part, une distance
qui apparaît entre eux dès La naissance de la tragédie. Comme mentionné plus haut,
Nietzsche interprète différemment la signification de la tragédie : « La consolation
métaphysique que dispense […] toute vraie tragédie » consiste en « la pensée que la vie, au
fond des choses et malgré le caractère changeant des phénomènes, est toute de plaisir dans
sa puissance indestructible67». Cette formule nietzschéenne est diamétralement opposée à la
pensée de son maître, pour qui la tragédie a pour but de montrer le côté terrible de la vie, de
servir la résignation et, ultimement, la négation de la volonté. Pour Nietzsche, au contraire,
la tragédie montre que la vie est pleine de plaisir car elle est débordante de créativité et elle
se métamorphose sans cesse68. Nous allons maintenant exposer la conception nietzschéenne
de la tragédie pour montrer en quoi elle n’est pas pessimiste, mais qu’au contraire, elle est
l’expression d’une affirmation de la vie.
1.2.1 L’origine de la tragédie
Nietzsche présente la tragédie attique comme l’union de deux arts, l’apollinien et le
dionysiaque, qui sont à leur tour issus de deux pulsions naturelles mais antagoniques, soit la
pulsion dionysiaque et la pulsion apollinienne69. L’impulsion apollinienne est l’analogue du
rêve, dans lequel la vision et l’apparence sont prédominantes. Ses caractéristiques sont la
production d’apparences aux formes bien définies, la certitude qu’il ne s’agit là que
66
Ibid., p. 55. Voir aussi EA, §5, p. 16.
NT, §7, p. 55.
68
EA, §5, p. 16.
69
NT, §1, p. 27.
67
18
d’apparences et le plaisir de la contemplation70. L’impulsion produit l’art apollinien qui est
l’art plastique et la poésie (épique). L’impulsion dionysiaque, quant à elle, est l’analogue de
l’ivresse et est placée sous le signe de la musique et de la danse. Ses caractéristiques
sont, d’une part, de produire la rupture des frontières produites par le principe
d’individuation apollinien et de travailler à reconstituer une unité originaire de la nature.
D’autre part, cette impulsion se caractérise par un mélange d’horreur, du fait de la perte de
l’individualité, et d’extase, en raison d’une sorte de réconciliation avec la nature et les
autres. La perte de l’individualité a pour corolaire l’ouverture à « un sentiment d’unité toutpuissant qui reconduit au sein même de la nature71 ».
Notons qu’à cette époque, Nietzsche comprend la volonté comme une unité sousjacente à la multiplicité des phénomènes et des individus72. Il faut encore dire que lorsque
l’homme est traversé par cette puissance irrésistible de métamorphose, il devient lui-même
une œuvre d’art73. Cette pulsion produit l’art dionysiaque qui est un langage symbolique,
c’est-à-dire un langage de la volonté74. Ce langage symbolique correspond à la
communication des passions par l’intermédiaire du son et de la musique75. Cette idée d’une
volonté unique au-delà des phénomènes, c’est-à-dire comme chose en soi, de même que la
pensée selon laquelle la musique manifeste immédiatement cette même volonté,
proviennent de Schopenhauer76. Dans la tragédie, l’élément dionysiaque est rendu par la
musique et par le chant du chœur alors que l’élément apollinien se retrouve dans la forme
théâtrale, les actes et les paroles des personnages comme Œdipe ou encore Prométhée.
70
Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 10-11.
NT, §7, p. 55.
72
Queste, Benoît, « Le statut de l’apparence et le conflit entre l’art et la vérité chez Nietzsche », Le
Philosophoire, 2002/3 n°18, pp. 175-190. Page 180.
73
Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 22-23.
74
Dufour, Éric, « Nietzsche, les conditions de possibilité d’un discours sur la musique. », p. 2-3, [article sur
Internet], consulté le 22 mars 2014. URL :
˂http://revue-attentif.com/AccesAteliers/Musique/Niettzsche-Musique.pdf˃.
75
Corban, Antonela, « La musique, la danse et le langage symbolique chez Nietzsche », [article sur Internet],
consulté le 20 mars 2014, p. 235. URL :
˂http://hermeneia.ro/wp-content/uploads/2012/05/17_Corban-corectat_final.pdf˃.
76
Darriulat, Jacques, « Schopenhauer. La contemplation esthétique », [En ligne], mis en ligne le 29 octobre
2007, consulté le 8 février 2014. URL :
˂http://www.jdarriulat.net/Introductionphiloesth/PhiloContemp/Schopenhauer/SchopEsthetique.html˃.
Pernin, p. 181 et 183.
71
19
Nietzsche se pose la question de savoir jusqu’à quel point ces pulsions artistiques se
sont développées chez les Grecs77. Il lui apparaît tout d’abord que la pulsion apollinienne
était dominante et qu’elle préservait les Grecs des tendances dionysiaques qui existaient
tout autour d’eux et qu’ils considéraient comme étrangères78. Dans le monde apollinien, le
phénomène dionysiaque, « par lequel le plaisir s’éveille de la douleur même, et la jubilation
arrache aux poitrines des accents de suppliciés79 », provoquait de l’étonnement, de l’effroi
et de la terreur.
Nietzsche se demande de quel besoin a surgi la société éclatante des olympiens, c’està-dire le monde homérique et apollinien80? Autrement dit, à quel besoin vient répondre la
beauté? Le fondement sur lequel le monde apollinien s’élève est, selon lui, la sagesse
populaire. Cette dernière, c’est celle de Silène exposée ci-dessus81. La vie humaine est un
hasard éphémère rempli de peine qui ne vaut pas la peine d’être vécu et, surtout, qu’il faut
quitter le plus tôt possible. Nietzsche décrit comme suit la façon dont le Grec apollinien fit
face à cette connaissance :
Le Grec connaissait et ressentait les terreurs et les atrocités de l’existence : et pour
qu’en somme la vie lui fût possible, il fallait qu’il interposât, entre elles et lui, ces
enfants éblouissants du rêve que sont les Olympiens. Car cette méfiance sans égal à
l’endroit des puissances titaniques de la nature, cette Moire trônant impitoyablement
au-delà de tout ce qu’on peut connaître, […] ̶ les Grecs, eux, par la grâce de ce monde
artistique médiateur des Olympiens, n’ont cessé de la surmonter ou, en tout cas, de la
voiler et de la dérober au regard. Pour que la vie leur fût possible, il fallait de toute
nécessité que les Grecs créassent ces dieux : création dont nous avons sans doute à
nous représenter le procès comme une lente émergence, sous l’action de la pulsion
apollinienne du beau, de l’ordre olympien des dieux de la joie à partir de l’originelle
hiérarchie titanesque des dieux de la terreur. Telles fleurissent des roses sur un buisson
d’épines. Comment ce peuple à la sensibilité si vive, si violent dans ses désirs, si
exceptionnellement doué pour la souffrance aurait-il pu supporter l’existence, si
l’existence, dans ses dieux, ne s’était pas montrée nimbée d’une gloire supérieure? La
même impulsion qui donne jour à l’art, comme à ce complément et cet
77
NT, §2, p. 32.
Ibid., p. 33.
79
Ibid., p. 34.
80
Ibid., §3, p. 35-36.
81
Voir p. 8-9 de ce mémoire. Le passage en question est celui-ci : NT, §3, p. 36.
78
20
accomplissement de l’existence capables de nous inciter à survivre, fut aussi à l’origine
du monde olympien dans lequel la « volonté » hellénique se tendait le miroir où
s’apparaître transfigurée82.
Bien qu’ils continuent de souffrir, c’est la puissance transfigurante apollinienne qui a
permis que les Grecs ne périssent pas de la connaissance des souffrances terribles de
l’existence83. La tendance apollinienne agissait face à celles-ci par l’application d’un voile.
Ainsi, cet art apollinien était la condition pour que les hommes puissent endurer l’existence
et surmonter leur dégoût de vivre, en offrant des représentations qui la rendent supportable
et désirable. Cet art masque et transforme tout ce qui est épouvantable et il fait apparaître ce
qu’il y a de significatif pour l’homme dans l’existence, comme par exemple l’amitié ou la
gloire, en le drapant de beauté.
Il ne faut pas voir cet art apollinien comme étant isolé, mais plutôt le comprendre
comme ce qui émerge et n’est possible qu’à partir d’un fond dionysiaque. Dans le
paragraphe §4 de La naissance de la tragédie, Nietzsche écrit que l’existence du Grec
apollinien, qui est toute de beauté et de mesure, repose en vérité sur un fond caché de
souffrances et de connaissances. En somme, nous constatons que la thèse de Nietzsche est
que le Grec a retourné la sagesse pessimiste de Silène en une justification esthétique
apollinienne de la vie84. C’est en s’imaginant les dieux olympiens vivre une vie semblable à
la sienne, drapée de beauté et de gloire, que la vie est considérée comme étant digne d’être
vécue par le Grec apollinien85.
82
NT, §3, p. 36-37.
Les Grecs ont eu besoin de la victoire du principe apollinien pour survivre dans un monde de douleurs et de
contradictions. Le disciple d’Apollon ne se connaît que dans la mesure où il oublie ce sur quoi repose son
existence; c’est-à-dire en se trompant soi-même. L’individu apollinien est ainsi protégé contre un terrifiant
savoir. Kemp Winfree, Jason, « Before the Subject: Rereading The Birth of Tragedy », The Journal of
Nietzsche Studies, issue 25, spring 2003, pp. 58-77, page 62. Pappas, Nickolas, « Nietzsche’s Apollo », The
Journal of Nietzsche Studies, Vol. 45, Issue 1, Spring 2014, pp. 43-53, page 44.
84
NT, §3, p. 36-37.
85
Nous pourrions dire que c’est en donnant un sens à la souffrance que les Grecs ont pu survivre : « The
Greeks constructed gods for whom wars and other forms of sufferings were festival plays and thus an
occasion to be celebrated by the poets ». Kain, p. 51. Nous pouvons dire que le sens de la souffrance était
d’être contemplé par les dieux ou un témoin. Pour l’homme de l’antiquité, il y avait toujours un témoin à la
83
21
Ce renversement, qui est surtout l’effet de la beauté, conduit l’homme apollinien à
ressentir la perte de la vie comme une douleur insupportable. Nietzsche présente le cas
d’Achille comme exemple de cette conception homérique selon laquelle le mal suprême est
de mourir sous peu, alors que le second est de mourir un jour86. Il n’empêche que cet « effet
suprême de la civilisation apollinienne » doit toujours débuter en rejetant et en triomphant,
par l’emploi de puissants mirages, d’une conception du monde terrifiante et d’un sens
exacerbé de la souffrance dionysiaque87. Les forces apolliniennes engendrent d’abord, par
une subtile tromperie, une appréciation positive de la vie :
Par ce jeu de miroir de la beauté, la “volonté” hellénistique combattait cette aptitude
corrélative au don artistique, qui est l’aptitude à la souffrance et à la sagesse de la
souffrance. Et le monument de cette victoire, c’est Homère, l’artiste naïf, qui le dresse
devant nous88.
L’aptitude à la souffrance des Grecs, c’est-à-dire leur degré élevé de sensibilité qui
accompagne leur don artistique, apparaît comme le fondement même de la possibilité de
créer ce monde apollinien qui est en même temps une forme de délivrance de la douleur. Il
est même possible d’affirmer que plus l’aptitude à la souffrance est profonde, plus la
pulsion apollinienne doit créer de la beauté89. Nietzsche veut souligner la mutuelle
nécessité qu’il y a entre le monde apollinien du beau et l’arrière-fond terrifiant de la sagesse
de Silène : « Quel rapport y a-t-il entre cette sagesse populaire et le monde divin de
l’Olympe? Le même qu’entre la vision extatique du martyr […] et les supplices qu’il
souffrance humaine, c’est-à-dire que les hommes concevaient que les tourments humains étaient des jeux pour
les dieux. Deleuze, p. 148-149. GM, II, §7, p. 73-75.
86
Homère est crédité d’avoir renversé la sagesse de Silène. Il rend la vie humaine si héroïque qu’elle fait
même l’envie des dieux. Aampora, pages 26-27 et 31-32.
87
NT, §3, p. 38.
88
Ibid.
89
Darriulat, Jacques, « La naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique (2) », [En ligne],
consulté le 2 février 2014, mis en ligne le 29 octobre 2007. URL :
˂http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Nietzsche/Naissancetragedie/NietzscheNT-2.html˃. Georges Goedert
souligne le même point. Goedert, p. 52.
22
endure.90 » Toutefois, il faut bien apercevoir que c’est le dionysiaque qui donne accès au
fond de l’être :
Apollon, lui, se dresse à mes yeux comme le génie transfigurateur du principium
individuationis, par qui seul peut se produire la délivrance dans l’apparence ̶ alors
qu’à l’appel jeté par Dionysos dans la jubilation mystique, les frontières de
l’individuation volent en éclats, frayant ainsi la voie qui mène jusqu’aux Mères de
l’être, jusqu’au tréfonds le plus intime des choses91.
En résumé, la contradiction de l’un originaire pousse à enfanter la vision apollinienne
qui libère du pessimisme. Nietzsche formule l’hypothèse suivante : « l’être véritable, l’un
originaire, en tant qu’éternelle souffrance et contradiction, a besoin en même temps, pour sa
perpétuelle délivrance, de la vision extatique et de l’apparence délectable92 ». Finalement,
nous pouvons retenir que le monde de tourment est nécessaire à cet enfantement, ou qu’il
est indispensable pour justifier esthétiquement la vie93.
1.2.2 La tragédie comme affirmation et justification esthétique de la vie
Il convient de reprendre ici le récit que fait Nietzsche de la lutte entre les puissances
apollinienne et dionysiaque afin de montrer que la tragédie attique n’est pas la
manifestation du pessimisme. Malgré le renversement esthétique produit par la pulsion
apollinienne, les tendances dionysiaques ont réussi à submerger l’art apollinien, s’infiltrant
alors progressivement partout dans le monde homérique. La figure d’Apollon se montre dès
lors incapable de défendre ses digues plus longtemps:
Représentons-nous dès lors, dans ce monde artificiellement endigué et bâti sur
l’apparence et la mesure, la musique extatique des fêtes dionysiaques retentissant en
accents magiques et ensorcelants, et laissant éclater à grands fracas, jusqu’à la
stridence du cri, toute la démesure de la nature exultant dans la joie, la souffrance ou la
90
NT, §3, p. 36.
Ibid., §16, p. 96.
92
Ibid., §4, p. 39.
93
Ibid., §4, p. 40.
91
23
connaissance! Représentons-nous ce que pouvait signifier, face à ces chants populaires
démoniaques, l’artiste apollinien psalmodiant au son évanescent de sa harpe! Les
Muses des arts de l’« apparence » pâlissaient devant un art qui, dans son ivresse,
proclamait la vérité, et la sagesse de Silène criait : “Malheur! Malheur!” au front de la
sérénité olympienne. L’individu ̶ ses limites et sa mesure ̶ sombrait dans cet oubli
de soi qui est le propre des états dionysiaques et perdait toute mémoire des préceptes
apolliniens. La démesure se dévoilait comme la vérité; la contradiction, la volupté née
de la douleur s’exprimaient d’elles-mêmes du plus profond de la nature. Et cela de telle
façon que partout où pénétrait le dionysiaque, l’apollinien était aboli et détruit, encore
qu’il ne soit pas moins sûr, cependant, que partout où le premier assaut était repoussé,
le prestige et la majesté du dieu delphique se montraient plus rigides et menaçants que
jamais94.
Dans l’esprit des Grecs apolliniens se dessine peu à peu le soupçon terrifiant que le
dionysiaque n’est pas totalement étranger à Apollon. La conscience apollinienne commence
à entrevoir qu’elle n’est qu’un voile sur le monde du dionysiaque :
le dionysiaque apparaissait au Grec apollinien comme “titanesque” et “barbare”, sans
qu’il pût toutefois se dissimuler la profonde affinité qui l’attachait à ces Titans déchus
et à ces héros. Bien plus, il était même obligé de sentir que son existence entière, avec
toute sa beauté et sa mesure, reposait en fait sur un arrière-fond voilé de souffrance et
de connaissance que le dionysiaque lui faisait redécouvrir. Et voici qu’Apollon ne
pouvait vivre sans Dionysos! Le “titanesque” et le “barbare” étaient en fin de compte
aussi nécessaires que l’apollinien95!
Dès lors, la tendance apollinienne, afin de conserver la vie, se voit forcée d’agir sur la
tendance dionysiaque. Nietzsche affirme que les forces apolliniennes et dionysiaques furent
forcées de se réconcilier. Cet important moment de l’histoire du culte grec, soit le résultat
de l’accouplement des deux pulsions, produit la tragédie qui est une transfiguration
esthétique du dionysiaque96.
94
NT, §4, p. 41.
Ibid.
96
L’apollinisme a triomphé sur le dionysiaque (qui fut neutralisé). L’alliance entre Apollon et Dionysos se
produit dans un lieu circonscrit qui rend Dionysos inoffensif pour la civilisation apollinienne. Ce lieu est le
théâtre. Lambert, Bernard, « Les grandes théories. Nietzsche et le théâtre. », Littérature, n°9, 1973, pp. 3-30.
Page 9.
95
24
Revenons d’abord un peu en arrière pour exposer de quelle façon le voile apollinien
fut d’abord déchiré par la pulsion dionysiaque dans le phénomène religieux du chœur. Dans
ce dernier, le Grec apollinien rencontre la pulsion dionysiaque, toujours présente mais qui
était refoulée, et il entre dans une extase dionysiaque. Cette dernière, par sa démesure, fait
éclater les limites de son individualité et le plonge dans ce que Nietzsche nomme un
sentiment d’unité au sein de la nature :
le Grec civilisé avait, à la vue du chœur satyrique, le sentiment d’être aboli. Tel est du
reste l’effet le plus immédiat de la tragédie : l’État et la société, tout ce qui
généralement, en fait d’abîme, sépare l’homme de l’homme, cèdent le pas devant un
sentiment d’unité tout-puissant qui reconduit au sein même de la nature. […] l’extase
dionysiaque qui détruit les limites et les frontières de l’existence contient, aussi
longtemps qu’elle dure, un élément léthargique où vient s’engloutir tout ce qui a été
personnellement vécu dans le passé. Cet abîme d’oubli sépare l’un de l’autre le monde
de la réalité quotidienne et celui de la réalité dionysiaque. Mais la réalité quotidienne,
sitôt qu’elle revient à la conscience, est ressentie comme telle avec dégoût : une
propension ascétique à nier le vouloir est le fruit des états dionysiaques97.
À la faveur de cette ivresse, l’homme parvient à jeter un regard profond sur la vie et
le monde. Alors que le regard olympien attire à la vie et permet à l’homme de juger sa vie
quotidienne digne d’être vécue, la fin de l’extase dionysiaque marque un retour brutal à la
réalité. La démesure qui accompagne l’extase dionysiaque entraîne l’homme dans une
vision terrifiante et paralysante : le perpétuel devenir est aussi un processus de continuelle
destruction qui emporte tout et qu’on ne peut fuir98. Cette situation ressemble à celle de
Hamlet, dans laquelle la connaissance empêche l’action :
l’homme dionysiaque s’apparente à Hamlet. L’un comme l’autre, en effet, ont, une
fois, jeté un vrai regard au fond de l’essence des choses, tous deux ont vu, et ils n’ont
plus désormais que dégoût pour l’action. C’est que leur action ne peut rien changer à
l’essence immuable des choses, et ils trouvent ridicule ou avilissant qu’on leur
demande de réordonner un monde sorti de ses gonds. La connaissance tue l’action,
parce que l’action exige qu’on se voile dans l’illusion. Telle est la leçon d’Hamlet, et
non la sagesse à bon marché de Hans le rêveur qui, à force de réflexion et devant la
97
NT, §7, p. 55.
Foa Dienstag, p. 87. Pour Philip J. Kain, la terreur et l’horreur doivent être interprétés comme centraux dans
la vision du monde de Nietzsche. La souffrance n’est pas le problème le plus profond, mais son manque de
sens, son absurdité. Selon lui, on ne peut pas comprendre Nietzsche sans voir qu’il conçoit un univers dans
lequel l’homme souffre sans raison et où les aspirations humaines sont toujours confrontées à un univers en
transformation. Pour Nietzsche, contrairement à l’optimisme de Socrate, on ne peut pas changer la structure
profonde de cet univers. Kain, p. 50-52.
98
25
surabondance des possibles, ne peut pas se décider à agir. Car ce n’est pas la réflexion,
non ̶ mais la connaissance vraie, le regard jeté sur l’horreur de la vérité qui
l’emportent, chez Hamlet aussi bien que pour l’homme dionysiaque, sur tous les motifs
à agir. Dès lors, aucune consolation n’opère plus, le désir va jusqu’à s’élancer au-delà
du monde d’après la mort, au-delà des dieux eux-mêmes, on nie tout autant l’existence
que son brillant reflet dans le divin ou l’immortalité de l’au-delà. La conscience
pénétrée de cette vérité une fois aperçue, l’homme ne voit plus désormais partout que
l’horreur ou l’absurdité de l’être. Alors il comprend ce qu’a de symbolique le destin
d’Ophélie, alors il reconnaît la sagesse de Silène, le dieu sylvestre. Et il est pris de
dégoût99.
Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche affirme que la souffrance est le premier
des arguments contre l’existence, la question la plus grave100 et que ce qui révolte les
hommes c’est le non-sens de la souffrance101. Or, l’expérience du dionysiaque brise la
mesure et le voile apolliniens, ce qui révèle l’absurdité de la vie et de ses tourments. La
connaissance tragique, qui succède au moment d’extase dionysiaque et d’oubli de la réalité
quotidienne, cause un sentiment de dégoût profond et favorise une propension ascétique à
nier le vouloir. Au terme de cette expérience, l’homme est tenté de s’avancer sur la voie du
pessimisme. Dans ce moment où tout risque de basculer, Nietzsche veut faire voir ce qui a
sauvé les Grecs. C’est l’art dionysiaque, et tout particulièrement la tragédie. À la puissance
effrayante de la probité intellectuelle, ou de la connaissance tragique, s’oppose alors la
contre-puissance qu’est l’art tragique. Ce dernier doit agir comme un remède contre la
tentation du pessimisme :
La consolation métaphysique que dispense, je l’indique dès à présent, toute vraie
tragédie […] se fait jour avec l’évidence d’une incarnation dans le chœur satyrique
[…]. Ce chœur, c’est lui qui console l’Hellène profond, plus apte que tout autre à la
souffrance la plus subtile et la plus grave, cet homme qui a percé d’un regard infaillible
l’effrayante impulsion destructrice de ce qu’on appelle l’histoire universelle aussi bien
que la cruauté de la nature, et qui court le danger d’aspirer à une négation bouddhique
du vouloir102.
99
NT, §7, p. 55-56.
GM, II, §7, p. 72.
101
Ibid., p. 73.
102
NT, §7, p. 55.
100
26
Et Nietzsche ajoute tout de suite à la page suivante :
Or c’est ici, dans cet extrême danger qui menace la volonté, que survient l’art, tel un
magicien qui sauve et qui guérit. Car lui seul est à même de plier ce dégoût pour
l’horreur et l’absurdité de l’existence à se transformer en représentations capables de
rendre la vie possible : je veux parler du sublime, où l’art dompte et maîtrise l’horreur,
et du comique, où l’art permet au dégoût de l’absurde de se décharger. Le cœur
satyrique du dithyrambe est l’acte salvateur de l’art grec. Car au contact de ce monde
médiateur des compagnons du dieu, s’évanouissaient tous ces accès de dégoût que
nous venons d’évoquer103.
Dans Ecce homo, Nietzsche parle en ces termes de La naissance de la tragédie : « il
[ce livre – B.L.] apprend pour la première fois comment les Grecs se sont débarrassés du
pessimisme, ̶ comment ils l’ont surmonté…104 ». Au paragraphe §21 de La naissance de la
tragédie, la tragédie attique est présentée comme la « quintessence de toutes les vertus
prophylactiques105 ». Une prophylaxie désigne le processus qui a pour but de prévenir
l’apparition ou la propagation d’une maladie et la réponse thérapeutique à un mal. La
tragédie transfigure la souffrance et la tendance au pessimisme grâce à un effet esthétique
qui est engendré par la rencontre des puissances artistiques apollinienne et dionysienne. En
réalité, Nietzsche considère la tragédie comme étant l’interprétation apollinienne du
phénomène dionysiaque106.
Afin de comprendre comment cette réconciliation se produit et comment cet effet
esthétique est engendré, il faut poser la question du rapport entre la musique, d’une part, et
l’image et le concept d’autre part107. Pour Nietzsche, la musique « donne ce qui précède
toute forme, le noyau intime, le cœur des choses » et représente donc le fond dionysiaque
ou affectif de l’être. Nietzsche considère, comme nous l’avons vu ci-haut108, que la musique
possède un sens extra-esthétique qui ne passe pas par la représentation, autrement dit
103
Ibid., p. 56.
EH, chap. Pourquoi j’écris de si bons livres (La Naissance de la tragédie), §1, p. 728.
105
NT, §21, p. 122.
106
Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 23. NT, §14, p. 89.
107
NT, §16, p. 97.
108
Voir p. 19 de ce mémoire.
104
27
qu’elle exprime directement la volonté ou l’un originaire109. Les concepts, quant à eux,
« contiennent uniquement les formes extraites de l’intuition et en quelque sorte la première
dépouille des choses, ils sont donc des abstractions proprement dites110 » en comparaison
avec le fond affectif de la volonté.
L’art dionysiaque exerce une double action sur la faculté artistique apollinienne.
D’une part, la musique provoque la « vision analogique », c’est-à-dire qu’elle incite notre
imagination à la formation d’images qui peuvent la représenter111. D’autre part, Nietzsche
écrit que l’image et le concept accèdent à une signification plus élevée sous l’action d’une
musique adéquate, c’est-à-dire dionysiaque. De cela, Nietzsche tire une conclusion
importante pour notre propos : « De ces faits […] je conclus que la musique est apte à
enfanter le mythe, c’est-à-dire l’exemple le plus significatif ̶ et plus précisément le mythe
tragique, c’est-à-dire le mythe qui exprime par substituts analogiques la connaissance
dionysiaque112. »
L’art tragique est né de la musique113. Cette dernière, issue du fond affectif et
dionysiaque, se traduit en images apolliniennes. Or, pour Nietzsche, le phénomène
dionysiaque lui-même n’est pas un pessimisme : « L’art dionysiaque lui aussi veut nous
persuader de ce plaisir éternel de l’existence, à ceci près toutefois que ce plaisir, nous ne
devons pas le chercher dans les phénomènes, mais derrière eux114. » Selon l’auteur, la joie
qui naît de l’anéantissement de l’individu n’est compréhensible qu’à partir de la musique.
Comment se fait-il qu’une joie puisse naître de la vision que tout phénomène et individu est
destiné à la mort ? Puisque la musique provient de la volonté originelle qui est derrière les
phénomènes, elle peut rendre la sagesse dionysiaque accessible à l’individu et le
métamorphoser.
109
Dufour, p. 3-4.
NT, §16, p. 99.
111
Ibid.
112
Ibid., p. 100.
113
Ibid., §17, p. 101-102.
114
Ibid., §17, p. 101.
110
28
Nietzsche affirme que l’art dionysiaque exprime la toute-puissance de la volonté qui
est derrière le principe d’individuation, du morcellement en individus, c’est-à-dire l’éternité
de la vie par-delà tous les phénomènes et ce, en dépit de tous les anéantissements115. Voici
ce qu’il écrit :
La joie métaphysique qui naît du tragique est la traduction, dans le langage de l’image,
de l’instinctive et inconsciente sagesse dionysiaque : le héros, cette manifestation
suprême de la volonté, est nié pour notre plaisir parce qu’il n’est que manifestation et
que son anéantissement n’affecte en rien la vie éternelle de la volonté. “Nous croyons
en la vie éternelle”, voilà ce que proclame la tragédie, alors que la musique, elle, est
l’idée immédiate de cette vie. L’art plastique vise un but tout différent : en lui, Apollon
surmonte la souffrance de l’individu par cette gloire de lumière dont il auréole
l’éternité du phénomène; la beauté triomphe de la souffrance inhérente à la vie, et la
douleur est en un certain sens mensongèrement effacée des traits de la nature. Dans
l’art dionysiaque, au contraire, et dans son symbolisme tragique, c’est de sa voix non
déguisée, de sa vraie voix que nous parle cette même nature : “Soyez tels que je suis!
Moi la Mère originelle, qui crée éternellement sous l’incessante variation des
phénomènes, qui contraint éternellement à l’existence et qui, éternellement, me réjouis
de ces métamorphoses116!”.
La consolation qu’offre la tragédie n’est pas simplement une transposition de la
musique en belles images. Elle n’est donc pas simplement apollinienne. Ce réconfort se
produit au travers de la dissolution même de l’individu, c’est-à-dire par sa réunion avec
l’« un originel ». C’est là, semble-t-il, le sens de la transformation des hommes en satyres,
les compagnons de souffrance de Dionysos117. Nietzsche l’explique comme suit :
Sans doute nous faut-il reconnaître que tout ce qui voit le jour doit nécessairement
s’apprêter à décliner et à périr dans la souffrance; sans doute sommes-nous contraints
de plonger notre regard dans les terreurs de l’existence individuelle ̶ mais non pour en
rester figés d’horreur : une consolation métaphysique nous arrache, momentanément,
au tourbillon des formes changeantes. Pour de brefs instants, nous sommes réellement
l’être originel lui-même, nous ressentons son incoercible désir, et son plaisir d’exister;
les luttes et les tourments, l’anéantissement des phénomènes, tout cela nous paraît
soudain nécessaire, étant donné la surabondance des innombrables formes d’existence
115
Ibid., §16, p. 100.
Ibid., §16, p. 100-101.
117
Ibid., §8, p. 57-58. Notons, qu’au début, il n’y a pas de séparation entre chœur et public dans la
présentation de la tragédie. Pour Nietzsche, tous ceux qui assistent à la tragédie font partie du chœur des
satyres. Cette situation change surtout avec Euripide. Lambert, p. 15.
116
29
qui se pressent et se précipitent vers la vie, la fécondité débordante du vouloir
universel; l’aiguillon furieux de ces tourments nous transperce dans le temps même où
nous ne faisons pour ainsi dire plus qu’un avec l’incommensurable et originel plaisir
d’exister et où, ravis dans l’extase dionysiaque, nous pressentons l’indestructible
éternité de ce plaisir; ̶ où, nonobstant terreur et pitié, nous connaissons la félicité de
vivre, non pas comme individu, mais en tant que ce vivant unique qui engendre et
procrée, et dans l’orgasme duquel nous nous confondons118.
Comme nous pouvons le voir dans ce passage, la consolation qu’offre la tragédie est
beaucoup plus profonde que celle de la seule contemplation apollinienne. Alors que la
figure d’Apollon doit voiler le fond dionysiaque afin d’attirer à la vie, la figure de Dionysos
engendre un plaisir d’exister au sein même de la souffrance. La satisfaction dionysiaque
s’expérimente dans l’union avec le plaisir originel d’exister. Cette fusion permet
l’expérience de la fécondité et de la créativité de la vie par-delà l’anéantissement des
phénomènes particuliers. La tragédie n’a nullement pour but, parallèlement au dépassement
du pessimisme, de supprimer la souffrance. La tragédie grecque renferme pour Nietzsche
une approbation de la vie qui implique nécessairement aussi l’approbation de la souffrance,
puisque nier la souffrance risque d’engendrer la négation de la vie elle-même. Pourtant, il
faut bien comprendre que la consolation dionysiaque est de courte durée et que la
consolation apollinienne doit remédier à la démesure ainsi qu’à la tendance pessimiste qui
suit l’extase dionysiaque119. Cependant, la composante apollinienne que contient la tragédie
attique ne fait alors que recouvrir, par la production du mythe ainsi que par la visibilité et la
représentation du drame, le fond dionysiaque. Il ne s’agit pas de le nier.
118
NT, §17, p. 101.
VP, tome 2, livre 4, §556, p. 445-446, 1888 : « pourquoi le Grec dionysiaque a dû nécessairement devenir
apollinien, c’est-à-dire briser son goût démesuré, du complexe, de l’incertain, de l’horrible, contre une volonté
qui imposait la mesure, la simplicité, la soumission à la règle et au concept. Ce qu’il produisait de son fonds,
c’étaient les tendances extrêmes, désordonnées, asiatiques; la beauté ne lui a pas été donnée, pas plus que la
logique, pas plus que le naturel des mœurs; tout est conquis, voulu, enlevé de haute lutte; c’est sa “victoire” ».
119
30
1.2.3 Art et pessimisme
Selon Nietzsche, la tragédie ne mène pas à la négation de la vie. Elle relève plutôt
d’une affirmation de la vie, du plaisir d’exister et de se métamorphoser, même si l’existence
comporte de la souffrance120. Le dionysiaque n’est ni une négation de la vie, ni un
affranchissement complet de la souffrance. Il est un dire-oui à la vie et ce, même dans ses
problèmes les plus effrayants. Il présuppose la souffrance, qui est indispensable à la
jouissance la plus haute ainsi qu’à la suprême affirmation de la vie, puisque le plaisir de
créer rencontre nécessairement la destruction afin de s’effectuer. Comme l’écrit Nietzsche
dans le passage que nous venons de citer : « les luttes et les tourments, l’anéantissement des
phénomènes, tout cela nous paraît soudain nécessaire, étant donné la surabondance des
innombrables formes d’existence qui se pressent et se précipitent vers la vie, la fécondité
débordante du vouloir universel121».
L’art tragique a donc en propre de faire approuver et assumer à l’homme la vie sous
tous ses aspects, y compris ses côtés les plus horribles et atroces. Dans Ecce homo, le
dionysiaque correspond à « une formule de l’affirmation suprême, née de l’abondance, de
la surabondance, un dire-oui sans réserve même à la souffrance, même à la faute, à tout ce
qui est douteux et étrange dans l’existence…122 ». L’art tragique attire à la vie et permet de
justifier la souffrance par la participation à une création perpétuelle. Cette dernière est
possible lorsqu’on embrasse le devenir, lorsqu’on accepte la nécessité de la souffrance pour
croître et changer123. Le « oui » dionysiaque est une ouverture au futur, une promesse
d’avenir.
120
CI, chap. Ce que je dois aux anciens, § 5, p. 604-605.
NT, §17, p. 101.
122
EH, chap. Pourquoi j’écris de si bons livres (La Naissance de la tragédie), §2, p. 730.
123
Foa Dienstag, p. 92.
121
31
En maints passages de l’œuvre de Nietzsche, l’art apparaît comme une réfutation du
pessimisme. En fait, le rapport entre l’art et le pessimisme est un faux problème pour lui.
Dans le Crépuscule des idoles, il le formule comme suit : « l’art fait apparaître aussi bien
des aspects laids, durs, problématiques de la vie, ̶ ne semble-t-il pas par là faire prendre la
vie en aversion?124 ». Nietzsche observe que l’artiste tragique est courageux : il ne craint
pas de souffrir devant les aspects terrifiants et problématiques qu’il montre. Un aphorisme
posthume de 1888 l’explicite : « Représenter des choses effroyables et inquiétantes, c’est
déjà chez l’artiste un instinct de puissance et de splendeur : c’est qu’il ne les craint
point125 ». Ce que l’artiste tragique communique, c’est :
la vaillance et la liberté de sentiment face à un ennemi puissant, face à une adversité
sublime, face à un problème qui suscite l’épouvante ̶ c’est cet état victorieux que
l’artiste tragique choisit, qu’il glorifie. Face à la tragédie, ce que notre âme comporte
de guerrier fête ses saturnales; qui est habitué à la souffrance, qui recherche la
souffrance, l’homme héroïque célèbre son existence dans la tragédie126.
Tout comme dans le passage du Crépuscule des idoles que nous venons de citer,
l’auteur écrit dans La volonté de puissance127 que Schopenhauer se trompe quand il met
certaines œuvres de l’art au service du pessimisme et va même jusqu’à se demander si un
art pessimiste n’est pas une contradiction. Il conclut que montrer des choses laides, c’est
encore prendre plaisir à cette laideur et donc qu’un art pessimiste ne peut pas exister. Bien
plutôt, tout art est affirmateur, dit oui, même s’il se prétend au service du pessimisme128.
Nietzsche écrit en ce sens dans le Gai savoir : « Comme phénomène esthétique, l’existence
demeure toujours supportable, et l’art nous offre l’œil, la main et surtout la bonne
conscience qui nous donnent le pouvoir de faire de nous-mêmes un tel phénomène129 ». Et
dans Humain, trop humain : « par l’art seul la misère même pouvait devenir jouissance130 ».
124
CI, chap. Incursions d’un inactuel, §24, p. 564.
VP, tome 2, §461 p. 410, 1888.
126
CI, chap. Incursions d’un inactuel, §24, p. 565.
127
VP, tome 2, §461, p. 410, 1888.
128
Queste, p. 188. Il faut apporter ici une nuance, puisqu’il y a aussi un art romantique, qui représente un
autre monde ou encore y aspire, comme c’est le cas avec Wagner. Pourtant, et comme c’est le cas dans la
philosophie de Schopenhauer, l’art attire toujours suffisamment à la vie pour empêcher la réalisation de
l’éthique de la négation.
129
GS, livre 2, §107, p. 171.
130
HTH, 1, §154, p. 130.
125
32
Cette jouissance ne se confond toutefois pas avec une simple absence de souffrance,
comme chez Schopenhauer, mais résulte plutôt d’un vouloir créateur qui surmonte la
souffrance.
Dans toute son œuvre, Nietzsche prend le parti de s’opposer à l’interprétation
morale de la tragédie par une interprétation purement esthétique qui implique l’affirmation
de la vie131. La tragédie, qui est le résultat des pulsions artistiques apollinienne et
dionysienne, ne consiste pas en une leçon morale : elle est une transfiguration esthétique de
la souffrance dionysiaque en images apolliniennes132. Cette transfiguration peut être vue
comme une sorte de catharsis133, c’est-à-dire comme une façon de se décharger des
passions débordantes. L’effet véritable de l’art tragique ne consiste pas selon Nietzsche
dans un sentiment d’enthousiasme moral devant le sacrifice du héros pour une vision
morale du monde.
Dans un tout autre ordre d’idées, le héros tragique n’est qu’une figure plastique
apollinienne qui émerge de la musique dionysiaque : il est le résultat de la participation du
chœur à la création artistique, soit à sa propre métamorphose134. Dans le Crépuscule des
idoles, il parle ainsi de l’effet et du but de la tragédie : « être soi-même le plaisir éternel du
devenir, ̶ ce plaisir qui englobe encore le plaisir pris à détruire…135 ». Le dionysiaque
comme affirmation du devenir136 est le fait d’hommes qui acceptent la cruauté de la vie.
Dans un aphorisme de 1887-1888, il écrit que ce ne sont que les esprits héroïques qui sont
131
NT, §5, p. 47.
Ibid., §8, p. 61. Ponton, Olivier, Nietzsche. Philosophie de la Légèreté, Walter de Gruyter, 2007, 343
pages, p. 29-30.
133
NT, §8, p. 60 : « la tragédie grecque, ce n’est pas autre chose que le chœur dionysiaque ne cessant de se
décharger dans un monde apollinien d’images constamment renouvelé. […] Par décharges successives, ce
fond originaire de la tragédie irradie la vision du drame ».
134
Darriulat, Jacques, « La naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique (2) », [En ligne], URL
: ˂http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Nietzsche/Naissancetragedie/NietzscheNT-2.html˃. NT, §8, p. 62.
135
CI, chap. Ce que je dois aux anciens, §5, p. 605.
136
EH, chap. Pourquoi j’écris de si bons livres (La Naissance de la tragédie), §3, p. 732.
132
33
assez durs pour prendre un certain plaisir à la souffrance et qui réussissent à s’affirmer au
travers de la cruauté de la vie137.
Il ne s’agit donc pas de prendre le héros en pitié ou encore de voir dans sa chute une
injustice, mais de prendre plaisir à participer au devenir. C’est d’ailleurs ce qui console les
hommes du fait que la destruction est la condition d’une perpétuelle métamorphose.
Comme nous l’avons vu ci-dessus138, la joie qui accompagne la destruction n’est
compréhensible qu’à partir de la musique qui est l’expression immédiate de la volonté audelà des phénomènes139. Le chœur, qui participe à la musique dionysiaque, entre en union
avec l’un originel et peut alors jouir de la destruction des phénomènes :
que de la joie puisse naître à l’anéantissement de l’individu, cela n’est compréhensible
qu’à partir de l’esprit de la musique. Car ce que nous révèlent les exemples particuliers
d’un tel anéantissement, c’est tout simplement le phénomène éternel de l’art
dionysiaque qui exprime la toute-puissance de la volonté en quelque sorte derrière le
principium individuationis, l’éternité de la vie par-delà tous les phénomènes et en dépit
de tous les anéantissements140.
Pour résumer, la conception de Nietzsche est que le tragique est l’expression d’une
affirmation suprême de la vie. Contrairement à Schopenhauer, qui propose une
interprétation de la tragédie dans laquelle prédomine le pessimisme de la résignation,
Nietzsche croit que le regard qui plonge au plus profond du tragique possède le pouvoir
d’attirer vers la vie. Encore dans La volonté de puissance141, Nietzsche affirme que la
tragédie est un tonique, c’est-à-dire qu’elle stimule l’activité de l’organisme et qu’elle
reconstitue les forces vitales. Surtout, l’esprit dionysien, en tant qu’affirmation héroïque de
la souffrance, est une appréciation de la souffrance qui diffère complètement de la pensée
pessimiste de Schopenhauer. Par opposition à ce dernier, Nietzsche rejette le principe
métaphysique selon lequel toute souffrance serait l’équivalent d’une faute, ou que tout
137
VP, tome 2, §462, p. 411, 1887-1888.
Voir les pages 19 et 27-28 de ce mémoire.
139
NT, §16, p. 100.
140
Ibid.
141
VP, tome 2, livre 4, §460, p. 409, 1888.
138
34
malheur équivaudrait à un châtiment. Selon lui, il faut cesser de considérer l’existence
comme une punition142. Il est déraisonnable de substituer à la relation « cause et effet », la
relation « crime et punition ». L’homme qui identifie toute forme de malaise ou d’échec à
une punition pour l’expiation d’une faute utilise donc mal sa raison143. Nietzsche propose
d’approcher la souffrance de façon à ce que l’être-victime ne soit pas nécessairement conçu
comme un être-coupable144.
Enfin, l’esprit dionysien représente l’idéal en vertu duquel Nietzsche posera sa
critique du nihilisme et engagera sa « transvaluation de toutes les valeurs ». Avec
Schopenhauer, Nietzsche a découvert l’importance de la souffrance dans la vie. Toutefois,
ce dernier ne fait pas de la souffrance un argument pour nier la vie. Pour lui, la vie la plus
riche et épanouie ne porte pas une si grande attention au phénomène de la douleur : « Plus
on vit avec ampleur et supériorité, plus vite on est prêt à risquer sa vie pour un seul
sentiment agréable145 ». Dans l’Essai d’autocritique, Nietzsche n’interprète plus la tragédie
comme une « consolation » de la souffrance, mais plutôt comme une justification de celleci146. Il envisagera plus tard que la souffrance est un phénomène corrélatif, voire même
secondaire, de la volonté de puissance. Il reprochera alors à Schopenhauer d’avoir
surestimé l’importance de ce problème : « il y a des problèmes plus élevés que ces
problèmes de plaisir et de peine […] et toute philosophie qui se réduit uniquement à cela
est une naïveté147 ». Nous traiterons de ce point au deuxième chapitre.
142
Aurore, livre 1, §13, p. 26.
Ibid., §15, p. 29.
144
CI, chap. Les quatre grandes erreurs, §7, p. 526-528.
145
HTH, 2, VSO, §187, p. 611.
146
EA, §5, p. 16 et §6, p. 18.
147
PBM, §225, p. 657.
143
35
1.3.1 La tragédie comme symptôme d’une santé débordante
La conception de Schopenhauer, qui fait du manque l’origine de la souffrance, ne
suffit pas pour expliquer ce qui se produit dans la tragédie attique ou pour comprendre
l’esprit dionysiaque. Cette dernière section est un prélude à la conception nietzschéenne de
la volonté de puissance que nous exposerons par la suite. Ce qui nous intéresse toutefois
pour le moment, c’est d’essayer de comprendre la thèse de Nietzsche selon laquelle la
souffrance peut découler d’un excès de force et non pas uniquement d’un manque.
Comme il le dit dans son Essai d’autocritique, Nietzsche veut savoir ce que signifie
physiologiquement, c’est-à-dire en prenant le corps comme fil directeur, ce délire d’où
émerge l’art tragique148. Il s’interroge sur la tragédie : est-elle issue d’un manque ou d’une
santé débordante149? Comme on le sait, Nietzsche finit par interpréter l’aptitude à la
souffrance du Grec du 5e siècle avant J.-C. comme résultant d’une surabondance de
force150. L’auteur a la conviction qu’une vie supérieure pousse à la démesure, ce qui
entraîne de profondes douleurs. Un débordement de force fait souffrir151, d’une part par la
poussée qu’il exerce pour se décharger, d’autre part par les conséquences de sa libération
comme nous avons pu le comprendre en ce qui concerne le désir de connaissance. Il y
aurait donc une souffrance issue de la surabondance et non pas seulement du manque. Dans
sa démesure, ce désir surabondant se traduit par la bravoure d’un regard pénétrant, par la
recherche d’épreuves pour mesurer sa force et par l’exploration des côtés terribles et
sombres de l’existence. La tragédie provient d’une telle surabondance, ce qui fait d’elle un
moyen d’affirmer l’existence du terrible dans la vie. Toutefois, ses créateurs avaient aussi
besoin de la tragédie afin que leur propre force ne leur devienne pas fatale152. C’est dans
148
Notons que cette interrogation est le résultat de la méthode généalogique. Autrement dit, l’Essai
d’autocritique de Nietzsche est une manière de reprendre les thèmes de La naissance de la tragédie par un
regard généalogique. Kemp Winfree, p. 59.
149
EA, §4, p. 15.
150
Ibid., §1, p. 11-12 et §4, p. 14-16.
151
VP, tome 2, livre 4, §25, p. 280-281, 1887-1888.
152
NT, §21, p. 121.
36
cette perspective qu’il faut comprendre cet aphorisme de Humain, trop humain : « L’art
doit avant tout embellir la vie […] il nous modère et nous tient en bride153 ». Et un peu plus
loin dans le même aphorisme :
l’art doit cacher et transformer ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et
dégoûtantes qui, malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine,
viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui est des
passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur
inévitable ou insurmontable, ce qui y est significatif. […] L’homme qui sent en lui un
excédent de ces forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher à
s'alléger de cet excédent par l’œuvre d’art154.
Or, comment une surabondance de force pourrait-elle être fatale ? La force n’est-elle pas
l’inverse de la faiblesse? C’est la démesure, ou le mouvement de dépassement de la limite,
qui risque de mener l’homme à sa perte. Comme nous l’avons dit, Nietzsche affirme de
l’Hellène qu’il est « plus apte que tout autre à la souffrance la plus subtile et la plus
grave155 ». Cela provient du fait que le Grec « a percé d’un regard infaillible l’effrayante
impulsion destructrice de ce qu’on appelle l’histoire universelle aussi bien que la cruauté de
la nature156 ». La démesure qui fait tant souffrir l’homme correspond surtout à ses désirs de
liberté et de connaissance par lesquels il se définit. Mais par ceux-ci, il défie les dieux et
remet en question l’ordre des choses. Dans un aphorisme posthume de 1887-1888, l’auteur
affirme que c’est un signe de santé et de puissance que d’être capable de reconnaître le
caractère redoutable et inquiétant des choses :
la prédilection pour tout ce qui est équivoque et redoutable est un symptôme de force
[…] Le goût de la tragédie caractérise les époques et les tempéraments forts […] C’est
un signe de santé et de puissance que de reconnaître aux choses leur caractère
redoutable et équivoque et de ne pas avoir besoin d’en être “délivré”157.
Nous avons vu précédemment que la guérison qu’offre la tragédie n’est pas
seulement celle de l’art apollinien dans laquelle la nature horrible est dissimulée. La
153
HTH, 2, 1, §174, p. 431.
Ibid., p. 431-432.
155
NT, §7 p. 55.
156
Ibid.
157
VP, tome 2, livre 4, §462 p. 411, 1887-1888.
154
37
consolation proprement dionysiaque de la tragédie attique n’a pas besoin de supprimer la
souffrance afin de s’opérer. En fait, seule une santé débordante donne la possibilité à
l’homme de goûter à la volupté suprême qui se concrétise dans l’affirmation totale de la
vie. La tragédie attique est issue d’une « condition physiologique158» que Nietzsche nomme
la « grande santé », c’est-à-dire « une santé que l’on ne se contente pas d’avoir, mais que
l’on conquiert encore et doit conquérir continuellement, parce qu’on la sacrifie et doit la
sacrifier sans cesse!159 » Celle-ci n’est pas à concevoir comme une absence de maladie et
de souffrance. Elle est l’aspiration à la santé160, donc une lutte contre la pression de la
maladie et de la souffrance. Cette « grande santé » est ouverte à l’expérience du souffrir et
elle permet même la mise à profit de la maladie et de la souffrance dans la poursuite des
buts propres à l’organisme161. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, le philosophe présente
métaphoriquement sa conception de l’ouverture à la souffrance comme suit : « Il ne me
suffit pas qu’on ait rendu la foudre inoffensive. Je ne cherche point à la dévier, je veux lui
apprendre à travailler pour moi.162 » Nous verrons plus loin que s’ouvrir à la souffrance est
indispensable puisque ce n’est que par cette ouverture que la vie peut continuer de
croître163. En résumé, bien qu’elle lutte aussi contre la pression de la maladie et de la
souffrance, la « grande santé » ne vise donc pas pour autant la suppression de la maladie et
de la souffrance. Enfin, cette « grande santé » est toujours à reconquérir car être en santé ce
n’est pas se conserver ou se ménager, mais plutôt se dépasser et créer, ce qui implique de se
dépenser, de risquer et de s’affaiblir.
Par opposition, nous pouvons concevoir que la « petite santé », c’est celle qui
s’actualise et s’interprète comme une tentative d’abolir la souffrance afin de se sentir
158
EH, chap. Pourquoi j’écris de si bons livres (Ainsi parlait Zarathoustra), §2, p. 756.
GS, livre 5, 1887, §382, p. 406.
160
HTH, 1, « Préface », §4, p. 6.
161
Guibal, p. 69. Vioulac, p. 288 : « la santé ne peut plus être conçue comme un timide bien-être, c’est-à-dire
comme une position de repli ou une conservation des acquis, mais tout au contraire comme audace, aplomb,
arrogance et souveraineté ». Selon Vioulac (p. 293-294), l’introduction du concept de « grande santé » permet
de comprendre que la vie n’est pas un état stable et neutre, mais une plutôt une dynamique permanente de
conquête d’elle-même.
162
Zara, De l’homme supérieur, §7, p. 363.
163
Nous référons ici à la lecture que fait Nietzsche de Wilhelm Roux. Soderstrom, Lukas, « Nietzsche as a
reader of Wilhelm Roux, or the physiology of history », Symposium: Canadian Journal of Continental
Philosophy / Revue Ca, 2009, Vol. 13, Issue 2, pp. 55-67. Pages 59-61.
159
38
bien164. Cette « petite santé » prêche par excès d’irritabilité, elle voit tout malaise et tout
inconfort comme ce qui ne doit absolument pas être ou comme ce qui ne peut pas être
justifié. Pour Nietzsche, cela correspond à un symptôme de faiblesse et est le signe d’une
attitude défensive. D’une part, l’abolition de toute souffrance, malaise et inconfort est
impossible165. D’autre part, s’ils doivent être évités, il est douteux que le dépassement de
soi et la création soient possibles. Or, pour Nietzsche, il s’agit bien de justifier la souffrance
pour croître et créer.
Nietzsche ne veut pas penser la santé et la maladie sur un mode dualiste, c’est-à-dire
par une exclusion des contraires entre eux166. Il refuse aussi ce dualisme en ce qui a trait à
la souffrance et au plaisir en affirmant que le plus haut bonheur nécessite de la souffrance.
Dans l’épreuve de la souffrance, il y aurait des ressources insoupçonnées. La richesse de
l’expérience humaine et la capacité d’éprouver les jouissances les plus grandes sont
proportionnelles à la capacité de souffrir : « sans bonne volonté à souffrir nous devrions
laisser échapper beaucoup trop de joie!167 ». Certaines des douleurs les plus grandes vont
donc de pair avec les plus vives jouissances comme nous pouvons le voir, par exemple,
dans le cas de la tragédie ou encore de la création168. La pensée dualiste, quant à elle,
interdit que les hommes les plus heureux soient en même temps les hommes les plus
malheureux et y voit une contradiction. Pour Nietzsche, la souffrance est une condition de
la joie la plus haute, de la création et même de l’amour. Dit autrement, la poursuite d’une
plus haute joie, de la création et du dépassement de soi a pour condition nécessaire
l’épreuve de certaines douleurs. Nous examinerons ce point plus spécifiquement dans le
deuxième chapitre.
164
GS, §120, p. 187.
PBM, §225, p. 656. VP, tome 1, livre 2, §402, p. 367, 1885-1886.
166
GS, préface, §3, p. 13.
167
Aurore, livre 4, §354, p. 212.
168
Zara, Aux îles fortunées, p. 103.
165
39
1.3.2 Surabondance et appauvrissement
Pour Nietzsche, l’affirmation et l’approbation de la vie naissent d’un sentiment
débordant de la puissance créatrice169. Nous pouvons comprendre que la tragédie attique est
la création d’une santé surabondante à partir de l’aphorisme §370 du Gai Savoir :
Tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme un remède et un secours au
service de la vie en croissance, en lutte : ils présupposent toujours de la souffrance et
des êtres qui souffrent. Mais il y a deux sortes d’êtres qui souffrent, d’une part ceux qui
souffrent de la surabondance de la vie, qui veulent un art dionysiaque et également une
vision et une compréhension tragiques de la vie, ̶ et ensuite ceux qui souffrent de
l’appauvrissement de la vie, qui recherchent, au moyen de l’art et de la connaissance,
le repos, le calme, la mer d’huile, la délivrance de soi, ou bien alors l’ivresse, la
convulsion, l’engourdissement, la démence. C’est au double besoin de ces derniers que
correspond tout romantisme dans les arts et dans les connaissances, c’est à eux que
répondaient (et répondent) aussi bien Schopenhauer que Richard Wagner […]. Celui
qui est le plus riche en plénitude de vie, le dieu et l’homme dionysiaques, peut
s’accorder non seulement le spectacle du terrible et du problématique, mais jusqu’à
l’action terrible et jusqu’à tout luxe de destruction, de dissolution, de négation ; chez
lui, le mal, le non-sens, le laid apparaissent en quelque sorte permis en conséquence
d’une surabondance de forces génératrices et fécondantes capable de transformer tout
désert en pays fertile et luxuriant. À l’inverse, c’est l’être le plus souffrant, le plus
pauvre en vie qui aurait le plus besoin de douceur, de paix, de bonté, dans la pensée et
dans l’action, si possible d’un dieu qui soit vraiment un dieu pour malades, d’un
“sauveur”; et de même de la logique, de l’intelligibilité conceptuelle de l’existence ̶
car la logique rassure, donne confiance ̶ , bref, d’une certaine étroitesse chaleureuse
qui chasse la peur et d’un enfermement dans des horizons optimistes170.
Cet aphorisme nous montre d’une part que tout art et toute philosophie sont des
réactions à la souffrance et ne peuvent pas être considérés comme « neutres », c’est-à-dire
comme « désintéressés ». En ce qui concerne l’art au sens strict du terme171, Nietzsche
affirme dans l’aphorisme §24 du Crépuscule des idoles : « que fait tout art ? Ne loue-t-il
pas ? Ne glorifie-t-il pas ? Ne choisit-il pas ? Ne met-il pas en relief ? Ce faisant, il renforce
ou affaiblit certaines appréciations de valeur…172 ». D’autre part, il nous permet
d’apercevoir que Nietzsche fait une distinction entre deux sortes de vie, ce qui a pour
169
VP, tome 2, livre 4, §614, p. 461, 1884.
GS, livre 5, 1887, §370, p. 384-386.
171
L’art au sens large inclut aussi la science et la religion pour Nietzsche. NT, §15, p. 95.
172
CI, chap. Incursions d’un inactuel, §24, p. 564.
170
40
conséquence qu’il y a une duplicité de significations qu’on peut désormais accorder à l’art,
la religion, la science et la philosophie. C’est la force vitale, ascendante ou déclinante, qui
s’empare d’une activité qui lui donne son sens173. Le philosophe affirme, dans un
aphorisme posthume datant de 1885-1886 : « L’art exprime-t-il notre mécontentement à
l’égard du réel? Ou notre reconnaissance pour un bonheur qui a été le nôtre? Dans le
premier cas, on a le romantisme, dans le second cas, l’auréole et le dithyrambe (un art
d’apothéose)174 ». Il faut donc interpréter une activité selon la force vitale qui s’exprime en
elle. Pour caractériser les œuvres d’art, les religions et les philosophies, Nietzsche présente
sa méthode généalogique qui consiste, comme il le dit dans le même aphorisme §370, en
une déduction régressive :
et mon regard s’aiguisant devint de plus en plus apte à cette forme suprêmement
difficile et insidieuse de déduction régressive qui donne lieu à la plupart des erreurs ̶
la déduction qui remonte de l’œuvre à l’auteur, de l’action à l’agent, de l’idéal à celui
pour qui il est nécessaire, de tout mode de pensée et de valorisation au besoin qui,
derrière lui, commande. ̶ À propos de toutes les valeurs esthétiques, je me sers
désormais de cette distinction fondamentale : je me demande, dans chaque cas
particulier, “est-ce ici la faim ou la surabondance qui est devenue créatrice?”175.
Cette déduction permet de déterminer l’origine vitale d’une activité ainsi que de lui
attribuer une valeur. Ce qui importe avant tout pour Nietzsche, c’est donc l’attitude devant
la souffrance. Cette attitude correspond à un critère de distinction entre les forts et les
faibles. Plus précisément, le critère de distinction entre une vie ascendante et une vie
décadente réside dans la capacité à affirmer la souffrance et à en faire quelque chose. Pour
procéder à cette catégorisation, il s’agit donc de déterminer dans chaque cas si c’est le désir
de fuir ou d’assumer la douleur qui se trouve à la base des comportements, représentations
et des jugements. Dans le cas du plaisir, il faut se demander s’il s’agit de rechercher un
plaisir en assumant la souffrance qui va de pair avec les obstacles ou de rechercher le bienêtre qui va de pair avec la tentative d’abolir et de nier la souffrance. Nous avons vu, dans la
longue citation ci-haut, qu’il y a essentiellement deux sortes de conditions physiologiques à
distinguer : il y a d’abord ceux qui souffrent de la surabondance de la vie, ce qui est le
173
Deleuze, p. 60-62.
VP, tome 2, livre 4, §463, p. 412, 1885-1886.
175
GS, livre 5, 1887, §370, p. 385-386.
174
41
signe d’une vie ascendante, et ensuite ceux qui souffrent d’un appauvrissement de la vie, ce
qui est le signe d’une vie décadente. Évidemment, c’est la vie ascendante qui a le plus de
valeur aux yeux de Nietzsche.
La religion, l’art et la philosophie servent la vie en tant que « remède » et « secours ».
Nous avons exposé que ceux qui souffrent de la surabondance de la vie veulent s’éprouver
davantage et rejoindre le tragique alors que ceux qui souffrent de l’appauvrissement de la
vie demandent quelque chose comme le calme, la délivrance de soi, ainsi qu’une forme
d’ivresse dans les convulsions et l’engourdissement. Cela implique qu’il y a
essentiellement deux manières de vivre la douleur et le plaisir puisqu’il y a deux sortes de
vie qualitativement différentes qui en font l’épreuve176. La vie ascendante croît, elle est en
mesure d’affronter et de transfigurer la souffrance sans la nier. Elle affirme la souffrance
comme une condition nécessaire d’une vie supérieure. La vie déclinante, quant à elle, lutte
pour sa conservation, elle nie la souffrance et souhaite l’abolir. Les principales
caractéristiques de la vie déclinante sont la faiblesse de la volonté, l’incapacité à résister à
une sollicitation et l’inaptitude à digérer les épreuves vécues177. Toutefois, l’excitabilité ou
encore l’irritabilité ne sont pas exclusifs à la vie déclinante, c’est l’incapacité à assumer,
affirmer et supporter le fait d’être excité et irrité qui la définit, ce qui la pousse à rechercher
un calmant et la fuite178. Dans l’aphorisme §401 de La volonté de puissance nous
apercevons clairement la duplicité des concepts de plaisir et de douleur :
On a confondu la douleur avec une sorte de douleur qui est celle de l’épuisement;
celle-ci représente en effet une profonde diminution, une dépression de la volonté de
puissance, une perte notable de force. Cela signifie qu’il existe : a) une douleur qui est
un moyen d’excitation pour fortifier la puissance; b) une douleur qui succède à une
dépense excessive de puissance. Dans le premier cas, un stimulant; dans le second, les
conséquences d’une excitation excessive… L’incapacité de résister est propre à cette
seconde sorte de douleur; la provocation à la résistance appartient à la première… Le
seul plaisir qui soit ressenti dans l’état d’épuisement, c’est celui de s’endormir; dans
l’autre cas, le plaisir c’est la victoire… La grande confusion faite par les psychologues
176
Goedert, p. 327.
Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 137.
178
La vie déclinante se caractérise par une excitabilité et une irritabilité excessives. Wotling, Patrick,
Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 138. Armstrong, Aurelia, « The passions, power, and practical
philosophy: Spinoza and Nietzsche contra the stoics », Journal of Nietzsche Studies, vol°44, issue 1, spring
2013, pp. 6-24, page 20.
177
42
a consisté à ne pas distinguer entre deux sortes de plaisir ̶ celui de s’endormir et celui
de triompher. Les épuisés souhaitent le repos, la détente de tous leurs membres, la
paix, le silence ̶ c’est ce que les religions et les philosophies nihilistes appellent le
bonheur. Les riches et les vivants veulent la victoire, l’ennemi vaincu, la diffusion de
la sensation de puissance dans un domaine plus vaste qu’auparavant. Toutes les
fonctions saines de l’organisme ont ce besoin ̶ et tout l’organisme est un ensemble de
systèmes qui lutte pour faire croître ses sensations de puissance179.
Nietzsche s’oppose à une confusion qui consiste à ne pas distinguer entre deux sortes
de plaisir180, soit celui d’une aspiration à une réduction des activités vitales et celui du
triomphe. En concevant le « plaisir » de manière univoque, c’est-à-dire d’une manière trop
abstraite et seulement comme le contraire du déplaisir, on passe à côté de différences
essentielles entre différentes espèces de plaisir, qui renvoient à des réalités physiologiques
distinctes.
Ainsi,
la
vie
exténuée
recherche
le
plaisir
dans
la
paix
ou
l’« engourdissement181 », ce que nous pouvons interpréter comme la tentative de réduire les
sensations de déplaisir. Pour y parvenir, cette vie exténuée a besoin de stimulations, comme
par exemple des narcotiques, toujours plus forts et fréquents182. Cela peut se traduire,
« chez ceux qui ne peuvent s’élever à aucune joie véritable183 », par le fait de rechercher
dans l’art un divertissement : « qu’exigent-ils en somme de l’art ? Qu’il chasse pendant
quelques heures ou quelques instants, le malaise, l’ennui, la conscience vaguement
mauvaise, et interprète, si possible, dans un sens élevé, le défaut de leur vie et de leur
caractère184 ». Mais c’est là une vie pauvre qui en visant à éliminer les contradictions du
réel, son caractère problématique et douloureux, recherche en plus à valoriser sa propre
faiblesse. En somme, ce sont toutes les déterminations essentielles du monde tragique dans
lequel vit effectivement l’homme qu’elle vise à supprimer. La vie débordante de force,
quant à elle, expérimente une sorte de plaisir qui correspond à la diffusion de sensations de
179
Notons que cet aphorisme fait intervenir la notion de « volonté de puissance » que nous discuterons au
deuxième chapitre. VP, tome 1, livre 2, §401, p. 367, 1888.
180
Ibid.
181
Voir à ce propos l’aphorisme §370 du Gai savoir.
182
CI, chap. Les quatre grandes erreurs, §2, p. 519.
183
La joie véritable, que nous pouvons comprendre comme une joie supérieure ou ascendante, implique une
ouverture à la souffrance; elle ne peut pas simplement découler de l’emploi de stimulants et de narcotiques.
Cette joie doit être conquise de haute lutte, elle ne réside pas dans l’engourdissement. HTH, 2, 1, §169, p.
425.
184
Ibid.
43
puissance et de victoire toujours plus intenses : « Le plaisir : sensation d’un accroissement
de puissance.185 »
Le même aphorisme posthume daté de 1888 nous permet de distinguer entre deux
sortes de douleur186. Il va sans dire que tout le monde peut ressentir des moments de
faiblesse, mais pour Nietzsche, seuls les faibles valorisent la tentative d’éliminer la
souffrance. Chez ceux qu’il qualifie de « décadents », la souffrance correspond à
l’impuissance. Cette souffrance se manifeste dans leur incapacité persistante à surmonter
les épreuves, ce qui les force à éviter les obstacles. La faiblesse provoque une volonté de
rétrécir le champ de l’expérience, de se rétracter et de supprimer les activités vitales qui
causent de la souffrance : « dès que la douleur lance son signal d’alarme, il est temps de la
restreindre […] et nous faisons bien de nous “gonfler” le moins possible187 ». Toutefois,
nous pensons que Nietzsche ne se limite pas au phénomène de la douleur physique ou
corporelle, mais qu’il comprend la souffrance comme tout ce qui nous fait souffrir, ce qui
inclut aussi les douleurs psychologiques de toutes sortes comme par exemple celles qui
proviennent de la connaissance tragique.
Pour le faible, éviter la souffrance est une nécessité vitale, mais cette fuite rétrécit le
champ de l’expérience et des possibilités de joie. La vie déclinante, puisqu’elle se comporte
d’une manière réactive dans l’épreuve de la souffrance, ne peut affronter toute la gamme
des perspectives et surtout pas l’inconnu ou la nouveauté188. L’attitude décadente se
détermine essentiellement en fonction du problème du plaisir et du déplaisir : elle va vers
ce qui est plaisant et évite ce qui est déplaisant. Cependant, pour Nietzsche, c’est la capacité
de parcourir la plus large gamme des perspectives, soit d’essayer de nouvelles possibilités
et interprétations ainsi que de découvrir l’inconnu, qui fait la richesse d’une vie
185
VP, tome 1, livre 2, §398, p. 366, 1884-1885.
Ibid., §401, p. 367, 1888.
187
GS, livre 4, §318, p. 292-293.
188
Goedert, p. 108.
186
44
épanouie189. Or, c’est l’homme fort et en « grande santé » qui possède cette capacité. Les
forts assument la souffrance et réussissent à la transfigurer190. D’une part, l’épreuve de la
souffrance leur apparaît nécessaire pour se dépasser et créer. Cette lutte leur permet
d’accéder au bonheur le plus haut, soit celui qui découle de l’épreuve et de la victoire sur
des résistances. Les forts comprennent que la souffrance exerce une fonction nécessaire
dans la conquête de la vie la plus riche et épanouie. La plus grande plénitude vitale
demande un déploiement qui rencontre nécessairement la souffrance. D’autre part,
l’épreuve de la souffrance ouvre le champ de l’expérience, elle permet un apprentissage.
Nietzsche manifeste clairement dans ses textes que ses propres souffrances ont profité à son
savoir. C’est parce qu’elles dégrisent qu’elles sont utiles pour la connaissance191. Pour
favoriser une grande lucidité et une profonde remise en question, de grandes souffrances
semblent parfois nécessaires. Dans la préface du Gai savoir Nietzsche affirme : « Seule la
grande douleur est l’ultime libératrice de l’esprit, en ce qu’elle est le professeur du grand
soupçon192 ». Ce qui d’ailleurs, favorise l’activité philosophique : « Autant de méfiance,
autant de philosophie193 ». Si la souffrance rend possible cette méfiance envers les idoles,
elle permet aussi une connaissance de soi par la façon dont nous pouvons nous comprendre
nous-mêmes lorsque nous faisons l’épreuve du souffrir194.
Pour résumer, il y a deux réponses distinctes face à la souffrance : « Soit nous
apprenons à lui opposer notre fierté, notre ironie, notre force de volonté […]; soit que, face
à la douleur nous nous retirions dans ce néant oriental ̶ on l’appelle nirvana ̶ , dans cet
abandon de soi, cet oubli de soi, cette extinction de soi muets, figés, sourds195 ». L’une
consiste à vouloir vaincre et dépasser la souffrance, en comprenant qu’elle est nécessaire
afin de vivre une vie pleine et créative qui s’affirme et se déploie dans toute sa puissance,
189
HTH, 1, « Préface », §4, p. 5.
GS, livre 5, 1887, §382, p. 406-407.
191
Aurore, livre 2, §114, p. 94. Zara, Sur le mont des oliviers, p. 213. Zara, Des sages illustres, p. 126.
192
GS, Préface à la 2e édition, §3, p. 13.
193
Ibid., livre 5, §346, p. 332.
194
La souffrance fait apparaître. Dans cette épreuve de soi, la chair se montre à elle-même à partir d’ellemême : il y a une auto-révélation de la chair. Cette révélation de soi à partir de la souffrance correspond à une
connaissance de soi. Vioulac, pages 286 et 290.
195
GS, « Préface à la 2e édition », §3, p. 13-14.
190
45
alors que l’autre veut l’éliminer en se détachant des activités vitales qui sont à sa source ou
qui l’augmentent196. C’est évidemment la première option qui constituera une partie de la
solution nietzschéenne au problème de la souffrance, alors que la seconde subira, tout au
long de son œuvre, le coup de fouet de sa critique la plus acerbe. Ce que Nietzsche propose
ne se présente nullement comme une tentative d’abolir la souffrance mais, au contraire, il
recommande de s’y ouvrir et de l’explorer vaillamment afin de la transfigurer197.
196
197
46
GS, livre 1, §12, p. 64.
Ibid., §32, p. 91. VP, tome 2, livre 4, §216, p. 337, 1887.
Chapitre 2 – Volonté de puissance et souffrance
Dans ce deuxième chapitre, nous allons tenter de montrer que la souffrance est
nécessaire à la vie en croissance, c’est-à-dire qui cherche à se surmonter elle-même.
Premièrement (2.1), nous traiterons de la douleur et du plaisir comme phénomènes
concomitants de la volonté de puissance, tout en prenant soin de définir ce dernier concept
et de le distinguer du concept traditionnel de volonté. Dans un deuxième temps (2.2), nous
exposerons notre thèse, soit que Nietzsche pense qu’il faut s’ouvrir à la souffrance afin de
consentir à la volonté de puissance. C’est par ce consentement que l’homme pourra
atteindre le plus haut bonheur, vivre une vie supérieure et créer. Enfin (2.3), Nietzsche ne
souhaite pas ménager les hommes supérieurs, car la création du surhumain implique
énormément de souffrance et de dureté. La morale de la pitié, qui consiste à tenter d’abolir
la souffrance, se révèle donc être l’objet de la critique nietzschéenne.
2.1.1 Le plaisir et la douleur comme phénomènes concomitants de la
volonté de puissance
Au cours de la première période (1872-1876) de son œuvre198, Nietzsche était
fortement influencé par la position philosophique de Schopenhauer. Cependant, au cours de
la deuxième période (1876-1882) et de la troisième période (1882-1889) il ne s’appuie plus
sur le principe métaphysique de l’« Un originel »199. Dans la troisième période, c’est
désormais la volonté de puissance qui constitue le paradigme philosophique central. Il y a
toutefois une continuité entre le thème du dionysiaque et la volonté de puissance. D’une
198
Cette tripartition est reprise à Georges Goedert, bien que Charles Andler le précède sur ce point. L’œuvre
de Nietzsche est divisible en trois périodes, où certaines parties anticipent parfois sur la suivante. La première
période (1872-1876) est celle de La naissance de la tragédie et des Considérations inactuelles. La deuxième
période (1876-1882) débute un peu avant Humain, trop humain et se termine avec le Gai savoir (les quatre
premiers livres). La troisième période (1882-1889) débute aussi à l’intérieur de ce dernier ouvrage (le
cinquième livre est ajouté en 1887). Goedert, p. 17, 101, 185, 203 et 391.
199
Ibid., p. 326.
47
part, celle-ci peut être aperçue en référence à l’idée d’un débordement de force créateur200.
D’autre part, cette continuité concerne particulièrement la justification de la souffrance201.
Comme nous l’avons esquissé dans le premier chapitre202, Nietzsche reproche à
Schopenhauer d’avoir pensé le problème de la souffrance dans les termes d’une opposition
entre le plaisir et la douleur203. Nous avons montré que ce dernier ne pouvait pas justifier la
douleur. Nietzsche soutient que la position de Schopenhauer est superficielle puisqu’elle
juge de la valeur de la vie à partir d’éléments accessoires. Elle incarne surtout une position
réactive devant la souffrance. Or, Nietzsche veut dépasser cette conception et montrer
pourquoi la souffrance ne doit pas seulement être rejetée. Dans l’aphorisme §225 de Pardelà bien et mal, il s’en prend pareillement à certaines autres conceptions du plaisir et de la
douleur :
Hédonisme, pessimisme, utilitarisme ou eudémonisme : tous ces modes de pensée qui
mesurent la valeur des choses en fonction du plaisir et de la peine, c’est-à-dire en
fonction d’états concomitants et d’éléments accessoires, sont des modes de pensée
superficiels et des naïvetés que tout homme conscient de détenir des forces
affirmatrices et une conscience d’artiste considérera de haut […] Vous voulez si
possible ̶ et il n’y a pas de “si possible” plus dément ̶ abolir la souffrance204.
Il aperçoit que toutes ces positions philosophiques font un calcul dichotomique entre
la douleur et le plaisir afin de mesurer la valeur des choses. Pour Nietzsche cependant, il
faut mesurer la valeur en fonction d’un autre critère. Selon ce genre de conceptions,
l’homme cherche le plaisir tout en évitant la douleur. Ces positions philosophiques
incarnent dès lors une tentative d’abolir la souffrance. Or, Nietzsche considère que la
200
VP, tome 1, livre 2, §51, p. 235, 1885.
Ibid., p. 235-236, 1885.
202
Voir p. 35 de ce mémoire.
203
Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 142.
204
PBM, §225, p. 655-656.
201
48
souffrance est indispensable à l’accroissement de la puissance205, comme le révèle cet
aphorisme posthume datant de 1888 :
Il n’est pas vrai que l’homme recherche le plaisir et fuit la douleur : on comprend à
quel préjugé illustre je romps ici en visière. Le plaisir et la douleur sont des
conséquences, des phénomènes concomitants; ce que veut l’homme, ce que veut la
moindre parcelle d’un organisme vivant, c’est un accroissement de puissance. Dans
l’effort qu’il fait pour le réaliser, le plaisir et la douleur se succèdent; à cause de cette
volonté, il cherche la résistance, il a besoin de quelque chose qui s’oppose à lui… La
douleur, qui est une entrave à sa volonté de puissance, est donc un fait normal,
l’ingrédient normal de tout phénomène organique; l’homme ne cherche pas à l’éviter,
il en a constamment besoin; toute victoire, toute sensation de plaisir, tout phénomène
suppose une résistance vaincue. […] La douleur a donc si peu pour conséquence
nécessaire une diminution de notre sensation de puissance que, dans la moyenne des
cas, elle sert justement d’excitant à cette sensation de puissance ̶ l’obstacle est le
stimulus de cette volonté de puissance206.
Ce n’est pas le plaisir qui est recherché par l’homme, mais plutôt l’accroissement de
la puissance207. Nietzsche conçoit en fait la douleur comme un phénomène normal puisque
la vie veut se déployer et s’accroître. De surcroît, le phénomène de la douleur est une
résistance dont la volonté de puissance a besoin. Tout plaisir et toute « victoire » supposent
une résistance vaincue. Autrement dit, le plaisir nécessite une résistance, qui se traduit par
une douleur, afin de se réaliser208. Ainsi que nous l’avons déjà dit, le plaisir et la douleur ne
sont pas des contraires209. Nietzsche pense que pour atteindre un plaisir très grand, de
grandes douleurs sont nécessaires210. Il présente la douleur comme un excitant du sentiment
205
« As often pointed out, Nietzsche considers suffering quintessential to the attainment of more power ».
Rydenfelt, Henrik, « Valuation and the Will to Power : Nietzsche’s Ethics with Ontology », The Journal of
Nietzsche Studies, Vol. 44, Issue 2, Summer 2013, pp. 213-224, page 217.
206
VP, tome 1, livre 2, §390, p. 362-363, 1888.
207
Ibid., §42, p. 231, 1888. Ibid., §48, p. 234, 1882-1885 : « Le but n’est pas le bonheur, c’est la sensation de
puissance. Il y a dans l’homme et dans l’humanité une force immense qui veut se dépenser, créer; c’est une
chaîne d’explosions continues qui n’ont nullement le bonheur pour but ».
208
Ibid., §43, p. 232, 1886-1887 : « Le “plaisir”, sentiment de puissance (présuppose la douleur) ». Ibid., §44,
p. 232, 1885 : « Qu’est-ce que le plaisir, sinon l’excitation de la sensation de la puissance, causée par un
obstacle ».
209
Ibid., §395, p. 364, 1888 : « Il y a même des cas où une certaine succession rythmique de petites
excitations de douleur produit une sorte de plaisir et permet d’obtenir une croissance rapide de la sensation de
puissance, de la sensation de plaisir. C’est le cas du chatouillement, et du coït également. Nous voyons ainsi
la douleur agir comme un ingrédient du plaisir. L’inverse, qui consisterait dans une augmentation de la
sensation douloureuse grâce à de petites excitations de plaisir intermittentes, fait défaut. Le plaisir et la
douleur ne sont pas des contraires ».
210
Ibid., §44, p. 232, 1885 : « Pour que le plaisir devienne très grand, il faut que les douleurs soient très
longues et la tension de l’arc inouïe ».
49
de puissance et tel un stimulus de la volonté de puissance. Il conçoit donc la réaction à la
souffrance dans un cadre plus fondamental que les philosophies que nous avons
mentionnées ci-dessus : la douleur et le plaisir sont repensés comme étant des phénomènes
qui accompagnent l’activité de la volonté de puissance211.
Nous devons rappeler la distinction que Nietzsche établit entre deux sortes de douleur
et deux sortes de plaisir212, pour souligner à nouveau quelques éléments importants pour
notre propos. Ce que nous pouvons nommer le « plaisir ascendant » est le signe qu’un
accroissement de puissance a lieu213. Ce que nous pouvons nommer la « douleur
ascendante » est une condition nécessaire, un ingrédient, de l’accroissement de la
puissance214. Cette « douleur ascendante » correspond à l’activité de la vie surabondante
qui veut se dépenser215. Contrairement à une vie déclinante qui veut amoindrir ses activités,
la vie ascendante rencontre des résistances parce qu’elle les provoque dans son processus
de croissance :
La volonté de puissance ne peut s’exprimer que contre des résistances; elle recherche
donc ce qui lui résiste […] L’appropriation et l’assimilation consistent en une volonté
de dominer ce qui est extérieur, de lui donner une forme, de le modeler et de le
transformer, jusqu’à ce qu’enfin la substance vaincue soit entièrement passée dans le
domaine de l’attaquant et soit venue l’augmenter216.
Cette vie en croissance déploie ses forces, ce qui a pour corolaire l’augmentation des
résistances et donc de la souffrance217. Ce sont d’ailleurs ces résistances qui permettent la
sensation de puissance. Notons toutefois qu’il serait déplacé de croire que la volonté de
puissance vise les résistances218. Au contraire, c’est un accroissement de puissance qui est
211
Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 141. Montebello, p. 76-81.
VP, tome 1, livre 2, §401, p. 367, 1888. Voir les pages 42-43 de ce mémoire.
213
VP tome 1, livre 2, §398, p. 366, 1884-1885. AC, §2, p. 46.
214
VP, tome 1, livre 2, §402, p. 367, 1885-1886 et §399, p. 366, 1887.
215
Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 58. Nous avons abordé la vie surabondante lors de
l’analyse de l’aphorisme §370 du Gai savoir. Voir p. 40 et suivantes de ce mémoire
216
VP, tome 1, livre 2, §73, p. 243, 1887.
217
Voir PBM, §259, p. 718-719.
218
Clark, Maudemarie, p. 95-96.
212
50
sa visée. La rencontre d’obstacle n’est en ce sens qu’un phénomène dérivé de la volonté de
puissance.
2.1.2 La distinction entre excitation (souffrance) et douleur
Dans l’aphorisme §401 de La volonté de puissance219, Nietzsche affirme que la
douleur de l’épuisement est la conséquence d’une « excitation excessive ». Pour
comprendre son propos, il nous faut ici introduire une distinction entre la souffrance et
la douleur. La souffrance est le corollaire de l’excitation fondamentale de la vie : toute
excitation est souffrance. La douleur et le plaisir, quant à eux, ne sont que l’interprétation
de cette excitation ou de cette souffrance originaire220. Nietzsche écrit : « L’excitation
même la plus violente n’est pas par soi-même une douleur; mais dans l’ébranlement que
nous sentons c’est le centre nerveux qui souffre et qui projette la douleur au lieu de
l’excitation. Cette projection est une mesure de protection et de défense.221 » Et encore :
« La douleur est un fait intellectuel qui dépend du jugement qui la qualifie de “nuisible”;
c’est une projection.222 » Il est donc clair que ce dont nous avons conscience est déjà une
sensation élaborée, ce n’est pas un fait immédiat223.
L’excitation, la souffrance, va toujours de pair avec une assimilation. Cette
dernière224, en tant qu’activité vitale, est donc un rapport à l’altérité225, c’est-à-dire à une
excitation fondamentale qui se donne et qui se traduit dans le langage de la douleur et du
plaisir226. Le sentiment de plaisir ou de déplaisir dépend des variations du sentiment de
219
VP, tome 1, livre 2, §401, p. 367, 1888.
Stiegler, Barbara, Nietzsche et la biologie, p. 41-42.
221
VP, tome 1, livre 2, §396, p. 365, 1884.
222
Ibid., §174, p. 283, 1885.
223
Ibid., §268, p. 317, 1885. Voir aussi VP, tome 1, livre 2, §241, p. 305, 1885 et §244, p. 305, 1884 et §245,
p. 306-307, 1888.
224
Ibid., §79, p. 245, 1883-1888.
225
Stiegler, p. 30-36 et p. 68-74.
226
Voir VP, tome 1, livre 2, §261, p. 314, 1883-1888.
220
51
puissance et n’est en définitive qu’un signe d’accroissement ou de déclin de la vie qui
s’éprouve elle-même. Dans un aphorisme posthume datant de 1883-1888, Nietzsche écrit :
« Dans le “plaisir” et la “douleur” des jugements sont déjà inclus; on distingue les
excitations selon qu’elles favorisent ou non la sensation de puissance.227 » Et sur le même
thème, on retrouve dans une note posthume de 1884 :
Les instincts, jugements fondés sur des expériences antérieures; non pas sur des
expériences de plaisir et de douleur, car le plaisir n’est que la forme d’un jugement
instinctif (une sensation de puissance accrue, ou qui semble s’être accrue). Avant les
sensations de plaisir ou de douleur il y a les sensations de force ou de faiblesse de
l’ensemble228.
Quant à elle, la sensation de plaisir résulte d’une possibilité de comparer, ce qui
implique une sorte de mémoire229, un état de puissance à un autre : « Se sentir plus fort ̶ ou,
en d’autres termes, éprouver de la joie ̶ cela suppose toujours une comparaison (pas
nécessairement avec d’autres, mais avec soi durant un état de croissance230 ». Cette
comparaison s’effectue aussi en sens inverse : « Quand on atteint un certain point de
décadence, c’est la différence inverse, la diminution qui devient consciente; le souvenir des
forts instants de naguère écrase les sensations de plaisir présentes ̶ à présent, la
comparaison affaiblit le plaisir.231 » Nietzsche mentionne d’ailleurs que si les obstacles sont
trop importants, cela peut avoir pour conséquence que la sensation de puissance ne se
produise pas232. Comme nous l’avons déjà dit, le plaisir et la douleur doivent être vus
comme des phénomènes concomitants de la volonté de puissance :
Leur origine est dans la sphère centrale de l’intellect; leur condition préalable une
façon infiniment accélérée de percevoir, d’ordonner, de résumer, de calculer, de
déduire; le plaisir et la douleur sont toujours des phénomènes terminaux, jamais des
“causes”. La décision au sujet de ce qui éveillera le plaisir ou la douleur dépend du
degré de puissance. La même chose qui pour une faible quantité de puissance semble
un danger et oblige à une défense rapide, peut produire, si la puissance est plus grande,
un charme voluptueux, un sentiment de plaisir. Toutes les sensations de plaisir et de
douleur supposent une mesure préalable de l’utilité collective de la nocivité collective,
227
Ibid., §387, p. 361, 1883-1888.
Ibid., §393, p. 363-364, 1884.
229
Ibid., §99, p. 252, 1884.
230
Ibid., §403, p. 368, 1887-1888.
231
Ibid., §400, p. 367, 1888.
232
Ibid., §402, p. 367, 1885-1886.
228
52
donc une sphère où se produisent la volonté d’une fin (d’un état) et le choix des
moyens. Le plaisir et la douleur ne sont jamais des “faits originels”. Les sensations de
plaisir et de douleur sont des réactions du vouloir (des émotions) dans lesquelles le
centre intellectuel attribue aux changements intervenus une certaine valeur relative à la
valeur totale, et prépare ainsi les réactions233.
Notons que chez Nietzsche, toute cette activité est inconsciente234. L’intellect qui
précède les sensations de plaisir et de douleur renvoie à un travail d’interprétation qui n’est
pas réductible à la conscience235. Alors que les philosophes associent la pensée à cette
dernière, Nietzsche affirme que le corps tout entier « pense », c’est-à-dire interprète ou
évalue. Retenons enfin, pour bien comprendre pourquoi il considère la philosophie de
Schopenhauer superficielle, que ce n’est ni à la douleur ni au plaisir que nous réagissons236.
Ils sont eux-mêmes des réactions aux excitations et des interprétations de la volonté de
puissance, non pas des faits originels237.
2.1.3 La volonté de puissance
Dans la pensée nietzschéenne, la volonté de puissance est l’interprétation de l’être la
plus profonde que nous pouvons proposer238. Dans un aphorisme posthume daté de 1888, il
écrit que « l’essence la plus intime de l’être est la volonté de puissance239 ». Dans
l’aphorisme §36 de Par-delà bien et mal, il fait l’hypothèse que la réalité est volonté de
puissance :
233
Ibid., §391, p. 363, 1888.
Gai savoir, livre 5, §354, p. 346-350.
235
Wotling, Patrick, La philosophie de l’esprit libre, p. 373-375.
236
Jeler, Ciprian, « La douleur comme “matrice” de la vie intérieure chez Nietzsche », meta: research in
hermeneutics, phenomenology, and practical philosophy, Vol. 3, N°1, 2011, pp. 33-53.
237
VP, tome 1, livre 2, §130, p. 264 et §395, p. 364-365, 1888. Porcher, p. 374-375.
238
VP, tome 1, livre 2, §19, p. 224, 1885-1886 : « La volonté de puissance est le fait ultime jusqu’où nous
puissions descendre ». Il est à noter que la volonté de puissance n’est pas un fait, mais une interprétation qui a
aussi le statut d’une hypothèse dans le travail de Nietzsche. Wotling, Patrick, Le problème de la civilisation,
p. 60. Notons que Nietzsche soutient qu’il n’y a pas de fait, mais seulement des interprétations. VP, tome 1,
livre 2, §133, p. 265, 1883-1888.
239
Ibid., §54, p. 237, 1888.
234
53
La question est en fin de compte de savoir si nous reconnaissons réellement la volonté
comme exerçant des effets, si nous croyons à la causalité de la volonté : si c’est le cas ̶
et au fond notre croyance à ce point est précisément notre croyance à la causalité ellemême ̶, alors nous devons nécessairement faire la tentative de poser par l’hypothèse la
causalité de la volonté comme étant la seule. De la “volonté” ne peut naturellement
exercer des effets que sur de la “volonté” ̶ et non sur des “matières” (non sur des
“nerfs” par exemple ̶ ) : bref, on doit risquer l’hypothèse visant à voir si, partout où
l’on reconnaît des “effets”, de la volonté n’exerce pas des effets sur de la volonté ̶ et si
tout processus mécanique, dans la mesure où une force y est active, n’est pas
précisément force de volonté, effet de volonté. ̶ À supposer enfin que l’on réussisse à
expliquer l’ensemble de notre vie pulsionnelle comme le développement et la
ramification d’une unique forme fondamentale de volonté ̶ à savoir de la volonté de
puissance, ainsi que c’est ma thèse ̶ ; à supposer que l’on puisse ramener toutes les
fonctions organiques à cette volonté de puissance et qu’on y trouve aussi la solution du
problème de la génération et de la nutrition ̶ c’est un seul et unique problème ̶ on se
serait ainsi acquis le droit de déterminer de manière univoque toute force exerçant des
effets comme : volonté de puissance240.
Selon Nietzsche, il faut prendre garde aux principes explicatifs superflus. Dans cette
optique, il s’agit de tenter d’expliquer tout le réel à l’aide du minimum de principes241.
Ainsi, plutôt que de postuler d’emblée une dualité entre la matière et la volonté, comme le
faisait Descartes avec la chose pensante et la chose étendue242, et d’avoir à affronter le
problème de la relation entre ces termes, Nietzsche envisage d’abord de pousser jusqu’au
bout l’hypothèse que la réalité tout entière ne serait que de la volonté. D’après l’analyse de
Patrick Wotling, l’aphorisme §36 de Par-delà bien et mal récapitule les recherches des
aphorismes précédents du même ouvrage et présente le résultat suivant : « le seul “donné”
dont nous puissions partir est une certaine représentation de la vie, à savoir notre monde
d’appétits et d’affects243 ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’idée selon laquelle la
volonté de puissance est « le monde vu du dedans244 ».
240
PBM, §36, p. 510-511.
Wotling, Patrick, Le problème de la civilisation, p. 69.
242
Descartes, René, Discours de la méthode, Quatrième partie, Flammarion, Le monde de la philosophie,
p. 38-39.
243
Wotling, Patrick, Le problème de la civilisation, p. 73.
244
PBM, §36, p. 511. Montebello, pages 15, 18 et 102-103.
241
54
Il ne faut pas confondre la volonté de puissance avec le concept traditionnel de
volonté245, compris comme une faculté et l’instance de la liberté, ni comme un « vouloirvivre » au sens de Schopenhauer246. Le concept de « vouloir-vivre » est problématique, car
il pose la volonté en dehors de l’existence. Pour Nietzsche, une telle volonté n’est qu’un
mot vide247 :
Certes, il n’a pas atteint la vérité, celui qui a mis en circulation cette formule, le
“vouloir-vivre”; ce vouloir-là n’existe pas. Car ce qui n’existe pas ne peut pas vouloir
exister; et comment ce qui existe pourrait-il encore vouloir exister? Il n’y a de volonté
que dans la vie; mais cette volonté n’est pas vouloir vivre; en vérité, elle est volonté de
dominer248.
Dans l’aphorisme §19 de Par-delà bien et mal, Nietzsche écrit que la « volonté »
n’est pas une unité, comme le pensait Schopenhauer. Nietzsche propose de reconduire ce
qui était pensé sous le concept de volonté comme relevant de la volonté de puissance. La
volonté lui apparaît donc telle (1) une multiplicité249, plus précisément une pluralité de
sentiments et de manières de sentir en relation250. Elle implique (2) la « pensée » (il est à
noter ici que cette pensée n’est pas celle de la conscience, qui est trop superficielle pour
Nietzsche, mais plutôt celle du « corps ») et plus particulièrement, une pensée qui
commande. Enfin, elle est (3) un affect, soit surtout l’affect du commandement251.
Nietzsche affirme que dans le vouloir, il y a aussi un rapport de commandement et
d’obéissance au sens où nous sommes à la fois ceux qui commandent et ceux qui obéissent
« et qu’en tant que nous obéissons, nous connaissons les sentiments de contrainte, de
pression, d’oppression, de résistance252 ».
245
AC, §14, p. 57.
Goedert, p. 330.
247
VP, tome 1, livre 2, §23, p. 225, 1888.
248
Zara, De la victoire sur soi, p. 141.
249
Voir VP, tome 1, livre 2, §90, p. 249, 1883-1888.
250
Müller-Lauter, Wolfgang, « Le problème de l’opposition dans la philosophie de Nietzsche », Revue
philosophique de la France et de l’étranger, 2006/4, tome 131, pp. 455-478. Page 474.
251
Porcher, Frédéric, « Utilité versus volonté de puissance. Sens et portée de l’anti-utilitarisme de
Nietzsche », Revue du MAUSS, 2010/1, n°35, pp. 365-379. Page 376.
252
PBM, §19, p. 481-482
246
55
La puissance est à penser sous le mode de l’affect, c’est-à-dire de la possibilité d’être
affecté253, ce qui permet d’évaluer254 des forces et des résistances255. La conception
nietzschéenne de la volonté de puissance consiste par conséquent à attribuer à la force la
capacité de sentir des différences de puissance, c’est-à-dire d’évaluer ses propres variations,
de même que celle des forces concurrentes auxquelles elle se heurte dans son assimilation
de l’expérience256. La force ne doit donc pas être seulement pensée sous le mode de la
quantité, comme le fait l’interprétation mécanique, mais aussi sur le mode de l’affect257, qui
correspond toujours à une configuration de la volonté de puissance258. La volonté de
puissance n’est pas à comprendre comme une visée de puissance extérieure à soi259. Gilles
Deleuze mentionne que c’est là une manière réactive de se représenter la puissance. Ce
n’est donc pas la volonté qui veut la puissance. Au contraire, « la puissance est ce qui veut
dans la volonté260 », elle est toujours déjà présente dans la vie, c’est son intensification et
son expansion qui est visée261.
2.1.4 Lutte pour la puissance versus instinct de conservation
Nous avons vu précédemment, dans l’aphorisme §370 du Gai savoir, qu’il existe une
distinction entre deux sortes de vie : l’une est surabondante et l’autre est pauvre. Nous
allons maintenant voir que la vie surabondante correspond à une volonté de puissance
ascendante alors que la vie appauvrie correspond à une volonté de puissance en déclin, soit
à une volonté d’autoconservation. Notons que dans chacun des cas, la vie n’est pas en
adéquation avec elle-même ou identique à soi. Elle est dynamique ascendante ou décadente
253
Deleuze, p. 70-71.
VP, tome 1, livre 2, §130, p. 264, 1885-1886 et §134, p. 265, 1885-1886.
255
Voir VP, tome 1, livre 2, §58, p. 239, 1887-1888.
256
Ibid., §89, p. 249, 1885. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 138. Montebello, pages 2227 et 46-47.
257
Wotling, Patrick, Le problème de la civilisation, p. 74.
258
Müller-Lauter, p. 472.
259
Deleuze, p. 96-97.
260
Ibid., p. 96.
261
VP, tome 1, livre 2, §41, p. 230-231, 1888. GS, livre 5, 1887, §349, p. 339. Stanek, Vincent, « Nietzsche
volonté de vie et volonté de puissance », Philopsis : Revue numérique, [En ligne] adresse URL :
˂http://www.philopsis.com/IMG/pdf_nietzsche_schopenhauer_stanek.pdf˃.
254
56
et doit toujours composer avec l’altérité et le souffrir pour devenir elle-même par un
processus d’assimilation du non-identique262. Dans l’aphorisme §21 de Par-delà bien et
mal, Nietzsche écrit qu’il n’y a en réalité que des volontés « fortes » et « faibles »263. Une
volonté « forte » est celle qui réussit à surmonter les obstacles internes au processus
d’accroissement, donc à commander et à assimiler, alors que celle qui est « faible » n’est en
mesure que d’obéir avec une certaine sorte de résistance ou de réaction, donc de s’adapter
et de s’autoconserver264. Dans l’aphorisme §13 de Par-delà bien et mal Nietzsche s’en
prend à la conception réactive de la vie :
Les physiologistes devraient réfléchir à deux fois quand ils posent la pulsion
d’autoconservation comme pulsion cardinale d’un être organique. Avant tout, quelque
chose de vivant veut libérer sa force ̶ la vie elle-même est volonté de
puissance ̶ : l’autoconservation n’en est qu’une conséquence indirecte extrêmement
fréquente, parmi d’autres265.
Cette activité d’expansion de la vie ascendante mène essentiellement à la lutte pour la
puissance, car la vie en croissance veut plus, mieux, plus vite et plus souvent266. Il en
résulte que la volonté de conservation n’a de sens que par rapport à la volonté de puissance:
c’est parce qu’elle veut goûter à la puissance qu’une vie se rétracte temporairement dans
une position défensive ou qu’elle cherche à se conserver267. Nietzsche dira en ce sens
« qu’il [le vivant – B.L.] fait tout, non pour se conserver, mais pour s’accroître…268 » Pour
lui, il est clair que tous nos instincts et toutes nos fonctions organiques essentielles sont
réductibles à la volonté de puissance269.
262
Stiegler, Barbara, Nietzsche et la biologie, pages 43, 51, 53, 55 et 78.
Montebello, pages 34 et 92-93.
264
PBM, §21, p. 486. VP, tome 1, livre 2, §91, p. 249, 1885. VP, tome 1, livre 2, §43, p. 232, 1886-1887 :
« Qu’est-ce qui est “passif”? Être entravé dans le mouvement qui porte en avant; donc, acte de résistance et de
réaction. Qu’est-ce qui est “actif”? Tendre à la puissance. La “nutrition” n’est qu’un phénomène dérivé; ce
qui est primitif, c’est de vouloir tout absorber en soi ».
265
PBM, §13, p. 474-475.
266
VP, tome 1, livre 2, §40, p. 229, 1885.
267
Stiegler, Barbara, Nietzsche et la biologie, p. 39-40.
268
VP, tome 1, livre 2, §42, p. 232, 1888.
269
Ibid., §19, p. 223, §21 et §22, p. 224. Tous ces aphorismes sont datés de 1885-1886.
263
57
Nietzsche est d’avis que les philosophes et les scientifiques n’ont interprété la vie que
dans le cadre de la volonté d’autoconservation d’une volonté de puissance « faible » ou en
déclin. Il tente donc de renverser la conception darwinienne de la vie270 qui repose sur un
postulat fondamental : les organismes ont un instinct de conservation et agissent
essentiellement en fonction de lui271. C’est cet instinct qui explique les comportements
conformes au mécanisme de la sélection naturelle. Nietzsche ne refusera pas que cet
instinct existe, mais il s’opposera à en faire l’instinct essentiel de la vie272. Pour lui,
l’instinct de conservation de soi se réduit à l’expression d’une situation de détresse qui
restreint l’expansion de puissance273.
En somme, Nietzsche reproche surtout aux philosophes et physiologistes de penser la
vie comme un simple phénomène de « réactivité » dans lequel tout ne serait qu’une simple
adaptation à des circonstances extérieures. Leur conception de la vie esquive habilement un
concept explicatif fondamental, soit celui d’activité. Ainsi, il critique l’évolutionnisme
anglais d’avoir dépouillé la vie de toute initiative véritable : « on met au premier plan
l’“adaptation”, c’est-à-dire une activité secondaire, une simple réactivité, on en vient à
définir la vie comme une adaptation interne, toujours plus adéquate, à des circonstances
extérieures274 » alors que « dans tout événement, se manifeste une volonté de puissance275 ».
La vie est spécifiquement la volonté d’accumuler de la force276. Ce qui la caractérise en
propre, ce sont les forces spontanées, agressives et conquérantes qui sont capables de
donner lieu à de nouvelles interprétations et auxquelles l’adaptation elle-même est
270
Pence, p. 12.
Dirk R. Johnson, Nietzsche’s anti-darwinism, Cambridge university press, 2010, p. 31. VP, tome 1, livre 2,
§37, p. 228, 1885-1886.
272
Gayon, Jean, Nietzsche and Darwin (chapter 7, 39 pages) – in Maienschein, Jane and Ruse, Michael,
Biology and the foundation of ethics, Cambridge studies in philosophy and biology, Cambridge university
press, 1999, pages 168-169 et 171. Sur ce point, notons toutefois au passage, contre l’interprétation
nietzschéenne de Darwin et de Malthus, que la lutte pour l’existence peut très bien découler de la
surabondance de la vie. Néanmoins, nous pensons que Nietzsche a raison de critiquer le postulat d’un instinct
de conservation. Pence, Charles H., Nietzsche and Darwin, Nietzsche’s aesthetic Critique of Darwin, page 8,
URL : ˂www.academia.edu/759427/nietzsches_aesthetic_critique_of_darwin˃.
273
GS, livre 5, §349, p. 339-340. VP, tome 1, livre 2, §37, p. 228-229, 1885-1886.
274
GM, II, §12, p. 86-87.
275
Ibid., p. 86.
276
VP, tome 1, livre 2, §41, p. 230-231, 1888.
271
58
soumise277 : « bien des choses qui semblent une influence externe ne sont qu’une adaptation
d’origine interne278 ».
Ce n’est donc pas à la thèse de la sélection naturelle qu’il s’en prend, mais à celle qui
consiste à croire que toute vie se réduit à l’adaptation à une extériorité, soit au milieu. En
réalité, la vie transforme, exploite et assimile aussi toujours le milieu dans lequel elle
évolue279. Nietzsche critique la vision dualiste du milieu et de ses rapports avec
l’« organisme ». Selon lui, le milieu est toujours utilisé et transformé par les besoins du
vivant280. Lorsqu’un organisme est « adapté » à son milieu, c’est-à-dire lorsque
l’environnement extérieur détermine davantage l’organisme que l’organisme détermine son
environnement extérieur, il s’agit là pour Nietzsche d’une décadence281. La pensée de
Nietzsche est que l’organisme utilise le milieu comme un ensemble de matériaux pour créer
un environnement qui répond à ses besoins. Si Nietzsche ne refuse pas en bloc que
l’environnement et l’organisme sont co-productifs l’un de l’autre, il souscrit néanmoins à la
conception selon laquelle c’est la vie qui prime dans ce rapport.
277
GM, II, §12, p. 87. VP, tome 1, livre 2, §79, p. 245, 1883-1888 : « La vie n’est pas l’adaptation des
conditions internes aux conditions extérieures, mais elle est volonté de puissance qui, partant du dedans, se
soumet et s’assimile une part croissante de réalité extérieure ».
278
VP, tome 1, livre 2, §64, p. 241, 1885-1886.
279
Merlio, Gilbert, « Nietzsche, Darwin et le darwinisme », Revue germanique internationale [En ligne],
10|2009, mis en ligne le 26 novembre 2012, pages 132 et 135. URL :
˂http://rgi.revues.org/327;dol:10.4000/rgi.327˃. Call, Lewis, « Anti-Darwin, anti-spencer: Friedrich
Nietzsche’s critique of Darwin and “darwinism”, History of science, n°36, Science History Publications Ltd,
1998, page 10 : « strict adaptationism is going to have a difficult time explaining such apparently
nonadaptative human endeavors as religion, metaphysical philosophy, art and aesthetics, not to mention
nuclear physics ».
280
Canguilhem, Georges, La connaissance de la vie, Vrin, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 2003, p.
195.
281
VP, tome 2, livre 3, §60, p. 37, 1888.
59
2.2.1 L’ouverture à la souffrance comme condition d’une vie supérieure
Dans plusieurs de ses aphorismes, nous pouvons remarquer que Nietzsche ne nous
invite nullement à réduire la souffrance, mais, bien au contraire, à envisager qu’elle soit
nécessaire. Comme nous l’avons mentionné dans le premier chapitre282, Nietzsche fait de la
capacité d’explorer vaillamment la souffrance un critère pour déterminer qui sont les
forts283. Sa philosophie, loin de se limiter à proposer un critère de distinction entre
différentes sortes de vie, met de l’avant une norme à atteindre. Nietzsche a une attitude de
dureté envers les hommes, c’est-à-dire qu’il veut qu’ils souffrent davantage afin de prouver
leur valeur. C’est ce que montre cet aphorisme posthume de 1887 :
À tous ceux auxquels je porte intérêt je souhaite la souffrance, l’abandon, la maladie,
les mauvais traitements, le déshonneur; je souhaite que ne leur soient épargnés ni le
profond mépris de soi, ni le martyr de la méfiance envers soi; je n’ai point pitié d’eux,
car je leur souhaite la seule chose qui puisse montrer aujourd’hui si un homme a de la
valeur ou non ̶ de tenir bon284.
Nous savons que Nietzsche a tenu bon jusqu’au bout dans l’épreuve de ses
souffrances et qu’il a su les dépasser pour créer une œuvre285. Ici, comme dans certains
autres passages de son œuvre, il veut que la souffrance augmente et il prône un
comportement d’ouverture à la souffrance, ce qui nous transporte sur le terrain de
l’éthique286. Parlant de lui et de ses semblables, il associe étroitement l’élévation de
l’homme avec ce qu’il nomme la « discipline de la grande souffrance » :
il semble précisément que nous voulions, nous, qu’elle [la souffrance – B.L.] soit
encore plus élevée et pire qu’elle ne le fut jamais! Le bien-être, tel que vous le
comprenez ̶ ce n’est absolument pas un but, à nos yeux, c’est un terme! […] La
discipline de la souffrance, de la grande souffrance ̶ ne savez-vous pas que c’est cette
282
Voir les pages 37-49 de ce mémoire.
GS, livre 1, §32, p. 91 : « ma manière de penser exige d’avoir une âme guerrière, de vouloir faire de la
peine, de prendre plaisir à dire non, d’avoir une peau dure ».
284
VP, tome 2, livre 4, §216, p. 337, 1887.
285
Nietzsche parle beaucoup de ses propres souffrances dans les préfaces d’Humain, trop humain et du Gai
savoir. GS, Préface à la seconde édition, §1, p. 7-9.
286
Par éthique, nous entendons une discipline philosophique pratique et normative. Elle se donne pour but
d'indiquer aux hommes comment se comporter, agir et être, entre eux et envers ce qui les entoure. Stiegler, p.
87.
283
60
discipline seule qui a produit toutes les élévations de l’homme jusqu’à présent? Cette
tension de l’âme dans le malheur qui élève en elle la vigueur, son horreur à la vue de la
grande destruction, son inventivité et son courage lorsqu’il s’agit de supporter le
malheur, d’y garder patience, de l’interpréter, de l’utiliser, et tout ce qui lui a été donné
de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur : ̶ cela n’a-t-il
pas été donné par la souffrance, par la discipline de la grande souffrance287?
Qu’est-ce au juste que cette « discipline de la grande souffrance »? Nietzsche conçoit
la grandeur, d’une part, comme la vigueur de la volonté, la dureté et l’aptitude aux
décisions à long terme. D’autre part, comme le fait de vouloir être à part, de pouvoir être
autre et de diverger des valeurs des hommes faibles288. En combinant ces deux sens, nous
pensons que l’homme qui affronte fièrement ses plus profondes souffrances
s’individualisera et s’élèvera dans la hiérarchie289. La souffrance individualise, car aucune
substitution n’est possible devant elle. Souffrir c’est se subir soi-même et cela oblige à se
faire face. Pour rencontrer sa propre cime, l’homme doit surtout affronter ses propres
abîmes et réussir à se frayer lui-même son propre chemin pour surmonter sa souffrance, ce
qui demandera beaucoup d’endurcissement290.
Nous pensons que cette discipline correspond à un mode de vie plus aventurier,
indépendant et audacieux dans lequel les hommes associent leur fierté au dépassement de
leurs souffrances et à la poursuite de grandes ambitions. Elle est telle une lutte qui consiste
à supporter291 et à transfigurer la souffrance en quelque chose de positif. Cette discipline est
une manière de se transformer, de se rendre plus puissant et, surtout, plus connaissant. Tout
comme nous l’avons déjà dit au chapitre 1292, affronter de grandes souffrances distingue et
287
PBM, §225, p. 656-657.
Ibid., §212, p. 638-639.
289
Nietzsche, Nietzsche contre Wagner, Le psychologue prend la parole, §3, p. 200-201. PBM, §270, p. 742.
290
Zara, Le voyageur, p. 186-188.
291
PBM, §212, p. 638 : « [le philosophe – B.L.] déterminerait même la valeur et le rang à partir de la
multiplicité et de la diversité des choses qu’un homme pourrait supporter et dont il pourrait se charger ».
292
Voir les pages 44-45 de ce mémoire.
288
61
isole des hommes médiocres qui ne peuvent pas affronter des vérités terribles et
tragiques293 :
on ressort de ces longs et dangereux exercices de maîtrise de soi en étant un autre
homme, avec quelques points d’interrogation de plus, et surtout avec la volonté
d’interroger désormais davantage, plus profondément, plus rigoureusement, plus
fermement, plus méchamment, plus calmement294.
Nietzsche veut que l’homme s’ouvre à la souffrance295 pour consentir à la volonté de
puissance. S’il souhaite que l’homme donne son consentement à la fois pratique et
intellectuel au fait d’être affecté par la souffrance, c’est qu’il conçoit celle-ci comme le
corollaire d’une excitation originaire et nécessaire de la vie. C’est seulement par cette
excitation et dans la rencontre de résistances que la vie peut elle-même se déployer et se
réaliser296. Cette souffrance est donc une condition nécessaire du plus haut bonheur et d’un
sentiment de plus de puissance297. Néanmoins, l’acquiescement à la souffrance doit reposer
sur une discipline ou sur un exercice de la volonté de puissance afin d’atteindre ce que
Nietzsche nomme la « grande souffrance ». Dans la première partie d’un aphorisme
posthume daté de 1881-1882, Nietzsche traite explicitement de la nécessité de l’ouverture à
la souffrance pour atteindre une vie supérieure :
Avoir des sens et un goût plus raffinés, être habitué à ce qu’il y a de plus recherché et
de meilleur, comme à sa vraie nourriture naturelle, jouir d’un corps robuste et hardi,
destiné à être le gardien et le soutien, plus encore l’instrument d’un esprit plus robuste
encore, plus téméraire, plus amoureux du danger : qui ne voudrait posséder un tel bien,
vivre un pareil état! Mais il ne faut pas se le dissimuler, avec un tel lot, dans un pareil
état, on est l’être le plus apte à la souffrance qui soit sous le soleil, et c’est à ce prix
seulement qu’on acquiert cette distinction rare d’être aussi l’être le plus apte au
bonheur qui soit sous le soleil! Sur un tel homme se déversent comme un interminable
tourbillon de neige toutes les variétés de la souffrance, et sur lui s’abattent les foudres
les plus violentes de la douleur. C’est à la condition de demeurer toujours ouvert de
toutes parts, et perméable jusqu’au fond à la douleur, qu’il peut s’ouvrir aux variétés
les plus délicates et les plus hautes du bonheur; car il est l’organe le plus sensible, le
plus irritable, le plus sain, le plus variable et le plus durable de la joie et de tous les
ravissements raffinés de l’esprit et des sens […] comment croire encore avec les
rationalistes que le bonheur, un surplus de bonheur doivent être le fruit du progrès des
293
Aurore, livre 5, §460, p. 244.
GS, Préface à la 2e édition, §3, p. 14.
295
Voir PBM, §44, p. 519.
296
VP, tome 2, livre 4, §554, p. 444, 1884. VP, tome 1, livre 2, §41, p. 230-231, 1888.
297
Voir VP, tome 1, livre 2, §48, p. 234, 1882.
294
62
lumières et de la civilisation, sans que personne n’ajoute : le malheur aussi, un surplus
de malheur, d’aptitude à la souffrance, une souffrance plus diversifiée et plus grande
que jamais298!
Ce que nous voyons à nouveau dans ce passage, c’est que l’ouverture à la souffrance
est nécessaire à l’atteinte d’une vie supérieure299. Comme l’écrit Nietzsche, cette vie
supérieure se réalise uniquement à condition de demeurer ouvert de toutes parts, c’est-àdire d’être perméable à la douleur. Cette ouverture va de pair avec une sensibilité aiguë,
c’est-à-dire avec la possibilité d’être affecté. De surcroit, cela ne se limite pas aux seules
sensations, mais s’applique aussi aux affects. Plus les hommes s’ouvriront à la souffrance,
plus ils pourront ressentir des émotions élevées, comme en témoigne le rapprochement
entre la dureté et l’amour dont nous discuterons plus tard300. Il est toutefois compréhensible
que la souffrance puisse détourner du consentement à la volonté de puissance ascendante.
C’est là l’alternative que nous avons soulignée au chapitre 1301 : « ou bien le moins de
déplaisir possible, bref l’absence de souffrance […] ou bien le plus de déplaisir possible
comme prix à payer pour la croissance d’une plénitude de plaisirs et de joies raffinés et
rarement savourés jusqu’alors!302 »
Notons, avant de continuer, que le bonheur et le plaisir sont deux états qui portent à
confusion. Nous pouvons comprendre le plaisir comme une forme de satisfaction plus
limitée et plus ponctuelle. En ce sens, on prend du plaisir à des actions au moment où on les
fait. Le bonheur, quant à lui, se caractérise par sa plus grande durabilité et stabilité. Il est un
état qui correspond davantage à un bien-être de l'esprit, puisqu’il comporte une dimension
plus réflexive sur nous-mêmes et qu’il coïncide avec un événement plus diffus dans le
temps, tandis que le plaisir concerne plus souvent le corps et quelque chose d’immédiat et
d’éphémère. Or, comme nous l’avons déjà dit303, il y a un plaisir ascendant et un autre qui
298
VP, tome 2, livre 4, §513, p. 431-432, 1881-1882.
Stiegler, p. 40.
300
Voir p. 82 de ce mémoire.
301
Voir les pages 45-46 de ce mémoire.
302
GS, livre 1, §12, p. 64.
303
Voir les pages 42-43 de ce mémoire.
299
63
est décadent. Nous pensons qu’il en est de même pour le bonheur dans la philosophie
nietzschéenne. Dans cette optique, le bonheur ascendant sera celui qui correspond à un
mode de vie qui accueille la souffrance. Inversement, le bonheur décadent ira de pair avec
une fermeture à cette dernière.
Bien que vivre le bonheur dans l’absence totale de souffrance soit impossible304,
puisque toute vie comporte une excitation qui est souffrance et que tout plaisir implique de
la douleur, certains tentent néanmoins de s’en préserver au maximum. Il est d’ailleurs fort
possible que les hommes les plus ouverts à la souffrance dépérissent et souhaitent alors se
rétracter et tenter de se rendre impassibles. C’est ce que présente la deuxième partie du
même aphorisme posthume daté de 1881-1882 :
Pourquoi les écoles philosophiques d’Athènes ont-elles poussé si dru au quatrième
siècle, au sein du maximum de lumières et de civilisation que l’on ait atteint
jusqu’alors, et pourquoi cherchèrent-elles, chacune à sa guise, à inculquer aux
Athéniens du temps une manière de vivre dure et parfois terrible, à tout le moins
extrêmement pénible et misérable, dont le but était de parvenir à l’impassibilité et à
une sorte de stupeur? C’est qu’ils avaient autour d’eux les hommes les plus
susceptibles à la douleur, ils en étaient eux-mêmes; ils renoncèrent tous ensemble à
goûter le bonheur au sein de cette civilisation supérieure, parce que ce bonheur n’était
pas réalisable sans le taon de la douleur et de ses incessantes piqûres305!
Entre autres, deux écoles philosophiques d’Athènes retiennent notre attention, car
elles semblent correspondre étroitement à ce diagnostic de Nietzsche306 en même temps
qu’elles recherchent un bonheur décadent. Dans le premier cas, il s’agit de l’épicurisme qui
a pour but principal l’ataraxie, soit l’absence de tout trouble psychique, et l’aponia, c’est-à-
304
Voir VP, tome 2, livre 4, §548, p. 442, 1885-1886 et §552, p. 444, 1886.
Ibid., §513, p. 431-432, 1881-1882.
306
Ibid., tome 1, livre 1, §66, p. 26-27, 1888. Notons que nous ne nous attaquons pas ici à la question du
ressentiment envers la réalité, le monde sensible, qui caractérise selon Nietzsche le platonisme. C’est
pourquoi nous l’écartons pour le moment. Ni le stoïcisme ni l’épicurisme ne sont des philosophies de la
transcendance, ou d’un autre monde qui serait supérieur au monde sensible. Ure, Michael, « Nietzsche's free
spirit trilogy and Stoic therapy », Journal of Nietzsche Studies, issue 38, autumn 2009, pp.60-84, p. 67. GS,
« Préface à la 2e édition », §2, p. 12. PBM, §212, p. 638.
305
64
dire l’absence de douleur du corps. Si Épicure recherche surtout le plaisir307, Nietzsche
interprète l’ataraxie et l’aponia comme le corollaire d’un plaisir décadent ou telles une
tentative de se prémunir contre la souffrance : « l’absence de douleur, ̶ voilà ce que ceux
qui souffrent et qui vivent le profond malaise peuvent déjà voir comme le bien suprême
[…] voilà ce qu’ils doivent nécessairement considérer comme positif308 ». Cela qui
constitue carrément l'inverse de ce que Nietzsche valorise. Physiologiquement parlant, ce
que l’épicurien nomme son « bonheur » n’est que la réduction de l’activité vitale en
réponse à une incapacité d’affronter l’augmentation des résistances : « Seul un être
continuellement souffrant a pu inventer un tel bonheur309 ». Pourtant, la manière
épicurienne de vivre accentue la sensibilité, elle favorise la contemplation de la beauté et la
paix intérieure, ce que Nietzsche est bien loin de dévaloriser comme en témoigne
l’aphorisme Et in Arcadia ego de son livre Humain, trop humain310. Le jugement de
Nietzsche est même laudatif dans l’aphorisme Épicure du Gai savoir311. Toutefois, ce
retrait en soi, dans le Jardin, empêche par la même occasion de ressentir des sentiments
plus intenses, et par là, d’accéder à un bonheur et à des formes de plaisir plus élevés : « leur
bonheur est négatif […] Comparé aux sentiments de puissance, le plaisir de céder à des
émotions agréables est presque neutre et faible. Il leur a manqué la maîtrise de la nature et
le sentiment de puissance qui en jaillit312». Nous savons que l’état suprême que Nietzsche
préconise n’est pas exempt de trouble intérieur.
Dans le deuxième cas, Nietzsche affirme à propos du tempérament stoïcien qu’il « est
une certaine attitude envers la douleur et les représentations du déplaisir313 » qui doit être
comprise comme une visée de l’apatheia314, c’est-à-dire de l’indifférence ou de l’absence
307
Dictionnaire des concepts philosophiques, p. 65 : « Chez Épicure, l’ataraxie et [l’aponia – B.L.]
constituent les « plaisirs statiques », par opposition aux « plaisirs mobiles » (joie, gaieté et plaisirs corporels).
Ces plaisirs statiques sont le summum du plaisir, qui est lui-même la fin ultime ».
308
GM, II, §17, p. 160.
309
GS, livre 1, §45, p. 102.
310
HTH, 2, VSO, §295 p. 662-663.
311
GS, livre 1, §45, p. 101-102.
312
VP, tome 1, livre 1, §75, p. 33, 1880-1881.
313
Ibid., §74, p. 32, 1888.
314
Nous pouvons dire que les stoïciens tentent de se délivrer des passions (pathê), sources des malheurs
humains. Une vie libre, supérieure et indépendante est, pour eux, affranchie des passions. Armstrong, Aurelia,
pages 8, 10, 18 et 21. Dictionnaire des concepts philosophiques, p. 62 et 65.
65
de passion. L’apatheia est plus radicale que l’ataraxie et l’aponia, car elle méprise la
douleur et ne veut pas l’éviter, mais ne plus la ressentir. Le stoïcien recherche un remède
contre sa souffrance et le trouve dans « la pétrification comme remède à la douleur315 ». Le
stoïcien veut s’endurcir pour assimiler et devenir indifférent à toutes les douleurs
possibles316. Pour réaliser l’apatheia, il exerce une sorte de crispation : « cet état a la force
compressive d’un bandage qui provoque l’insensibilité317 ». La rigidité et la froideur du
stoïcien lui permettent de réaliser une perte de sensibilité, donc de s’anesthésier.
Cependant, c’est la manifestation d’une condition physiologique décadente, mais qui
comporte une certaine résistance devant le déclin318. Certes, la domination de soi de toute
personne qui agit comme le stoïcien permet une certaine jouissance319, mais cette manière
de vivre occasionne un autre défaut : « à savoir une excitabilité permanente à toutes les
émotions et inclinations naturelles et pour ainsi dire une démangeaison320 ».
Conséquemment, celui qui s’habitue à une excessive maîtrise de soi voit dans toute chose
une possibilité de la perdre. Il se prive alors de toute contingence et spontanéité de l’âme, il
ne s’abandonne plus à aucun instinct, et finit par s’appauvrir et ne plus rien apprendre,
comme figé en lui-même. Il est sans cesse sur la défensive, comme pour protéger sa
« citadelle intérieure ». Bien que la manière stoïcienne de vivre puisse être fortement
conseillée à certaines époques violentes321, Nietzsche ne cache pas son dégoût pour cette
manière de vivre qui devient rapidement arbitraire : « cette vie qui est la nôtre est-elle
vraiment assez douloureuse et importune pour qu’il y ait avantage à l’échanger contre une
manière de vivre et une pétrification stoïcienne ? Nous n’allons pas assez mal pour devoir
aller mal de manière stoïcienne!322 » Il critique donc vivement la façon stoïcienne
d’envisager les passions et la souffrance323. En somme, les stoïciens acceptent d’obtenir
315
VP, tome 1, livre 1, §74, p. 32, 1888.
GS, livre 4, §306, p. 284 : « [le stoïcien – B.L.] s’entraîne à avaler pierres et vermine, éclats de verre et
scorpions et à ne pas éprouver de dégoût ; son estomac doit finir par devenir indifférent à tout ce que le hasard
de l’existence déverse en lui ».
317
VP, tome 1, livre 1, §74, p. 32, 1888.
318
Ibid., §315, p. 147, 1888.
319
Aurore, livre 4, §251, p. 183.
320
GS, livre 4, §305, p. 283.
321
Ibid., §306, p. 284. Armstrong, Aurelia, p. 19-20.
322
GS, livre 4, §326, p. 299.
323
VP, tome 1, livre 1, §74, p. 32, 1888 : « [la façon stoïcienne de penser et de vivre – B.L.] sous-estime la
valeur de la douleur (qui est aussi utile et favorable que l’air), la valeur de l’émotion et de la passion ».
Armstrong, Aurelia, page 13 : « I suggest that for Nietzsche, openness toward the world and increased
capacity for being acted on and affected are the marks of a healthy, life-affirming form of existence and
316
66
moins de plaisir, de passion et de croissance afin d’être le plus possible protégés contre la
souffrance.
2.2.2 La souffrance comme fondement des outre-mondes
L’épreuve de la souffrance peut aussi mener à un retournement de la vie contre la vie,
c’est-à-dire à l’invention d’outre-mondes qui dévaluent le monde sensible. En ce sens, rien
ne garantit que la souffrance soit effectivement surmontée. L’ouverture à la souffrance a
aussi des limites : un être vivant doit conserver un équilibre entre l’ouverture à la
souffrance et sa capacité d’assimiler l’altérité qui se donne à lui324. Ainsi, si l’ouverture à la
souffrance est une condition de la vie supérieure et de la création, l’impossibilité de la
surmonter est un problème grave. Une vie en déclin a en propre de vouloir refermer sa
sensibilité, en tentant d’éviter la douleur ou de se rendre imperméable à celle-ci. Il y a
toutefois une distinction à faire entre une simple protection contre la souffrance et une
négation de la vie. Si les attitudes épicurienne et stoïcienne sont pour Nietzsche des
réactions qui cherchent à se protéger de la souffrance, elles ne nient pas pour autant la vie
comme le font à ses yeux le platonisme et le christianisme. Ces derniers vont jusqu’à se
méfier de la sensibilité et se reposent sur la croyance en un absolu qui s’oppose au
devenir325.
therefore that he must reject […] a Stoic ethic of heroic endurance ». Armstrong, Aurelia, page 20 : « For
Nietzsche, power is essentially a matter of growth and expansion, a matter of increase an “becoming more”.
[…] In denying value to stimulation, suffering, and passion, Stoicism also denies what is for Nietzsche a
fundamental condition for growth in activity and joy; namely, openness to being affected. Insofar as Stoic
ethics advocates withdrawal, endurance, and indifference toward the world, it closes the door to valuable
sources of stimulation and struggle, thus impeding rather than promoting human freedom and flourishing ».
Ure, Michael, « Nietzsche's free spirit trilogy and Stoic therapy », p. 72-73.
324
Stiegler, p. 39 (voir aussi pages 72-74 et 82-85). VP, tome 2, livre 4, §511, p. 431, 1885-1886.
325
GS, livre 5, §347, p. 334. Il est possible de retracer les racines du nihilisme actuel jusqu’à Platon. CI, chap.
Le problème de Socrate, §2, p. 492 et chap. Ce que je dois aux anciens, §2, p. 599. EH, chap. La naissance de
la tragédie, §1, p. 729. Tenter de fuir la souffrance apparaît comme l’origine de la science grecque. Aurore,
livre 3, §154, p. 127 : « Les Grecs, dans une vie constamment exposée à de graves dangers et
bouleversements, cherchaient dans la méditation et la connaissance une sorte de sécurité du sentiment et un
dernier refuge ».
67
La croyance au « monde vrai » platonicien et au monde après la vie des chrétiens, qui
s’oppose au devenir et à l’immanence, est le produit de cette vie décadente qui n’arrive pas
à surmonter la souffrance et qui se retourne alors contre elle-même. Ceux qui n’arrivent pas
à surmonter et à transfigurer leurs souffrances en joie et en création326, produisent des
fictions à partir desquelles ils nient la vie327. Ils s’imaginent ainsi la possibilité de se
reposer définitivement dans un monde dénué de problème, de souffrance et de
contradiction. C’est ce que Nietzsche veut dire dans De ceux de l’outre-monde d’Ainsi
parlait Zarathoustra: « Douleur et impuissance ont créé tous les outre-mondes, et ce bref
délire de bonheur qu’éprouve seul celui qui souffre le plus328 ». Pour celui qui souffre
d’une vie décadente, il existe donc une joie dans la tentative de se détourner de sa propre
souffrance et de s’oublier dans la production fictionnelle d’outre-mondes. Nous pouvons,
dans le cas du platonisme et du christianisme, y voir en plus la tentative de se venger de ce
monde et de le calomnier. Néanmoins, l’invention des outre-mondes est encore l’expression
d’une volonté de puissance comme en témoigne d’abord cet extrait de La généalogie de la
morale :
cette horreur des sens, de la raison même, cette peur du bonheur et de la beauté, ce
désir d’échapper à l’apparence, au changement, au devenir, à la mort, à tout projet, au
désir même ̶ tout cela signifie, osons le comprendre, une volonté de néant, une
aversion de la vie, une révolte contre les conditions fondamentales de la vie, mais cela
est et demeure une volonté329!
Et ensuite ce passage De la victoire sur soi du livre Ainsi parlait Zarathoustra :
Il y a bien pour le vivant des choses qu’il estime plus haut que la vie elle-même, mais
dans cette estime même, ce qui parle, c’est la volonté de dominer. […] Tout travaille à
se surpasser sans cesse. Vos jugements de valeur et vos théories du bien et du mal sont
des moyens d’exercer la puissance330.
326
Zara, Des contempteurs du corps, p. 39.
Deleuze, p. 169.
328
Zara, De ceux de l’outre-monde, p. 34.
329
GM, 3, §28, p. 195.
330
Zara, De la victoire sur soi, p. 141.
327
68
Ces jugements de valeur et théories du bien et du mal sont des façons de déprécier le
monde et de s’élever au-dessus, mais c’est bien une volonté de puissance qui œuvre. C’est
le « corps » qui désespère de lui-même qui égare l’esprit dans l’illusion des outre-mondes,
c’est-à-dire dans la volonté de néant331. Pour comprendre cette dynamique, nous devons
d’abord montrer la distinction que Nietzsche fait entre le « Soi » et le « Moi »332. Dans Des
contempteurs du corps333, l’auteur écrit que l’homme est tout entier « corps ». Ainsi, ce que
nous pouvons nommer « l’âme » ou « l’esprit » n’est pour lui qu’une partie du « corps ».
Chez Nietzsche, ce dernier est une communauté hiérarchisée de pulsions334 ou une structure
de processus affectifs conscients et infraconscients335. Nous pouvons l’interpréter comme la
« chair », ou ce qui s’éprouve soi-même. C’est le « corps » qui s’éprouve comme « chair »,
le « Soi », qui a formé l’esprit, le « Moi », pour son propre usage et son vouloir. Autrement
dit, le « Soi » se reflète comme « Moi ». Ce dernier est donc conçu comme étant l’inférieur
du « Soi », ce qui correspond à la relation dans laquelle le « Soi » commande et le « Moi »
obéit :
Le Soi dit au Moi : “Souffre à présent.” Et le Moi souffre et se demande comment faire
pour ne plus souffrir ̶ c’est à cela que doit servir la pensée. Le Soi dit au Moi : “Jouis
à présent.” Et le Moi ressent de la joie et se demande comment faire pour goûter
souvent encore de la joie ̶ c’est à cela que doit lui servir la pensée336.
Le philosophe écrit que le « corps » de chair est une « grande raison », qui correspond
à la totalité de ce que nous sommes, et que l’esprit n’est que la « petite raison »337, soit
uniquement ce dont nous pouvons avoir conscience, ce qui veut dire que l’esprit n’a pas en
331
Ibid., De ceux de l’outre-monde, p. 35-37. La « volonté de néant » : Nietzsche utilise cette expression dans
le paragraphe §1 de la troisième dissertation de La généalogie de la morale (1887). GM, 3, §1, p. 112. Il est
toutefois à noter que ce « corps » n’est pas le corps biologique ou matériel.
332
Filloux, Janine, « Nietzsche et le mal : du chaos à l’étoile dansante », Imaginaire & Inconscient, 2007/1
n°19, pp. 69-83. Page 71.
333
Zara, Des contempteurs du corps, p. 37-39.
334
Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 19-20.
335
Ferreira, Jean-Philippe, « La morale comme maladie : éléments pour une psychopathologie nietzschéenne
des sentiments moraux », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 6 | 2004, page 57. URL :
˂http://traces.revues.org/2963˃.
336
Zara, Des contempteurs du corps, p. 39.
337
Ibid., p. 38.
69
lui-même son principe d’existence338. Nietzsche présente cette idée en faisant voir que la
souffrance et le bonheur du « sujet », du « Moi », sont en réalité le reflet et le
commandement du « Soi ». Lorsque l’épreuve de la souffrance devient insupportable, le
« Soi » tente de se défaire de lui-même. Conséquemment, le « Moi » imagine un monde
dans lequel il se sentirait bien afin de se consoler339. Même jusque dans le mépris du
« corps », de la chair, c’est le « Soi » qui commande :
Jusque dans votre folie et dans votre mépris, contempteurs du corps, vous servez votre
Soi. Je vous le dis, c’est votre Soi qui veut mourir et se détourne de la vie. Il ne peut
plus faire ce qu’il aime par-dessus tout : créer ce qui le dépasse; c’est là l’objet de son
désir suprême, de toute sa ferveur. Mais à présent il est trop tard ̶ aussi votre Soi
veut-il mourir, ô contempteurs du corps. Votre Soi veut périr, et pour cette raison vous
êtes devenus les contempteurs du corps. Car vous n’êtes plus aptes à créer ce qui vous
dépasse. Et c’est pourquoi vous vous irritez contre la vie et la terre340.
Les outre-mondes naissent d’ici-bas et ne signifient que cet ici-bas. Nous pouvons
dire que c’est le propre d’une vie faible, d’une volonté de puissance déclinante, que
d’inventer des fictions qui nient la vie : « Ce sont les malades et les moribonds qui ont
méprisé le corps et la terre et inventé les réalités célestes et les gouttes de sang
rédemptrices; mais même ces poisons doux et lugubres, ils les ont empruntés au corps et à
la terre341 ». Les jugements de valeur sur la vie sont toujours des jugements de valeur d’une
espèce de vie particulière342. La condamnation de la vie dans sa globalité correspond à une
perspective décadente qui confond son jugement avec la chose même, c’est-à-dire qui
infère du particulier à l’universel de façon illégitime. Notons qu’il est impossible de tenir
un discours sur la non-valeur de la vie sans être par le fait même dans une « contradiction
performative », c’est-à-dire dans une position où l’acte contredit la parole. Formuler un
338
Delfour, Jean-Jacques, « Nietzsche. Continuité et discontinuité dans la critique nietzschéenne de la
métaphysique. Réflexions sur "les contempteurs du corps" dans Ainsi parlait Zarathoustra. », Philopsis.
Revue numérique. [En ligne ]URL : ˂http://www.philopsis.fr˃.
339
Zara, De ceux de l’outre-monde, p. 36.
340
Ibid., Des contempteurs du corps, p. 39.
341
Ibid., De ceux de l’outre-monde, p. 36.
342
GS, Préface à la seconde édition, §2, p. 11.
70
jugement sur la valeur de la vie « en soi » à partir d’une position qui soit hors de la vie est
un faux problème343.
2.2.3 S’ouvrir à la souffrance pour créer
S’il faut s’ouvrir à la souffrance, et à la douleur qui découle de cette ouverture, c’est
pour rendre possible la création, la connaissance et une vie supérieure344. L’auteur affirme
que tout ce qui est devenir et croissance ainsi que tout ce qui garantit l’avenir présuppose et
nécessite la douleur, plus particulièrement les douleurs de l’enfantement. Nietzsche, en
faisant référence aux « mystères grecs » affirme que les douleurs de la « parturiente », qui
sont d’ailleurs le présupposé de notre vie, divinisent la douleur en général et la justifient.
Tout avenir fécond et toute vie qui vaut la peine d’être vécue dépendent de l’aptitude à
vivre la douleur : « Pour qu’existe le plaisir de créer, pour que la volonté de vie s’acquiesce
éternellement elle-même, il faut qu’existe éternellement aussi le “tourment de la
parturiente”…345 ». Dans le paragraphe §9 de La chanson ivre, Zarathoustra affirme à
propos de la douleur et de la joie : « tout ce qui souffre veut vivre pour mûrir, pour
connaître la joie […] “Je veux des héritiers, dit tout ce qui souffre, je veux des enfants, ce
n’est pas moi que je veux”346 ».
Si dans les paragraphes §7 et §8 de La chanson ivre Nietzsche écrit que la douleur est
profonde, il soutient à la fin du paragraphe §8 que la joie est encore plus profonde347. Nous
devons comprendre cette profondeur de la joie par le fait qu’elle se veut elle-même, qu’elle
veut l’éternité, c’est-à-dire son propre retour. Nous voulons que la douleur passe, qu’elle
disparaisse, mais le plaisir est enchevêtré à la douleur et demande le retour de la douleur
343
CI, chap. La morale en tant que manifestation contre-nature, §5, p. 514.
Voir VP, tome 2, livre 4, §551, p. 443, 1885.
345
CI, chap. Ce que je dois aux anciens, §4, p. 604.
346
Zara, La chanson ivre, §9, p. 406.
347
Ibid., §8, p. 405.
344
71
seulement pour que le plaisir revienne348. Au paragraphe §10, Zarathoustra dit : « Avezvous jamais dit oui à un plaisir? Ô mes amis, vous avez alors dit oui en même temps à toute
douleur […] “Disparais, mais reviens !” Car tout plaisir veut – éternité!349 ». La douleur est
l’ingrédient du plaisir, et non pas le contraire du plaisir. La douleur est conçue comme une
conséquence nécessaire de la volonté de jouir, de devenir, de croître, de créer. Bref, il faut
accepter l’existence de la souffrance et de la douleur, dans la mesure où elles sont
nécessaires, pour éprouver de la joie.
Pour parvenir à créer et affirmer la vie, l’homme doit passer l’épreuve de l’éternel
retour, de la répétition, de la souffrance. C’est ce retour que le créateur doit affronter afin
d’accomplir la transformation complète de son existence350. Ceux qui souffrent de la vie
d’une façon réactive ne peuvent pas vouloir l’éternel retour de la souffrance.
Conséquemment, ils ont du mal à se dépasser pour créer et ne peuvent donc pas affirmer la
souffrance. Nietzsche présente dès lors le thème de l’éternel retour comme étant l’objet
d’une croyance que seuls les forts sont capables de supporter351. C’est le concept décisif du
surpassement de soi et de l’encouragement à la vie tragique352; il a donc pour but de
favoriser les types supérieurs de la vie. Rappelons par contre que Nietzsche ne dit pas que
la souffrance et la douleur sont des fins en soi. Il faut plutôt comprendre que c’est la joie
qui, en se voulant elle-même, rend la douleur nécessaire353. L’affirmation tragique de la vie
implique tout à la fois que l’extrême plaisir et que la plus profonde douleur y soient
rattachés :
Que ne veut le plaisir! Il est plus avide, plus tendre, plus affamé, plus terrible, plus
secret que tous les maux; il se veut lui-même, il mord dans sa propre chair, en lui agit
la volonté du cycle éternel. Il veut l’amour, il veut la haine, il est d’une richesse
surabondante […] Si riche est le plaisir qu’il a soif de douleur […] tout plaisir se veut
lui-même – il veut donc aussi l’affliction. Ô bonheur, ô douleur354!
348
Voir VP, tome 2, livre 4, §633, p. 465, 1883-1888.
Zara, La chanson ivre, §10, p. 407.
350
Guibal, p. 65, 68 et 78.
351
Goedert, p. 163.
352
Wotling, Patrick, La philosophie de l’esprit libre, introduction à Nietzsche, p. 399-420.
353
Pour Nietzsche, c’est l’amor fati qui permet d’aimer ce qui est nécessaire. VP, tome 2, livre 3, §429,
p. 162, 1881-1882. EH, chap. Pourquoi je suis si avisé, §10, p. 714.
354
Zara, La chanson ivre, §11, p. 407-408.
349
72
La douleur est justifiable en tant qu’elle n’a qu’une existence relative par rapport à la
volonté de jouir d’un bonheur supérieur355. La vie jaillissante ne veut pas se préserver de la
souffrance, mais plutôt la surmonter :
nous devons constamment enfanter nos pensées à partir de notre douleur et leur
transmettre maternellement tout ce qu’il y a en nous de sang, de cœur, de feu, de
plaisir, de passion, de torture, de conscience, de destin, de fatalité. Vivre ̶ cela veut
dire pour nous métamorphoser constamment tout ce que nous sommes en lumière et en
flamme, et également tout ce qui nous concerne356.
Pour l’auteur qui nous intéresse, surmonter la souffrance s’effectue par la création.
C’est dans un extrait du texte Aux îles fortunées que son propos à ce sujet est, selon nous, le
plus explicite :
Créer ̶ voilà ce qui nous affranchit de la douleur, ce qui allège la vie. Mais pour que
naisse le créateur, il faut beaucoup de douleur et de nombreuses métamorphoses. Oui,
votre vie sera riche en amères agonies, ô créateurs! Et c’est ainsi que vous vous ferez
les défenseurs, les avocats de tout l’éphémère. Si le créateur doit être lui-même l’enfant
qu’il s’agit de mettre au monde, il faut qu’il accepte d’être aussi la mère en gésine et
les douleurs de l’enfantement. […] Tout l’être sensible souffre en moi de se sentir
prisonnier, mais toujours mon vouloir intervient pour m’affranchir et me donner la
joie. Vouloir est délivrance; telle est la vraie conception du vouloir et de la liberté;
voilà l’enseignement de Zarathoustra357.
Dans ce passage, Nietzsche associe le dépassement de la souffrance avec la création.
Toutefois, il est clair que cette création elle-même ne se fait pas sans épreuve ni douleur :
La volonté de souffrir : il vous faut momentanément vivre dans le monde, ô créateurs!
Vous manquerez y périr ̶ et ensuite vous bénirez ce labyrinthe où vous vous êtes
égarés. Autrement vous ne seriez plus capable de créer, mais seulement de dépérir. Il
faut que vous ayez vos aurores et vos couchants. Il faut que vous ayez vos maux et que
vous les chargiez sur vous pour un temps358.
355
Aurore, §354, p. 212.
GS, Préface à la seconde édition, §3, p. 13.
357
Zara, Aux îles fortunées, p. 103.
358
VP, tome 2, livre 4, §512, p. 431, 1882-1884.
356
73
2.2.4 Souffrance et surcompensation
Dans la dernière sous-section, nous avons vu qu’il faut s’ouvrir à la souffrance pour
créer quelque chose qui nous dépasse. Les métamorphoses qui transforment l’homme en
créateur lui permettent aussi de surmonter les douleurs qu’il a affrontées et de vivre
supérieurement359. Toutefois, nous pourrions nous demander si tous ces maux ne feront pas
plutôt chuter l’homme et l’écraser sous la violence de la souffrance et de la douleur. Dans
un passage posthume daté de 1884, Nietzsche écrit : « Les plus grands hommes sont ceux
qui souffrent le plus de l’existence ̶ mais qui disposent aussi des plus grandes forces pour
réagir.360 » L’aptitude à la souffrance va donc aussi de pair avec la possibilité de répondre à
cette passivité par une activité361. Cet aphorisme doit selon nous être compris en rapport
avec le concept de surcompensation de Wilhelm Roux (1850-1924)362 que Nietzsche
réinterprète dans le cadre de sa propre pensée.
Le phénomène de surcompensation363 désigne une assimilation qui dépasse la
dégradation de l’organisme et qui résulte en une croissance. Nous pensons que le
phénomène de la surcompensation doit être étroitement mis en relation avec le concept de
volonté de puissance que nous avons décrit précédemment. En ce qui concerne les
359
Ibid., §545, p. 441, 1885-1886.
Ibid., §510, p. 431, 1884.
361
Soderstrom, p. 64.
362
Wilhelm Roux, biologiste allemand, est l'un des fondateurs de l'embryologie expérimentale, durant la
deuxième partie du XIXe siècle. Nietzsche lut l’ouvrage de Roux en 1881 et il en réinterprète les thèses.
Venturelli, Aldo, « Généalogie et évolution Nietzsche et le darwinisme », Revue germanique internationale
[En ligne], 11 | 1999, mis en ligne le 07 septembre 2011, consulté le 11 octobre 2012. URL :
http://rgi.revues.org/722. Pages 201-202. Soderstrom, p. 60.
363
Roux, Wilhelm, La lutte des parties dans l’organisme, Contribution pour un perfectionnement de la
théorie de la finalité mécanique, Editions Matériologiques, Collection « Science & Philosophie », trad. Laure
Cohort, Sonia Danizet-Bechet, Anne-Laure Pasco-Saligny, Cyrille Thébault, 2012, [Livre numérique], pages
19, 32-33, 82, 154-157, 178-182, 186 et 188. VP, tome 1, livre 2, §164, p. 276, 1881-1882.
360
74
processus organiques364, la volonté de puissance doit être comprise comme un processus
d’assimilation supérieur à la simple autoconservation, c’est-à-dire comme une vie en
croissance. Selon Roux, les excitations (souffrance) qui stimulent les parties du corps
engendrent une réaction d’assimilation des excitations qui va au-delà d’une simple
compensation proportionnelle aux blessures qu’elles causent. Suite aux excitations, un
processus de surcompensation s’active et régénère les parties de l’organisme au-delà des
blessures qu’elles ont subies. Ainsi, plus la capacité d’excitation est élevée, ou plus
l’ouverture à la souffrance est grande, plus il y a de croissance par surcompensation365.
Nietzsche reprendra cette idée de Roux en l’adaptant à sa propre théorie, c’est-à-dire en la
réinterprétant comme un rapport d’assimilation de ce qui est étranger et en généralisant
l’assimilation au-delà de la simple nourriture366. Dans cette perspective, l’ouverture à la
souffrance ou à l’excitation est d’une importance capitale pour la croissance de
l’organisme. Comme le souligne Barbara Stiegler, il semble que l’activité vitale soit plus
grande à mesure que la souffrance augmente, ce qui permet une plus grande assimilation de
l’expérience :
Le raisonnement de Roux est le suivant : puisque l’assimilation n’est qu’une réponse à
l’excitation, plus un être vivant sera ouvert aux excitations étrangères, plus sa force
d’assimilation devra s’accroître ̶ raisonnement qui le conduit à prêter aux excitations
les plus violentes d’entre toutes, les blessures ou les lésions organiques, un rôle capital
dans l’accroissement de la force. Nietzsche reprend les analyses de Roux à la lettre367.
Nietzsche pense que la force va de pair avec une grande capacité de guérison368.
L’homme qui incarne le type supérieur « trouve d’instinct les remèdes qui guérissent ses
maux partiels; ses maladies sont les grands stimulants de sa vie. Il tire parti des pires
hasards. Il se fortifie par les accidents qui menacent de le détruire.369 » Il écrit encore à ce
propos dans un aphorisme posthume de 1883-1888 :
364
Nous mentionnons ce point car Nietzsche étend la volonté de puissance à toute réalité, donc aussi à
l’inorganique.
365
Soderstrom, p. 58-59.
366
Ibid., p. 60-61. Gayon, p. 170.
367
Stiegler, p. 41 (voir aussi le reste des pages 41 et 42).
368
GS, Préface à la seconde édition, §4, p. 14-15.
369
VP, tome 2, livre 4, §525, p. 436, 1888.
75
Une âme riche et puissante est capable non seulement de triompher de pertes, de
privations, de spoliations, de mépris douloureux, voire effroyables; elle sort de ces
cercles infernaux avec une plénitude et une puissance accrues; et, s’il faut dire
l’essentiel, avec un accroissement nouveau de la béatitude d’aimer370.
En faisant ici intervenir l’analyse des rapports entre Nietzsche et Wilhelm Roux par
Barbara Stiegler, nous pensons que ce triomphe peut s’appliquer à la douleur et la
souffrance :
La douleur, rappelons-le, c’est la réaction assimilatrice, l’interprétation et l’évaluation
négative du sentir, par laquelle le sujet répond aux très fines lésions, aux blessures
continuelles que lui infligent les excitations. Là où il y a l’interprétation d’une douleur
(Schmerz), il y a d’abord eu une lésion, une blessure, un “souffrir” (Leiden). Mais ce
sont ces blessures, justement, qui déclenchent le travail actif de l’interprétation
réparatrice. […] La vie haute, la vie supérieure, ouverte au milieu cosmique le plus
vaste, et parce qu’elle est la plus excitable et la plus blessée d’entre toutes, est aussi la
plus forte, la plus capable de guérison371.
Cependant, si Nietzsche soutient qu’il faut s’ouvrir à la souffrance pour consentir à la
volonté de puissance, il mentionne aussi qu’il nous faut fixer un but à ce consentement et
ainsi donner une raison à la douleur372. Dans la troisième période de son œuvre, Nietzsche
donne lui-même un but au dépassement de la souffrance : il nous propose le surhumain
comme horizon de création en tant que sens à donner à la souffrance373.
370
Ibid., §630, p. 464-465, 1883-1888.
Stiegler, p. 41-42.
372
VP, tome 2, livre 4, §572, p. 451, 1882-1885.
373
Zara, Aux iles fortunées, p. 101.
371
76
2.3.1 Le surhumain comme justification et sens de la souffrance
Dieu était la justification et le sens qu’on donnait jadis à la souffrance. Pour
Nietzsche, c’est le surhumain qui doit désormais remplacer Dieu374. En plaçant l’idéal du
surhumain devant l’homme, Nietzsche tourne son regard et ses aspirations vers l’avenir375.
Il considère que l’homme est « une corde tendue entre la bête et le surhumain376 », c’est-àdire inscrit dans un devenir qui oscille entre la transition vers le surhumain et la déchéance
vers un type d’homme médiocre377. La disparition du cadre métaphysique traditionnel, la
mort de Dieu, permet une alternative : soit l’avènement du dernier homme, soit la fondation
d’une nouvelle culture qui a pour but la création du surhumain. Le dernier homme incarne
un simple laisser-aller qui ne lutte plus pour un devenir supérieur. Il est celui qui refuse le
monde tragique, la souffrance, qui ne peut plus créer et surmonter l’homme, mais qui veut
seulement le bien-être378. À l’inverse, fonder une nouvelle culture est la tâche des
philosophes qui doivent commander et légiférer et ainsi permettre de nouvelles conditions
d’épanouissement de l’homme379. La création d’une culture supérieure qui est propice à
l’épanouissement de ce type supérieur réside dans le renversement des valeurs réactives380.
Toute la pensée de Nietzsche peut être vue comme la tentative de faire advenir cette
nouvelle culture qui donnerait la possibilité aux hommes d’avancer vers ce qu’il nomme le
surhumain.
Contrairement à Dieu qui était un idéal supraterrestre, le surhumain est un idéal
terrestre. Le surhumain n’est pas la construction d’un « outre-monde », mais plutôt
l’autodépassement de l’homme dans l’immanence du devenir381. Le dépassement humain
374
Zara, De l’homme supérieur, §2, p. 359.
Ibid., L’offrande de miel, p. 298-299. Guibal, p. 61-62.
376
Zara, Prologue de Zarathoustra, §4, p. 11.
377
Ibid., p. 12.
378
Mattei, Jean-François, « Le premier ou le dernier homme ? », La pensée de midi, 2010/1, n° 30, pp. 99106. Pages 101-104. Zara, Prologue de Zarathoustra, §5, p. 15.
379
Wotling, Patrick, La philosophie de l’esprit libre, Introduction à Nietzsche, p. 55.
380
Nous discuterons de ce point par le biais de la critique de l’idéal ascétique dans le troisième chapitre.
381
Zara, De l’homme supérieur, §3, p. 360.
375
77
doit se situer dans ce monde : « Voici, je vous enseigne le surhumain. Le surhumain est le
sens de la terre382 ». Le surhumain est d’abord ce qui dans l’humanité peut s’actualiser en
quelque chose qui a plus de valeur, qui est même la plus grande valeur vers laquelle
l’humanité puisse tendre. La question principale de la démarche de Nietzsche est : comment
puis-je m’élever, ou devenir celui que je suis? Il s’interroge aussi sur le type d’homme qu’il
faut vouloir élever383. Dans ces deux cas, le type d’homme supérieur n’est pas un problème
biologique, mais culturel. C’est l’avènement de grandes personnalités qui est le but de
Nietzsche, et non pas une évolution de l’espèce au sens darwinien384. Le surhumain est un
idéal terrestre de dépassement moral et spirituel de l’homme lui-même par lui-même. Face
au surhumain, l’homme n’est qu’une étape, il n’est pas une fin en soi. C’est à se dépasser
que Nietzsche convie les hommes et non pas simplement à subsister. Dans cette
perspective, la valeur des hommes est jugée à l’aune de cet idéal; c’est-à-dire que l’homme
acquiert de la valeur par la mesure de sa contribution à l’avènement du surhumain. Il n’y a
jamais eu de surhumain pour Nietzsche; les hommes grands et petits sont encore « trop
humains » face à cet idéal385. Toutefois, le surhumain n’est pas destiné à être atteint, il doit
toujours jouer le rôle d’un idéal pour que l’homme se surmonte386. Il peut être envisagé tel
un « idéal régulateur », ce qui veut dire qu’il n’est pas un terme final à l’évolution du genre
humain, mais son continuel auto-dépassement387.
La création du surhomme doit être comprise telle une œuvre d’art388, c’est-à-dire
comme une contrainte de transformation en perfection389. C’est l’homme lui-même qui est
382
Ibid., Prologue de Zarathoustra, §3, p. 9.
AC, §3, p. 46-47.
384
VP, tome 2, livre 4, §465, p. 414, 1884. Goedert, p. 320. Merlio, p. 139-145.
385
Zara, Des prêtres, p. 111.
386
La pensée du surhumain ne résulte pas d’une pensée substantialiste et n’implique aucun finalisme. Zara,
Notes de la p. 65 à la p. 77, note #37, p. 429.
387
Goedert, p. 339.
388
Les idées de Nietzsche sur l’art dans La naissance de la tragédie sont reprises dans la troisième période de
son œuvre. Goedert, p. 364. L’art nous persuade et nous stimule à vivre, par lui s’accomplit l’affirmation
suprême : il est générateur de plénitude et de perfection, il est le parachèvement, une bénédiction et une
divinisation de l’existence. VP, tome 2, livre 4, §461, p. 410, 1888.
389
CI, chap. Incursions d’un inactuel, §9, p. 551.
383
78
la matière qui doit être sculptée et soumise à la dureté du marteau390, afin que le surhumain
advienne391. Cela implique cependant de la lutte et de la souffrance392 :
demandez-vous si un arbre qui doit prendre fièrement de la hauteur peut se dispenser
du mauvais temps et des tempêtes : si la défaveur et la résistance extérieures, si toutes
les espèces de haine, de jalousie, d’obstination, de défiance, de dureté, d’avidité et de
violence ne font pas partie des conditions propices sans lesquelles une forte croissance
n’est guère possible393.
Déjà dans La naissance de la tragédie, la lutte participait à l’affirmation de la vie394.
L’homme supérieur est conçu sur le type du héros tragique qui subit et assume les
souffrances que produit son combat avec ses adversaires. Dans La compétition chez
Homère la rivalité entre des adversaires de force similaire est présentée comme ayant une
valeur à la fois pédagogique, culturelle et politique395 : « Tout don doit nécessairement
s’épanouir dans la lutte396 ». C’est positif d’avoir des adversaires car la vitalité s’accroît
dans l’adversité397. La fécondité provient d’ailleurs du fait d’être soi-même riche en
oppositions. Nietzsche écrit que vivre dangereusement est la clef afin de retirer de
l’existence à la fois la plus grande jouissance et la plus grande fécondité398. C’est seulement
par la lutte entre les forts que le surhomme peut advenir. Les hommes grégaires prennent le
parti de se ménager réciproquement, mais si l’homme perd son aptitude à la souffrance, il
perd aussi sa part créatrice. Bref, la lutte participe de la vie la plus haute et elle est
essentielle aux grandes réalisations humaines; qui veut seulement son petit bonheur n’a
qu’à se détourner de la culture supérieure399. La conception nietzschéenne de la vie résulte
de son interprétation de la volonté de puissance : « Vivre- cela veut dire : repousser loin de
390
CI, « Préface », p. 480. PBM, p. 656-657.
Zara, Aux îles fortunées, p. 104. EH, chap. Ainsi parlait Zarathoustra, §8, p. 769.
392
VP, tome 2, livre 4, §109, p. 308, 1884 : « Ce qui est grand, c’est la volonté de créer au-delà de nousmêmes, par notre moyen, dût-on en périr ». VP, tome 2, livre 4, §300, p. 362, 1882-1885.
393
GS, livre 1, §19, p. 73-74.
394
NT, §24, p. 138.
395
Nietzsche, La philosophie à l’époque tragique des grecs, p. 199-202.
396
Ibid., p. 201.
397
CI, chap. La morale comme contre-nature, §3, p. 511.
398
GS, livre 4, §283, p. 261.
399
HTH, 1, §277, p. 212.
391
79
soi quelque chose qui veut mourir; vivre – cela veut dire : être cruel et impitoyable envers
tout ce qui chez nous faiblit et vieillit, et pas uniquement chez nous.400 »
En rejetant la souffrance, on se prive d’un stimulant pour la croissance et la vie
créative. Les hommes doivent donc devenir durs401, c’est-à-dire résistants à la souffrance
puis, sévères et exigeants à la fois envers eux-mêmes et les autres. Les créateurs de
nouvelles valeurs et ceux qui poursuivent l’idéal du surhumain ne vivront pas dans des
conditions agréables et douces : « Un nombre croissant d’entre vous périra, car il faut que
la vie vous devienne de plus en plus dure et pénible402 ». Cette dureté a pour but de préparer
la venue du surhumain. Les hommes supérieurs font partie du nihilisme actif, ils doivent
encore se nier afin que le surhumain advienne : en se niant, ils détruiront aussi les valeurs
réactives. Pour Nietzsche, il s’agit d’amener l’homme à désirer son propre dépassement et à
aspirer à l’idéal du surhumain. Cependant, il faut que l’homme consente aux sacrifices que
cela impose. Nietzsche se réjouit par ailleurs de voir ceux qui comme lui affirment le
danger, la guerre et l’aventure403. C’est Zarathoustra qui incarne allégoriquement l’éleveur
et le maître de discipline des hommes supérieurs vers l’idéal du surhumain : « Et si votre
dureté refuse d’étinceler, de couper, de trancher, comment pourriez-vous être un jour avec
moi ̶ créateur ? Car les créateur sont durs404 ». Cette création et la dureté qui en est la
condition impliquent que les hommes supérieurs devront approfondir leur souffrance :
« Que m’importe votre petite détresse multiple et brève? […] Vous ne souffrez pas encore
assez à mon gré405 ». Nietzsche considère que même la souffrance des plus grands hommes
n’atteint pas ce qu’il affirme être la culture de la « grande souffrance406 ».
400
GS, livre 1, §26, p. 86.
EH, chap. Ainsi parlait Zarathoustra, §8, p. 770 : « Pour une tâche dionysiaque, la dureté du marteau, la
joie même d’anéantir font partie, d’une manière décisive, des conditions préalables. L’impératif “devenez
durs!”, la certitude dernière que tous les créateurs sont durs est le véritable signe distinctif d’une nature
dionysiaque ».
402
Zara, De l’homme supérieur, §6, p. 362.
403
GS, livre 5, §377, p. 397.
404
Zara, Des tables anciennes et nouvelles, §29, p. 270.
405
Ibid., De l’homme supérieur, §6, p. 362-363.
406
PBM, §225, p. 656-657.
401
80
Dès La naissance de la tragédie, la souffrance est justifiée à partir de la joie qui
résulte de l’activité créatrice. La souffrance qui est liée à la destruction est reconnue par le
créateur, car il comprend que la création implique de la destruction. Sans perpétrer de
destruction, la volonté de puissance ne peut pas s’épanouir. C’est ce qui fait qu’elle apparaît
immorale pour les faibles. Quiconque veut créer doit aussi détruire, ce qui est indispensable
pour le plus grand bien du surhumain407 : l’enchevêtrement des contraires participe à la vie
la plus haute408. L’idéal des forts est en adéquation avec le principe de la vie et le
surhumain est conçu en adéquation avec la volonté de puissance. La morale de la pitié
apparaît pernicieuse pour le devenir de l’homme supérieur puisqu’elle désire abolir la
souffrance. La puissance augmente en proportion de l’aptitude à soutenir la souffrance,
voilà ce qui justifie cette dernière.
La conception que Nietzsche se fait de la souffrance est déterminante pour son rejet
de ce qu’il entend par pitié : devenir celui qu’on est, s’élever, implique de s’endurcir.
Cependant, il est légitime de se poser cette question : jusqu’où faut-il justifier la
souffrance? N’y a-t-il pas ici un risque de justifier les souffrances les plus inutiles et les
plus absurdes par l’idée de la réalisation d’un « surhomme »? Il faut donc se demander si
elles contribuent toutes réellement à cette création, ce qui est loin d’être évident. Nous
pensons toutefois que Nietzsche n’adhère pas à l’idée de justifier toutes les sortes de
souffrance. Nous verrons d’ailleurs dans le troisième chapitre qu’il s’en prend à l’idéal
ascétique justement parce qu’il provoque un excès de souffrance. L’ouverture à la
souffrance doit favoriser l’épanouissement de la vie, ce qui la justifie, et non pas viser une
sorte de dolorisme. L’idéal du surhomme nietzschéen soulève néanmoins la problématique
suivante409 : existe-t-il vraiment des hommes qui seront en mesure de prendre ce chemin
vers ces hauteurs glaciales et terrifiantes? Nietzsche semble conscient de cet enjeu, car son
œuvre comporte de multiples passages où il révèle que seuls quelques individus pourront
suivre son idéal. Ce qui est clair, c’est que ce n’est pas un chemin que tous pourront suivre
jusqu’au bout. Néanmoins, nous pensons que Nietzsche, tout comme Zarathoustra avec ses
407
Zara, De l’homme supérieur, §5, p. 362.
GS, livre 5, §371, p. 388.
409
Goedert, p. 128.
408
81
disciples, demande à chacun de s’essayer à poursuivre sa propre voie et, par le fait même,
de s’élever par lui-même jusqu’à sa propre vertu410. Le simple fait de tenter de s’orienter
vers une vie supérieure, et ce peu importe le résultat, semble déjà bien mieux que de
partager les valeurs médiocres du dernier homme411.
Notons que face à la souffrance, l’homme devient davantage apte à aimer, ce qui
donne une légitimité et une importance hors pair à l’endurcissement que Nietzsche prône :
« L’heure où vous méprisez confort et couche molle, où vous ne pouvez reposer assez loin
des douillets, c’est l’heure où nait votre vertu412 ». Zarathoustra n’empêche pas d’aider ses
amis, mais il valorise le fait de le faire sans les ménager413. L’amour qui naît de cette
discipline favorise l’épanouissement et le dépassement de soi, ainsi ce qui est aimé, c’est
l’œuvre, c’est l’enfant qu’on porte en soi, c’est le surhumain. Cet amour découle de la
plénitude de la vie, de la surabondance intérieure, et est conçu par Nietzsche comme la
manifestation de la puissance des forts. Nietzsche appelle cet amour, qui veut donner et qui
n’a pas besoin de réciprocité, « la vertu qui donne »414. Zarathoustra invite les hommes à se
donner, par amour, tout entier pour le surhumain415. Il demande à ce que les hommes
aiment le « lointain », c’est-à-dire le dépassement de l’homme par le surhumain, et non plus
le « prochain », c’est-à-dire l’amour d’autrui grégaire sous la forme de la pitié416.
Enfin, le surhumain est défavorisé lorsque l’homme se tourne tout entier vers le
prochain parce que l’amour grégaire et la pitié abaissent les hommes, les rendent médiocres
410
Zara, De la vertu qui donne, §1, p. 89-91. VP, tome 2, livre 4, §395, p. 390, 1882-1885 : « Ne pas faire de
sauts dans la vertu! À chacun son propre chemin! Tous n’atteindront pas la cime! ».
411
Zara, Prologue de Zarathoustra, §4, p. 12-13.
412
Ibid., De la vertu qui donne, §1, p. 91.
413
Ibid., De l’ami, p. 66-67.
414
Ibid., De la vertu qui donne, §1, p. 90.
415
Ibid., Prologue de Zarathoustra, §4, p. 12-13 et Des miséricordieux, p. 108.
416
Ibid., De l’amour du prochain, p. 71-73. Notons ici que le terme de pitié provient de la lecture que
Nietzsche fait de Schopenhauer, en partie par le biais de Wagner. Pour Schopenhauer, « tout amour est pitié »
(MVR, tome 1, livre 4, §66, p. 693). Tout comme lui, Nietzsche interprètera d’une manière quelque peu
erronée que toute charité chrétienne est de la pitié. Cette lecture pourrait l’avoir empêché de remarquer qu’il y
a une certaine ressemblance entre la charité chrétienne et sa « vertu qui donne ». Goedert, pages 11, 147, 148
et 193-198.
82
et les empêchent de s’aventurer sur leur propre voie de dépassement. En nous choisissant
nous-mêmes, nous devenons plus forts, alors qu’agir par pitié nous empêche, nous et autrui,
de nous élever à la création, c’est-à-dire de supporter la souffrance de porter son propre
enfant417. Cet amour du lointain est essentiellement tourné vers l’avenir et il surmonte la
pitié afin de créer418. Ce que Zarathoustra a à cœur, c’est le surhumain, c’est-à-dire le
dépassement de l’homme, et ce qui est le plus grand danger pour son avènement, c’est la
conservation de soi dont se soucient les petites gens419. L’incapacité des faibles de
supporter la souffrance a pour conséquence un appauvrissement du monde, car l’égoïsme
du faible le pousse à prendre, sans qu’il soit en mesure de donner; il parasite plutôt qu’il ne
crée. La vie appauvrie du faible ne le pousse pas au partage et il appelle « amour »
seulement ce qui lui est utile. Zarathoustra ne rejette pas le fait d’aimer son prochain, il
demande plutôt à ce qu’on sache s’aimer soi-même tout d’abord et qu’on aime ainsi le
prochain comme soi-même420. L’amour des autres doit impliquer l’amour de soi, c’est-àdire que l’on ne doit pas renoncer à son avenir pour se perdre dans le prochain à la manière
dont le recommandent la « religion de la pitié » et tous les instincts grégaires. Dans la
prochaine sous-section, nous analyserons en détail la critique nietzschéenne de la pitié afin
de mieux expliciter ce qui pose problème lorsque les faibles agissent par compassion.
2.3.2 Le problème de la pitié
Afin de mieux comprendre ce que signifie le discours de Zarathoustra sur la pitié,
nous devons faire un retour à la deuxième période (1876-1882) de l’œuvre de Nietzsche421.
À cette époque, notamment dans l’aphorisme §133 d’Aurore que nous trouvons exemplaire
pour notre propos, il a pour but la déconstruction de la morale de Schopenhauer qui pense
417
Zara, De l’homme supérieur, §11, p. 365.
Ibid., Des miséricordieux, p. 107-108.
419
Ibid., De l’homme supérieur, §3, p. 360-361.
420
Ibid., De la vertu amoindrissante, §3, p. 212.
421
Goedert, p. 161.
418
83
que seules les actions altruistes peuvent être appelées morales422. Nietzsche s’attaque à
cette conception en mettant de l’avant une panoplie de raisons qui sont susceptibles
d’inciter quelqu’un à porter secours à autrui, ou simplement à le prendre en pitié, afin de
montrer que la compassion n’est pas ce que Schopenhauer croit qu’elle est, c’est-à-dire un
acte purement désintéressé, altruiste et bon423. Nietzsche rejette tout d’abord la possibilité
de participer immédiatement à la souffrance d’autrui424. Une simple expérience en la
matière nous renseigne sur cette impossibilité. Schopenhauer croit que l’homme peut vivre
la souffrance d’autrui « en lui425 » par l’abolition du principe d’individuation426. La
suppression de la barrière entre « moi » et « autrui » a ainsi un caractère métaphysique chez
Schopenhauer : il pense que notre être « en soi » est identique à la « volonté
universelle »427. Or, pour Nietzsche, toute interprétation métaphysique est désormais
422
Goedert, p. 144. Pernin, p. 243 : « L’importance de la pitié ne nous surprendra pas. Si la souffrance est le
fond de toute vie, vouloir faire du bien à autrui, c’est essentiellement compatir à ses souffrances et tenter de
les soulager ». Schopenhauer, Le fondement de la morale (FM), trad. Burdeau, A., Le livre de poche,
Classiques de la philosophie, 1991, §18, p. 180 : « Mais qu’une action bienfaisante vienne à avoir quelque
autre motif, elle ne peut désormais être qu’égoïste, si ce n’est même méchante ». Et §19, p. 184-185 : « La
vérité que je viens d’exprimer, que la pitié, étant le seul motif pur d’égoïsme, est aussi le seul vraiment moral
».
423
Ironiquement, Schopenhauer n’a pas poussé assez loin son doute alors qu’il écrit dans Le fondement de la
morale : « ce que l’expérience saisit, c’est l’acte seulement; les motifs échappent au regard : il reste donc
toujours possible que dans un acte de justice ou de bonté, un motif d’égoïsme ait eu sa part ». FM, §15,
p. 150. VP, tome 1, livre 1, §256, p. 117, 1884. Aurore, livre 2, §133, p. 110-111.
424
FM, §18, p. 180 : « la part que je prends immédiatement au mal d’autrui avec plus ou moins de vivacité et
d’émotion […] La participation aux maux d’autrui, participation immédiate, qui n’est pas longuement
raisonnée et qui n’en a pas besoin ». Aurore, livre 2, §133, p. 111-112.
425
FM, §18, p. 183 : « la barrière entre le moi et le non-moi se trouve pour un instant supprimée : alors
seulement la situation d’un autre, ses besoins, sa détresse, ses souffrances me deviennent immédiatement
propres : je cesse de le regarder, ainsi que l’intuition empirique le voudrait, comme une chose qui m’est
étrangère, indifférente, étant distincte de moi absolument; je souffre en lui, bien que mes nerfs ne soient pas
renfermés sous sa peau. […] Ce phénomène est, je le répète, un mystère ». Pernin, p. 243 : « C’est dans la
personne de l’autre que nous souffrons, nous avons abandonné la nôtre : c’est “sa” douleur qui devient nôtre.
[…] La pitié réalise cet échange métaphysique par lequel nous réalisons que notre être véritable est en dehors
de notre être phénoménal dans un autre être, dont les souffrances alors deviennent nôtres ».
426
FM, §22, p. 233 : « la multiplicité, la division n’atteint que le phénomène; et c’est un seul et même être qui
se manifeste dans tout ce qui vit. Ainsi ce n’est pas quand nous supprimons toute barrière entre le moi et le
non-moi que nous nous trompons : c’est bien plutôt dans le cas contraire. […] L’autre, comme nous l’avons
vu, fait le fond même du phénomène de la pitié : la pitié n’en est que la traduction en fait. Ce serait donc là la
base métaphysique de la morale; tout se réduirait à ceci : qu’un individu se reconnaîtrait lui-même et son être
propre, en un autre ». Voir aussi les pages 234-235.
427
Goedert, p. 145. FM, §21, p. 222. Au §22, p. 226, Schopenhauer affirme clairement que ce qu’il explique
ne repose sur aucune expérience possible. FM, §22, p. 229 : « Le substrat lui-même de toute cette apparence,
l’être en soi, l’être intérieur, celui qui veut et qui connaît, nous est inaccessible […] cette grande et essentielle
partie qui demeure pour nous voilée et inconnue. Pour celle-là, il est du moins possible qu’elle soit en nous
tous comme un fond unique et identique ». Voir aussi les pages 230-231.
84
écartée pour expliquer la pitié428. Une « union dans la souffrance429 » avec autrui, dans
l’optique où chacun éprouverait exactement le même contenu affectif, est tout simplement
une mauvaise interprétation.
Comment serait-il possible de ressentir la souffrance d’autrui430 ? En 1885, soit dans
Ainsi parlait Zarathoustra, c’est là un faux problème pour Nietzsche, car toute souffrance
est éminemment personnelle : « À chaque âme appartient un monde à part ; à chaque âme,
chacune des autres âmes est un outre-monde431 ». Il en va ainsi en raison de la structure
même de l’affectivité : le sentiment de soi-même est refermé sur lui-même et n’est pas
accessible à autrui. Toute forme d’affectivité est un « se sentir soi-même », c’est-à-dire une
auto-affection de la chair432. Lorsqu’on sait qu’autrui souffre, on va peut-être soi-même en
souffrir, mais on ne ressent pas sa souffrance comme lui-même la ressent433. En 1881 dans
Aurore, il est déjà clair qu’on ne peut pas avoir accès à l’affectivité d’autrui : « Que
comprenons-nous donc de notre prochain, sinon ses frontières, je veux dire ce qui lui
permet en quelque sorte de s’inscrire et de s’imprimer sur nous et en nous? Nous ne
comprenons rien de lui, sinon les modifications qu’il provoque en nous434 ». En ce sens, la
peine dont nous souffrons devant le spectacle interprété comme étant la souffrance
d’autrui435 ne devrait pas être appelée compassion, au sens de « com-pâtir » ou de « souffrir
avec ». Nous ne pensons pas que Nietzsche adhère pour autant à la doctrine selon laquelle
la seule réalité serait celle de l’ego. Nous avons bien vu au début de ce chapitre que
428
Goedert, p. 146.
Aurore, livre 1, §63, p. 56 : « ce que Schopenhauer nomme compassion, et qui s’appellerait plus justement
union dans la souffrance, unité de souffrance ».
430
FM, §19, p. 203.
431
Zara, Le convalescent, §2, p. 274.
432
Henry, Michel, La barbarie, PUF, Quadrige, 1987/2008, p. 3. Nous reprenons ici l’interprétation de
l’affectivité de Michel Henry comme épreuve de soi-même. Voir aussi le chapitre sur Nietzsche dans
Généalogie de la psychanalyse. Le commencement perdu, PUF, Collection "Epiméthée", 1985. La vie comme
auto-affection est un thème que nous pouvons aussi retrouver dans l’article de Michel Henry « Qu’est-ce que
cela que nous appelons la vie? », Philosophiques, Vol. 5, N°1, 1978, pp. 133-150, p. 143.
433
Aurore, livre 2, §133, p. 111 : « Il est trompeur d’appeler com-passion (Mitleid) la souffrance que nous
cause un tel spectacle et qui peut être de nature très variée, car dans tous les cas c’est une souffrance dont
celui qui souffre devant nous est exempt : elle nous appartient en propre, comme lui appartient la sienne ».
434
Aurore, livre 2, §118, p. 99.
435
FM, §18, p. 179 : « bien que la cause en soit toute mystérieuse, la pitié atteint un second degré : alors la
souffrance d’autrui devient par elle-même, et sans intermédiaire, le motif de mes actes ».
429
85
l’affectivité elle-même dépend d’une excitation, c’est-à-dire d’une donation étrangère à
l’ego436. Ainsi, ce n’est pas parce l’auteur soutient qu’autrui et ego ont leur propre
affectivité, que leur chair s’auto-affecte, qu’il souscrit à la thèse du solipsisme.
Le « partage » d’un sentiment ou d’une émotion nécessite la médiation du langage
et du signe. La pitié est un état d’âme de nature affective qui, comme tout sentiment, est
essentiellement déterminée par l’élément intellectuel qu’il contient. Ce que nous appelons
la « souffrance d’autrui » est médiatisé par nos impressions et notre propre perspective. Il y
a toute une série de processus qui sont nécessaires pour pouvoir ressentir de la pitié. Il y a
la perception des sens, qui présuppose toute une histoire dans laquelle cette perception s’est
formée, dans laquelle les signes communs qui symbolisent la souffrance dans le visage et
les gestes du corps, ou encore les plaintes et les cris, doivent apparaître. Cette perception
doit encore être interprétée et synthétisée afin qu’un jugement tel que « cette personne
souffre » soit possible. Enfin, c’est seulement par cette prise de conscience que notre propre
souffrance et pitié sont ressenties et en fonction desquelles nous tentons par la suite de
porter secours à autrui. Comprendre qu’autrui souffre dépend de la sollicitation de notre
propre capacité affective. La souffrance d’autrui demeure donc toujours à distance,
puisqu’elle dépend à la fois d’un rapport cognitif qui interprète le contexte dans lequel
autrui se trouve ainsi que d’une mise à contribution de notre propre affectivité qui est
ensuite transposée par la pensée sur la situation d’autrui. Toute compassion est issue d’une
médiation, d’une certaine distance qui nécessite des processus interprétatifs qui permettent,
à terme seulement, un rapprochement sur le plan affectif avec autrui. Pour Nietzsche, c’est
l’imagination qui permet, entre autres choses, de ressentir ce qu’on nomme communément
de la compassion437.
En 1882, dans le Gai savoir, Nietzsche affirme que notre souffrance est
éminemment personnelle et qu’elle demeure, dans la plupart des cas, dissimulée pour
436
437
86
Stiegler, p. 82.
Aurore, livre 2, §133, p. 112.
autrui : « Ce dont nous souffrons de la manière la plus profonde et la plus personnelle est
incompréhensible et inaccessible pour presque tous les autres : en cela nous sommes cachés
au prochain438 ». En conséquence, ce qui est éminemment personnel risque d’être
incompréhensible pour autrui439. Aucune personne ne peut vivre la souffrance à la place de
celui qui souffre et seuls les amis les plus proches peuvent approcher ce que nous vivons
affectivement, sans pour autant être en mesure de le vivre sans distance avec nous440. De
plus, la souffrance éprouvée s’avère difficilement communicable, souffrir c’est d’abord être
seul dans sa souffrance. Même si la communication de ce que nous vivons affectivement
est possible et qu’autrui peut éprouver des émotions qui ressemblent aux nôtres par cette
occasion, la barrière entre soi et autrui est ultimement infranchissable : autrui ne peut pas
prendre sur lui-même notre souffrance, bien qu’il puisse nous assister et tenter de se mettre
à notre place. Autrui peut interpréter notre situation affective par la médiation de la
connaissance, mais cela ne lui permet pas de partager notre affectivité441. Déjà en 1878
dans Humain, trop humain, Nietzsche mentionne que la souffrance d’autrui est quelque
chose qui doit s’apprendre, mais qui ne peut toutefois jamais être totalement comprise442.
Pour Nietzsche, même dans l’acte d’aider autrui, nous pensons à nous-mêmes à tout
le moins d’une manière inconsciente, ce qui fait que les actes dits altruistes sont encore
égoïstes443. Il écrit que nous décidons parfois de nous comporter en héros, en venant au
secours d’autrui, afin de contrecarrer notre impuissance, pour réclamer des approbations, ou
encore afin de s’arracher à l’ennui. L’acte inspiré par la compassion, agir pour le bien-être
des autres, peut aussi être le masque d’une tentative d’échapper à la souffrance causée à la
438
GS, livre 4, §338, p. 314.
HTH, 1, §81, p. 71.
440
Zara, De l’amour du prochain, p. 73. GS, livre 4, §338, p. 317. Voir p. 96 de ce mémoire.
441
Elle ne peut pas être ressentie d’une manière immédiate, même par le biais de la connaissance. La position
de Schopenhauer présuppose un fond unique dans lequel tous les hommes peuvent se rejoindre affectivement.
Or, si nous rejetons ce fond affectif unique, soit la « volonté », il semble désormais que le seul moyen de
s’identifier à la souffrance d’autrui se limite à un acte de connaissance, ce qui ne peut justement pas
correspondre avec une expérience directe de la souffrance d’autrui. Cette citation est exemplaire à ce titre :
« Mais je ne peux me glisser dans la peau d’autrui : le seul moyen où je puisse recourir, c’est donc d’utiliser la
connaissance que j’ai de cet autre, la représentation que je me fais de lui dans ma tête, afin de m’identifier à
lui, assez pour traiter, dans ma conduite, cette différence comme si elle n’existait pas ». FM, §16, p. 156.
442
HTH, 1, §101, p. 83.
443
Aurore, livre 2, §133, p. 110 : « dans la compassion […] nous ne pensons plus à nous consciemment,
certes, mais inconsciemment nous y pensons fortement ».
439
87
suite du spectacle de la souffrance d’autrui. Dans ce cas, il semble que ce soit seulement
notre douleur personnelle que nous tentons de surmonter et de vaincre par ces actes de
compassion. D’un autre côté, Nietzsche écrit dans Aurore que nous cédons aussi parfois à
une impulsion de plaisir en agissant de la sorte444.
La compassion découle, selon Nietzsche, principalement de la peur et du désir de
puissance, qui sont tous deux des motifs égoïstes. Premièrement, Nietzsche interroge
l’origine de la sympathie et pense la retrouver dans le sentiment qui caractérise l’homme au
plus haut point dans la nature : c’est la peur qui a engendré la compréhension vive des
situations dangereuses. La sympathie peut être interprétée comme une compréhension
rapide du sentiment de l’autre par le biais de l’imitation445. Nietzsche pense d’ailleurs
discerner derrière la morale actuelle, qui commande que les actions morales soient
altruistes, un puissant instinct grégaire de peur qui se masque : « cet instinct réclame,
comme le but suprême, majeur, immédiat, que l’on enlève à la vie tous les aspects
dangereux qu’elle possédait autrefois, et que chacun travaille de toutes ses forces pour ce
résultat446 ». En d’autres termes, cette morale n’est que l’expression d’un désir de sécurité
pour certains : seule une vie décadente peut véritablement souhaiter une telle chose447. On
en vient à appeler « bon » uniquement les actions qui renforcent la sécurité du groupe, et
444
Aurore, livre 2, §133, p. 111 : « le plaisir naît à la vue d’un négatif de notre situation, à l’idée que nous
pourrions venir en aide si nous le voulions, à la pensée des louanges et de la reconnaissance […] la réussite
progressive permet à son auteur d’avoir plaisir à lui-même, mais surtout du sentiment que notre action met un
terme à une injustice révoltante ».
445
Ibid., §142, p. 118.
446
Ibid., livre 3, §174, p. 136.
447
Deleuze, p. 172 : « Qu’est-ce que la pitié? Elle est cette tolérance pour les états de vie voisins de zéro. La
pitié est amour de la vie, mais de la vie faible, malade, réactive. Militante, elle annonce la victoire finale des
pauvres, des souffrants, des impuissants, des petits. Divine, elle leur donne cette victoire. Qui éprouve la
pitié? Précisément celui qui ne tolère la vie que réactive, celui qui a besoin de cette vie et de ce triomphe,
celui qui installe ses temples sur le sol marécageux d’une telle vie. Celui qui hait tout ce qui est actif dans la
vie, pour l’opposer à elle-même ». La maladie et la faiblesse rendent doux. Cette douceur décadente, à ne pas
confondre avec la douceur de la santé renaissante (Aurore, livre 2, §114, p. 95), est pour Nietzsche le
symptôme d’une vie affaiblie. Le faible déguise ses manques et veut faire passer sa douceur pour un acte «bon
», mais c’est en réalité, en raison de sa faiblesse, la seule action qui lui permet de se conserver : « La “religion
de la pitié”, dont on voudrait nous convaincre ̶ oh, nous connaissons bien ces petits bonhommes et ces petites
bonnes femmes hystériques qui aujourd’hui ont précisément besoin de cette religion comme voile et comme
fard! ». GS, livre 5, §377, p. 397.
88
ce, au détriment des individus forts448. Le besoin du faible est celui de la protection, il
désire le sentiment de sécurité. Il ne peut pas se permettre de courir de risque,
contrairement au fort. Au fait, la religion de la compassion en cache une autre plus
profonde qui est « la religion du confort449 ». Dans le Gai savoir, Nietzsche critique cet
idéal de sécurité et de confort en ce qu’il ne permet, par l’élimination à tout prix de la
souffrance et du danger, qu’un petit bonheur450. Le problème c’est que la pitié conserve ce
qui est mûr pour le dépérissement451. Notons que Nietzsche condamne vivement cette
situation dans l’Antéchrist lorsqu’il affirme que la pitié découle d’un instinct qui est « tant
comme multiplicateur de la misère que comme conservateur de toute misère, un instrument
capital d’accroissement de la décadence452 ».
Deuxièmement, le faible veut aussi se sentir plus fort, mais c’est là un désir qui se rattache
à son narcissisme. Nietzsche pense que nous pouvons éprouver de la satisfaction par la
comparaison de notre état avec les malheurs de notre prochain453. En ce sens, on est soulagé
de ne pas être la personne qui est en mauvaise posture, blessé ou en danger, mais il faut
aussi comprendre cet état comme un sentiment de puissance. Nietzsche veut montrer que la
bienveillance n’a pas nécessairement pour motif la réalisation du bonheur d’autrui. Cette
bienfaisance peut simplement découler d’un besoin qui veut être satisfait454. Dans la
troisième période (1882-1889) de son œuvre, la compassion est envisagée par Nietzsche
comme un produit du ressentiment et vise la vengeance455, soit une forme d’agression qui
répond à une frustration. Les frustrations d’une vie pauvre et d’une infériorité par rapport
448
Ure, Michael, « The Irony of pity : Nietzsche contra Schopenhauer and Rousseau », The Journal of
Nietzsche Studies, issue 32, autumn 2006, pp. 68-91. Pages 81-83.
449
GS, livre 4, §338, p. 315.
450
Ibid.
451
Aurore, livre 2, §136, p. 114 : « La pitié devient le remède contre le suicide, en tant qu’elle recèle un
plaisir et fait goûter par petites doses un sentiment de supériorité ».
452
AC, §7, p. 50.
453
Aurore, livre 4, §224, p. 175 : « Il est dans le malheur, et voici qu’arrivent les “compatissants” qui lui
dépeignent son malheur, ̶ à la fin ils s’en vont satisfaits et exaltés : ils se sont repus de l’épouvante du
malheureux comme de leur propre épouvante et ils ont passé une bonne après-midi ».
454
Ibid., §334, p. 207 : « Le bienfaisant satisfait un besoin de son âme quand il fait le bien. Plus ce besoin est
fort, moins il se met à la place de l’autre, qui lui sert à apaiser son besoin, il devient rogue et blessant à
l’occasion ».
455
Nous sommes ici loin de ce que Schopenhauer avait en tête lorsqu’il écrivait que la pitié était le contraire
de la cruauté! Voir en ce sens FM, §19, p. 187.
89
aux forts engendrent un esprit de vengeance456. Le compatissant manque de pudeur, car il
veut jouir du sentiment de supériorité que lui procure la compassion, mais ce faisant, il veut
aussi l’humiliation de celui qui en est l’objet457. Cette sorte de pitié ressemble à une
revanche, c’est un chemin détourné de la volonté de puissance. La compassion du faible
mène droit au cœur de celui qui est plus fort, et ce, afin de le dominer458. À l’inverse, un
homme souffrant et qui est encore rempli de fierté voit comme une injure qui le rabaisse
toute compassion que les autres lui témoignent. Le fait de porter atteinte à la fierté d’autrui
par l’acte de compassion risque fort d’engendrer du ressentiment chez l’autre plutôt que de
la gratitude. Aussi Zarathoustra affirme :
l’homme au cœur noble s’impose de ne jamais humilier personne; il s’impose une juste
honte en présence de tout ce qui souffre. En vérité je ne les aime point, ces
compassionnés qui se complaisent dans leur miséricorde; ils manquent par trop de
pudeur. Si je ne peux m’empêcher d’être miséricordieux, je n’aime cependant pas
qu’on me nomme ainsi ; et si je le suis, j’aime l’être à distance459.
L’envie qu’éprouve le faible est un sentiment de tristesse, d’irritation et de haine
contre celui qui possède quelque chose considéré comme un bien qui lui échappe460. Il
souffre et se tourmente de la bonne fortune d’autrui. D’une part, le faible veut prendre le
fort en pitié par esprit de vengeance461. D’autre part, celui qui nous inspire de la pitié peut,
de son côté, avoir l’intention de nous faire du mal afin de se consoler de sa faiblesse et de
jouir de cette supériorité. Ce plaisir naît du pouvoir de causer de la douleur à son
456
HTH, 2, 1, §334, p. 493 : « si on laissait les autres s’apercevoir combien l’on est tranquille et heureux au
fond de soi-même, malgré les douleurs et les privations, combien on les rendrait envieux et méchants! ».
457
Aurore, livre 2, §138, p. 115 : « il y a dans la souffrance quelque chose de dégradant et dans la pitié
quelque chose d’exaltant qui confère une supériorité ». Zara, Le plus hideux des hommes, p. 330-333. EH,
chap. Pourquoi je suis si sage, §4, p. 681.
458
Zara, De la victoire sur soi, p. 140.
459
Ibid., Des miséricordieux, p. 105.
460
Michael Ure analyse la pitié sous l’angle du narcissisme et de l’envie. Pour lui, Nietzsche renverse la
perspective de Schopenhauer en montrant que la pitié découle du besoin d’estime narcissique d’un ego qui se
réalise au détriment des autres. Ure, Michael, « The Irony of pity : Nietzsche contra Schopenhauer and
Rousseau », Pages 68-70.
461
FM, §19, p. 193 : « s’il dépasse trop les autres, il est exposé à exciter l’envie; et l’envie est prête, au jour
où il tombera du faîte de sa prospérité, à se changer en une joie maligne. Toutefois, le plus souvent, ce
malheur ne se réalise pas […] À peine est-il renversé, un grand changement se fait dans le cœur du reste des
hommes […] l’envie est apaisée, elle disparaît avec ce qui la causait; déjà la pitié se glisse à la place, et amène
à sa suite la charité. Bien souvent les envieux, ennemis de notre prospérité, se changent, après notre ruine, en
autant d’amis délicats, de consolateurs, de soutiens ».
90
prochain462. Sa vengeance vise à se dédommager d’une offense, réelle ou présumée, qu’il a
subie en punissant celui qu’il considère être son auteur. Le problème avec les faibles qui
ressassent leur souffrance, c’est qu’ils portent des jugements injustes sur les choses et les
hommes : ils déforment ce qui est463. Porter dommage à son propre jugement apparaît ainsi
comme un mécanisme de défense issu du ressentiment afin de se dédommager de la
souffrance subie. Nietzsche regrette cependant que cette « vengeance » se retourne contre
eux en les privant d’une pensée plus juste et les habitue à voir faux et de travers464.
2.3.3 La pitié va à l’encontre du précepte « deviens celui que tu es »
Nous l’avons vu, une certaine pratique de la compassion n’est pas exempte de
nuisance pour le prochain. Dans le but d’être plus clair, nous pensons que nous pouvons
distinguer entre une compassion ascendance, qui se soucie d’autrui sans pour autant tenter
de réduire la souffrance, et une compassion décadente ou pitié, qui prétend vouloir abolir la
souffrance, mais qui risque de causer du tort à autrui. Il semble à première vue absurde de
concevoir que l’aide apportée à autrui ou la tentative de réduire sa souffrance puisse lui
nuire. Néanmoins, le problème c’est que la souffrance chez les forts est susceptible de
comporter de la grandeur tandis qu’elle est rabaissée par la pitié. Quand autrui remarque
notre propre souffrance, celle-ci est toujours perçue et expliquée d’une manière commune,
c’est-à-dire non-personnelle. En ce sens, l’affection compatissante élimine de la souffrance
d’autrui son caractère personnel, ou singulier465. Or, ce que Nietzsche veut favoriser, ce
sont les grands hommes, les grandes individualités. Ceux-ci éprouvent du mépris pour la
compassion des faibles parce qu’elle manque de virilité et de retenue466. Dans l’Antéchrist,
462
HTH, 1, §50, p. 56. Ure, p. 74-77.
Entendre par là que la « déformation » est un mécanisme de défense au niveau psychologique. GS,
« Préface à la seconde édition », p. 10 : « qu’adviendra-t-il de la pensée qui est soumise à la pression de la
maladie? ».
464
Aurore, livre 4, §214, p. 171.
465
GS, livre 4, §338, p. 314 : « partout où l’on remarque que nous souffrons, notre souffrance est interprétée
de manière plate ; il appartient à l’essence de l’affection compatissante de dépouiller la souffrance étrangère
de ce qu’elle a de spécifiquement personnel ».
466
PBM, §293, p. 756-757. Aurore, livre 2, §133, p. 112.
463
91
Nietzsche écrit que la pitié « s’oppose aux affects toniques qui élèvent l’énergie » et qu’elle
agit d’une manière dépressive467. En d’autres termes, la pitié fait perdre de la force et en
plus elle rend la souffrance contagieuse. Ce n’est pas ici une souffrance qui permet de se
dépasser. La pitié habitue à la plainte et à répondre à toute plainte d’autrui468; dans cette
situation, réaliser de grandes choses devient impossible, car toute souffrance apparaît
comme quelque chose qu’il faut éradiquer.
Il est donc impératif que les hommes forts soient suffisamment endurants face aux
douleurs afin qu’ils puissent s’élever et réaliser de grandes choses. Si les hommes forts et
héroïques doivent affronter courageusement le péril, ils doivent donc se défendre contre ce
type de compassion. Pour eux, la vertu comporte ce que Nietzsche nomme le « pathos de la
distance » qui s’applique à augmenter la distance entre les hommes forts et faibles. Cette
distance prend aussi place entre les hommes forts. Le « pathos de la distance » est une
condition de l’émergence de l’aspiration à l’élargissement de son âme, « cette aspiration à
un incessant accroissement de distance au sein de l’âme elle-même, l’élaboration d’états
toujours plus élevés, plus rares, plus lointains, plus étendus, plus amples469 ». Nietzsche
regrette que ce sentiment de distance disparaisse de plus en plus, que les hommes manquent
du courage qui est nécessaire au respect de soi et de ses pairs470.
La pitié comporte d’autres désavantages et dangers. Pour celui qui l’exerce, le
risque est que la souffrance s’empare de lui au moment du spectacle de la souffrance
d’autrui à tel point que cela assombrit sa propre vie. C’est un problème de sensibilité : celui
qui ne sait pas garder sa distance sera submergé de souffrance s’il se montre trop sensible et
finalement ne pourra simplement plus agir pour aider, étant alors lui-même trop souffrant.
L’homme qui devient lui-même malade devant le spectacle de la souffrance d’autrui ne
467
AC, §7, p. 49.
FM, §18, p. 179 : « les actes que la pitié inspire alors sont positifs; la pitié ne se borne plus à m’empêcher
de nuire aux autres, elle m’excite à les aider ».
469
PBM, §257, p. 715.
470
AC, §43, p. 97.
468
92
peut pas aider les autres à son meilleur. Nietzsche écrit ainsi dans l’aphorisme §144
d’Aurore471 que l’homme souffrant de la pitié aura à supporter l’assombrissement de son
propre ciel et qu’autrui subira lui aussi les conséquences du malheur qui s’abat ainsi sur
nous. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il affirme que « la pitié alourdit l’atmosphère de
toutes les âmes libres472 ». La capacité d’aider les autres est plus grande quand on se garde
de la compassion : « Nous ne pouvons être pour eux ni secourables, ni réconfortants, si
nous voulons devenir l’écho de leurs lamentations, ou même si nous leur prêtons trop
constamment l’oreille473 ». Il propose que la meilleure cure est que le médecin montre à son
patient un homme qui s’est guéri lui-même474, qu’il lui apprenne à se guérir par lui-même,
voire même de faire l’économie d’un médecin. Il y a de même le risque d’exagérer les
souffrances de notre prochain et de souffrir, en définitive, davantage que lui lorsque nous
interprétons l’état d’âme d’autrui comme s’il s’agissait du nôtre. La morale de la
compassion est déraisonnable, car elle exige de souffrir du mal d’autrui en plus du nôtre, ce
qui redouble la souffrance. Pour Nietzsche, il est plus conforme à la raison d’envisager nos
propres souffrances comme s’il s’agissait de celles d’autrui, c’est-à-dire comme un
« objet » qui peut être soumis à la réflexion, ce qui comporte l’avantage de tranquilliser et
de permettre une appréciation plus réfléchie de celles-ci475.
La morale de la pitié engendre donc le danger de nous égarer hors de notre propre
chemin : « Continuellement une clameur nous incite à nous dérouter : il est rare que notre
œil ne voie quelque chose qui exige que nous abandonnions pour un temps notre propre
cause pour accourir.476 ». La pitié est donc envisagée sous l’angle d’une tentation à se
désengager de son chemin personnel477. En ce sens, Zarathoustra est présenté comme celui
qui subit cette ultime épreuve et qui, sous l’idéal du surhumain, préserve la hauteur de sa
tâche en demeurant maître de lui-même. Si d’une part, le dépassement de la pitié est
471
Aurore, livre 2, §144, p. 120.
Zara, Le retour au pays, p. 231.
473
Aurore, livre 2, §144, p. 120.
474
Zara, De la vertu qui donne, §2, p. 93.
475
Aurore, livre 2, §137, p. 114-115.
476
GS, livre 4, §338, p. 315.
477
Ibid., p. 316.
472
93
présenté tel une démonstration de force478, d’autre part c’est le grand amour de Zarathoustra
pour le surhumain qui lui permet de surmonter ce sentiment479. La pratique de la pitié, telle
que le faible l’exerce, remettrait en question tout le sens de l’existence des hommes
supérieurs si ceux-ci s’y laissaient aller. Pour Nietzsche, cette pitié est une vertu
uniquement pour décadents480. L’ouverture à la souffrance est nécessaire pour les hommes
supérieurs, ce que le faible compatissant ne comprend pas. Ce dernier veut aider à tout prix
et il ne reconnaît pas que la souffrance permet aussi un développement de soi-même481;
surtout, en étant altruiste ou totalement décentré de soi, il sape la possibilité d’atteindre de
plus hauts sommets de puissance, de création et de joie482.
Le problème avec la survalorisation de la pitié, c’est qu’elle fait naître un genre de
société dans lequel les hommes tragiques et héroïques ne trouvent pas leur place et ne
peuvent pas prospérer. Les hommes supérieurs et exceptionnels ont donc besoin d’une
apologie, au même titre que la douleur. Les faibles, quant à eux, veulent faire disparaître
toute forme de douleur et de confrontation à des résistances483, alors que par cette voie, la
vie créatrice et supérieure risque aussi de disparaître. Au contraire, « il y a des hommes qui
à l’approche d’une grande douleur entendent le commandement exactement inverse, et
n’ont jamais le regard plus fier que lorsque la tempête se lève ; oui, la douleur même leur
offre leurs instants suprêmes!484 » Les forts s’opposent au confort que prônent les faibles et
ils sont dégoûtés par le petit bonheur qui lui correspond. Nietzsche se demande s’il ne
vaudrait pas mieux envisager que la souffrance d’autrui soit un prix acceptable à payer afin
de rejoindre des buts plus élevés plutôt que de tout sacrifier à l’idéal de préserver à tout prix
478
EH, chap. Pourquoi je suis si sage, §4, p. 682.
Zara, Des miséricordieux, p. 107-108.
480
EH, chap. Pourquoi je suis si sage, §4, p. 681.
481
Pernin, p. 242. La pitié est le « souci de soulager les souffrances d’autrui ». FM, §18, p. 181 : « venir en
aide aux autres, de les tirer de la misère et des soucis, de les délivrer de leurs souffrances ». PBM, §39,
p. 513 et §44, p. 519.
482
GS, livre 4, §338, p. 314-315.
483
Aurore, livre 3, §174, p. 137. Ils tentent « de raboter toutes les aspérités et tous les angles de la vie ».
484
GS, livre 4, §318, p. 293.
479
94
le prochain de toute souffrance485. Il critique à ce propos l’étroitesse des buts de la morale
de la pitié.
En somme, il faut soulever le problème que pose l’estime qui est témoignée à la
pitié. Pourquoi donc en faire une vertu ? L’estime de la pitié s’accroît lorsqu’on y découvre
une source de plaisir, mais elle diminue lorsqu’on aperçoit sa nocivité et qu’on la conçoit
comme une affection maladive. Notons d’emblée que Nietzsche ne rejette ni l’amour ni la
pitié en soi. Il le fait uniquement dans la mesure où, subordonnés à l’idéal ascétique et à la
faiblesse, l’amour et la pitié nuisent au développement des forts486. Bien qu’il écarte la
« compassion tragique » en même temps que son fondement métaphysique au cours de sa
deuxième période487, il y a cependant encore de la place pour un amour prodigue et une
certaine forme de compassion chez les forts. Ils ne sont pourtant pas de la même nature que
l’amour et la pitié des faibles488. Nietzsche affirme que la pitié de certains hommes
« éminemment personnels » a plus de valeur que celle de la masse des faibles qui
souffrent489. Cependant, nous ne pouvons réellement approcher la souffrance que de ceux
que nous connaissons bien, c’est-à-dire nos amis490 :
Tu voudras aussi aider : mais seulement ceux dont tu comprends parfaitement la
misère parce qu’ils partagent avec toi une seule et unique souffrance et un seul et
485
Aurore, livre 2, §146, p. 120-121.
Goedert, p. 308. Deleuze, p. 172 : « La pitié, dans le symbolisme de Nietzsche, désigne toujours ce
complexe de la volonté de néant et des forces réactives ». Pour notre part, toutefois, nous relativisons cette
analyse car Nietzsche parle aussi de la pitié pour le « créateur » et non pas seulement pour la « créature ».
PBM, §225, p. 656-657.
487
Goedert, p. 154. Les seules exceptions en ce qui concerne les forts c’est la compassion tragique telle
qu’elle est présentée dans La naissance de la tragédie. Le spectacle de la tragédie confère une grande
jouissance esthétique pour les forts, de même qu’un ébranlement vertigineux alors que la pitié s’empare
d’eux. Toutefois, seules les âmes guerrières et courageuses peuvent s’édifier et se réjouir devant le spectacle
de l’anéantissement et des souffrances du héros tragique : « C’est à des âmes qui ressentent ainsi la pitié que
s’adresse la tragédie, des âmes dures et guerrières que l’on vainc à grand peine, soit par la terreur, soit par la
pitié, mais qui gagnent à se laisser attendrir de temps à autre ». Voir aussi ce passage d’Aurore qui affirme
que les faibles, dont l’âme est sensible et douce, ne sont pas en mesure de vivre cette grande jouissance
tragique : « mais que peut apporter la tragédie à ceux qui sont ouvert aux “affections sympathiques” ».
Aurore, livre 3, §172, p. 135.
488
PBM, §225, p. 656-657.
489
Ibid., §293, p. 756 : « un homme qui par nature est un maître, ̶ lorsqu’un tel homme éprouve de la pitié,
eh bien, cette pitié a de la valeur! Mais qu’importe la pitié de ceux qui souffre! Ou encore de ceux qui
prêchent la pitié! ».
490
Zara, De l’amour du prochain, p. 73.
486
95
unique espoir ̶ tes amis : et seulement à la manière dont tu t’aides toi-même : ̶ je
veux les rendre plus courageux, plus résistants, plus simples, plus gais491!
Il voit dans la religion de la compassion un signe de mépris de soi, un
mécontentement de soi-même492. Cette faiblesse a pour conséquence une augmentation de
la souffrance dans le monde, sans que celle-ci soit pour autant justifiable par le
dépassement, la croissance et la création. Son triomphe ferait périr l’humanité, car même si
ici ou là elle permet une certaine réduction de la souffrance, la pitié des faibles est
nocive493. La pitié ne peut pas se passer de la souffrance d’autrui afin de se mettre en
activité494; dès lors, la philosophie de la pitié devient l’avocat de tous les maux, ce qui
contribue à la négation de la vie. Schopenhauer écrit dans Le fondement de la morale :
On ne saurait recevoir de ses semblables une seule marque authentique de charité, tant
qu’on est à tous égards dans la prospérité. L’homme heureux peut bien avoir des
preuves variées de la bienveillance des siens, de ses amis : mais quant aux effets de
cette sensibilité désintéressée, pure, qui sans retour sur soi prend part à la situation, à la
destinée d’autrui, il est réservé à l’homme atteint par quelque souffrance de les
éprouver. L’homme heureux n’excite point par ce seul titre notre sympathie; mais
plutôt il demeure par là étranger à notre cœur […] C’est que le malheur est la condition
de la pitié495.
D’une part, il faut prendre garde à son entourage afin de ne pas vivre entouré de
gens qui valorisent la pitié puisqu’elle est contagieuse496. D’autre part, ces derniers
recherchent ceux qui sont malheureux et se détournent de ceux qui sont heureux. Selon
Nietzsche, les hommes qui sont enclins à compatir devant le spectacle de la souffrance
n’ont aucune envie de participer à la joie d’autrui. Ils ont même une attitude de soupçon
devant celle-ci, ils ne retrouvent pas leur sentiment de supériorité et se montrent même
491
GS, livre 4, §338, p. 317.
PBM, §222, p. 650-651.
493
Aurore, livre 2, §134, p. 112-113.
494
HTH, 2, VSO, §62, p. 559.
495
FM, §19, p. 192-193.
496
Aurore, livre 4, §364, p. 214. VP, tome 1, livre 2, §415, p. 372, 1881-1882 : « Même tous les faibles sont
cruels, justement parce qu’ils veulent la pitié d’autrui, c’est-à-dire qu’ils exigent que les autres souffrent
quand eux-mêmes se sentent faibles et souffrants ». HTH, 1, §371, p. 240.
492
96
déçus497. Nietzsche et Schopenhauer voient donc que la compassion est l’ennemi de la
participation à la joie d’autrui498. Mais contrairement à Schopenhauer, Nietzsche prescrit la
participation à la joie et au bonheur de l’ami et il envisage même que l’imagination de la
joie d’autrui et son partage dépendent d’aptitudes supérieures à celle du partage de la
douleur dans la compassion499. Comme nous l’avons vu au tout début du premier chapitre,
Schopenhauer ne considère comme réelle que la douleur et il conçoit le bonheur comme
une illusion passagère. C’est ce jugement qui produit la non-participation à la joie du
prochain. Nietzsche veut, pour sa part, enseigner la co-réjouissance500.
La souffrance issue de cette pitié réduit la capacité d’agir, elle paralyse. Lorsqu’on
focalise continuellement sur la souffrance d’autrui, on risque de se rendre « malade et
mélancolique » à force de se représenter toute la détresse qui a cours dans son entourage.
Ainsi, celui qui aspire à prendre le rôle du médecin doit être très prudent envers le
sentiment de pitié501. La dureté et la gaieté d’esprit sont nécessaires pour lui. Le vécu de
Nietzsche est à mettre en relation avec sa philosophie. Il était lui-même très sujet à la
compassion et sa propre critique peut être vue comme une tentative de s’en délivrer.
Nietzsche prétendait avoir suffisamment de force pour le faire. C’est pour lui la résistance
devant l’excitation qui permet de distinguer le fort du faible. Ce dernier, étant incapable
d’opposer de la résistance, est emporté par l’excitation de la pitié502. Les forts, qui
possèdent la grande santé, se défendent de la compassion tout en assumant les souffrances
de l’existence, qu’ils affirment vigoureusement. Comme nous l’avons déjà dit, Zarathoustra
lui-même est présenté comme celui qui valorise ce qui endurcit503. Par contre, il y a aussi
un danger pour celui qui plonge son regard dans l’abîme de la compassion, ne serait-ce que
pour détruire cette pratique. Nietzsche lui-même serait à risque de contracter une maladie
497
Aurore, livre 1, §80, p. 68. HTH, 1, §321, p. 226.
Goedert, p. 158.
499
HTH, 1, §499, p. 302. Voir aussi HTH, 1, §62, p. 384-385.
500
GS, livre 4, §338, p. 317.
501
L’auteur présente métaphoriquement le vieillissement et la dégénérescence du Dieu chrétien comme étant
la source de sa compassion pour les hommes. Zara, Hors service, p. 326. D’ailleurs, il va même jusqu’à
mettre en scène la « mort de Dieu » comme étant une conséquence de la compassion. Zara, Des
miséricordieux, p. 107 et Hors service, p. 325
502
EH, chap. Pourquoi je suis si sage, §4, p. 681.
503
Zara, Le retour au pays, p. 227.
498
97
dans sa tâche de déconstruction : « Les fossoyeurs contractent des maladies dans leurs
fouilles504 ». Chez l’homme supérieur, c’est la pitié envers les autres hommes supérieurs
qui risque de le plonger dans la détresse. En effet, chez Nietzsche lui-même se présente le
danger de suffoquer de la pitié à force de se tourner vers les cas des hommes les plus
exceptionnels505.
Le psychologue qui entreprend d’analyser l’histoire des hommes supérieurs
découvrira que leur destruction est la norme et que « c’est une chose terrible d’avoir
toujours une telle règle sous les yeux506 ». Dans Ainsi parlait Zarathoustra, le prophète
annonce à Zarathoustra que de grandes vagues de détresse et d’affliction montent vers sa
montagne et il veut l’induire à commettre son « dernier péché », soit celui de la pitié envers
l’homme supérieur507. La détresse de Zarathoustra ressemble à ce que Nietzsche écrit dans
l’aphorisme 290 de Par-delà bien et mal : « Ah, pourquoi voulez-vous vous aussi un sort
aussi dur que moi?508». Mais Zarathoustra surmontera sa compassion pour l’homme
supérieur et se tournera vers son œuvre509. Il incarne ce que Nietzsche prône : « Vivre dans
[un sang-froid – B.L.] formidable et orgueilleuse; toujours par-delà […] Et rester maître de
ses quatre vertus, de son courage, de sa pénétration, de sa sympathie, de sa solitude510 ».
Il se demande ici si la compassion est salutaire pour celui qui l’éprouve et qui agit par
elle511. Celle-ci ne détruit-elle pas davantage qu’elle ne sauve512? Est-ce vraiment aider que
de souffrir pour celui qui souffre? Il n’est pas du tout évident que la solution au problème
de la souffrance soit d’agir par compassion : ne pourrions-nous pas plutôt nous former
504
Ibid., p. 231.
PBM, §269, p. 738.
506
Ibid.
507
Zara, Le cri de détresse, p. 301-302.
508
PBM, §290, p. 755.
509
Zara, Le signe, p. 412.
510
PBM, §284, p. 750-751. Nous traduisons le terme allemand Gelassenheit par « sang-froid » au lieu
d’«impassibilité » comme dans la traduction de PBM que nous citons.
511
GS, livre 4, §338, p. 314.
512
PBM, §269, p. 741.
505
98
nous-mêmes et rayonner pour autrui tel un guide ou un éducateur pour lui permettre une
aspiration plus haute513? Pour Nietzsche, ce n’est pas la compassion qui va permettre aux
hommes d’affronter tous les maux. Il écrit dans Des miséricordieux d’Ainsi parlait
Zarathoustra, qu’il est préférable de travailler à augmenter notre propre joie plutôt que de
se tourner vers autrui et son malheur514. C’est aussi en apprenant à goûter à notre propre
joie que nous allons désapprendre à faire mal à autrui, de même qu’à inventer de nouvelles
douleurs. Il est certes question d’être sensible à la souffrance d’autrui et de lui offrir un gîte
pour ses malheurs, mais il faut encore que celui-ci soit suffisamment dur pour renforcer le
souffrant515. Il ne s’agit donc pas de donner à autrui l’occasion d’obtenir des conditions
confortables pour adoucir ses douleurs, mais plutôt de le rendre plus fort afin qu’il puisse
mieux passer l’épreuve de ses maux.
Nietzsche envisage en gros deux possibilités quant à ce qu’on peut faire avec la
souffrance : « Quand un mal nous atteint, on peut en venir à bout ou bien en supprimant la
cause, ou bien en modifiant l’effet qu’il produit sur notre sensibilité : donc, par un
changement du mal en un bien, dont l’utilité ne se révèlera peut-être que plus tard516 ». La
compassion tente de supprimer la cause de la souffrance. Or, d’une part, nous avons vu que
la vie comporte une dimension affective qui empêche l’élimination de toute souffrance.
D’autre part, la compassion du faible est une nuisance pour le fort, car elle l’empêche de se
surpasser et de créer517. Le courage, qui est une façon de participer à l’épreuve de la
souffrance, est ce qui peut nous permettre de parvenir à modifier l’effet que la souffrance
produit sur nous, et par là de nous endurcir. Selon Nietzsche, c’est la bravoure qui affronte
la souffrance qui peut nous aider. Dans un passage d’Ainsi parlait Zarathoustra, il valorise
la lutte en ce qu’elle représente à ses yeux un meilleur remède contre les maux de
l’existence518: « La guerre et le courage ont accompli plus de grandes choses que l’amour
du prochain. Ce n’est pas votre pitié, c’est votre bravoure qui jusqu’à ce jour a secouru les
513
Aurore, livre 2, §144, p. 120 et livre 3, §174, p. 137.
Zara, Des miséricordieux p. 105.
515
Ibid., p. 107.
516
HTH, 1, §108, p. 91.
517
Goedert, p. 359-360.
518
Zara, De la vision de l’énigme, §1, p. 192.
514
99
misérables519 ». C’est le courage qui sauve des malheurs, le Salut se trouve donc du côté de
l’héroïsme tragique. La combativité dans l’épreuve est la meilleure voie pour affronter tout
péril et conquérir la joie.
519
Ibid., De la guerre et des guerriers, p. 55.
100
Chapitre 3 – Le problème de l’intériorisation de la
douleur
Dans ce troisième chapitre, nous montrerons que Nietzsche critique le dolorisme qui
s’incarne dans la mauvaise conscience et l’idéal ascétique. Nous verrons dans un premier
temps (3.1) que la vie en société implique un premier retournement des instincts des
hommes contre eux-mêmes, ce qui produira leur intériorisation. Dans un deuxième temps
(3.2), nous montrerons que la souffrance issue de ce retournement est exploitée par les
prêtres. D’une part, nous mettrons en évidence que « le changement de direction du
ressentiment » effectué par eux aura pour conséquence une intériorisation de la douleur qui
prendra la forme des tortures de l’âme ou des douleurs de la culpabilité. D’autre part, nous
traiterons de la question de l’ascétisme et de sa signification pour la vie. Dans un troisième
temps (3.3), il sera question du problème que représente le christianisme aux yeux de
Nietzsche. Dans cette sous-section, nous aurons l’occasion de comprendre ce qu’il veut dire
lorsqu’il affirme qu’il faut protéger les forts contre les faibles, ou encore les bien-portants
contre les malades.
3.1.1 L’intériorisation de l’homme
Cette thèse, selon laquelle il faut s’ouvrir à la souffrance pour consentir à la volonté
de puissance, implique-t-elle que toute souffrance soit nécessaire, acceptable et justifiable?
Nous pensons que Nietzsche se défend de justifier toutes les formes de souffrance et de
douleur, car elles ne permettent pas toutes de se surmonter et de parvenir à une vie créative
et affirmative. Bien au contraire, certaines manières de souffrir et de promouvoir la douleur
nient la vie et l’empêchent de se surmonter en maintenant et en diffusant la décadence.
Notons d’emblée que c’est sur le terrain de la morale et de son développement que l’auteur
lancera ses critiques les plus acerbes. C’est dans La généalogie de la morale (1887), qui a
101
comme arrière-plan le concept de volonté de puissance, qu’il poursuit la critique de la
morale ascétique qu’il avait d’abord découverte chez Schopenhauer520. Dans cet ouvrage, il
s’agit donc de questionner le passé sombre, voire terrible, de l’origine et de l’histoire de la
morale. Nous pensons que si le philosophe soutient qu’il faut s’ouvrir à la souffrance, il ne
fait pas pour autant la promotion du dolorisme, c’est-à-dire d’une doctrine ou d’une
pratique qui exalte la valeur morale de la douleur comme telle. Au contraire, pour le dire
sans détour, Nietzsche s’oppose à la diffusion de la mauvaise conscience au sens moral du
terme521, c’est-à-dire aux tourments de la culpabilité. Pour comprendre pourquoi l’homme
souffre de cette dernière, l’auteur procède par une analyse généalogique qui débute par le
retournement des instincts contre l’homme, qui est le premier sens de la mauvaise
conscience522. Il introduira ensuite le thème de l’intériorisation de la douleur, qui est le
deuxième sens de la mauvaise conscience, que Deleuze décrit comme suit dans Nietzsche et
la philosophie :
C’est dire, en second lieu, que la douleur à son tour est intériorisée, sensualisée,
spiritualisée. Que signifient ces expressions? On invente un nouveau sens pour la
douleur, un sens interne, un sens intime : on fait de la douleur la conséquence d’un
péché, d’une faute. Tu as fabriqué ta douleur parce que tu as péché, tu te sauveras en
fabriquant ta douleur. La douleur conçue comme la conséquence d’une faute intime et
le mécanisme intérieur d’un salut, la douleur intériorisée au fur et à mesure qu’on la
fabrique, “la douleur transformée en sentiment de faute, de crainte, de châtiment”523.
Débutons par le premier sens de la mauvaise conscience. Dans La généalogie de la
morale, le philosophe affirme que la mauvaise conscience est une maladie qui prend la
forme de la cruauté envers soi-même et qui est, à sa naissance, amorale. Au début, elle est
essentiellement une agression de l’individu envers lui-même rendue nécessaire par le cadre
de la vie en société :
520
Voir les pages 14-15 de ce mémoire.
Pour Louis Godbout, il faut aussi distinguer entre deux sortes de « mauvaise conscience ». D’une part,
c’est la simple intériorisation de l’homme ou un malaise dû à la socialisation de l’homme (l’homme souffrant
de l’homme ou plutôt du refoulement de son instinct de liberté) et, d’autre part, c’est la conscience coupable
(l’homme souffrant de culpabilité ou de la mise en relation de la souffrance avec la « faute ») qui correspond
au changement de direction du ressentiment par les prêtres. Nous reprenons ici cette analyse de Louis
Godbout dans Nietzsche et la probité, p. 31-32. Deleuze, p. 152.
522
Deleuze, p. 147 : « Multiplication de la douleur par intériorisation de la force, par introjection de la force,
telle est la première définition de la mauvaise conscience ».
523
Ibid., p. 148.
521
102
La mauvaise conscience est à mes yeux une maladie grave, suite inévitable de la
pression qu’a exercée sur l’homme le changement le plus profond de tous ceux qu’il ait
jamais vécu, ̶ ce changement qui s’est produit lorsque l’homme s’est vu pris dans la
contrainte de la société et de la paix524.
La sédentarisation et la paix ont engendré une transformation de l’animal-homme en
homme qui fait émerger le phénomène de la mauvaise conscience. Vivre en société limite
la possibilité de se décharger des instincts à l’extérieur de soi, ce qui provoque un malaise
profond :
Je crois que jamais auparavant il n’y avait eu sur terre un tel sentiment de détresse, un
malaise aussi lourd, ̶ et avec cela ces anciens instincts [cruels et agressifs (cf. GM, II,
§16, p. 94-95) – B.L.] n’avaient pas cessé tout d’un coup de faire sentir leurs
exigences! Mais il était rare, souvent impossible de les satisfaire : il leur fallait le plus
souvent chercher des satisfactions nouvelles et en quelque sorte souterraines525.
La vie sédentaire en société implique une contrainte sociale. Une telle contrainte ne
peut pas être dépassée; ce n’est donc pas à ce type de poids que Nietzsche s’oppose. Il
pense d’ailleurs qu’elle est en partie une maladie comparable à la grossesse, c’est-à-dire
porteuse d’avenir et d’un nouveau rapport à soi526. Les hommes sont obligés de retourner
leurs instincts contre eux-mêmes afin de les satisfaire527. Ce phénomène provoque ce que
l’auteur nomme l’intériorisation de l’homme :
Tous les instincts qui ne se libèrent pas vers l’extérieur, se retournent vers le dedans ̶
c’est ce que j’appelle l’intériorisation de l’homme : voilà l’origine de ce qu’on
appellera plus tard son “âme”. Tout ce monde du dedans, si mince à l’origine, et
comme tendu entre deux peaux, s’est développé, amplifié, acquérant profondeur,
largeur, hauteur à mesure qu’on empêchait l’homme de se libérer vers l’extérieur. Ces
remparts terrifiants que l’État érigea pour se défendre contre les vieux instincts de
liberté ̶ les châtiments y appartiennent éminemment ̶ réussirent à retourner tous ces
524
GM, II, §16, p. 93.
Ibid., p. 94.
526
Ibid., §16, p. 95 et §19, p. 99.
527
VP, tome 1, livre 2, §420, p. 374, 1883-1888 : « L’intériorisation se produit quand des instincts puissants
auxquels le soulagement extérieur est interdit par l’organisation de la paix et de la société, tâchent de se
dédommager au-dedans avec l’appui de l’imagination ».
525
103
instincts de l’homme nomade, sauvage et libre, et à les retourner contre l’homme luimême528.
En règle générale, la société interdit de se montrer cruel envers les autres, ou
simplement de se décharger de ses instincts violents contre les autres, et elle exerce une
certaine répression à cet égard529. Dans ce carcan, l’homme souffre donc de lui-même :
L’inimitié, la cruauté, le plaisir de persécuter, d’attaquer, de transformer, de détruire ̶
tout cela tourné contre les possesseurs dotés de tels instincts : voilà l’origine de la
“mauvaise conscience”. L’homme qui, manquant d’ennemis extérieurs et de
résistances, pris dans l’étroitesse opprimante et la régularité des mœurs, se déchirait, se
persécutait, se rongeait, se harcelait, se maltraitait impatiemment lui-même, cet animal
que l’on veut “apprivoiser” et qui se blesse aux barreaux de sa cage, cet être privé de
tout et consumé par la nostalgie du désert, qui a dû faire de lui-même une aventure, une
chambre de torture, une contrée sauvage et dangereuse ̶ ce fou, ce prisonnier plein de
désirs et de désespoirs devint l’inventeur de la “mauvaise conscience”. Mais avec elle
est apparue la maladie la plus grave et la plus inquiétante, dont l’humanité n’est pas
encore guérie, l’homme souffrant de l’homme, de soi-même : conséquence d’une
séparation violente avec son passé animal, d’un saut, d’une chute dans un nouvel état,
dans de nouvelles conditions d’existence, d’une déclaration de guerre contre les
anciens instincts sur lesquels s’étaient appuyés jusqu’alors sa force, son plaisir et ce
qu’il avait de redoutable530.
Nietzsche présente l’émergence de cette mauvaise conscience en relation avec la
domination d’une population d’hommes féroces et conquérants sur une population
d’hommes encore errants et inorganisés531. Cette rupture brutale de la vie de ces derniers
peut expliquer pourquoi la mauvaise conscience est vécue comme un profond malaise et
non pas telle une adaptation organique progressive à une situation nouvelle :
Cette hypothèse sur l’origine de la mauvaise conscience suppose en premier lieu que
ce changement n’a été ni progressif, ni volontaire, et qu’il n’a pas pris l’aspect d’une
adaptation organique à une situation nouvelle, mais celui d’une rupture, d’un saut,
d’une contrainte, d’une fatalité inéluctable, contre laquelle on ne pouvait pas lutter ni
528
GM, II, §16, p. 94.
Beals, William M., « Internalization and its consequences », The Journal of Nietzsche Studies, vol°44,
issue 3, autumn 2013, pp. 433-445, p. 434. Goedert, p. 296. Bonetto, Sandra, « Coward Conscience and Bad
Conscience in Shakespeare and Nietzsche », Philosophy and Literature, vol° 30, n°2, october 2006, pp. 512527. Page 514.
530
GM, II, §16, p. 94-95.
531
Ibid., §17, p. 96.
529
104
même nourrir de ressentiment. En second lieu elle suppose qu’ayant son origine dans
un acte de violence, l’adaptation à une forme stable d’une population jusqu’alors sans
forme et sans frein n’a été menée à terme que par des actes de violence ouverts ̶ et
donc que l’“État” le plus ancien a été une tyrannie effroyable et une impitoyable
machinerie d’oppression, jusqu’à ce que cette matière première, le peuple, les semianimaux, ait fini non seulement par devenir malléable et docile mais aussi par être
formée. J’ai employé le mot “État” : ce qu’il faut entendre par là va de soi ̶ une horde
quelconque de bêtes de proie blondes, une race de maîtres et de conquérants, qui, dotée
d’une organisation guerrière et ayant la force d’organiser, pose sans hésiter ses
formidables griffes sur une population peut-être infiniment supérieure en nombre, mais
encore inorganisée et errante532.
Dans cette hypothèse, l’origine de la mauvaise conscience correspond seulement au
refoulement de l’instinct de la liberté. Tout d’abord, ce sont surtout ceux qui sont opprimés
qui subissent cette transformation de leur condition pulsionnelle puisqu’ils doivent
désormais obéir533. La liberté étant désormais impossible à l’extérieur, la violence de la
passion se décharge vers l’intérieur, en tant que dernier espace de liberté accessible534 :
Non, ce n’est pas en eux [les bêtes de proie blondes, maîtres et conquérants – B.L.] que
la “mauvaise conscience” a germé, cela se comprend de soi, ̶ mais sans eux elle
n’aurait pas levé, cette horrible plante, elle n’existerait pas si, sous le choc de leurs
coups de marteau, de leur violence d’artiste, une prodigieuse quantité de liberté n’avait
disparu du monde, ou du moins de la vue, et n’avait dû en quelque sorte passer à l’état
latent. Cet instinct de liberté rendu latent par la violence ̶ nous l’avons déjà compris ̶ ,
cet instinct de liberté refoulé, rentré, retenu captif à l’intérieur et ne trouvant plus dès
lors à s’épancher et à se déchaîner que sur lui-même : c’est cela, rien que cela, la
mauvaise conscience à ses débuts535.
Notons néanmoins que l’énergie à partir de laquelle la mauvaise conscience émerge
est identique à l’instinct de liberté des dominants. Il s’agit dans les deux cas de la volonté
532
Ibid.
Ceux qui font partie des classes les plus basses de la société sont contraints à exercer plus d’intériorisation
que ceux qui sont au sommet de l’échelle sociale. Ridley, Aaron, « Guilt Before God, or God Before Guilt?
The Second Essay of Nietzsche’ Genealogy », The Journal of Nietzsche Studies, issue 29, spring 2005, pp.
35-45. Pages 36-37.
534
Ainsi, au lieu qu’un instinct se décharge sur un objet « extérieur », il se décharge au sein de la structure
pulsionnelle interne, soit sur d’autres instincts qui sont pris comme « objet » de décharge. Ce qui constitue
une agression de soi que nous pouvons aussi comprendre comme une répression interne. Beals, p. 434-435.
535
GM, II, §17, p. 97.
533
105
de puissance. Orienté vers l’extérieur, cet instinct permet d’organiser, de transformer et de
créer, mais orientée vers l’intérieur, il conduit à la torture de soi :
Au fond, c’est la même force active qui chez ces organisateurs et ces artistes de la
violence est à l’œuvre de façon grandiose et bâtit des États et qui ici, à l’intérieur,
rapetissée, mesquine, rétrograde, dans le “labyrinthe du cœur”, comme dit Goethe, se
crée la mauvaise conscience et bâtit des idéaux négatifs, c’est dans les deux cas le
même instinct de liberté (ou pour le dire dans mon langage : la volonté de puissance) :
avec cette différence toutefois qu’ici c’est l’homme lui-même, tout son ancien moi
animal, qui est la matière sur laquelle s’exerce la nature formatrice et contraignante de
cette force, et non pas, comme dans l’autre phénomène, plus important, plus voyant,
l’autre homme, les autres hommes536.
3.1.2 La relation entre le débiteur et le créancier
Alors qu’au début la mauvaise conscience n’est que le retournement de l’instinct de
liberté contre soi, elle deviendra plus tard la conscience d’une culpabilité537. Pour expliquer
cette évolution, Nietzsche retrace l’origine de la notion du sentiment de culpabilité et de
faute dans celle de dette538, c’est-à-dire dans la relation entre le créancier et le débiteur539.
Pour Nietzsche, le sentiment de la dette provient lui aussi d’une origine amorale, il résulte
simplement des relations sociales à l’intérieur d’une quelconque société540. C’est dans le
cadre de cette relation que l’origine de l’association entre la faute et la souffrance peut être
trouvée541. Pour le débiteur, le fait de contracter une dette le prédisposait à subir une
punition. Il devait souffrir afin de repayer son créancier s’il ne pouvait pas lui rendre son dû
: on concevait qu’il y avait une équivalence entre le dommage subi par le créancier et la
douleur infligée au débiteur542. Le créancier pouvait se dédommager par le droit d’exercer
sa cruauté, c’est-à-dire en extériorisant ses instincts, ce qui fait souffrir le débiteur543. Cela
536
Ibid., §18, p. 97-98.
Godbout, p. 31-32.
538
GM, II, §4, p. 66.
539
Ibid., §4, p. 67, et §8, p. 75.
540
Goedert, p. 295.
541
Ibid., p. 286.
542
GM, II, §4, p. 67. Voir aussi §8, p. 76.
543
Ibid., §5, p. 68 : « Le créancier pouvait notamment infliger au corps du débiteur toutes sortes
d’humiliations et de tortures, par exemple en découper un morceau qui paraissait correspondre à la grandeur
537
106
lui donnait un énorme plaisir en lui procurant un sentiment de puissance qui compensait ses
pertes544 :
Faisons-nous une idée claire de la logique de cette forme de compensation : elle est
assez étrange. On établit une équivalence en substituant à l’avantage qui compenserait
directement le dommage (donc à sa compensation en argent, en terre, ou en un bien
quelconque) une sorte de satisfaction qu’on accorde au créancier pour le rembourser et
le dédommager, ̶ satisfaction de pouvoir exercer sans retenue sa puissance sur un
impuissant, volupté “ de faire le mal pour le plaisir de le faire”, jouissance du viol :
celle-ci est d’autant plus vive que le créancier est d’un rang social plus bas et d’une
condition plus humble, elle peut alors lui sembler un plat plus savoureux et même lui
donner l’avant-goût d’un rang supérieur. Par le moyen du “châtiment” infligé au
débiteur, le créancier participe au droit des maîtres : lui aussi atteint pour une fois au
sentiment exaltant de pouvoir mépriser et maltraiter quelqu’un comme un “inférieur” ̶
ou, au cas où le pouvoir exécutif réel, l’exécution de la peine ont été délégués à
l’“autorité”, de le voir du moins méprisé et maltraité. La compensation représente donc
une invitation et un droit à la cruauté545.
Alors qu’en règle générale il est interdit, dans le cadre de la vie en société, de se
montrer cruel envers autrui, nous voyons ici que le non-respect du contrat entre créancier et
débiteur permet au premier de faire violence au second pour compenser le bris du
contrat546. Pour Nietzsche, tous les hommes sont dans un tel rapport de débiteur face à la
communauté à laquelle ils appartiennent547. Cela se manifeste clairement lorsqu’un de ses
membres enfreint une loi. La relation entre un créancier et un débiteur se transpose dans la
relation entre le criminel la communauté548. Cette dernière peut se venger sur le criminel
qui brise ses obligations à son égard :
La communauté, le créancier abusé, se fera toujours rembourser, on peut y compter. Ce
qui est en cause ici, ce n’est pas tant le dommage immédiat causé par l’auteur du
dommage : c’est que le criminel est avant tout un “briseur”, un violateur de contrats et
un parjure envers la communauté, eu égard à tous les avantages et à toutes les
commodités dont la communauté lui avait assuré jusque-là sa part. Le criminel est un
débiteur qui non seulement ne donne rien en échange des avantages et des avances
qu’on lui a consenties, mais qui va jusqu’à s’attaquer à son créancier : il perd dès lors,
de la dette : ̶ de ce point de vue, très tôt et partout, il y eut des estimations précises, parfois atroces dans leur
minutie, estimations ayant force de droit, de chaque membre et de chaque partie du corps ».
544
Deleuze, p. 148 : « Les maîtres ont un secret. Ils savent que la douleur n’a qu’un sens : faire plaisir à
quelqu’un, faire plaisir à quelqu’un qui l’inflige ou qui la contemple ». GM, II, §6, p. 70-71.
545
GM, II, §5, p. 68-69.
546
Deleuze, p. 154.
547
Goedert, p. 287.
548
GM, II, §9, p. 77.
107
comme de juste, non seulement tous ces biens et tous ces avantages, ̶ mais il se voit
rappelé ce qu’il en est de tous ces biens. La colère du créancier lésé, de la
communauté, le met hors la loi, le rejette à l’état sauvage qui lui avait été jusque-là
épargné : elle le répudie; désormais, contre lui, tout est permis549.
Contrairement à ce que nous pourrions penser, ce n’est pas dans le châtiment que
reçoit le criminel que Nietzsche retrace la naissance du sentiment de culpabilité550. Bien au
contraire, le châtiment a plutôt pour effet d’endurcir et d’augmenter la résistance du
criminel en face de la société551. C’est donc dans une tout autre dynamique qu’il faut
rechercher la naissance du sentiment de culpabilité. Avant d’y arriver, nous devons encore
traiter d’une autre source de la conscience de la dette. C’est dans la relation entre la
communauté et ses ancêtres552, qu’il faut enfin tourner notre regard :
Au sein de la tribu primitive ̶ il s’agit des tous premiers temps ̶ chaque génération
vivante se reconnaît à l’égard de la précédente et notamment à l’égard de la première,
fondatrice de la tribu, une obligation juridique […]. Alors prévaut la conviction que la
tribu ne subsiste que grâce aux sacrifices et aux travaux des ancêtres, ̶ et qu’on doit
s’acquitter envers eux par des sacrifices et des travaux : on reconnaît donc une dette
qui même ne fait que croître, du fait que ces ancêtres, dans leur survivance comme
puissants esprits, ne cessent d’accorder, de par leur force, de nouveaux avantages et de
nouvelles avances à leur descendance553.
Plus la communauté devient puissante et plus cette dette envers ses ancêtres paraît
importante554. Elle peut grossir jusqu’à faire du visage des ancêtres un Dieu. Autrement dit,
la crainte à leur égard engendre la naissance d’un Dieu555. La dette prend alors la forme
549
Ibid., p. 77-78.
Ibid., §14, p. 90-91. Voir aussi Deleuze, p. 156.
551
GM, II, §14, p. 90 : « Dans l’ensemble, le châtiment endurcit et refroidit; il concentre; il aiguise le
sentiment d’être étranger; il augmente la force de résistance. […] on peut affirmer sans hésiter que c’est le
châtiment qui a le plus fortement entravé le développement du sentiment de culpabilité, du moins chez les
victimes de la force qui punissait ».
552
Ibid., §19, p. 99-101.
553
Ibid., §19, p. 99-100.
554
Ibid., §19, p. 100 : « Selon cette logique spéciale, la peur de l’ancêtre et de sa puissance, la conscience
d’une dette envers lui s’accroît nécessairement dans la mesure où s’accroît la puissance de la race elle-même,
dans la mesure où la race elle-même devient plus triomphante, plus indépendante, plus vénérée, plus
redoutée ».
555
Ibid., §19, p. 101 : « animée d’une peur croissante, l’imagination devra finir par donner aux ancêtres des
races les plus puissantes des proportions gigantesques et par les repousser dans les ténèbres d’une dimension
divine, inquiétante et inconcevable : l’ancêtre finit par prendre le visage d’un dieu ».
550
108
d’une faute qui est par la suite conçue comme inexpugnable et plus tard comme
« originelle »556. Le sentiment de la dette évolue pour finalement se transformer en un
sentiment de culpabilité557. Alors que le sentiment de la dette est tourné vers le créancier, le
sentiment de culpabilité se retourne contre le débiteur. Nietzsche croit que c’est l’homme
de la mauvaise conscience, c’est-à-dire l’homme qui s’intériorise en raison de la
sédentarisation, qui s’empare de l’hypothèse religieuse afin d’approfondir son propre
supplice558. D’une part, il s’oriente vers « Dieu » et, d’autre part, il prend sa propre mesure,
ou se juge lui-même, par le biais de la figure de la divinité559. Pour Georges Goedert, le
Dieu des juifs et le Dieu des chrétiens se présentent toutefois comme étant diamétralement
opposés aux instincts naturels de l’homme qui ressent alors ses passions comme des
imperfections560. Dans cette dynamique, la dette envers la divinité devient un sentiment de
culpabilité existentielle, soit un instrument de torture de soi :
Il saisit en “Dieu” ce qu’il peut trouver de plus opposé à ses véritables et irrémissibles
instincts animaux, il réinterprète ces instincts animaux comme une dette envers Dieu
[…] le non qu’il se dit à lui-même, à la nature, à la spontanéité, à la réalité de son être,
devient, lorsqu’il le fait jaillir hors de lui, un oui, quelque chose d’existant, de corporel,
de réel, Dieu, sainteté de Dieu, judicature de Dieu, exécution des hautes œuvres de
Dieu, au-delà, éternité, martyre sans fin, enfer, châtiment et dette incommensurables. Il
y a là une sorte de délire de la volonté dans la cruauté mentale qui n’a pas son égal : la
volonté de l’homme de se sentir coupable et condamnable au point que toute expiation
devienne impossible, sa volonté de se penser comme châtié sans que jamais le
châtiment puisse égaler la faute, sa volonté d’infecter, d’empoisonner le dernier fond
des choses par le problème du châtiment et de la faute pour se couper définitivement
toute sortie de ce labyrinthe d’“idées fixes”, sa volonté d’ériger un idéal ̶ celui du
“Dieu saint” ̶ , pour être, face à ce Dieu, tout à fait sûr de son absolue indignité561.
556
Ibid., §21, p. 103.
La culpabilité est le fait de s’attribuer à soi ou à autrui une faute. Blondel, Eric, « La culpabilité, une
maladie occidentale? », Autres Temps. Les cahiers du christianisme social. n°10, 1986, pp. 53-59, page 54.
558
GM, II, §22, p. 104. Il y a un débat sur l’émergence de la culpabilité. Aaron Ridley, dans une critique de
l’approche de Mathias Risse, pense que le concept de culpabilité (guilt) précède le concept de dieu. Ridley, p.
38-42. Mathias Risse, dans sa réponse à Aaron Ridley, soutient qu’il faut cependant distinguer entre deux
conceptions de la culpabilité. L’une est un simple sentiment local de culpabilité pour certaines actions
spécifiques alors que l’autre est une culpabilité existentielle qui concerne toute l’existence. Il pense que la
première peut précéder le concept de dieu alors que la deuxième est seconde par rapport au concept de dieu
qui est sa condition d’émergence. Risse, Mathias, « On God and Guilt : A Reply to Aaron Ridley », The
Journal of Nietzsche Studies, issue 29, spring 2005, pp. 46-53, pages 46, 49-50 et 52.
559
Morel, Georges, Nietzsche Analyse de la maladie, p. 72-73.
560
Goedert, p. 298. VP, tome 1, livre 1, §325, p. 156, 1880-1881 et §326, p. 156-157, 1887. Crépon, Marc,
«Figures du “nous”. Note sur l’interprétation nietzschéenne du judaïsme », Revue germanique internationale
[En ligne], 11 | 1999, mis en ligne le 07 septembre 2011, consulté le 12 octobre 2012, p. 79-80. URL :
˂http://rgi.revues.org/710˃.
561
GM, II, §22, p. 105.
557
109
La « dette » étant conçue comme « originelle », l’homme souffre de sa condition
« coupable », car tout vouloir est impuissant par rapport à ce qui est passé562. L’homme
souffre de son impuissance devant tout ce qui est révolu et aspire alors à une impossible
rédemption563. On pourrait croire que les progrès de l’athéisme suffiraient à délivrer
l’humanité de sa culpabilité existentielle564. Toutefois, la situation est plus compliquée car
elle prend sa source dans un contexte de domination. Les prêtres ont détourné la notion de
« dette » par une interprétation moralisante et religieuse qui est désormais intériorisée ou
refoulée dans la mauvaise conscience565.
3.2.1 Le changement de direction du ressentiment par les prêtres
Pour les faibles, l’épreuve de la souffrance engendre une attitude examinatrice et
accusatrice envers le passé. Nietzsche affirme que l’homme décadent recherche une cause à
sa souffrance566 et plus précisément un coupable :
Celui qui souffre cherche instinctivement à sa souffrance une cause; plus précisément,
il lui cherche un auteur; plus exactement encore, un coupable lui-même susceptible de
souffrance ̶ bref, un être vivant quelconque sur lequel il puisse, réellement ou en
effigie, et sous n’importe quel prétexte, décharger ses passions567.
562
Goedert, p. 295.
Zara, De la rédemption, p. 172-174.
564
GM, II, §20, p. 102. Goedert, p. 288. HTH, 1, §27, p. 35, et HTH, 1, 2, §56, p. 61.
565
GM, II, §21, p. 103. Deleuze, p. 162 : « On verra une différence de nature entre les deux formes de
responsabilité, la responsabilité-dette et la responsabilité-culpabilité ».
566
GS, livre 1, §13, p. 65 : « la douleur demande toujours la cause, tandis que le plaisir est enclin à s’en tenir
à lui-même et à ne pas regarder en arrière ».
567
GM, 3, §15, p. 151.
563
110
Pourtant, la souffrance qu’éprouve cet homme ne provient pas nécessairement d’une
personne, elle n’a pas dans tous les cas un « auteur »568. Cette tendance à rechercher un
coupable, chez celui qui est incapable d’endurer la souffrance, se traduit par un esprit de
vengeance que Nietzsche nomme aussi ressentiment569 :
Ceux qui souffrent ont tous une effrayante disposition à inventer des prétextes à leurs
passions douloureuses; ils jouissent même de leurs soupçons, de leurs ratiocinations
moroses sur les bassesses et les préjudices dont ils se croient victimes, ils scrutent les
entrailles de leur passé et de leur présent pour y chercher des histoires obscures et
douteuses, où ils sont libres de se griser de soupçons torturants et de s’enivrer du
poison de leur propre méchanceté ̶ ils rouvrent violemment leurs plus vielles
blessures, ils saignent de plaies depuis longtemps cicatrisées, ils transforment en
malfaiteurs ami, femme, enfant et tous leurs proches570.
Notons que le ressentiment c’est d’abord le signe d’une incapacité à répondre
impulsivement à une situation. Autrement dit, c’est le contraire de la spontanéité du fort qui
réussit à extérioriser ou à transfigurer sa souffrance571. Le ressentiment peut se traduire soit
par un retournement de la force contre soi, par une accumulation intérieure de la tension572,
soit par une vengeance différée sur les autres et, surtout, sur les forts. Nous savons que
Nietzsche a pensé l’oubli comme une faculté active qui permet de digérer les
expériences573. Or, l’homme du ressentiment est celui chez qui cette faculté est déficiente
ou obstruée et qui ne parvient pas à oublier ou simplement à passer à autre chose et qui en
souffre574. Les traces mnésiques qui ne peuvent être oubliées s’accompagnent d’affects
douloureux575.
568
GM, 3, §15, p. 151-152 : « “Quelqu’un doit être coupable de ce que je me sente mal”, cette manière de
conclure est propre à tous les êtres maladifs, et cela à proportion qu’ils ignorent la cause véritable de leur
malaise, je veux dire la cause physiologique (qui peut être par exemple une maladie du sympathique, une
sécrétion anormale de bile, un manque de sulfate ou de phosphate de potasse dans le sang, des ballonnements
du bas-ventre qui gênent la circulation du sang, ou encore une dégénérescence des ovaires, etc.) ».
569
Ibid., §14, p. 145-147.
570
Ibid., §15, p. 152.
571
VP, tome 2, livre 4, §555, p. 444, 1887-1888.
572
Deleuze, p. 131-132.
573
GM, 2, §1, p. 59. Voir l’article de Jacques Le Rider « Oubli, mémoire, histoire dans la “Deuxième
Considération inactuelle” », Revue germanique internationale [En ligne], 11 | 1999, mis en ligne le 14 janvier
2011, consulté le 15 avril 2014. Adresse URL : ˂http://rgi.revues.org/725˃. Pages 210-211.
574
Deleuze, p. 130-131. Une des causes de l’hypertrophie de la mémoire est l’implantation d’une
mnémotechnique violente afin de dresser l’animal-homme. Il pourra dès lors tenir des promesses. GM, 2, §5,
p. 68. GM, 1, §3, p. 63 : « “Comment former dans l’animal-homme une mémoire? Comment imprimer
111
L’incapacité de supporter l’accumulation de cette tension, due aux traces mnésiques
qui envahissent la conscience au lieu d’être simplement oubliées, produit un mécanisme de
défense. Au niveau physiologique et psychologique, le ressentiment a pour but essentiel de
calmer les souffrances en les canalisant dans une direction : « la décharge des passions est,
pour celui qui souffre, la meilleure façon de chercher un soulagement, un engourdissement,
c’est là le narcotique qu’il recherche contre toute espèce de tourment576 ». Le ressentiment
répond donc d’abord à un profond et urgent besoin vital. Nietzsche affirme en ce sens que
la « cause physiologique » du ressentiment réside dans « le désir d’étourdir la douleur par
la passion577 ». Notons toutefois que pour engourdir sa souffrance, ou cette tension
accumulée, l’homme doit se décharger avec plus de violence que le mal qu’il subit, ce qui
donne un caractère de surenchère au ressentiment. Dans tous les cas, cette décharge a
besoin d’identifier un coupable578 ou un responsable afin de s’effectuer, ce qui en fait
essentiellement un acte de vengeance, une réaction.
Nietzsche ne limite pas l’explication du ressentiment à un mécanisme physiologique
et psychique, mais explore aussi ses origines sociales579. D’une part, c’est en raison de la
vie en société, qui provoque l’intériorisation de l’homme, que ce malaise existe. D’autre
part, il peut résulter de la violence et de la domination que les maîtres exercent sur les
quelque chose d’ineffaçable à cet entendement du moment présent, à la fois étourdi et obtus, à cet oubli
incarné?”… Comme on se l’imagine aisément, ce problème très ancien n’a pas été résolu avec une grande
délicatesse : peut-être même n’y a-t-il rien de plus effrayant et de plus sinistre dans toute la préhistoire de
l’homme que sa mnémotechnique. “On grave quelque chose au fer rouge pour le fixer dans la mémoire : seul
ce qui ne cesse de faire mal est conservé par la mémoire” ̶ voilà une loi fondamentale de la plus ancienne
psychologie sur terre ». Le Rider, p. 212.
575
Ferreira, Jean-Philippe, « La morale comme maladie : éléments pour une psychopathologie nietzschéenne
des sentiments moraux », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 6 | 2004, mis en ligne le 22 janvier
2009, consulté le 25 mars 2014. URL : http://traces.revues.org/2963. Page 59.
576
GM, 3, §15, p. 151.
577
Ibid.
578
Pour Éric Blondel, on attribue la faute à une personne à laquelle on attribue la cause (par une action
délibérée) de la souffrance. Blondel, p. 55.
579
GM, 2, §3, p. 64 : « Plus l’humanité a eu mauvaise mémoire, et plus ses coutumes ont pris un aspect
horrible; en particulier la dureté des lois pénales nous donne toute la mesure de l’effort qu’elle a dû faire pour
vaincre l’oubli et pour garder présentes à la mémoire de ces esclaves du sentiment et du désir passagers
quelques exigences de la vie sociale ».
112
esclaves. Dans ce dernier cas, la source du ressentiment résulte d’une situation de
domination et de répression d’une classe sociale par une autre. C’est précisément là l’objet
d’analyse de la première dissertation de La généalogie de la morale. Nietzsche écrit que ce
sont les maîtres qui se sont eux-mêmes qualifiés de « bons » et qui ont par le fait même
créé des valeurs580. L’aristocrate commence par dire « oui » à ce qu’il est, pour seulement
ensuite qualifier ceux qui ne correspondent pas à ce qui est « bon » de « mauvais »581 :
L’évaluation de type aristocratique […] agit et croît spontanément, elle ne recherche
son antithèse que pour se dire oui à elle-même avec plus de joie et de reconnaissance
encore, ̶ son concept négatif de “bas”, de “commun”, de “mauvais”, n’est qu’un tardif
et pâle contraste au regard de son concept fondamental, concept positif, pénétré de vie
et de passion, “nous les nobles, les bons, les beaux, les heureux”582.
Cependant, dans cette situation de domination, les esclaves sont réduits à réagir à
l’activité des maîtres. Pour Nietzsche, le ressentiment qui naît chez les esclaves provient de
leur impuissance et de leur sujétion devant les maîtres. Ce ressentiment des esclaves
devient, à un certain moment, créateur de valeurs583. Cette création est le fait d’un « artiste
génial », le prêtre juif, qui a su créer une fiction qui puisse rendre coupables les maîtres584.
Cette création de valeur marque le début de la révolte des esclaves contre les maîtres.
Impuissants, les esclaves débutent leur révolte par une inversion des valeurs, c’est-à-dire en
qualifiant les maîtres de « méchants » pour se dire eux-mêmes les « bons » :
Alors que toute la morale aristocratique naît d’un oui triomphant adressé à soi-même,
de prime abord la morale des esclaves dit non à un “dehors”, à un “autre”, à un
“différent-de-soi-même”, et ce non est son acte créateur. Cette inversion du regard
posant les valeurs ̶ la nécessité qui pousse à se tourner vers le dehors plutôt que vers
soi-même ̶ cela relève justement du ressentiment : la morale des esclaves a toujours et
avant tout besoin pour prendre naissance d’un monde hostile et extérieur, elle a
580
Ibid., 1, §2, p. 21.
Ibid., 1, §10, p. 35.
582
Ibid., 1, §10, p. 35.
583
Ibid., 1, §10, p. 35.
584
Deleuze, p. 144 : « Celui qui met en forme le ressentiment, celui qui mène l’accusation et poursuit
toujours plus loin l’entreprise de vengeance, celui qui ose le renversement des valeurs, c’est le prêtre. Et plus
particulièrement, le prêtre juif, le prêtre sous sa forme judaïque ». Jean-Philippe Ferreira parlera de « fictions
dépréciatives » dans son article « La morale comme maladie : éléments pour une psychopathologie
nietzschéenne des sentiments moraux », p. 60. Crépon, p. 78 et 81.
581
113
physiologiquement parlant besoin d’excitations extérieures pour agir ̶ son action est
foncièrement une réaction585.
Le ressentiment envers les maîtres comporte toutefois le risque de s’accumuler
jusqu’à devenir explosif. Le ressentiment est une menace pour les hommes serviles,
puisqu’ils risquent de vouloir s’en prendre aux maîtres, et pour la communauté car ils
pourraient s’attaquer entre eux. Or, c’est ici qu’il faut apercevoir le rôle joué par les prêtres
dans le détournement du ressentiment vers l’intériorité de ceux qui l’éprouvent. Ce
détournement doit aussi être mis en rapport avec l’intervention des prêtres chrétiens586 et la
fonction qu’ils exercent auprès du troupeau des hommes souffrants. Ce changement de
direction du ressentiment a partiellement pour but de protéger la communauté587. Il vise à
ce que les esclaves ne tentent pas de se décharger sur les puissants, qui les écraseraient par
la force. Il faut aussi éviter que les esclaves s’attaquent entre eux, ce qui compromettrait la
conservation du troupeau servile lui-même. Le prêtre apparaît alors comme celui qui lutte
contre l’anarchie et la dissolution qui menacent le troupeau. Par-delà ce rôle, les prêtres
poursuivent toutefois leur propre soif de domination588.
Nietzsche dénonce les prêtres chrétiens d’avoir, grâce à leur interprétation morale et
religieuse du retournement des instincts contre l’homme, produit l’intériorisation de la
585
GM, 1, §10, p. 35.
Deleuze, p. 150 : « Cette seconde incarnation du prêtre est l’incarnation chrétienne […] C’est le prêtrechrétien qui fait sortir la mauvaise conscience de son état brut ou animal, c’est lui qui préside à
l’intériorisation de la douleur. C’est lui, prêtre-médecin, qui guérit la douleur en infectant la blessure. C’est
lui, prêtre-artiste, qui amène la mauvaise conscience à sa forme supérieure : la douleur, conséquence d’un
péché ».
587
Deleuze, p. 151 : « Le ressentiment disait “c’est ta faute”, la mauvaise conscience dit “c’est ma faute” ».
Voir aussi p. 163 : « Mais le prêtre n’empoissonne pas seulement le troupeau, il l’organise, il le défend. Il
invente les moyens qui nous font supporter la douleur multipliée, intériorisée. Il rend vivable la culpabilité
qu’il injecte ».
588
AC, §24, p. 70-71 : « La décadence, pour l’espèce d’homme qui aspire au pouvoir dans le judaïsme et le
christianisme, espèce sacerdotale, n’est que moyen : cette espèce d’hommes a un intérêt vital à rendre
l’humanité malade et à retourner les notions de “bien”, “mal”, “vrai” et “faux” en un sens dangereux pour la
vie et calomniateur pour le monde ». Deleuze, p. 144 : « pour apprécier correctement l’intervention du prêtre,
il faut voir de quelle manière il est complice des forces réactives, mais seulement complice et ne se
confondant pas avec elles. Il assure le triomphe des forces réactives, il a besoin de ce triomphe, mais il
poursuit un but qui ne se confond pas avec le leur ».
586
114
douleur589. Par eux, la mauvaise conscience prend des proportions gigantesques et
dangereuses590 et ne sert en rien la croissance vitale ni l’affirmation de la vie dans toutes ses
potentialités. Notons que la souffrance ou les tourments moraux de la culpabilité
existentielle qui sont la création des prêtres591 ne sont pas nécessaires pour consentir à la
volonté de puissance ce qui permet à Nietzsche de critiquer cette situation et d’aspirer à sa
transformation592. Les prêtres ont historiquement réussi à faire converger pour leurs propres
fins des phénomènes qui résultent de la vie en société. Nous avons déjà vu que les prêtres
judaïques ont d’abord réussi à créer des valeurs réactives. De surcroît, les prêtres juifs et
chrétiens ont redirigé l’agression contre soi due à la contrainte sociale, le sentiment de la
dette envers Dieu et le ressentiment envers les maîtres vers l’intériorité des hommes593.
Cela a pour conséquence une intériorisation de la douleur par l’émergence d’un sentiment
de culpabilité existentiel. Le prêtre répond au questionnement de l’homme souffrant en lui
montrant que le coupable c’est lui-même :
“Je souffre : quelqu’un doit en être coupable”, ainsi pense toute brebis maladive. Mais
son berger, le prêtre ascétique, lui dit : “Tu as raison, ma brebis, quelqu’un doit en être
coupable : mais c’est toi qui est ce quelqu’un, c’est toi-même et toi seulement qui en es
coupable, ̶ c’est toi-même et toi seulement qui es coupable de toi!”… C’est assez osé,
assez faux : mais quelque chose au moins est ainsi obtenu, ainsi, je l’ai dit, la direction
du ressentiment ̶ est changée594.
Dans ce processus de détournement du ressentiment, le prêtre ment595 à l’homme qui
souffre et l’empêche de concevoir les raisons véritables de son malaise596. Comme nous
l’avons vu, l’homme qui souffre jette un regard examinateur et accusateur sur le passé en
589
VP, tome 1, livre 1, §319, p. 153, 1888.
Goedert, p. 298.
591
Risse, Mathias, p. 51 : « it is only when the ascetic priests introduce the Christian ”maximal God” that the
moral psychology of Guilt arises ». Notons que cette culpabilité n’est pas la simple culpabilité locale mais,
selon la distinction que Risse fait, la culpabilité existentielle. Pour Éric Blondel, la culpabilisation, que ce soit
pour accuser autrui ou soi-même, entraîne de la souffrance. D’une part, il y a la souffrance d’être coupable, de
se faire attribuer la culpabilité par autrui. D’autre part, il y a la souffrance de s’en prendre à soi-même par un
surmoi sadique. Blondel, p. 55-57.
592
C’est un problème de culture, et non de physiologie, auquel nous nous attaquons ici. Voir Godbout, p. 2040. Voir Deleuze, pages 16-17, 65 et 161-168.
593
Goedert, p. 296.
594
GM, 3, §15, p. 152.
595
AC, §38, p. 88-89.
596
Ibid., §25, p. 72.
590
115
recherchant une cause et un coupable. Or, le prêtre exploite cette attitude à son avantage en
prenant la position d’un mentor qui possède un savoir sur le mal et la souffrance. Le
changement de direction du ressentiment est une ruse du prêtre qui met en rapport la
souffrance et la notion de faute :
la souffrance érigée en sens de la vie, la souffrance interprétée comme sentiment de
culpabilité, de peur, de châtiment; partout la discipline, le cilice, le corps émacié, la
contrition; partout les tortures que le pécheur s’inflige à lui-même sur la roue cruelle
d’une conscience inquiète, lubriquement maladive; partout le tourment muet, l’extrême
frayeur, l’agonie du cœur martyrisé, les spasmes d’un bonheur inconnu, le cri appelant
le “salut”597.
Il intervient en affirmant que celui qui souffre est responsable de sa propre
souffrance. La confiance des hommes dans le prêtre, qui les avait soutenus dans la lutte
contre les maîtres, se transforme ainsi en venin. Le ressentiment qui s’extériorisait vers les
maîtres se retourne alors contre ceux qui l’incarnent. Le prêtre manipule les hommes du
ressentiment d’une manière telle qu’ils deviennent inoffensifs tout en étant instrumentalisés
au profit de ses visées598. Sous la « parole » ou la « volonté de Dieu », qu’évoque le prêtre
pour diriger ses brebis, se dissimule en réalité son propre instinct de les dominer599. La
doctrine religieuse du péché est l’instrument de domination par lequel le prêtre peut
convaincre sa victime. Dans cette doctrine, l’homme est conçu comme possédant le libre
arbitre, soit la possibilité de choisir entre le bien et le mal. Le monde lui-même est
interprété dichotomiquement comme un combat entre les forces du bien et du mal600. De
surcroît, l’homme est un pécheur qui hérite d’une faute, d’un péché existentiel. Il doit donc
comprendre qu’il a choisi le mal et qu’il doit se repentir, c’est-à-dire se soumettre au
prêtre601. Malheureusement, cette soumission rend aveugle et augmente la souffrance :
On devine déjà quelle chose, conformément à cette logique, a été d’abord introduite
dans le monde : ̶ le “péché”… […] L’homme ne doit pas jeter le regard hors de lui, il
doit regarder en lui-même; il ne doit pas regarder dans les choses avec l’intelligence et
597
GM, 3, §20, p. 170.
AC, §26, p. 72-73. GM, 3, §16, p. 153.
599
AC, §26, p. 74.
600
Franck, Didier, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, Presses universitaires de France, Épimétée, essais
philosophiques, collection « puf », p. 65.
601
AC, §26, p. 74-75.
598
116
la circonspection qu’il faut pour apprendre, il ne doit pas du tout regarder, tout
simplement : il doit souffrir…602.
Paul Valadier écrit que cette situation est paradoxale : le sens que le prêtre donne à la
souffrance n’élimine pas la souffrance, mais la redouble603. Celui qui souffre et qui tente de
remédier à sa souffrance par les conseils du prêtre entre donc dans un cercle vicieux : il
souffre, donc il s’en prend à lui-même et puisqu’il s’en prend à lui-même, il souffre encore
plus. Selon Louis Godbout, Nietzsche dénonce cette dynamique comme étant la mise en
place d’une structure de domination604 : « le prêtre domine grâce à l’invention du
péché.605 » C’est surtout par le langage que le prêtre réalise les conditions de sa
domination606, c’est-à-dire en donnant un sens à la souffrance. Surtout, remarquons que
c’est l’invention d’un « sujet » qui doit répondre à l’accusation, au péché, qui permet ce
changement de direction607. La domination sur ceux qui souffrent est donc le royaume du
prêtre, mais pour que cela soit possible, il faut aussi que lui-même soit malade ou ait des
affinités avec la maladie afin de pouvoir les comprendre et les orienter608. Avant d’analyser
le « traitement thérapeutique » que le prêtre propose à l’homme souffrant, voyons d’abord
que l’ascétisme du prêtre peut se comprendre à partir de sa condition décadente609.
602
Ibid., §49, p. 107-108.
Valadier, p. 427.
604
GM, 3, §20, p. 169 : « Le “péché” ̶ puisque tel est le nom nouveau dont le prêtre désigne la “mauvaise
conscience” animale (la cruauté retournée sur elle-même) ̶ le péché a été jusqu’à présent l’événement majeur
de l’histoire de l’âme malade : nous avons en lui le tour de force le plus dangereux, le plus néfaste de
l’interprétation religieuse ». Godbout, p. 20-40.
605
AC, §49, p. 108.
606
Selon George Bondor : « Le langage n’est pas neutre, mais il est l’instrument nécessaire pour réaliser la
domination ». Son article « Nietzsche, Le Langage Et Le Pouvoir » présente une partie des résultats d’une
recherche effectuée à l’Université « Al.I. Cuza » de Iasi, financé par CNCS - UEFISCSU, projet PN II – IDEI
788/2008, code 2104. [En ligne], consulté le 15 avril 2014. URL :
˂http://www.fssp.uaic.ro/argumentum/Numarul%2011/Articol%20George%20Bondor.pdf˃.
607
Blondel, p. 55-56.
608
GM, 3, §15, p. 149.
609
Deleuze, p. 167 : « Au-delà du ressentiment et de la mauvaise conscience, Nietzsche traite de l’idéal
ascétique, troisième étape. Mais aussi bien l’idéal ascétique était présent dès le début ».
603
117
3.2.2 L’idéal ascétique des prêtres
Nietzsche affirme que c’est dans une vie en dégénérescence que l’instinct ascétique
prend sa source. Le rôle de cet instinct consiste à maîtriser et à lutter contre les malaises. Il
correspond à la tentative de conserver, par tous les moyens, une vie en train de dégénérer :
Rétablissons rapidement la réalité des faits : l’idéal ascétique a sa source dans
l’instinct de défense et de salut d’une vie en voie de dégénération, qui cherche à
subsister par tous les moyens et lutte pour son existence; il indique une inhibition et
une fatigue physiologiques partielles contre quoi les instincts de vie les plus profonds,
restés intacts, ne cessent de combattre pour l’invention de nouveaux moyens. L’idéal
ascétique est l’un de ces moyens : il en va tout à l’inverse de ce que pensent ses
adorateurs, ̶ en lui et par lui, la vie lutte avec la mort et contre la mort : l’idéal
ascétique est une ruse de la conservation de la vie610.
La fatigue physiologique est ce qui caractérise en particulier les saints. Ces derniers,
souvent des prêtres, se distinguent par leur « élévation spirituelle » et apparaissent comme
des hommes exemplaires pour les croyants. Nietzsche interprète toutefois cette sainteté
comme un produit de la décadence611 et du mépris du corps612 :
je pourrais aussi reconnaître dans le mépris de soi-même, qui fait partie des caractères
de la sainteté, et de même dans les actes de torture de soi-même (par la faim, et les
flagellations, les dislocations de membres, la simulation de l’égarement) un moyen par
lequel ces natures luttent contre la lassitude générale de leur volonté de vivre (de leurs
nerfs) : ils ont recours aux moyens d’excitation et de torture les plus douloureux pour
se relever, au moins pour quelques temps, de cet affaiblissement et de cet ennui où leur
grande indolence d’esprit et cette soumission à une volonté étrangère que nous avons
décrite les fait si souvent tomber613.
610
GM, 3, §13, p. 142.
AC, §51, p. 111 : « la sainteté, elle-même rien qu’un syndrome du corps appauvri, épuisé, incurablement
corrompu! ». VP, tome 1, livre 1, §329, p. 158, 1888.
612
VP, tome 1, livre 1, §402, p. 194, 1888 : « Ils méprisaient le corps, n’en tenaient pas compte; bien plus, ils
le traitaient en ennemi. Leur folie était de croire que l’on peut promener une « belle âme » dans un corps
rabougri… Et pour le faire entendre aux autres, il leur a fallu changer le concept de la « belle âme », renverser
les valeurs naturelles, et obtenir qu’un être pâle, maladif, idiot et exalté passât pour une perfection, pour un
être « angélique », et radieux, pour un homme supérieur ».
613
HTH, 1, §140, p. 117.
611
118
Le problème, que Nietzsche dénonce, c’est qu’on s’abuse à croire que les saints ou
les prêtres incarnent une forme suprême de la moralité alors qu’au contraire, ils prennent la
voie du renoncement614. Leur résignation est, inversement, « la position la plus confortable
pour un malade615 ». L’obéissance ou la soumission à une volonté étrangère apparaît
comme un moyen de rendre la vie plus facile. Le renoncement à toute volonté personnelle,
ainsi qu’à toute forme de commandement, est une forme de commodité; elle rend la vie
plus légère616. Chez ceux qui sont faibles, la maladie est caractérisée par la tendance à
désirer la paix, la commodité et le confort. La sagesse apparente et la soi-disant moralité
dont ils s’habillent ressemblent davantage à une falsification qui masque leur
dégénérescence physiologique617. On comprend donc tout à l’envers : sa condition
déclinante est perçue comme une surabondance de vie « spirituelle » et d’activité618. On le
conçoit comme étant l’acteur d’une lutte épique contre des passions gigantesques qu’il
réussit à vaincre, alors qu’il n’est que l’expression d’une vie appauvrie qui ne fait que fuir
l’intensité. Le saint aspire à se distinguer et à montrer aux autres sa supériorité619. La
croyance que le saint représente quelque chose de surnaturel est une erreur. C’est la
signification que lui donne le croyant qui entretient son « mythe » et qui lui donne une
valeur supérieure qui ne correspond pas en fait à sa condition physiologique620.
614
VP, tome 1, livre 1, §349, p. 169, 1883-1888. HTH, 1, §139, p. 117 : « Le saint se facilite donc la vie par
cet abandon total de sa personnalité, et l’on s’abuse quand on admire dans ce phénomène le suprême héroïsme
de la moralité ». Voir aussi HTH, 1, §138, p. 116.
615
Aurore, livre 5, §518, p. 263.
616
HTH, 1, §139 p. 116.
617
Ibid., §138, p. 116 : « au fond, ces actes ne sont pas moraux, en tant qu’ils ne sont pas expressément
accomplis en vue d’autrui ». GS, livre 5, §359, p. 367.
618
VP, tome 1, livre 2, §533, p. 421, 1888 : « Confusion entre deux états absolument différents : par exemple
le calme de la force qui consiste essentiellement à réfréner la réaction (à la ressemblance des dieux que rien
n’émeut) ̶ et le calme de l’épuisement, l’apathie qui va jusqu’à l’anesthésie. Tous les procédés ascétiques
plus ou moins philosophiques tendent au second, mais au fond pensent au premier… car ils appliquent à l’état
obtenu des épithètes qui suggèrent un état divin ».
619
HTH, 1, §141, p. 118 : « afin que le combat parût avoir toujours assez d’importance pour exciter chez les
non-saints un intérêt et une admiration durable, il fallait que les sens fussent de plus en plus honnis et flétris ».
Voir aussi §141, p. 119 : « Les pessimistes chrétiens de la pratique avaient, comme j’ai dit, un intérêt à ce
qu’une autre opinion restât régnante; il leur fallait pour peupler la solitude et le désert spirituel de leur vie, un
ennemi toujours vivant, et généralement reconnu, tel que le combattre et le réduire les fît toujours de nouveau
voir aux non-saints comme des êtres incompréhensibles, à moitié surnaturels ».
620
Ibid., §126, p. 106.
119
L’obéissance dans laquelle la vie déclinante se meut comporte à la longue le risque de
rendre la vie ennuyeuse. Le moyen de faire face à cet ennui est alors de recourir à des
moyens d’excitation qui rehaussent la volonté de vivre et qui chassent la lassitude621. Ces
moyens d’excitation prennent la forme de la torture de soi, ce qui permet de se satisfaire
soi-même et donne du plaisir à autrui : « l’âme était devenue lasse : c’est alors que le saint
et l’ascète trouvèrent un nouveau genre d’attraits à la vie. Ils s’exposèrent à tous les yeux,
[…] comme un spectacle terrifiant et néanmoins séduisant622». L’intériorisation de
l’homme est un retournement contre soi qui engendre la possibilité d’une nouvelle sorte de
plaisir, soit celui de se faire souffrir soi-même. Ainsi, ce n’est plus seulement la souffrance
d’autrui qui provoque la jouissance par la cruauté, mais bien aussi celle qu’on éprouve
envers soi-même623. C’est justement cette jouissance que l’homme prend à la cruauté
envers lui-même qui l’attire dans la négation de soi au sens religieux, jusqu’à se laisser
persuader de poursuivre l’idéal ascétique624. Cela risque toutefois de le rendre plus malade
et souffrant.
D’autre part, la dégénérescence physiologique chez le saint et l’ascète, a pour
conséquence que la chasteté est souvent une nécessité vitale. Selon Nietzsche, il n’y a rien
de réellement moral dans les pratiques du saint et de l’ascète, même si on les vénère comme
telles. Plutôt, les réactions négatives à la surexcitation et l’hypersensibilité sont des
symptômes de dégénérescence; l’ascète et le saint sont donc à comprendre en ce sens. Cette
nécessité vitale prend sa source dans une vie affaiblie pour laquelle la sensualité représente
un danger qu’il faut combattre : « Ce sont les hommes les plus sensuels qui doivent fuir
devant les femmes et torturer leur corps625 ». Et encore : « L’ascétisme est la façon de
penser qui convient à ceux qui doivent exterminer leurs instincts sensuels parce que ces
621
Ibid., §140, p. 117 et §141, p. 120.
Ibid., §141, p. 120-121.
623
PBM, §229, p. 662-664.
624
Dictionnaire des concepts philosophiques, Larousse in extenso, CNRS Éditions, sous la direction de
Michel Blay, 2013, p. 63 : « l’ascétisme y est pris dans son sens essentiellement négateur. Moment de
négation du monde de la sensibilité, du corps et de la réalité matérielle, moment de refus de la pluralité et du
caractère mouvant de l’existence, au profit du monde construit de l’idéal, l’idéal ascétique offre au désarroi
d’un monde privé de sens et livré à la souffrance, et à une sensibilité exacerbée, un espoir de délivrance et un
but ».
625
Aurore, livre 4, §294, p. 195.
622
120
instincts sont des fauves déchaînés626 ». Au contraire de la vie forte et surabondante qui se
définit par la maîtrise de soi, une vie faible se caractérise par l’anarchie des instincts. C’est
donc le propre d’une vie affaiblie et décadente que de devoir lutter contre ses instincts ou à
les réprimer pour ne pas avoir à en souffrir627. Notons que pour ceux qui sont en santé, qui
sont forts, appliquer arbitrairement le même processus de répression de soi sera très
souffrant, voire contre-nature : « Si la chasteté vous pèse, il faut vous la déconseiller, de
peur que la chasteté ne devienne pour vous la route de l’enfer628 ». Cette chasteté des saints
et des ascètes peut aussi engendrer un désir de vengeance qui est issu de la privation629.
Pour les décadents, cette vengeance s’accomplit par la tentative de rabaisser les autres au
niveau de leurs propres privations en dévalorisant leurs actions : « La chasteté de la
religieuse : de quel œil vengeur elle dévisage les femmes qui vivent différemment!630».
Outre l’interprétation de l’ascétisme des prêtres comme fatigue et dégénérescence
physiologique, Nietzsche envisage aussi que l’origine de leur ascèse puisse se trouver dans
un désir de domination qui se retourne contre soi :
Certains hommes ont en effet un besoin si grand d’exercer leur force et leur tendance à
la domination qu’à défaut d’autres objets, ou parce qu’ils ont d’ailleurs toujours
échoué, ils finissent par tyranniser certaines parties de leur être propre, pour ainsi dire
des portions ou des degrés d’eux-mêmes631.
D’une part, le « renoncement » apparaît ainsi comme l’assujettissement d’une
passion632 ou encore comme la décharge d’une émotion, qui dans les deux cas, procède
626
Ibid., §331, p. 207.
Alexandre Nehamas écrit : « selon Nietzsche, un mode de vie qui exige qu’on lutte contre l’instinct
participe d’une “maladie” et d’une “décadence” […] Mais la véritable maîtrise de soi exige qu’on modère ses
impulsions, qu’on les habitue au compromis et au respect mutuel, qu’on donne voix au chapitre à tout ce dont
on est fait ». Nehamas, Alexander, « Le visage de Socrate a ses raisons… Nietzsche sur “le problème de
Socrate” », Revue germanique internationale, [En ligne], 11|1999, consulté le 8 août 2014, P. 38. URL :
˂http://rgi.revues.org/705˃.
628
Zara, De la chasteté, p. 65.
629
Ibid., p. 64-65.
630
Aurore, livre 1, §30, p. 38.
631
HTH, 1, §137, p. 114.
632
Ibid., §138, p. 116.
627
121
d’un retournement contre soi. D’autre part, cette tendance à la domination de soi n’est pas
exempte de plaisir633, et donc ne peut pas véritablement être qualifiée de « renoncement ».
Il n’y a pas vraiment de renoncement à la vie chez l’ascète, mais plutôt un désir ardent de
vivre une autre vie :
Le prêtre ascétique est le désir incarné de vivre-autrement, de vivre-ailleurs, il est le
suprême degré de ce désir, sa ferveur et sa passion véritables : mais la puissance même
de son désir est le lien qui le rattache au monde, et c’est ainsi qu’il devient un
instrument, contraint de travailler en vue de créer des conditions meilleures pour vivre
au monde et vivre en homme, ̶ c’est par cette puissance même qu’il rallie à la vie tout
le troupeau des malvenus, des mécontents, des disgraciés, des malchanceux, de ceux
qui souffrent d’eux-mêmes, en se faisant instinctivement leur berger et leur guide. On
m’a déjà compris : ce prêtre ascétique, cet ennemi apparent de la vie, ce négateur, ̶ il
fait partie, lui précisément, des très grandes forces conservatrices et affirmatrices de la
vie…634.
Les prêtres veulent, consciemment ou inconsciemment, donner l’impression qu’ils
renoncent, mais leurs désirs portent simplement le masque du renoncement. L’ascète aspire
à un monde supérieur et c’est là le fruit d’un désir effréné de puissance635. Nietzsche
conçoit donc que la lutte contre soi-même, ou que la vie qui se retourne contre elle-même,
est encore une manifestation de la volonté de puissance. Il aperçoit encore dans cette torture
de soi–même un degré élevé de vanité. L’ascète veut être plus fort que ses douleurs. Ce
triomphe lui procure un intense sentiment de puissance. L’orgueil de l’homme ascétique
vise à faire triompher une partie de lui-même, soit celle qu’il considère la plus valeureuse,
sur toutes les autres : « Dans toute morale ascétique, l’homme adore une partie de soi
comme une divinité et doit pour cela nécessairement rendre les autres parties
633
GM, 3, §11, p. 138-139. Voir aussi HTH, 1, §137, p. 115 : « l’homme éprouve une véritable volupté à se
faire violence par des exigences excessives ».
634
GM, 3, §13, p. 142-143.
635
GS, livre 1, §27, p. 87 : « Il s’efforce d’atteindre un monde supérieur, il veut poursuivre son vol pour aller
plus loin et plus haut que tous les hommes de l’acquiescement, il se déleste de bien des choses qui
alourdiraient son vol, et de bien des choses, parmi celles-ci, qui ne sont pas dénuées de valeur ni indignes
d’affection à ses yeux : il les sacrifie à son désir de hauteur. Ce sacrifice, ce délestage, est justement la seule
chose qui soit visible en lui : c’est pour cela qu’on le désigne du nom de renonçant et c’est comme tel qu’il
nous apparaît, enfoui sous son capuchon et pareil à l’âme d’un cilice. Mais il est pleinement satisfait de
l’effet qu’il produit sur nous de la sorte : il veut maintenir cachés son désir, sa fierté, son intention de voler
au-dessus de nous. […] Car il est en cela semblable à nous, quand bien même il renonce ».
122
diaboliques…636 ». Cet homme a besoin d’un ennemi à abattre afin de rendre son existence
supportable ou plus intéressante et il a trouvé cet adversaire en lui-même : « il leur fallait
pour peupler la solitude et le désert spirituel de leur vie, un ennemi toujours
vivant637 ». Cette pratique est très problématique, car elle mène à un retournement de la vie
contre la vie. Selon Janine Filloux, l’origine du mal pour Nietzsche se trouve dans tout ce
qui contribue à la restriction, à la condamnation ou au rejet des instincts en tant que tels638.
Entendons par là que ce n’est pas la simple constriction des instincts qui incarne le mal,
mais bien ultimement la condamnation de l’égoïsme comme source des instincts.
Celui qui triomphe de sa propre sensualité est encore orgueilleux639. Il doit donc
encore vaincre son propre orgueil pour entrer en adéquation avec son idéal. Chez cet
homme, les penchants les plus naturels apparaissent comme autant de péchés, ce qui a pour
conséquence d’engendrer de la souffrance et de la culpabilité640. La torture de soi est
conçue comme étant un moyen d’atteindre la « rédemption ». Mais ultimement, il s’avère
être incapable de respecter complètement ses impératifs moraux contre-nature. En ce sens,
l’ascète vise d’abord un état qui est hors d’atteinte et dont les prix à payer sont la
mortification de soi et le sacrifice de multiples jouissances. Ensuite, il manque
inéluctablement son but, ce qui fait qu’il souffre tout autant de son illusion que de sa
désillusion. Toutefois, au lieu de comprendre que le précepte qu’il poursuit est irréalisable,
il souffre davantage en s’obstinant à en poursuivre la réalisation641. Il pense qu’il a commis
une faute dans l’exécution ou bien qu’il n’est pas digne de ce précepte n’étant lui-même
que faiblesse et péché, et que la réalisation de la « moralité » est donc réservée à des
meilleurs que lui642.
636
HTH, 1, §137, p. 115. Dès lors, ses propres appétits deviennent suspects et il les considère comme étant la
manifestation de quelque chose de diabolique.
637
HTH, 1, §141, p. 119.
638
Filloux, Janine, « Nietzsche et le mal : du chaos à l’étoile dansante », Imaginaire & Inconscient, 2007/1
n°19, pp. 69-83. Pages 70 et 73.
639
HTH, 1, §142, p. 121.
640
Aurore, livre 2, §109, p. 87-88. Le débiteur de Dieu craint de faillir à repayer son créditeur. Le débiteur a
le sentiment qu’il ne vit pas à la hauteur du contrat qui l’oblige avec Dieu. Bonetto, p. 513.
641
VP, tome 1, livre 1, §339, p. 162, 1887.
642
Aurore, livre 1, §21, p. 33-34.
123
En déclarant mauvais ce qui est tout simplement naturel et inévitable, les hommes
considèrent malsain ce qui fait partie de leurs désirs les plus ordinaires643. Par conséquent,
l’ascète a besoin de l’aide d’une force surnaturelle qui puisse lui donner la garantie de sa
rédemption, c’est-à-dire d’une entité fictive à laquelle il abandonnera son vouloir sans
apercevoir qu’il se soumet ainsi à la production fétichisée de son propre esprit644. Nietzsche
critique dès lors le « fondement » sur lequel le besoin de rédemption est établi645. Cette
torture de soi n’est pas naturelle, mais bien plutôt acquise par une forme d’éducation
malsaine qui n’est pas du tout nécessaire. Un autre apprentissage rendrait la pratique de la
mortification totalement inutile et dénuée de sens. Cependant, le saint ne se connait pas luimême : il s’interprète à l’aide d’un art d’interprétation artificiel, soit celui de la Bible646, et
il croit pourtant connaître la cause du sentiment de détresse ainsi que le moyen de le
supprimer647. C’est précisément à cause des erreurs religieuses et psychologiques à partir
desquelles il s’interprète qu’il ne découvre pas ce qu’il y a de morbide en lui648, de pauvreté
d’esprit, de santé gâtée et de nerfs exaspérés. La doctrine que suivent les saints et les
ascètes a pour conséquence la destruction des forces nerveuses649 : « elle enseignait à
mépriser le corps, à le négliger ou à le tourmenter, et à tourmenter et à déprécier l’homme
lui-même à cause de tous ses instincts; elle engendrait des âmes assombries, tendues,
oppressées650 ». Dans ces cas, le corps lui-même a beau donner des signes de protestation
par la douleur contre les outrages qu’il subit, il ne se fait pas entendre. Le résultat de cette
mortification est une « hyper-nervosité générale et chronique651 ».
643
HTH, 1, §141, p. 119.
VP, tome 1, livre 1, §322, p. 154, 1880-1881.
645
HTH, 1, §141, p. 119-120 : « cette habitude de souffrir du naturel est dans la réalité des choses totalement
dénuée de fondement, elle n’est que la conséquence des opinions sur les choses. […] et ainsi se produit le
prétendu besoin de rédemption, qui répond à un état de péché, non pas du tout naturel, mais acquis par
l’éducation ».
646
HTH, 1, §143, p. 122.
647
Aurore, livre 1, §39, p. 43.
648
HTH, 1, §126, p. 106.
649
Aurore, livre 2, §109, p. 88.
650
Ibid., livre 1, §39, p. 43.
651
Ibid., livre 1, §39, p. 43.
644
124
Le renoncement de l’ascète, qui est encore une forme d’égoïsme, apparaît aux yeux
de Nietzsche telle une forme raffinée de méchanceté. Cela peut très bien avoir pour but de
faire mal au prochain, voire de le dominer652. Sa « moralité » cache un besoin de se
distinguer qui vise à rabaisser le prochain653. Ce désir de se distinguer a toujours un œil
attentif qui épie ce que ressent le prochain, qui veut savoir comment le prochain souffre. Ce
désir de distinction est bien loin d’être innocent, compatissant et bienveillant. D’ailleurs, il
y a graduellement des conséquences qui passent inaperçues pour autrui, mais qui
l’entraînent dans la déchéance et la mauvaise conscience654.Il y a un cercle vicieux de
l’ascèse : l’ascète fait mal à autrui à partir du fait qu’il souffre655. Il reproduit ainsi sur
autrui la souffrance qu’il ressent et il en tire une jouissance par le spectacle de la torture656.
Toutefois, les souffrances qu’il inflige à autrui le font encore souffrir, dans la mesure où il
compatit avec eux. Sa propre compassion devient donc l’instrument de sa mortification
qu’il tente ensuite de surmonter : « faire mal aux autres pour se faire ainsi mal à soi-même,
pour triompher ainsi à nouveau de soi et de sa compassion et s’enivrer de la plus extrême
puissance!657 ».
3.2.3 Le traitement « thérapeutique » préconisé par les prêtres
Comme nous l’avons vu, le prêtre change la direction du ressentiment. Par cette
intervention, il agit comme une autorité détenant un savoir : il sait qui est coupable et
pourquoi. De plus, il connaît un traitement pour « guérir » les hommes qui souffrent658. Ce
traitement, comme nous allons le voir, est très problématique. Si, d’une part, l’homme du
troupeau souffre de sa propre condition, d’autre part, il a de nouveau à souffrir du sentiment
de culpabilité que les prêtres font naître en lui et des privations de l’ascèse qu’ils prônent.
652
Ibid., livre 2, §113, p. 91-92.
Ibid., livre 1, §30, p. 37-38 : « Nous voulons que notre simple vue fasse mal à autrui, qu’elle éveille son
envie, le sentiment de son impuissance et de sa déchéance ».
654
Ibid., livre 2, §113, p. 92.
655
Zara, Des prêtres, p. 108.
656
Voir VP, tome 1, livre 2, §410, p. 371, 1881-1882 et §411, p. 371, 1883-1888.
657
Aurore, livre 2, §113, p. 93.
658
VP, tome 1, livre 1, §351, p. 169, 1888.
653
125
Paul Valadier écrit que les idéaux ascétiques sont séducteurs pour les hommes malades, car
ils permettent de donner un sens à la souffrance et répondent à la situation la plus atroce
pour l’homme, soit celle de ne pas comprendre l’existence. Nietzsche le remarque
lucidement659 :
C’est ce que signifie l’idéal ascétique : il voulait dire que quelque chose manquait,
qu’une immense lacune enveloppait l’homme, ̶ incapable de se justifier, de s’expliquer,
de s’affirmer, il souffrait du problème de son sens. Il souffrait aussi d’autres choses, il
était pour l’essentiel un animal maladif : mais son problème n’était pas la souffrance
en elle-même, c’était l’absence de réponse au cri dont il interrogeait : “Pourquoi
souffrir?” L’homme, l’animal le plus courageux et le plus habitué à souffrir, ne refuse
pas la souffrance en elle-même : il la veut, il la recherche même, pourvu qu’on lui
montre le sens, le pourquoi de la souffrance. Le non-sens de la souffrance, et non la
souffrance, est la malédiction qui a pesé jusqu’à présent sur l’humanité, ̶ et l’idéal
ascétique lui donnait un sens! Ce fut jusqu’à présent son seul sens; un sens quelconque
vaut mieux que pas de sens du tout; jusqu’à présent, l’idéal ascétique a été à tous
égards le “faute de mieux” par excellence. En lui la souffrance était interprétée;
l’immense vide semblait comblé; la porte se fermait devant le nihilisme et son suicide.
Sans aucun doute, l’interprétation entraînait une nouvelle souffrance, une souffrance
plus profonde, plus intime, plus venimeuse, plus dévorante : elle plaçait toute
souffrance dans la perspective de la faute…660.
Néanmoins, afin d’agir comme un médecin, le prêtre ascétique doit d’abord créer le
malaise duquel il tirera ensuite parti : « Il porte avec lui tous les onguents et le baume, sans
doute; mais il lui faut d’abord blesser pour faire le médecin; s’employant ensuite à calmer
la douleur que cause la blessure, il empoisonne en même temps la blessure661 ». Le prêtre
cherche à persuader les hommes qu’ils sont dans un état désespéré, et que pour cette raison
une thérapie radicale s’impose à eux662. Il veut communiquer aux hommes le sentiment
d’être dans de mauvaises dispositions afin de gagner des adhérents à son traitement. Son
but n’est pas du tout de rendre les hommes plus moraux, mais bien de faire en sorte qu’ils
se sentent pécheurs le plus possible663. Ce qui fonctionne d’ailleurs efficacement, puisque
les hommes se mettent réellement à croire à ce soi-disant état désespéré et qu’ils en
659
Valadier, Paul, « Maladie du sens et gai savoir, chez Nietzsche », Laval Théologique et philosophique,
Vol. 52, N°2, 1996, pp. 425-432, p. 426.
660
GM, 3, §28, p. 194.
661
Ibid., §15, p. 150.
662
GS, livre 4, §326, p. 297.
663
HTH, 1, §141, p. 120.
126
souffrent664. Ces hommes se mettent à se sentir oppressés par le fardeau des « péchés », ils
ont appris à en souffrir, et ils aspirent alors à la « rédemption ». Après avoir créé les
conditions dans lesquelles il peut exercer sa domination, il apparaît aux hommes comme
étant particulièrement utile, voire essentiel, dans la communauté665. Pour réaliser cette
rédemption, ils se retournent contre eux-mêmes en suivant les directives du prêtre. Ainsi,
dans l’entourage du prêtre, les bien-portants risquent de devenir malades et tous les
malades sont rendus dociles666. Les prêtres dévaluent les bien-portants et les traitent comme
des « méchants ». Ils agissent comme les contempteurs du corps, de la santé et de la
puissance, ce qui empêche les faibles d’envier les forts667. Dans l’ensemble, en confondant
de la sorte les malades, le prêtre ascétique s’assure surtout qu’ils sont hors d’état de nuire et
qu’il pourra tirer parti des instincts de tous ceux qui souffrent pour ses propres fins :
mettre les malades jusqu’à un certain point hors d’état de nuire, faire en sorte que les
incurables se détruisent eux-mêmes et que les moins malades s’en prennent sévèrement
à eux-mêmes, que leur ressentiment se retourne contre eux-mêmes […] et ainsi tirer
parti des mauvais instincts de tous ceux qui souffrent en vue de l’autodiscipline, de la
surveillance de soi, du dépassement de soi. Il va de soi qu’avec une “médication” de ce
genre, une médication purement affective, il ne peut aucunement s’agir d’une véritable
guérison au sens physiologique668.
Ce changement de direction apparaît comme un remède, mais il dissimule un danger
et un mal encore plus grands, car il ne s’attaque pas à la source du mal669. Le mensonge des
prêtres se présente comme une consolation, mais il a pour conséquence de donner le jour à
d’innombrables autres souffrances670. Au niveau physiologique, Nietzsche affirme qu’on ne
peut pas comprendre l’intervention du prêtre comme ayant pour but une véritable
guérison671. Le prêtre vit du désir d’assoupissement des maux humains, mais il a intérêt à
664
GS, livre 4, §326, p. 297.
AC, §49, p. 107 : « La notion de faute et de châtiment, tout l’“ordre moral du monde” ont été inventés
contre la science ̶ contre l’émancipation de l’homme des mains du prêtre ». AC, §49, p. 108 : « il doit
souffrir de telle sorte qu’il ait à tout instant besoin du prêtre ». VP, tome 1, livre 1, §345, p. 165, 1888 et
§346, p. 166-167, 1888 et §347, p. 168, 1888.
666
GM, 3, §21, p. 171.
667
Ibid., §15, p. 149.
668
Ibid., §16, p. 153.
669
Ure, Michael, « Nietzsche's free spirit trilogy and Stoic therapy », p. 65.
670
Aurore, livre 5, §425, p. 230-231. Ure, Michael, « Nietzsche's free spirit trilogy and Stoic therapy », p. 63.
671
GM, 3, §17, p. 155 : « Il ne combat que la douleur elle-même, le malaise du patient, non leur cause, non le
véritable état de maladie, ̶ tel est notre grief le plus profond contre la médication sacerdotale ». VP, tome 1,
665
127
maintenir ces maux afin de jouer son rôle672. L’état de fait du malade est interprété dans
l’optique morale673 et religieuse par le prêtre, c’est-à-dire dans le sens de la culpabilité, du
péché et de l’intervention divine. Or, pour Nietzsche, même la douleur de l’âme n’est pas
un état de fait674, mais uniquement le résultat d’une interprétation d’états de fait675. Il
affirme, pour s’opposer à cette moralisation de la souffrance :
Il n’y a aucune nécessité éternelle qui exige que toute faute soit expiée et payée, ̶
l’idée qu’il existait une telle nécessité fut une terrible illusion de l’utilité la plus
limitée ̶ : de même que c’est une illusion de tenir pour une faute tout ce qui est
ressenti comme tel. Ce ne sont pas les choses mais les opinions sur des choses qui
n’existent pas qui ont ainsi troublé les hommes676!
Nietzsche s’en prend aux notions de « mérite », de « faute », de « remords » et de
« repentir » en tentant de détruire l’illusion du libre arbitre des hommes. La croyance en un
libre arbitre produit une souffrance bien réelle si l’homme s’interprète par elle : « c’est
seulement parce que l’homme se croit libre, non parce qu’il l’est, qu’il ressent le repentir et
le remords677 ». Pour favoriser la guérison de cette souffrance morale, il s’agira pour
Nietzsche de s’appliquer à « ausculter des idoles » à l’aide du marteau de la déconstruction
et à montrer que la vie est exempte de toute faute originelle678. Il ne s’agit pas de dire que
l’homme ne peut pas atteindre la liberté, mais de refuser qu’il aurait été absolument libre de
choisir entre le bien et le mal et qu’il ait donc à en payer les frais pour le reste de
l’existence.
livre 1, §407, p. 197, 1888 : « La pratique […] purement psychologique et religieuse, ne tendait qu’à modifier
les symptômes; elle considérait qu’un homme était guéri quand il s’humiliait devant la croix et jurait de
devenir bon… ». VP, tome 1, livre 1, §408, p. 198, 1888.
672
HTH, 1, §108, p. 92.
673
VP, tome 1, livre 2, §529, p. 418, 1883-1888 : « Mais dans des cas innombrables c’est nous qui rendons
une chose douloureuse en y introduisant notre jugement de valeur. Ampleur des jugements de valeur moraux :
ils coopèrent à presque toutes les impressions des sens ».
674
GM, 3, §16, p. 153.
675
Ibid., p. 154. Ure, Michael, « Nietzsche's free spirit trilogy and Stoic therapy », pages 62-66 et 68-70.
676
Aurore, livre 5, §563, p. 286.
677
HTH, 1, §39, p. 50.
678
Ibid., §39, p. 50 et §107, p. 88-89. CI, chap. Des quatre grandes erreurs, §8, p. 528.
128
Pour terminer notre analyse du « traitement thérapeutique », nous devons encore dire
que les pratiques ascétiques que le prêtre prône sont ambiguës : elles maintiennent en vie et
tuent du même coup. Elles sont utiles parce qu’elles permettent à celui qui souffre
d’atteindre une sorte minimale de bien-être. Premièrement, on se débarrasse de la
dépression physiologique par des procédés d’hypnotisations, ce qui en termes
psychologiques est nommé par Nietzsche « le renoncement à soi-même ». La réduction de
la soif de vivre, ou de l’intensité des désirs, tranquillise et abaisse en même temps
l’intensité de la souffrance679. Il y a une certaine délivrance qui résulte de ces pratiques,
mais la conséquence en est que les plus hautes joies sont alors inaccessibles.
Deuxièmement, on tente d’opposer une activité machinale680 à la souffrance : « le
principe de ce soulagement, c’est de détourner de la souffrance l’attention de celui qui
souffre681 ». En occupant ainsi la conscience du souffrant, en le divertissant ou en le
détournant de lui-même par une activité laborieuse, la souffrance passe à l’arrière-plan. La
troisième façon de lutter contre la douleur que prescrit le prêtre ascétique est celle de se
procurer une petite joie facilement accessible, ce qui renforce la volonté de puissance682.
Celle-ci prend la forme de « l’amour du prochain » et conduit à la formation du troupeau :
« partout où il y a troupeau, c’est l’instinct de faiblesse qui a voulu le troupeau et la sagesse
du prêtre qui l’a organisé683 ». Nietzsche conçoit en ce sens que la formation des troupeaux
consiste historiquement dans un progrès essentiel et dans une victoire contre la
dépression684.
679
Aurore, livre 2, §109, p. 88 : « celui qui supporte et trouve raisonnable d’affaiblir et d’opprimer l’ensemble
de son organisation physique et morale parvient évidemment du même coup à affaiblir un instinct particulier
trop violent : comme le fait par exemple celui qui affame sa sensualité mais fait dépérir et ruine
simultanément sa vigueur et souvent même son jugement, à la manière de l’ascète ». GM, 3, §17, p. 157.
680
Aurore, livre 2, §109, p. 88 : « on entreprend de disloquer son potentiel de force en s’imposant quelque
travail particulièrement dur et astreignant ».
681
GM, 3, §18, p. 161.
682
Ibid., p. 162.
683
Ibid., p. 163.
684
Ibid., p. 162.
129
Toutefois, les pratiques ascétiques sont aussi nuisibles, car sous couvert d’apaiser le
souffrant, elles augmentent la maladie et la décadence. Les « remèdes » spirituels
n’agissent pas vraiment sur les fonds physiologique et social du malaise. L’ascétisme tente
de faire cesser les douleurs qui proviennent de la privation, mais pour ce faire, il pousse
l’homme à rechercher des douleurs et des privations nouvelles. Cette cure recommandée
par les prêtres ascétiques a pour conséquence un approfondissement du malaise685. Par
l’intervention du prêtre ascétique, l’instinct ascétique est placé au service d’un projet de
dérèglement affectif686. Ce traitement, prenant l’apparence des vertus de l’homéopathie,
engendre des effets secondaires chez les souffrants :
Mais au cas où il s’agit essentiellement de malades, de mécontents, de déprimés, alors
un tel système, même à supposer qu’il le rende “meilleur”, ne peut manquer de rendre
le malade plus malade; qu’on demande aux médecins aliénistes quelles sont les
conséquences de l’exercice régulier des tortures de la pénitence, de la contrition et des
transports extatiques. Qu’on interroge aussi l’histoire : partout où le prêtre ascétique a
mis en application son traitement, l’état maladif a gagné en étendue et en profondeur
avec une rapidité effrayante. Quel a toujours été le “résultat”? La ruine du système
nerveux s’ajoutant à ce qu’il y avait déjà de malade; et cela en général comme en
particulier, chez les individus comme dans les masses687.
3.3 Le christianisme comme doctrine d’asservissement
C’est principalement la doctrine chrétienne qui permet aux prêtres d’établir leur
domination sur les forts et les « bien-portants » tout en poursuivant leur traitement
« thérapeutique ». Le christianisme, comme nous le savons, n’est pas très apprécié par
Nietzsche688. Selon Georges Goedert, « la critique nietzschéenne des valeurs chrétiennes est
basée sur l’axiome que toutes les valeurs et vertus chrétiennes ont pour moteur le
685
Aurore, livre 1, §52, p. 50-51 : « la plus grave maladie de l’humanité est née du combat contre ses
maladies, et les prétendus remèdes ont engendré à la longue un mal pire que celui qu’ils étaient censés
éliminer ». Voir aussi GM, 3, §21, p. 172 : « on peut l’appeler sans exagérer la véritable catastrophe de
l’histoire de la santé de l’homme européen ».
686
GM, 3, §20, p. 167.
687
Ibid., §21, p. 171.
688
VP, tome 1, livre 1, §395, p. 191, 1888 : « je hais le christianisme d’une haine mortelle ».
130
ressentiment689 ». Pour bien montrer la distance qui sépare la doctrine chrétienne de la
vision dionysiaque du monde, Nietzsche met dans Ecce homo « Dionysos en face du
Crucifié690 ». Pour comprendre cette opposition, nous devons nous tourner vers un
aphorisme posthume de 1888 :
Dionysos contre le “Crucifié” : voilà le contraste. La différence entre eux n’est pas
celle de leur martyre, mais ce martyre a des sens différents. Dans le premier cas, c’est
la vie elle-même, son éternelle fécondité et son éternel retour qui sont cause du
tourment, de la destruction, de la volonté du néant. Dans l’autre cas, la souffrance, le
“Crucifié innocent” portent témoignage contre la vie, la condamnent. On devine que le
problème qui se pose est celui du sens de la vie : un sens chrétien, ou un sens tragique?
Dans le premier cas, elle doit être le chemin qui mène à la sainteté; dans le second cas,
l’existence semble assez sainte par elle-même pour justifier par surcroît une immensité
de souffrance. L’homme tragique affirme même la plus âpre souffrance, tant il est fort,
riche et capable de diviniser l’existence; le chrétien nie même le sort le plus heureux de
la terre; il est pauvre, faible, déshérité au point de souffrir de la vie sous toutes ses
formes. Le Dieu en croix est une malédiction de la vie, un avertissement de s’en
affranchir; Dionysos écartelé est une promesse de vie, il renaîtra éternellement et
reviendra du fond de la décomposition691.
Les souffrances de Dionysos et de Jésus s’apparentent par le fait que tous deux
subissent le martyre. Dans la légende, Dionysos est démembré par les titans suite à la
jalousie de la déesse Héra et le Christ est crucifié par les Romains sous l’autorité du préfet
de Judée Ponce Pilate. Nous avons vu que Dionysos représente la surabondance créatrice et
destructrice de la vie. Pour Nietzsche, c’est dans un sens tragique et affirmateur que nous
devons interpréter les souffrances de Dionysos. En comparaison, le destin de Jésus Christ
n’est pas tragique, car il renonce à la lutte692 : sa doctrine est simplement de ne rien faire
qui puisse troubler sa paix intérieure, même s’il lui faut endurer la pire souffrance. La
valorisation de l’« amour » dans la doctrine de Jésus dissimule une condition physiologique
décadente. Cet « amour » engendre des pratiques douces et paisibles qui ne font pas
souffrir. La sorte d’amour et d’agir qu’il valorise correspond en fait à la volonté de mettre
689
Goedert, p. 261. AC, §39, p. 91. VP, tome 1, livre 1, §371, p. 178, 1887. VP, tome 1, livre 1, §375, p. 181,
1887 : « Dans le Nouveau Testament, et très particulièrement dans les Évangiles, ce n’est pas une voix
« divine » que j’entends, mais bien plutôt une forme indirecte de la fureur calomnieuse et destructive la plus
insondable ̶ l’une des formes les plus déloyales de la haine ».
690
EH, chap. Pourquoi je suis un destin, §9, p. 797.
691
VP, tome 2, livre 4, §464, p. 412-413, 1888.
692
AC, §29, p. 78 et §32, p. 81 et p. 83. VP, tome 1, livre 1, §363, p. 175, 1887-1888, §364, p. 175-176, 1887
et §365, p. 176, 1887.
131
en place les conditions dans lesquelles on pourrait cesser d’offrir une quelconque résistance
au réel :
La haine instinctive contre la réalité : conséquence d’une susceptibilité extrême à la
souffrance et aux excitations, qui ne veut absolument plus être “touchée”, parce qu’elle
ressent trop profondément tout “attouchement”. L’exclusion instinctive de toute
aversion, de toute hostilité, de toutes les barrières et distances dans le sentiment :
conséquence d’une susceptibilité extrême à la souffrance et aux excitations, qui ressent
d’emblée toute résistance, toute obligation de résister comme un insupportable
déplaisir (c’est-à-dire comme nuisibles, comme déconseillées par l’instinct de
conservation) et ne connaît la béatitude (le plaisir) qu’en cessant d’offrir une résistance
à quiconque, au mal et au méchant, ̶ l’amour comme unique, comme ultime possibilité
de vie […] La crainte de la souffrance, même de l’infiniment petit de la souffrance ̶
voilà qui ne peut jamais finir autrement que dans une religion de l’amour…693.
Plutôt que Jésus, le réel adversaire de la conception dionysiaque de la vie est
cependant le christianisme. Pour Nietzsche, l’église chrétienne s’est séparée des
enseignements du Christ : elle est issue du ressentiment, notamment celui de Saint-Paul, et
elle est hostile à la vie694. Le Christ, quant à lui, est exempt de ressentiment695, sa manière
de vivre et sa foi sont un état de béatitude du cœur qui ne connaît pas la négation696. Ses
enseignements auraient pu mener les hommes à simplement adopter cet état du cœur, ou le
« royaume des cieux », c’est-à-dire ce « sentiment de l’éternité et d’accomplissement ».
Malheureusement, c’est seulement Jésus qui, comme Bouddha, a vécu de cette façon697. En
693
AC, §30, p. 78-79.
VP, tome 1, livre 1, §357, p. 173, 1888; §358, p. 174, 1888; §366, p. 176-177, 1887-1888; §369, p. 178,
1887-1888; §390, p. 187-188, 1887-1888; §393, p. 189, 1887-1888 et §421, p. 204, 1887-1888. AC, §36, p.
87; §37, p. 87-88; §38, p. 89; §39, p. 90; §40, p. 92-93 et §42, p. 94.
695
AC, §40, p. 92 et §41, p. 93. VP, tome 1, livre 1, §360, p. 174, 1887 : Jésus « se défend contre toute la
doctrine de l’expiation et de la rédemption; il montre comment il faut vivre pour se sentir uni à Dieu ̶ et
comment on n’y parvient pas par la pénitence et la contrition au sujet de ses péchés; “le péché est sans
importance”, c’est son principal jugement ».
696
AC, §32, p. 83, §33, p. 84 et §34, p. 84-85. La note #216 d’Éric Blondel à la page 156 de sa traduction de
l’Antéchrist est significative à cet égard : « Nietzsche parle ici du Christ en le démarquant soigneusement de
cette négation purement chrétienne fondée sur le ressentiment, la haine ».
697
AC, §39, p. 90. Nietzsche conçoit la doctrine de Bouddha et le bouddhisme en général comme étant
exempt de ressentiment et comme étant beaucoup plus réaliste que le christianisme. Comparé à ce dernier, il
est plus froid, plus objectif, plus véridique, plus pragmatique et plus hygiénique. (AC, §23, p. 67) Mais il voit
dans cette religion une incapacité « presque féminine » à voir souffrir, à laisser souffrir. (PBM, §202, p. 611)
Toutes les grandes religions ont eu pour rôle de répondre et de lutter contre une certaine forme de lassitude et
d’accablement. (GM, 3, §17, p. 155) L’auteur met la naissance et la propagation du christianisme et du
bouddhisme en rapport avec la faiblesse et la maladie. (GS, livre 5, §347 p. 336) Le bouddhisme consiste
essentiellement en une sorte de diète spirituelle et corporelle qui a comme but de délivrer l’homme de la
souffrance (voir les « quatre nobles vérités du bouddhisme »). (AC, §20, p. 63-65) Nietzsche voit dans cette
694
132
fait, la doctrine chrétienne est une interprétation réactive de la mort du Christ698 : la vie et
les hommes sont coupables de l’avoir tué alors qu’il est innocent. Par cette réaction, le Dieu
en croix porte témoignage contre la vie et la condamne, ce qui nous fait sombrer encore
plus dans le péché et dans la honte.
Pour Nietzsche, cette religion émerge d’une vie appauvrie : « on n’est pas “converti”
au christianisme, il faut être assez malade pour cela…699 ». Et encore : « Tout le training
chrétien de la pénitence et de la rédemption peut être considéré comme une folie circulaire
[…] provocable seulement […] chez des individus […] doués de dispositions
morbides.700 » En d’autres termes, Nietzsche comprend généalogiquement cette doctrine
comme le symptôme d’un corps décadent dont l’excessive irritabilité se renverse en
ressentiment contre la vie701. Le christianisme est « essentiellement et fondamentalement
dégoût et lassitude de la vie envers la vie702 » qui se dissimule sous la croyance en une
autre vie qui soit meilleure. La doctrine chrétienne apparaît à Nietzsche comme « la forme
la plus dangereuse et la plus inquiétante entre toutes les formes possibles de la “volonté de
périr”, ou à tout le moins un signe de profonde maladie, de fatigue, de découragement,
d’exténuation, d’appauvrissement de la vie703 ». Il conçoit les valeurs chrétiennes comme
une sorte de narcotique dont les faibles se servent afin d’adoucir leurs souffrances. Dans un
aphorisme posthume, l’auteur écrit que la morale chrétienne sert la décadence et la
religion la réponse à deux faits physiologiques qui produisent une dépression et contre lesquels Bouddha
tenta de lutter « hygiéniquement ». Premièrement, une hyperesthésie de la sensibilité, qui est l'exagération
physiologique ou pathologique de la sensibilité des divers sens, qui s’exprime dans la forme d’une capacité
raffinée de souffrir. (AC, §22, p. 66) Deuxièmement, le phénomène d’une «surintellectualisation » qui résulte
d’une vie passée trop longtemps dans les concepts et les procédures logiques, ce qui produit un
affaiblissement du corps. Il reproche au bouddhisme de réduire tous les problèmes à la question de la
souffrance, ce qui est le propre d’une vie décadente. Le refus de la souffrance est le point de désaccord
profond entre Nietzsche et le bouddhisme. Lenoir, Frédérique, La rencontre du bouddhisme et de l’occident,
p. 152-154.
698
AC, §31, p. 79 : « le type du Sauveur ne nous [a – B.L.] été conservé qu’au prix d’une grosse distorsion ».
699
AC, §51, p. 111.
700
VP, tome 1, livre 1, §398, p. 192, 1888.
701
Voir VP, tome 1, livre 1, §400, p. 193, 1883-1888 : « Qu’est-ce donc que cette lutte du chrétien “contre la
nature”? Nous n’allons pas nous laisser duper par ses paroles et ses interprétations. C’est la nature en lutte
contre autre chose, qui est aussi la nature. […] dans ce type domine l’excitabilité d’un corps qui dépérit, mais
on en interprète tout autrement la nervosité, et l’inspiration qui vient de cette nervosité ».
702
EA, §5, p. 17.
703
Ibid. Voir aussi VP, tome 1, livre 1, §385, p. 185, 1887-1888.
133
renforce704. Le christianisme, par une sorte de mystification trompeuse, permet un
assoupissement momentané de la souffrance des faibles et des malades. Notons toutefois la
situation paradoxale dans laquelle se trouve le christianisme et que Gilles Deleuze décrit
dans son livre Nietzsche et la philosophie :
Qu’il y ait de la souffrance dans la vie, cela signifie d’abord pour le christianisme que
la vie n’est pas juste, qu’elle est même essentiellement injuste, qu’elle paie par la
souffrance une injustice essentielle : elle est coupable puisqu’elle souffre. Ensuite, cela
signifie qu’elle doit être justifiée, c’est-à-dire rachetée de son injustice ou sauvée,
sauvée par cette même souffrance qui l’accusait tout à l’heure : elle doit souffrir
puisqu’elle est coupable. Ces deux aspects du christianisme forment ce que Nietzsche
appelle “la mauvaise conscience”, ou l’intériorisation de la douleur. Ils définissent le
nihilisme proprement chrétien, c’est-à-dire la manière dont le christianisme nie la vie :
d’un côté, la machine à fabriquer la culpabilité, l’horrible équation douleur-châtiment;
de l’autre côté, la machine à multiplier la douleur, la justification par la douleur,
l’immonde usine705.
Comme vu précédemment, le christianisme a besoin de la maladie pour exister, car
son rôle est de répondre et de lutter contre la lassitude et l’accablement. Le problème
toutefois, c’est que le christianisme renforce la décadence : « rendre malade est la véritable
intention cachée de tout le système thérapeutique de salut de l’Église706 ». C’est d’abord
pour soulager un malaise qu’il est historiquement apparu, mais il procède désormais à un
travestissement que Nietzsche dénonce : « maintenant il lui faut d’abord accabler le cœur,
pour pouvoir ensuite le soulager707 ». L’Église catholique répond à des besoins artificiels,
tel le « besoin de rédemption », qui reposent sur des fictions, comme par exemple le
« péché », qu’elle a d’abord fait naître708.
La doctrine chrétienne a deux conséquences pour les croyants. D’une part, le chrétien
considère tout ce qui appartient à l’« ici-bas » comme méchant, ce qui lui fait en particulier
704
VP, tome 1, livre 1, §315, p. 147, 1888. Voir aussi VP, tome 1, livre 1, §399, p. 193, 1888.
Deleuze, p. 16-17.
706
AC, §51, p. 110.
707
HTH, 1, §119, p. 103.
708
Ibid., §476, p. 293. Selon Nietzsche, « le christianisme représente une falsification méthodique de
l’interprétation psychologique des faits ». VP, tome 1, livre 1, §335, p. 160, 1887; §379, p. 182-183, 1887;
§410, p. 199, 1888; §414, p. 200, 1887-1888 et §415, p. 200-201, 1888.
705
134
mépriser son corps709. Il a besoin de trouver une justification à sa douleur et il l’a trouvée
dans la notion de « faute ». Le prêtre ascétique, comme nous l’avons vu, répand la doctrine
qu’il n’y a pas de souffrance sans raison710. Le chrétien croit que personne ne souffre en
vain : les souffrances sont interprétées comme étant le signe d’un châtiment pour une
quelconque « faute »711. Des événements et des situations douloureuses peuvent aussi être
vus comme des défis lancés par Dieu pour éprouver la foi du croyant. Pour expier ses
péchés, le croyant s’en prendra à lui-même en se torturant puisqu’il souscrit à la croyance
que celui qui aura souffert dans ce bas monde recevra dans l’au-delà la béatitude des justes.
L’existence sur cette terre n’est alors conçue que comme un douloureux passage vers l’audelà, le « vrai monde ». Pour Nietzsche, cette « purification » par la souffrance est morbide,
elle est une négation de soi. D’autre part, le chrétien finit par considérer comme impossible
que les « vraies valeurs » s’actualisent dans cette vie :
Lorsque l’obéissance à un précepte moral entraîne un résultat différent de celui qui
était promis et attendu, et que le malheur et la détresse frappent le juste contre toute
attente, au lieu du bonheur promis, il subsiste toujours une échappatoire pour les
consciencieux et les inquiets : “on a commis une faute dans l’exécution”. Dans le pire
des cas, une humanité profondément souffrante et opprimée décrétera même : “il est
impossible de bien exécuter le précepte, nous ne sommes que faiblesse et péché, et
foncièrement incapables de moralité : aussi n’avons-nous aucun droit au bonheur et à
la réussite. Les promesses et les préceptes moraux sont faits pour des êtres meilleurs
que nous712.”
Le problème, c’est que le chrétien se compare avec Dieu et prend sa mesure à partir
de lui713. Il est certain qu’il s’apercevra ainsi dans un éclairage décevant, surtout que son
Dieu lui apparaît comme omniscient et détenteur de la justice punitive :
Cette situation ne serait pas ressentie avec tant d’amertume si l’homme ne se comparait
qu’avec d’autres hommes impartialement : alors certes il n’aurait pas de raison d’être
spécialement mécontent de soi, il porterait simplement sa part du fardeau général de
mécontentement et d’imperfection humaine. Mais il se compare avec un être, censé
capable seulement de ces actions appelées non égoïstes, et vivant dans la conscience
perpétuelle d’une pensée désintéressée, avec Dieu; c’est parce qu’il se regarde en ce
709
VP, tome 1, livre 1, §402, p. 194, 1888.
GM, 2, §7, p. 73-75.
711
Ibid., 3, §20, p. 169.
712
Aurore, livre 1, §21, p. 32-33.
713
AC, §43, p. 95-96. Morel, p. 72-73.
710
135
clair miroir que son être lui apparaît si sombre, si bizarrement défiguré. Ensuite il est
anxieux en pensant à ce même être, attendu qu’il flotte devant son imagination comme
une justice punissante : dans tous les détails possibles de la vie, grands et petits, il croit
reconnaître son courroux, ses menaces, même sentir par avance les coups de fouet de
ses juges et de ses bourreaux. Qui le secourra dans ce danger, qui, par la perspective
d’une incommensurable durée de la peine, surpasse en cruauté tous les autres effrois de
l’imagination714?
Le chrétien a donc honte de lui-même devant son Dieu. Toutes ses introspections le
poussent à voir que ses proches penchants sont égoïstes. Cela le fait souffrir et lui fait
comprendre la distance qui existe entre sa nature et l’idéal qu’il vise. Toutefois, il ne peut
pas garder cette horrible vérité pour lui-même, car son Dieu est omniscient. L’atteinte à la
pudeur de cet être divin peut devenir pour l’homme insupportable, comme c’est le cas pour
celui que Nietzsche nomme « le plus hideux des hommes » dans Ainsi parlait
Zarathoustra715. La nature, ou les instincts, ne correspondent pas à l’idéal du chrétien; tout
n’est qu’imperfection en face d’un tel idéal et c’est ce qui le pousse à calomnier l’« icibas » et à « renoncer » aux plaisirs de la vie. Toutefois, il est relativement aisé pour le
faible de se détourner des instincts les plus intenses et des joies les plus hautes de cette vie,
car il est de toute façon incapable de faire autrement, sa condition vitale décadente l’en
empêche déjà partiellement. Le chrétien place toute sa confiance en son Dieu et toute son
espérance dans une vie éternelle supraterrestre. Toutefois, cette espérance est
problématique, car elle maintient l’homme dans la souffrance et la négation716. La morale
qui naît de cette situation a pour conséquence la dévalorisation de toute forme de vie forte,
belle et saine717 :
Pour pouvoir dire non à tout ce qui représente sur terre le mouvement ascendant de la
vie, la réussite, la puissance, la beauté, l’affirmation de soi, l’instinct devenu génie du
714
HTH, 1, §132, p. 109-110.
Zara, Le plus hideux des hommes, p. 330-333.
716
AC, §23, p. 68 : « Il faut maintenir les souffrants par une espérance à laquelle on ne puisse opposer aucune
réalité, ̶ qui ne puisse être anéantie par aucun accomplissement : une espérance de l’au-delà. (C’est justement
à cause de cette capacité à faire lanterner le malheureux, que l’espérance passait aux yeux des Grecs pour le
mal entre tous, le mal en réalité sournois : mal qui resta au fond de la boîte de Pandore.) ».
717
VP, tome 1, livre 1, §299, p. 136-137, 1883-1888 : « Ma découverte, c’est que toutes les forces et les
instincts qui rendent possibles la vie et la croissance sont condamnés par la morale ». VP, tome 1, livre 1,
§301, p. 138, 1887. VP, tome 1, livre 2, §556, p. 431, 1883-1888 : « La morale est donc une réaction contre
les efforts que fait la nature pour parvenir à un type supérieur. Son effet est d’inspirer la méfiance envers la
vie ».
715
136
ressentiment devait alors inventer un autre monde, à partir duquel toute affirmation de
la vie apparaissait comme le mal, le condamnable en soi718.
Le Dieu qui console le chrétien est « contre-nature », c’est-à-dire qu’il est la
production d’une vie qui décline, il est un symptôme d’affaiblissement, qui dévalue et nie
la vie. En fait, il est la plus grave objection contre l’existence719 : il est le masque d’un
néant auquel aspire tout le christianisme. C’est d’abord parce qu’il souffre, parce que
l’homme est un animal malade720, que le faible a besoin du christianisme. Les valeurs
chrétiennes remplissent deux fonctions principales pour le mode de vie « décadent »721.
Premièrement, elles ont pour fonction d’adoucir les misères et de préserver les
« décadents » des conséquences ultimes du nihilisme, c’est-à-dire de la complète
dégénérescence ou encore du suicide. Les valeurs chrétiennes sont une sorte de narcotique
dont les faibles se servent dans le but d’adoucir leurs souffrances et de continuer à vivre722.
Le christianisme présente ce qui apparaît être des maux comme s’il s’agissait de quelque
chose de bien. En tentant de modifier l’effet qu’un mal produit sur la sensibilité723, par la
transformation du jugement sur les faits de la vie, la religion permet un assoupissement
momentané de la souffrance et ainsi un certain adoucissement de la vie. En faisant de Dieu
une « personne », la doctrine chrétienne se sert même de l’amour comme d’un narcotique :
« L’amour est l’état où l’homme voit le plus les choses telles qu’elles ne sont pas. La force
d’illusion y est à son comble, ainsi que la force d’adoucissement, de transfiguration. Dans
l’amour, on supporte plus que d’habitude, on tolère tout724 ». Le problème qui se pose
lorsque les hommes s’aveuglent ainsi, c’est qu’ils ne peuvent plus interpréter de façon
rigoureuse les causes de leurs malheurs725. La découverte des causes de leurs malheurs
718
AC, §24, p. 70.
CI, chap. Des quatre grandes erreurs, §8, p. 528 et EH, Chap. Pourquoi je suis si avisé, §3, p. 701.
720
GM, 3, §13, p. 143. Voir aussi Valadier, p. 426.
721
PBM, §260, p. 723.
722
GS, livre 1, §24, p. 84.
723
HTH, 1, 3, §108, p. 91.
724
AC, §23, p. 68.
725
VP, tome 1, livre 2, §548, p. 428, 1888 : « L’illusion qui rend heureux est plus funeste que celle dont les
suites sont néfastes; celle-ci aiguise la prudence, rend méfiant, épure la raison ̶ la première endort… ». Plus
un homme se penche sur l’interprétation et la justification religieuses d’un mal, plus il aura tendance à écarter
la possibilité de comprendre les causes empiriques de son malaise. Ainsi, plus les religions et les superstitions
perdent du terrain dans la vie des hommes, plus ils se proposeront la suppression véritable des maux. HTH, 1,
§108, p. 91.
719
137
permettrait de combattre les maux à leur source et de guérir les hommes. Le problème pour
les faibles, c’est, d’une part, que cela les rend dépendants d’une idole. L’homme qui est
doté d’une volonté faible a besoin de la croyance dans un impératif moral, il a besoin de
quelqu’un qui lui commande. En se cramponnant ainsi à un Dieu qui commande, le
chrétien n’a pas besoin de se fixer lui-même les règles de sa propre conduite. C’est la
morale du « tu dois » dans laquelle il ne pourra jamais s’élever jusqu’à « sa propre loi et
mesure ». Selon Nietzsche, la quantité de croyance « stable » sur laquelle un être prend
appui pour se développer est la mesure des limites de sa force726. L’aspiration à vouloir des
certitudes trouve donc son origine dans une vie appauvrie, c’est-à-dire qu’elle découle d’un
instinct de faiblesse qui permet la conservation de la religion. Mais en se remettant ainsi à
un Dieu qui commande, le chrétien aliène son développement vers l’autonomie, car
l’obéissance à la règle prescrite détourne du but caché derrière la règle et rend plus
insouciant727. D’autre part, c’est que cette aide ne les rend pas plus forts, mais qu’elle
conserve uniquement leur type de vie dans la décadence728. C’est là un grand danger pour
Nietzsche, car cette conservation tend aussi à nuire aux forts : « Les malades sont le plus
grand danger pour les bien portants; ce n’est pas des plus forts que vient le malheur des
forts, mais des plus faibles729 ». L’excédent de malvenus et de faibles ne peut faire
autrement que de nuire aux forts. Pour Nietzsche, il faut donc tenter de protéger les forts
contre les faibles730.
Deuxièmement, les valeurs chrétiennes constituent un moyen de lutter contre les
forts. La pratique des vertus chrétiennes peut avoir, entre autres choses, pour but inavoué de
se venger, donc de faire souffrir les autres731. Le chrétien qui étale ses « vertus » afin de se
montrer supérieur vis-à-vis de son prochain, lequel aura ainsi à souffrir de son infériorité,
726
GS, livre 5, §347, p. 334-336.
Aurore, livre 4, §322, p. 203.
728
Il est à noter que tout ce qui vient en aide aux malades et aux décadents n’est pas forcément néfaste, ni
condamnable, car cela contribue à la conservation des individus et de l’espèce, chose que Nietzsche ne rejette
pas en soi. Toutefois, Nietzsche considère que les vertus chrétiennes ont pour conséquence de causer des torts
injustifiables à la fois aux faibles et aux forts. VP, tome 2, livre 3, §413, p. 156, 1888.
729
GM, 3, §14, p. 144.
730
VP, tome 1, livre 1, §395, p. 190, 1888.
731
Aurore, livre 4, §275, p. 191 et §323, p. 204. GS, livre 5, §359, p. 366.
727
138
est révélateur sur ce point732. Le chrétien est, selon Nietzsche, méchant par frustration et
aussi en raison des privations qui s’imposent à lui et qui sont dues à sa propre faiblesse.
Cette méchanceté a pour but de remplir le désir de puissance du faible. La conscience de
l’effet de la méchanceté sur autrui est le propre de la réaction du faible qui agit par
ressentiment, ou par esprit de vengeance, et c’est par cela qu’il satisfait son désir de
vengeance733. Le fort, quant à lui, ne pense pas au dommage collatéral, il ne s’intéresse pas
aux effets que ses actions ont sur les autres. Le faible a tendance à vouloir se venger de
ceux qui sont davantage favorisés que lui par la vie, il tente par cette vengeance de
rabaisser tous les hommes à son propre niveau. L’institution de l’Église est le fruit de
l’esprit de vengeance qui est sa condition de possibilité734. Les jugements de valeur qui sont
mis de l’avant par le christianisme sont interprétés par Nietzsche comme des moyens de
défense et d’affirmation de soi des faibles735. Ils manifestent l’aspiration à la domination
dont les faibles sont encore investis, de même qu’une vengeance contre les forts736. La
morale qui en découle dissimule donc la mise en valeur de l’égoïsme des faibles737 et la
dévalorisation de l’égoïsme des forts. Ils permettent aux premiers de rester en vie et
d’assigner un sens à la souffrance, mais accroissent pour les deuxièmes le dégoût et la
lassitude de vivre. Ces jugements ont pour effet de dévaloriser tout ce qui est sain et réussi,
c’est-à-dire les types supérieurs738. Sous la croyance chrétienne d’une vie meilleure dans
l’au-delà, se cache une négation profonde. Pour lui, ce sont les maladifs qui représentent le
plus grand danger de l’homme, et non pas les hommes féroces ou les forts739. Ces
jugements ont pour conséquence d’engendrer un grand dégoût et en même temps de
favoriser grandement la pitié.
732
Aurore, livre 4, §260, p. 186 et livre 5, §536, p. 268. HTH, 1, §87, p. 72.
Aurore, livre 4, §371, p. 216.
734
Deleuze, p. 40.
735
Il est à noter que cette « affirmation de soi » est en réalité une affirmation négative, réactive : elle doit
s’opposer, nier, pour s’affirmer.
736
AC, §51, p. 111 et GM, 3, §14, p. 146. GM, 3, §14, p. 147. C’est le ressentiment qui confère l’énergie
suffisante pour cette lutte, car il provoque chez les faibles une réponse physiologique qui les pousse à se
décharger.
737
VP, tome 1, livre 2, §466, p. 394, 1887 : « Que signifie au sujet des valeurs morales cette volonté de
puissance qui s’est déployée au cours d’évolutions immenses jusqu’à ce jour sur la terre? Réponse : trois
puissances se dissimulent sous son couvert : 1° l’instinct du troupeau contre les forts et les indépendants; 2°
l’instinct des souffrants et des déshérités contre les heureux; 3° l’instinct des médiocres contre les exceptions
».
738
AC, §51, p. 112 et §52, p. 113. VP, tome 1, livre 1, §382, p. 184, 1887 et §401, p. 194, 1887.
739
GM, 3, §14, p. 144-145.
733
139
Le christianisme reprend à son compte l’illusion du libre arbitre qui résulte de la
mentalité de l’esclave et de son ressentiment. L’esclave développe un « sens de la liberté »
qui lui permet de s’illusionner740, ce qui a pour conséquences une condamnation du fort et
une glorification du faible. Son auto-aliénation, qui consiste à ajouter une intention ou un
choix derrière les actes, le pousse à la dévalorisation des instincts et des valeurs des forts.
Dans cette perspective, l’esclave croit posséder la faculté de choisir entre l’acte « bon » et
l’acte « méchant ». L’esclave croit même qu’il est en mesure de faire de cette illusion de
choisir librement entre le bien et le mal une caractéristique générale a priori de la nature
humaine. Il réduit les différences humaines à cette pseudo-faculté741, ce qui a pour
conséquence que les forts sont considérés comme « méchants ». Les forts peuvent donc être
considérés responsables de choisir le mal ou ce qui nuit aux faibles742. Le problème, c’est
qu’on interprète alors la faiblesse comme une sorte de liberté. Cependant, le concept de
« liberté » de l’esclave, qu’on doit comprendre dans le sens d’un libre arbitre, est le produit
de son ressentiment. L’illusion du libre choix entre le bien et le mal justifie la faiblesse et
donne le droit de se plaindre des forts. Ces derniers risquent de devenir honteux de leur
force, de perdre leur assurance et de se perdre dans le remords743. Si l’intériorisation de
l’homme peut le conduire à une certaine responsabilisation de soi, ce qui est souhaitable, le
concept de liberté qui est mobilisé par l’interprétation des faibles engendre néanmoins une
mutilation de soi chez les forts. L’esclave a intérêt à maintenir son illusion du libre arbitre
car, d’une part, il peut condamner l’homme fort pour ses actes et, d’autre part, les actions
de l’esclave lui-même gagnent en éclat744. Puisqu’elles apparaissent comme « bonnes » et
« méritoires », le faible en profite afin de camoufler sa honte et ses manques, voire même
740
Deleuze, p. 141 : « Dès que les forces sont projetées dans un sujet fictif, ce sujet s’avère coupable ou
méritant, coupable de ce que la force active exerce l’activité qu’elle a, méritant si la force réactive n’exerce
pas celle qu’elle… n’a pas ».
741
HTH, 1, §117, p. 103.
742
GM, 1, §13, p. 45-47. Deleuze, p. 143 : « la force active est séparée de ce qu’elle peut (falsification),
accusée et traitée de coupable (dépréciation), les valeurs correspondantes renversées (négation). C’est dans
cette fiction, par cette fiction, que les forces réactives se représentent comme supérieures ».
743
Deleuze, p. 147 : « Séparée de ce qu’elle peut, la force active ne s’évapore pas. Se retournant contre soi,
elle produit de la douleur. Non plus jouir de soi, mais produire de la douleur ».
744
PBM, §260, p. 723-724. GM, 1, §13, p. 46-47.
140
afin de s’empêcher de ressentir la honte de sa faiblesse745. Selon Georges Goedert, les
« vertus » et valeurs chrétiennes portent doublement préjudice aux forts746. D’une part,
nous avons déjà dit qu’elles conservent dans la vie un nombre trop élevé de « décadents »,
ce qui permet aux faibles de dominer les forts socialement et politiquement. D’autre part,
elles ont pour conséquence de nuire aux forts dès que ceux-ci se mettent à se convertir et à
mettre en pratique ces vertus747 : « Le christianisme veut se rendre maître de bêtes de proie;
son moyen est de les rendre malades, ̶ l’affaiblissement est la recette chrétienne pour la
domestication, pour “civiliser”748 ». Pour Nietzsche, on devrait donc protéger les « êtres
réussis », « bien-portants », des « malades » et les garder séparés afin que les premiers ne
s’écartent point de leur tâche749. Le pathos de la distance prend ici toute sa signification :
« le supérieur ne doit pas s’abaisser jusqu’à devenir l’instrument de l’inférieur, le pathos de
la distance doit aussi séparer de toute éternité les tâches!750 » Autrement dit, garder et
soigner les « malades » ne peut nullement être la tâche des « bien-portants » et ces derniers
doivent se tenir aussi loin que possible des premiers751.
Lorsque le fort se convertit au christianisme et qu’il met en pratique les vertus
chrétiennes, il se retourne contre lui-même avec honte752. C’est une des raisons pourquoi
745
GS, livre 5, §352, p. 344 et §359, p. 366. Aurore, livre 4, §266, p. 187-188.
Goedert, p. 238-239.
747
Blaise Benoît écrit : « il y a bien une force de la faiblesse : d’emblée impuissante, la faiblesse culpabilise la
force qui s’épanche, et pousse la source à cheminer autrement, voire à se tarir. La force n’est pas que la force
physique brutale et immédiate; elle utilise des chemins détournés, elle se spiritualise, c’est-à-dire qu’il y a une
sorte de ruse de la volonté de puissance, qui aime à présenter l’appétit ou le simple désir de revanche sous des
dehors vertueux ». Benoît, Blaise, « La réalité selon Nietzsche », Revue philosophique de la France et de
l’étranger, 2006/4, tome 131, pp. 403 à 420. Page 413. VP, tome 1, livre 1, §408, p. 198, 1888.
748
AC, §22, p. 67.
749
GM, 3, §14, p. 148. VP, tome 2, livre 4, §377, p. 385-386, 1888, §399, p. 391, 1883-1888 et §440, p. 401,
1884.
750
GM, 3, §14, p. 148.
751
Ibid., §15, p. 149.
752
VP, tome 1, livre 1, §340, p. 163, 1887-1888 : « Les instincts vitaux les plus vigoureux ne sont plus
ressentis comme source de joie, mais comme cause de douleur ». Voir aussi VP, tome 1, livre 1, §396, p. 191,
1887 : « ils [Nietzsche parle de Jésus, de Saint-Paul et des « petites gens » - B.L.] ont diffamé les qualités les
plus précieuses de la vertu et de l’homme, ils ont opposé l’une à l’autre la mauvaise conscience et la
satisfaction intime des âmes nobles, ils ont affolé les penchants courageux, généreux, hardis, excessifs des
âmes fortes, jusqu’à les amener à se détruire eux-mêmes… ».
746
141
Nietzsche attaque le christianisme753. Le problème de « la corruption de Pascal » illustre
bien son intérêt pour le sujet : « j’aime Pascal, voyant en lui la victime la plus instructive du
christianisme,
qui
l’a
lentement
assassiné,
d’abord
physiquement,
ensuite
psychologiquement754 ». Alors que Pascal croyait que sa raison était corrompue par le
« péché originel », Nietzsche affirme qu’elle n’était corrompue que par son
christianisme755. Nietzsche donne une définition de cette corruption : « J’appelle corrompu
un animal, une espèce, un individu quand il perd ses instincts, quand il choisit, quand il
préfère ce qui lui est préjudiciable.756 » Les prêtres ascétiques et le christianisme ont livré
une guerre à mort contre le type supérieur de l’homme757. Ils ont taxé de « méchant », de
« mal », les instincts de la vie ascendante et les vertus de l’aristocratie en enseignant à
ressentir comme pécheresses ce que Nietzsche considère être les valeurs les plus hautes de
l’intellectualité758. En résumé, les valeurs chrétiennes dévaluent le « corps » tout comme
l’« esprit ».
Nietzsche trouve effrayant le fait que le christianisme ait transformé les sensations
nécessaires et normales de l’homme en une source de détresse intérieure759. Plus encore, il
souligne que cette religion tente de rendre « nécessaire » et « normale » chez tout homme
une telle détresse. Cette dernière est profondément personnelle et s’enracine dans l’identité
du croyant. Même lorsque leurs croyances sont rationnellement réfutées, les croyants ne
753
VP, tome 1, livre 1, §406, p. 195-196, 1887-1888 : « On ne devrait jamais pardonner au christianisme
d’avoir détruit des hommes comme Pascal. Il ne faudra jamais cesser de combattre dans le christianisme cette
volonté de briser les âmes les plus fortes et les plus nobles. […] Ce que nous attaquons dans le christianisme?
C’est qu’il veuille briser les forts, décourager leur courage, utiliser leurs heures mauvaises et leurs lassitudes,
transformer en inquiétude et en tourment de conscience leur fière assurance; c’est qu’il sache empoisonner et
infecter les instincts nobles, jusqu’à ce que leur force et leur volonté de puissance se retournent contre ellesmêmes, jusqu’à ce que les forts périssent des excès de leur mépris d’eux-mêmes et des mauvais traitements
qu’ils s’infligent : horrible désastre dont Pascal est le plus illustre exemple ».
754
EH, chap. Pourquoi je suis si avisé, §3, p. 700.
755
AC, §5, p. 48.
756
Ibid., §6, p. 49.
757
VP, tome 1, livre 2, §415, p. 372, 1881-1882 : « Et par-dessus tout, les prédicateurs de pénitence qui se
sentent poussés par un aiguillon et un plaisir diabolique à bafouer publiquement tout ce qui est grand et
puissant, à pousser à une même contrition et à une même abstinence les plus puissants et les plus humbles».
VP, tome 1, livre 1, §406, p. 196, 1887-1888 : « [l’institution de l’idéal chrétien – B.L.] menaçait de mort les
exceptions plus vigoureuses et les réussites humaines ».
758
Aurore, livre 1, §58, p. 53, et §89, p. 73. VP, tome 1, livre 1, §342, p. 163, 1888 et §397, p. 192, 18871888.
759
Aurore, livre 1, §76, p. 64.
142
veulent pas les abandonner, ce qui montre que la critique intellectuelle n’est pas suffisante
pour transformer les habitudes et le mode de vie des gens. Entendre dire que leur souffrance
morale, par laquelle ils se sentent supérieurs et fiers, repose sur une erreur les indigne760. Ils
ressentent une consolation en croyant que par leur souffrance ils peuvent accéder à un
monde plus profond de la vérité. Ceux-ci préfèrent donc conserver leurs croyances
auxquelles ils sont profondément attachés et par lesquelles ils se sentent supérieurs au
monde d’ici-bas.
Lorsque le croyant communique sa détresse, c’est au prêtre qu’il s’adresse, ce qui
renvoie le croyant dans la sphère religieuse qui nourrit encore sa détresse et qui n’offre que
des moyens problématiques pour « guérir » son mal. Dans Aurore, Nietzsche s’indigne des
tortures que le christianisme inflige à l’âme. Il constate que l’échelle sur laquelle elles
s’exercent est inouïe et que des angoisses réelles correspondent à la fiction de l’enfer. La
souffrance qui découle de l’angoisse cause bien plus de tort que celle qui provient de la
faiblesse elle-même761. Il mentionne à ce propos la terreur des croyants alors qu’ils
assistent au sermon d’un grand prêcheur de pénitence : « beaucoup étaient crispés par
l’angoisse; d’autres gisaient évanouis, immobiles, quelques-uns tremblaient violemment ou
vrillaient l’air des heures durant de hurlements perçants762 ». Le chrétien craint pour son
Salut éternel jusque sur le lit de mort, transformé en lit de torture par le christianisme.
L’auteur présente en ce sens le discours angoissé d’un mourant comme un
empoissonnement de la vie entière des témoins qui sont à son chevet : « Oh, puissé-je ne
pas avoir d’âme! Oh, puissé-je n’être jamais né! Je suis damné, damné, perdu à jamais!763».
Comme nous l’avons vu, le christianisme établit un rapport entre le malheur et la faute :
tout malheur est donc considéré comme étant issu d’une faute et est une punition méritée764.
Le malheur que l’homme éprouve est redoublé par le fait qu’il se considère coupable. Les
croyants craignent la punition ou le châtiment de Dieu, soit, dans certains cas, rien de
760
Ibid., §32, p. 39.
Aurore, livre 1, §54, p. 51.
762
Ibid., §77, p. 66-67.
763
Ibid., §77, p. 67.
764
Ibid., §78, p. 68.
761
143
moins que les tourments éternels ou encore la damnation éternelle765. Le pire, c’est que ce
sont surtout les gens consciencieux et imaginatifs qui subissent le plus gravement la
souffrance des angoisses de l’enfer et des sermons de pénitence des prêcheurs766. Ces gens
représentent d’ailleurs pour Nietzsche une forme supérieure d’humanité et leur
assombrissement prive en même temps l’humanité de leur éclat de beauté. En somme, le
philosophe reproche au christianisme d’avoir fait du séjour sur Terre un lieu de torture
morale, c’est-à-dire un purgatoire.
765
766
Ibid., §77, p. 66.
Ibid., §53, p. 51.
144
Conclusion
Dans le premier chapitre de ce mémoire, nous avons vu que la conception
schopenhauerienne de la tragédie fait de la souffrance un argument contre la vie. Pour lui,
tout bonheur est négatif et la douleur est le lot de toute vie. La tragédie est mise au service
d’une résignation et d’une négation qui ont pour but de se délivrer de la vie. Nietzsche,
comme nous le savons, s’est farouchement opposé à ce jugement. La tragédie est, pour ce
dernier, la manifestation de la plus haute affirmation de l’existence. Il voit dans celle-ci
l’expression d’une vie forte qui est en mesure d’affronter l’épreuve du souffrir, de se
surmonter et de créer. Alors que le bonheur est impossible et que la souffrance est
omniprésente pour Schopenhauer, Nietzsche pense que le dionysiaque, soit l’atteinte de la
plus haute jouissance, du sentiment débordant du créateur et l’affirmation suprême de la
vie, peut être réalisé au sein même de la souffrance. En fait, nous avons distingué chez
Nietzsche deux sortes de vie. Cela a eu pour conséquence de rendre visible la duplicité des
concepts de douleur et de plaisir. Pour la vie forte, ascendante, le plaisir va de pair avec
l’accroissement de puissance, ce qui la pousse à accepter, affirmer et surmonter la
souffrance. Inversement, une vie faible ou déclinante n’arrive pas à accepter l’épreuve du
souffrir et se défend contre la douleur. Elle trouve son plaisir dans la sensation de réduction
de la douleur et veut éviter, voire même éliminer la souffrance. En somme, la vie forte peut
accéder à la « grande santé » alors que la vie affaiblie, qui interprète d’une manière dualiste
le plaisir et la douleur, se contente de la « petite santé ».
Nous avons soutenu dans le deuxième chapitre que Nietzsche veut que l’homme
s’ouvre à la souffrance pour consentir à la volonté de puissance. Pour lui, il s’agit bien de
justifier la souffrance pour croître et créer. En ce sens, la souffrance est une condition de la
joie la plus haute, de la création et de la vie supérieure. Nous avons souligné que ce n’est
pas le plaisir qui est recherché par l’homme, mais plutôt l’accroissement de la puissance.
Nietzsche conçoit en fait la douleur comme un phénomène normal puisque la vie, qui est
volonté de puissance, veut se déployer et s’accroître. De surcroît, le phénomène de la
145
douleur est une résistance dont la volonté de puissance a besoin. Le plaisir et la douleur ne
sont pas des contraires, car dans tout plaisir des douleurs sont nécessaires. Nous avons
d’ailleurs montré que le plaisir et la douleur sont conçus par Nietzsche comme des
interprétations de la volonté de puissance, donc comme des phénomènes secondaires. Il
s’en prend à toutes les conceptions de la vie qu’il juge décadentes, parce qu’elles pensent
d’une façon dualiste, et superficielles, car elles prennent le plaisir et la douleur comme des
faits originels. La vie ne réagit ni au plaisir ni à la douleur, mais ceux-ci sont des
interprétations d’une vie ascendante ou déclinante. En réalité, toute vie fait l’épreuve d’une
excitation (souffrance) fondamentale qu’elle tente d’assimiler. Nietzsche pense que
l’aptitude à souffrir, voire même à vivre la « grande souffrance », permet une assimilation
plus grande. C’est à partir de cette idée qu’il prône une éthique de l’endurcissement, soit
d’être apte à affronter la souffrance pour s’accroître, créer et vivre une vie supérieure.
Cependant, la vie réactive rencontre d’énormes difficultés à vivre cette épreuve et en
réponse à la souffrance, elle se retourne contre elle-même. Si l’épicurisme tente seulement
d’éviter les troubles psychiques et les douleurs corporelles, le stoïcisme va plus loin en
tentant d’éliminer la sensation de la souffrance pour devenir complètement indifférent. Le
platonisme et le christianisme, quant à eux, vont jusqu’à inventer des fictions qui nient la
vie.
Comme nous l’avons dit, c’est la dureté qui rendra possible la venue du surhumain.
Nietzsche pense que c’est en réaction au non-sens de la souffrance que les hommes se
révoltent, il invente donc un nouveau sens à la souffrance dont l’horizon correspond
étroitement à la volonté de puissance. C’est l’idéal créateur du surhumain qui doit
remplacer le Dieu chrétien mort. Les hommes doivent se dépasser et faire l’épreuve du
souffrir pour créer. Dans cette philosophie, la pitié devient donc un obstacle, car elle est la
tentative décadente d’abolir la souffrance. Ceux qui veulent « devenir ceux qu’ils sont »
doivent se protéger de la pitié et la surmonter afin de créer et vivre une vie supérieure.
L’analyse nietzschéenne de la pitié doit être surtout comprise comme un refus de la morale
de Schopenhauer. Selon Nietzsche, cette morale est contradictoire, car elle a besoin de la
souffrance pour être et vise précisément son abolition. Alors que Schopenhauer interprète la
146
compassion comme une réunion au sein de la « volonté », Nietzsche récuse tout recours à
une telle métaphysique pour l’expliquer.
Comme nous l’avons vu, il est impossible de prétendre rendre compte d’une action
qui soit complètement exempte d’égoïsme puisqu’on ne peut pas se défaire du « Soi ». Cela
conduit Nietzsche à refuser une sorte d’altruisme qui soit non-égoïste ainsi qu’une
participation immédiate à la souffrance d’autrui. Pour Nietzsche, la pitié est dangereuse
puisqu’elle incite tout un chacun à s’abaisser sans cesse à la plainte d’autrui et favorise un
type d’homme narcissique et vengeur en plus de renforcer la décadence. Il découvre avec
dédain toute la bassesse des motifs qui se masquent derrière une apparence de
bienveillance. De tels comportements peuvent même viser à faire souffrir le prochain et
l’empêcher d’être heureux. En bref, la pitié détourne les hommes de leur chemin et les
empêche de se dépasser. Nietzsche prône donc le courage devant la souffrance plutôt que la
« religion du confort » des hommes médiocres. Il faut affronter la souffrance, non pas tenter
de l’abolir, pour la dépasser.
Dans une époque comme la nôtre qui valorise la compassion et l’assistance à autrui, il
semble que le message nietzschéen soit à contre-courant. Il va de soi que cette critique de la
pitié soulève plusieurs interrogations. Pouvons-nous identifier la pitié à la décadence ou
simplement penser la compassion à partir d’un schème dichotomique fort/faible? On peut
se demander si ces catégories ne sont pas simplement le résultat d’une conception qu’on
pourrait appeler un « idéalisme biologique », c’est-à-dire qui ne réussit pas à apercevoir
l’importance fondamentale et la complexité des relations intersubjectives dans le
développement de soi ainsi que les responsabilités qui nous lient aux autres au sein d’une
société. Nous croyons que Nietzsche place abusivement certains actes de compassion dans
des catégories étroites, soit le ressentiment et le « narcissisme », parce qu’il fait reposer
toute action de l’homme sur son ontologie de la volonté de puissance. Or, cette primauté de
la volonté de puissance pour expliquer les actions humaines risque de reléguer au second
plan le développement de l’homme à partir de l’interaction avec les autres. En effet, le
147
philosophe fait reposer tous les motifs psychologiques sur une vie « forte » ou « faible »
pensée en-dehors de tout cadre social sérieusement pris en compte. S’il y a effectivement
une certaine analyse sociale dans la pensée de Nietzsche, elle nous apparaît par contre
insuffisante pour rendre compte de la question de la responsabilité humaine.
Nietzsche soutient lui-même que ce n’est pas la souffrance en elle-même qu’il faut
valoriser, mais plutôt son dépassement. Or, même si nous ne pouvons pas prendre sur nous
la souffrance d’autrui, n’est-ce pas parfois l’aider à se dépasser que de se soucier de lui ou
simplement d’être auprès de lui s’il en a besoin? Un tel secours ne pourrait-il pas aussi
briser le cercle du ressentiment? Cette dernière question, formulée comme une hypothèse,
vaudrait la peine d’être approfondie. Nous pensons que si la souffrance est nécessaire au
déploiement de soi, elle est aussi une épreuve qui peut parfois nous écraser sans le secours
et le soutien des autres. Pourquoi alors le souffrant devrait-il se passer de cette assistance si
elle peut lui permettre de se développer? Il est vrai que Nietzsche affirme qu’on peut aider
autrui, mais qu’il faut le faire sans ménagement et sans aplatir sa souffrance. La critique
nietzschéenne de la pitié nous renseigne sur certains motifs psychologiques narcissiques et
réactifs de la pitié, tout en nous offrant des pistes pour la critiquer et s’en défendre. Nous ne
pensons pas pour autant qu’il faille réduire la relation d’aide à une dynamique décadente ni
d’ailleurs la penser uniquement dans le cadre d’une conception duelle comme Nietzsche le
fait.
Nietzsche ne surestime-t-il pas notre aptitude à croître et à dépasser la souffrance? En
réinterprétant les thèses du physiologiste Wilhelm Roux, ne fait-il pas l’erreur de croire en
des aptitudes surhumaines à l’assimilation et à la croissance? Or, il semble que la capacité
humaine de faire face à la souffrance soit limitée et que l’élimination de la souffrance ait
aussi une place qu’il faille considérer dans l’éthique et les actions humaines. Nous avons vu
qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre la souffrance, d’une part, et l’accroissement de
soi, l’épanouissement et la création, d’autre part. En mettant tous ses espoirs dans le
processus de surcompensation des blessures de l’organisme, il semble que Nietzsche
148
s’illusionne sur la réelle possibilité des hommes de poursuivre son idéal du surhumain. En
tentant de s’ouvrir toujours plus à la souffrance afin de réaliser le surhumain, les hommes
pourraient rapidement atteindre leurs limites physiques et psychiques. Nous pouvons alors
nous demander si la poursuite du surhumain ne serait pas mieux desservie par une
désensibilisation stoïcienne à la souffrance, car à partir d’une certaine limite, rien ne nous
empêche de penser que les hommes deviendront simplement réactifs et qu’ils devront
recourir à de multiples mécanismes de défense. Être un humain accompli et épanoui devrait
aller de pair avec la reconnaissance de la vulnérabilité. À notre avis, Nietzsche est sans
doute trop exigeant dans sa tentative de dépasser la souffrance vers le surhumain.
C’est dans le troisième chapitre que nous nous sommes attaqués au problème de
l’idéal ascétique en voulant démontrer que Nietzsche rejette le dolorisme. En ce sens,
l’ouverture à la souffrance comme consentement à la volonté de puissance ne mène pas à
justifier toute souffrance. Nous avons suivi l’analyse généalogique de Nietzsche afin de
retrouver dans la sédentarisation de l’homme les origines du retournement des instincts
contre lui-même, ce qui est le premier sens de la mauvaise conscience. Il retrace l’origine
de l’intériorité, de l’« âme », dans le processus d’agression de soi-même. Cette nouvelle
maladie, dans laquelle l’homme souffre désormais de l’homme, correspond aussi
hypothétiquement à une situation de domination sociale. Nous avons esquissé que le
ressentiment prenait naissance dans la relation entre le maître et l’esclave, mais qu’il a fallu
un génie créateur pour renverser les valeurs des seigneurs alors dominants. Selon
Nietzsche, c’est le prêtre judaïque qui a rempli ce rôle en poussant les hommes soumis à
dévaluer les nobles et à interpréter leur propre impuissance comme une liberté de choix
entre le bien et le mal. Alors que les maîtres se nomment les « bons » et qu’ils qualifient les
hommes médiocres de « mauvais », les esclaves disent d’abord que les premiers sont «
méchants » et que, par conséquent, eux-mêmes sont les « bons ». Nous avons vu toutefois
que cette dernière déclaration procède en réalité d’abord par une négation et qu’elle est
issue du ressentiment.
149
Les prêtres judaïques et chrétiens sauront utiliser ce ressentiment à leur propre fin en
changeant sa direction vers l’intériorité de celui qui souffre. C’est ici que le deuxième sens
de la mauvaise conscience correspondra aux tourments de la culpabilité. Le prêtre répond à
la détresse de l’homme en lui montrant qu’il est coupable de sa propre souffrance. Cette
intériorisation de la douleur s’ancre aussi dans une situation de domination. Les prêtres
asservissent les hommes par la doctrine chrétienne qui résulte de l’idéal ascétique. Alors
que les croyants pensent que les ascètes et les saints sont des hommes supérieurs, Nietzsche
affirme qu’ils sont plutôt des décadents qui méprisent le corps et sèment la confusion chez
les hommes. De surcroît, ils aspirent à dominer les autres hommes en les rabaissant à leurs
propres privations et en les amenant à entrer dans le cercle vicieux de leur ascèse mortifère.
Leur « renoncement » camoufle leur condition physiologique en dégénérescence, ainsi que
leur volonté de puissance.
Alors que le changement de direction du ressentiment est présenté comme un remède
à la souffrance, Nietzsche y décèle un subtil poison. Le prêtre persuade les hommes qu’ils
sont dans un état désespéré et qu’une thérapie radicale s’impose à eux. Il agit alors comme
une autorité qui sait ce que signifie la souffrance et comment on doit y répondre.
Cependant, il crée le malaise duquel il tirera ensuite parti. Il fait naître en l’homme un
sentiment profond de culpabilité existentielle qui engendre de terribles tourments de
conscience. La doctrine chrétienne utilisée par les prêtres apparaît à Nietzsche comme
particulièrement dangereuse et inquiétante : elle est le signe d’une profonde maladie. Le
christianisme sert la décadence et agit comme une mystification trompeuse. Il permet un
assoupissement momentané de la souffrance des faibles, mais les empêche aussi d’avancer
vers l’autonomie.
Le christianisme sert de fer de lance dans la lutte contre les forts en faisant naître en
eux un sentiment de dégoût de leurs propres instincts. Lorsque le fort se convertit au
christianisme, cela produit chez lui à la fois de la honte, un sentiment de culpabilité et une
terrible torture de soi. Nous devons donc conclure que pour Nietzsche, ni la morale de la
150
pitié, ni la doctrine du christianisme ne permettent de « devenir celui qu’on est ». Ce
précepte exige, d’une part, de s’ouvrir à l’expérimentation des possibles et d’accueillir la
nouveauté. Or, nous avons vu que l’éthique de la vie faible, qu’il s’agisse de l’épicurisme,
de l’hédonisme, de l’utilitarisme ou du stoïcisme, consiste à se prémunir de toute ouverture
à la souffrance, ce qui rend impossible l’expérimentation. D’autre part, « devenir celui
qu’on est » exige de se détourner de toute idole ou autorité afin de retrouver sa propre loi et
mesure. Cependant, la vie de troupeau des hommes médiocres ne permet pas l’originalité et
s’attaque à toute différence comme s’il s’agissait d’une menace. La morale de la pitié, telle
que nous l’avons décrite, est en réalité une morale narcissique et vindicative : elle vise une
valorisation de soi par le fait de rabaisser autrui. Le christianisme, qui est conçu comme le
réel adversaire du dionysiaque, exige la soumission à un Dieu qui nie la vie et qui force tout
un chacun à se détourner de soi tout en favorisant la décadence.
Enfin, nous savons que Nietzsche fait du ressentiment le véritable moteur de tout le
christianisme767. Cependant, nous pouvons nous questionner sur l’extension de ce
jugement; Nietzsche ne prendrait-il pas le « piétisme », un mouvement particulier au sein
de cette religion, pour l’entièreté du mouvement chrétien? Le type du chrétien qu’il
construit n’a-t-il pas une certaine limite dans la réalité historique? Ne s’attarde-t-il pas
uniquement sur les cas dégénérés issus de certains courants particuliers du christianisme?
De surcroît, sa critique de l’amour chrétien ne perd-elle pas sa force lorsque nous nous
apercevons que la « prodigue vertu », soit l’amour surabondant de Zarathoustra, lui
ressemble fortement? Ce qui est problématique chez Nietzsche c’est qu’il croit que tout
amour chrétien est pitié alors que c’est surtout la charité qui est le point central de cet
amour768. Notons ici que la critique du christianisme chez Nietzsche est grandement
inspirée par la vision de Schopenhauer : le premier ne remet pas en question la thèse du
deuxième selon laquelle l’essence la plus intime du christianisme serait la négation du
vouloir-vivre769. C’est donc contre un christianisme tel que Schopenhauer l’avait compris
qu’il s’oppose. Bien que la critique nietzschéenne s’applique à l’interprétation
767
Goedert, p. 170-171.
Ibid., p. 194-198.
769
Ibid., p. 11.
768
151
schopenhauerienne du christianisme, il demeure qu’il fait en partie fausse route sur la
religion chrétienne en confondant amour et pitié.
152
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Paris, texte établi par F. Wurzbach, trad. G. Bianquis, Éditions Gallimard, Collection
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Paris, texte établi par F. Wurzbach, trad. G. Bianquis, Éditions Gallimard, Collection
«Tel», 1995 (2006), 499 pages.
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2-Trad., notes, bibliographie et chronologie par P. Wotling
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(1-2-3) Paris, présentation par R.-P. Droit, Flammarion, Le monde de la philosophie, 2008,
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