De la naissance des stéréotypes à leur internalisation. Georges Schadron Laboratoire de Psychologie Expérimentale et Quantitative (LPEQ) Université de Nice - Sophia Antipolis 24, avenue des Diables Bleus 06357 Nice Cedex 4 Courriel : [email protected] « Préjugés & Stéréotypes » Projet à l’initiative de l’AFPS et de www.psychologie-sociale.org Réalisé avec le concours du Ministère de la Recherche De la naissance des stéréotypes à leur internalisation. Georges Schadron. La discrimination envers les groupes stigmatisés s’appuie sur la représentation que les autres groupes se font d’eux, sur des stéréotypes. Ce constat retrouvé universellement, peut être illustré comme suit: “Nous valons mieux qu’Eux. D’ailleurs, si nous nous comportons ainsi avec Eux, c’est que Nous ne pouvons pas faire autrement, étant donné ce qu’Ils sont. Et puis, Ils ont ce qu’ils méritent”. Autrement dit, la représentation que chaque groupe se fait des autres groupes manifeste deux tendances. La première est que dans la plupart des cas, chaque groupe a tendance à se voir sous un oeil plus favorable qu’il ne voit les autres. La seconde tendance consiste à adapter sa représentation des autres groupes au type de relations que l’on entretient avec eux ou d’une façon qui permet de justifier le sort qu’ils subissent. Quelles sont les conséquences de tels stéréotypes? Peut-on les changer? Dans quelles conditions se développent-ils ? Pour répondre à ces questions, j’ai développé une approche de la notion de stéréotype qui prend en compte le fait qu'un stéréotype présente d'une part un contenu et que, d'autre part, il indique que la cible du jugement appartient à un groupe dont on sait qu'il a une "essence" propre, quelque chose qui rend ce groupe particulier et qui explique ses spécificités. En plus de leur contenu, les stéréotypes nous indiquent ainsi dans quelle mesure leur contenu est applicable au groupe concerné. Donc, toute personne définie comme appartenant à un groupe stéréotypé sera plus « jugeable » qu'une autre. Dès lors, si des observateurs ont à juger une personne qui a réalisé tel comportement ou telle performance, leur jugement devrait être plus accentué dans le cas où ils savent en outre que cette personne appartient à une catégorie stéréotypée, ou qu'elle appartient à un groupe plutôt qu'à un agrégat. Cette hypothèse a été testée dans diverses recherches (Schadron et Yzerbyt 1993). L’une d’entre elles a montré que des sujets sont plus sûrs de leur jugement envers une personne si celle-ci est présentée comme membre d'une catégorie sociale plutôt que si elle ne l'est pas, bien que cette information catégorielle n'ait en fait aucune valeur informative. Une autre a montré que des sujets estiment qu'il est plus facile de juger la personnalité d'une personne lorsque celle-ci leur est présentée comme faisant partie d'un groupe que lorsqu'elle est définie comme faisant partie d'un agrégat. La stéréotypisation définit les groupes stéréotypés comme homogènes. On peut exprimer ceci en termes d'entitativité, concept introduit par Campbell en 1958: un groupe entitatif est un groupe perçu comme constituant une unité cohérente. Selon moi, une telle perception d'entitativité facilite le jugement du groupe. Pour mettre le lien entre entitativité et jugeabilité en évidence, j'ai imaginé avec Pascal Morchain un nouveau paradigme expérimental dans lequel les observateurs sont confrontés soit à un groupe soit à un agrégat. Une des études menées dans ce cadre (Schadron, Morchain et Yzerbyt, 1996) s'est déroulée de la manière suivante. Les sujets avaient pour tâche de se former une impression de six personnes présentées dans une séquence vidéo. Avant de visionner cette séquence, les sujets voyaient une autre vidéo où était présentée la constitution du groupe de six personnes. La moitié de nos sujets voyait une version où les personnes étaient sélectionnées au hasard dans un amphithéâtre contenant environ 200 étudiants (condition "agrégat"). L'autre moitié des sujets voyait ces 200 étudiants répondre à divers tests. On leur disait alors que les six personnes avaient été sélectionnées sur base de ces tests afin de constituer un groupe très homogène. Une seconde manipulation concernait le sort futur du groupe. La moitié des sujets apprenait que « Préjugés & Stéréotypes » Projet à l’initiative de l’AFPS et de www.psychologie-sociale.org Réalisé avec le concours du Ministère de la Recherche De la naissance des stéréotypes à leur internalisation. Georges Schadron. les six personnes avaient été tirées au sort pour participer à un programme d'enseignement assisté où elles bénéficieraient de divers avantages. L'autre moitié apprenait que le tirage au sort avait attribué à ces six personnes des conditions de travail assez inconfortables. Notre prédiction était que nos sujets jugeraient de façon plus négative les personnes destinées à un sort défavorable, afin de justifier ce sort (Lerner, 1980), à condition que ces personnes constituent clairement un groupe. Conformément à cette prédiction, c'est bien le groupe destiné à un sort défavorable qui est jugé le moins favorablement. Il semble donc que le fait de disposer d’une théorie concernant la constitution d’un groupe soit une condition importante du développement d’une représentation de ce groupe. En outre, ces résultats confirment que le contenu des stéréotypes a tendance à correspondre à la situation sociale dans laquelle se trouve le groupe stéréotypé (Jost et Banaji, 1994). Si le fait de savoir qu'un ensemble de personnes constitue un groupe fait paraître celles-ci plus faciles à juger, des sujets placés en situation de devoir juger un ensemble de personnes devraient davantage percevoir ces personnes comme un groupe que ne le feraient des sujets qui n'ont pas à formuler de jugement. Autrement dit, des sujets confrontés à la nécessité de juger un ensemble de personnes devront faire en sorte que cette cible devienne jugeable et, à cette fin, ils tendront à percevoir ces personnes comme un groupe. Pour vérifier cette hypothèse, nous devions mettre des sujets en situation de devoir ou non juger un ensemble de personnes dont ils connaissaient le sort ultérieur. C'est ce que Pascal Morchain et moi avons réalisé dans deux recherches dont les résultats sont conformes à nos hypothèses: lorsqu'il y a un sort à justifier (positif ou négatif), le fait de devoir juger les personnes mène nos sujets à considérer que celles-ci constituent plus un groupe, qu'elles se ressemblent plus, et qu'elles ont émis des réponses plus homogènes que s'ils ne doivent pas émettre un tel jugement (Schadron et Morchain, 1999a). Une fois "groupalisées", les personnes-cibles dont le sort futur est censé être négatif sont jugées moins favorablement que celles dont le sort est censé être positif ou dont le sort n'est pas précisé. Qu’en est-il maintenant des membres d’un groupe stéréotypé ? Le fait de savoir que leur appartenance à ce groupe renvoie à leur nature, à leur essence, les rend plus influençables par diverses influences. Notamment, ils se conforment davantage au stéréotype de leur groupe ou à des prédictions concernant ce groupe. Ce phénomène a notamment été mis en évidence dans une recherche dont les sujets étaient des étudiants en éducation physique (Schadron, 2005). Ceux-ci ont eu à décrire leur propre personnalité et à prédire leur réussite future après que la lecture d’un pseudo rapport scientifique les ait menés ou non à croire que les caractéristiques de leur groupe sont génétiquement déterminées (renvoyant donc à l’essence, la nature de leur catégorie d’appartenance). Les évaluations des étudiants confrontés à la version essentialiste du texte furent plus influencés dans les deux types de jugement par le stéréotype attaché à leur groupe que ceux qui avaient lu l’autre version. Dans une autre étude, nous avons manipulé de la même manière l’essentialisme attaché aux deux catégories sexuelles auprès de sujets féminins, étudiantes en droit. Ensuite, nous leur avons fourni soit des informations optimistes quant à l’insertion des femmes dans cette carrière, soit des informations pessimistes. Nous leur avons ensuite demandé d’auto-évaluer leur aptitude à accéder à des postes de responsabilité. Conformément aux hypothèses, ce sont les jeunes femmes croyant que les compétences concernées étaient définies génétiquement qui se « Préjugés & Stéréotypes » Projet à l’initiative de l’AFPS et de www.psychologie-sociale.org Réalisé avec le concours du Ministère de la Recherche De la naissance des stéréotypes à leur internalisation. Georges Schadron. laissèrent le plus influencer dans leurs choix et estimations par le type d’informations que nous leur avons fournies. L’ensemble de ces études nous indique que l’essentialisation d’un groupe participe à la naissance du stéréotype qu’on peut lui attacher. A l’insu des personnes concernées, elle accentue l’impact de ce stéréotype dans le phénomène de justification du sort des groupes défavorisés et mène les membres de ces groupes à se conformer davantage aux attentes qu’ils savent que les autres groupes entretiennent à leur sujet. Ceci peut avoir des effets particulièrement néfastes : au plus un juge et la cible de son jugement sont tous deux convaincus de l’appartenance de la cible à un groupe essentialisé, au plus le premier entretiendra avec confiance des attentes fortes au sujet du second, et au plus le second se conformera à ces attentes. L’essentialisme apparaît donc comme porteur d’un grand danger de maintien des préjugés. Toutefois, l’utilisation de ce concept nous ouvre une nouvelle porte dans la lutte contre les stéréotypes: il s’agit de prendre en compte la nature du lien entre la personne stéréotypée et sa catégorie, et de déterminer comment ce lien peut être affaibli. Références Jost, J.T. & Banaji, M.R. (1994). The role of stereotyping in system-justification and the production of false consciousness. British Journal of Social Psychology, 33, 1-27. Leyens, J.-Ph., Yzerbyt, V., & Schadron, G. (1994). Stereotypes and social cognition. London: Sage. Traduction française (1996). Stéréotypes et cognition sociale. Bruxelles : Mardaga. Morchain, P., & Schadron, G. (1999). Stéréotypisation et jugeabilité : comment l’entitativité permet l’extrémisation du jugement concernant les groupes défavorisés. Revue Internationale de Psychologie Sociale / International Review of Social Psychology, 12, 25-46. Morchain, P., & Schadron, G. (2001). Devenir ce que je crois que vous croyez de moi. Un effet de confirmation comportementale de l’image que l’on croit avoir auprès de l’interlocuteur. Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 50, 27-41. Schadron, G. (sous presse). Déterminabilité sociale et essentialisme psychologique : quand une conception essentialiste renforce la confirmation des attentes stéréotypiques. Schadron, G., & Morchain, P. (2002). De la jugeabilité sociale à la déterminabilité sociale. In J.L. Beauvois, R.V. Joulé, & J.M. Monteil (Eds), Perspectives Cognitives et Conduites Sociales (VIII), (pp.145-161). Rennes : Presses Universitaires de Rennes. 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