Modalités d’exécution :
l’œuvre et son interprétation
Le tango une musique populaire qui emprunte à la musique savante l’écriture et certains procédés de composition. Ainsi, en règle
générale, le compositeur de tango écrit sa musique et fixe son instrumentation, tandis que, par tradition, les musiciens jouent avec
leurs partitions ouvertes sur le pupitre, même s’ils connaissent leur partie par cœur. Le tango assume, en effet, une position
intermédiaire entre le jazz la musique classique, entre l’interprète et le compositeur, entre l’improvisation et l’écriture.
Il y a dans le tango des modalités d’exécution spécifiques sans lesquelles on ne peut reconnaître qu’il s’agit d’un tango, et qui
communiquent l’émotion tanguéra. Il s’agit de modalités idiomatiques de l’interprétation du tango, intériorisées par la compétence de
l’interprète, qui constituent des façons de jouer concrètes qui répondent à un « habitus » de l’interprète, des schémas mentaux, qui
sont, à leur tour, le produit de l’intériorisation du tango à travers sa pratique socioculturelle et qui fonctionnent comme des principes
organisateurs de sa production. Il est clair que ces modalités d’interprétation n’ont pas besoin d’être l’objet d’une représentation
graphique pour pouvoir devenir des actualisations sonores.
Certes, il y a dans le tango des modalités d’interprétation qui, avec le temps et en fonction des habitudes du compositeur, furent
transcrites : c’est le cas de Piazzolla, qui, malgré son habitude de composer rapidement et sans corriger ses partitions, préférait fixer
les aspects de la composition que touchaient le plus son style, tels que les articulations de la phrase avec ses accents, legati, etc., et les
indications dynamiques et agogiques qui servaient à orienter le swing tanguéro et le dramatisme de l’exécution. Si, en effet, le swing
particulier du tango est rendu par l’accentuation, il faut fixer avec précision les dynamiques et exiger des musiciens les accentuer
fortement. Certains de ces fraseos, c'est-à-dire façons d’articuler rythmiquement d’accentuer dynamiquement la phrase musicale qui
donnent au tango son propre swing, ont été non seulement utilisés systématiquement par les musiciens de Piazzolla jusqu’au point de
devenir des marques de son style, mais aussi notés précisément, comme c’est le cas de la partie du violon dans l’introduction à la
Milonga del angel. L’attaque des notes structurellement importantes par un glissando (ou d’une brève appogiatura) est,
d’ailleurs, une pratique typique autant du tango traditionnel que du Nuevo (écouter, par exemple, la partie de la contrebasse dans
Adios Nonino).
Cette intégration des procédés de la tradition orale dans la partition écrite se trouve aussi, quoique transformée, dans d’autres
pièces.
Souvent, Piazzolla fixe aussi des pratiques rythmiques généralisées déjà dans les orchestres typiques de Julio De Caro et surtout
d’Alfredo Gobbi : il s’agit des bruits rythmiquement organisés que les musiciens produisent sur leurs instruments, exécutant ainsi la
partie de batterie manquante. Dans nos quatre pièces, Piazzolla utilise ainsi :
- la chicharra : effet produit par la base de l’archet du violon jouant derrière le ponticello ;
- le « tambour » : bruit produit par les doigts du musicien sur la caisse de son instrument [dans le début de Muerte del angel]
- et le « fouet » : glissando très rapide du violon sur une note très courte [Muerte del Angel].
Outre les modalités d’interprétation tanguéra fixées dans la partition, on trouve des yeites, ou des modes d’interprétation produisant
des phénomènes sonores qui, sans mériter les honneurs de l’écriture musicale, sont pourtant décisifs pour l’impact émotif du tango.
On trouve ainsi :
- le rubato dans les sections mélodiques, caractérisé par l’interprétation extrêmement libre du rythme et du jeu passionné, où
chaque note est jouée (et vécue) intensément. Souvent dans le rubato, les notes, surtout du début des phrases, sont attaquées
avec un glissando subtile [Fuga y Misterio (entrée du violon)].
- le canyengue, expression qui renvoie « à la forme provocatrice et sensuelle de marcher et de danser des compadritos », ces
garçons des barrios portègnes toujours prêts à s’entremêler dans la camorra, c-à-d. dans les brouillages, où, selon Piazzolla,
se préservent les racines du tango. Musicalement, le canyengue est une façon provocante de jouer avec bravoure des passages
où le swing est souligné par des effets percussifs.
- le swing propre au tango argentin, déjà présent dans les orchestres de De Caro, Gobbi, Pugliese, etc. C’est un trait difficile à
décrire même s’il détermine « en dernière instance » ce qui est du tango argentin, ou ce qui ne l’est pas. Pour en parler,
Piazzolla utilisait le concept de swing, emprunté au jazz, pour désigner l’allure, la façon de bouger et d’accentuer du tango. Il
nous semble néanmoins que dans le swing du jazz le rythme se joue sur une pulsation nerveuse, toujours légèrement en
avance, alors que le swing du tango (au moins du tango traditionnel) se joue toujours en peu en retard.
Enfin, il y a dans le tango d’autres phénomènes d’interprétation difficiles à définir techniquement, Piazzolla y parle de « pièges » de
musiciens intuitifs du tango traditionnel, de « formes de jouer, de sentir : c’est quelque chose qui sort dès l’intérieur, ainsi sans
détours, spontanément ». Ici, il faudrait introduire des métaphores, sans doute étrangères au discours académique, mais très utilisées
dans le jargon des musiciens de tango, comme la mugre, aussi nommée roña, c’est-à-dire une certaine « saleté » d’exécution dans les
moments plus canyengues, ou bien la « suée » pour souligner l’intensité de l’effort physique exigé par le jeu du tango.