la formule qui pour moi résume toute la pensée de Nietzsche : «La joie est plus profonde que
la tristesse.» Le problème philosophique de Nietzsche, c’est en effet: comment peut-on dire
oui à une vie qui est si cruelle? Et la réponse est: il le faut, parce que la joie est plus féconde
que la tristesse.
Alors, puisque vous me demandez ce que j’entends par «surhomme» (Übermensch), je crois
qu’il faut interpréter cette notion gênante non pas par «homme supérieur», mais par «homme
qui a été au-delà de ce qu’on peut demander à un homme». Or affronter sans broncher la dureté
horrible de l’existence sans avoir pour cela à recourir à un autre monde, à la compensation
d’arrière-mondes, sans avoir à se réfugier dans les méandres du ressentiment ou de la morale,
cela demande un effort qui est le plus difficile de tous les efforts.
Montaigne l’a dit : quelle est la tâche la plus difficile de la vie? C’est de vivre. Lucrèce aussi,
avant celui-ci, disait que vivre sans illusion est la tâche la plus dure que puisse affronter un
homme, et, dans une certaine mesure, qu’elle est au-dessus de ses capacités. En réalité, il n’y
a pas de surhommes dans Nietzsche, seulement des hommes qui se surpassent et qui cherchent
à dépasser la difficulté d’être.
Deleuze l’a très bien compris, lui, c’est pourquoi je le mettais tout à l’heure à part. Et il a
raison de dire qu’un des grands mots de Nietzsche est : «On a toujours à défendre les forts
contre les faibles.» Les faibles se défendent contre la difficulté de vivre par le ressentiment.
Les forts, eux, savent vivre sans béquille. Mais attention, les forts ne sont pas du tout les plus
puissants de la cité, la populace du haut de l’échelle sociale. En général, c’est même le
contraire.
Votre oeuvre est imprégnée de la pensée nietzschéenne depuis votre tout premier livre, «la
Philosophie tragique», paru en 1961. Comment s’est noué votre rapport personnel à
Nietzsche?
D’abord, vous devez savoir que j’étais un enfant extrêmement joyeux qui répétait tout le temps
: «Comme je suis heureux de vivre !» J’avais donc des dispositions qui me portaient vers les
affirmateurs et les laudateurs de la vie. Mon premier philosophe a cependant été
Schopenhauer, dont les livres se trouvaient dans la maison familiale, et que j’ai lu à 13 ou 14
ans, avec beaucoup d’admiration.
Nietzsche a plus surgi vers l’hypokhâgne. Un professeur nous avait recommandé d’en lire un
peu. J’ai alors lu «la Généalogie de la morale», et ça a été un événement dans ma vie. Depuis
la 6e, depuis l’apprentissage du latin et du grec, c’était toujours Socrate, Platon, et tous les
auteurs qui, jusqu’au XXe siècle, étaient dans l’absolu jamais véritablement remis en question.
Ce que ça pouvait m’ennuyer... Et voilà que pour moi arrivait Nietzsche, qui menait une
attaque blindée contre Platon! «Je ne suis plus seul... on est deux! » me suis-je dit.
Après ça, j’ai lu absolument tout Nietzsche. Ce que j’ai alors compris, c’était que tout ce qui
superficiellement pouvait paraître chez Nietzsche comme de la rage antichrétienne, eh bien,
en réalité était infiniment plus subtil que cela. Ce que je veux dire par là, c’est que la morale
chrétienne («tendre l’autre joue...» par exemple) est d’une hypocrisie que Nietzsche a très
bien analysée, mais que le devoir de joie est aussi un thème chrétien, que Nietzsche reprend
entièrement à son compte.
Si l’on pense avec Claudel, qui était d’ailleurs complètement nietzschéen, il n’y a rien d’à la
fois plus chrétien et plus antichrétien que Nietzsche, selon le christianisme qu’on a en vue
bien sûr. D’ailleurs Nietzsche le dit lui-même : ils iront en enfer ceux qui se croient les
meilleurs.