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-IXIEME CONFERENCE INTERNATIONALE DE MANAGEMENT STRATEGIQUE" P ERSPECTIVES EN M ANAGEMENT STRATEGIQUE "
AIMS 2000
Montpellier
- 24-25-26 Mai 2000 -
Lean management : enjeux stratégiques et perspectives
pour les activités tertiaires
Alain ASQUIN
Maître de conférences
IAE de Lyon
15 quai Cl Bernard
BP 638
69239 LYON Cedex 02
Michel WISSLER
Maître de conférences
IAE de Lyon
15 quai Cl Bernard
BP 638
69239 LYON Cedex 02
Tél : 04 72 72 45 96
e-mail : [email protected]
Tél : 04 72 72 21 58
e-mail : [email protected]
Action collective, compétitivité, lean, services
1
De plus en plus la notion de compétitivité des organisations productives est
appréhendée comme la résultante de facteurs prix et hors prix ; parmi ces derniers
les exigences de qualité (totale), d'innovation et de délai de mise sur le marché, de
réactivité et de flexibilité sont les plus fréquemment citées par les directions
d'entreprises.
Les sciences de gestion sont dès lors sollicitées pour concevoir, à l'usage des
cadres dirigeants, des leviers d'action qui assurent la cohérence et l'intégration des
divers programmes mis en œuvre pour améliorer la qualité, réduire les délais,
maîtriser les coûts…
La recherche de satisfaction conjointe d'attentes, a priori contradictoires, s'inscrit
dans le projet du management stratégique qui est de "concevoir, piloter, activer les
processus de finalisation, d'organisation et d'animation susceptibles d'assurer, dans
la durée, une congruence suffisante entre les buts et projets, les exigences perçues
de l'environnement et les capacités attribuées à l'entreprise." (Martinet, 1997)
Depuis quelques années, des recherches ingénieriques s'efforcent de produire des
connaissances scientifiques nouvelles qui puissent s'avérer utiles aux dirigeants, en
particulier pour leurs activités de délibération stratégique collective.
Dans le même temps, les praticiens se sont dotés de modèles heuristiques de
représentation des formes et des leviers de compétitivité. Parmi ceux-ci, le plus
diffusé ou, en tout cas, le plus mentionné est certainement celui de la qualité totale
qui articule qualité (de conformité, mais aussi d'usage), coûts et délais, d'une part,
orientations stratégiques, leadership, management des ressources et des processus,
d'autre part (Wissler, 1999).
Cette approche s'appuie sur le principe de satisfaction voire de fidélisation des
différentes parties prenantes de l'entreprise et sur celui de déploiement des
objectifs dans les principales activités de l'organisation. La formalisation de ce
cadre de diagnostic et de management a été assurée par les prix de la qualité et en
particulier celui de l'EFQM, qui est de plus en plus souvent utilisé ou présenté
comme un cadre pour le diagnostic stratégique (Weill, 1997 ; Conti, 1997).
En revanche la composante "leviers d'action" est plus limitée, même si commencent
à se multiplier les recueils de bonnes pratiques de management, ces dernières étant
identifiées soit par des "experts" qui évaluent les candidats à un prix "Qualité" soit à
l'intérieur de clubs de benchmarking.
Plus récemment, la notion de production au plus juste et celle de Lean management
ont été associées à l'exploitation optimale du potentiel de l'entreprise, dans une
perspective d'amélioration conjointe de la productivité, de la qualité et de la
flexibilité de la production (Womack, 1994). A l'instar de ce qui a été fait dans les
entreprises les plus performantes de l'industrie automobile mondiale, il s'agit
d'éliminer les activités qui ne contribuent en aucune façon à la création de valeur
pour les parties prenantes, et plus spécialement les clients, de façon à concentrer
les ressources sur les processus critiques.
Depuis plus d'un an, dans le cadre d'un programme européen PIC ADAPT, une
action expérimentale a été mise en œuvre dans les activités tertiaires, qualifiée de
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"Lean services" et qui fait suite à un programme Lean production. Pour la France
CEFORALP, organisme d'ingénierie de formation, est maître d'œuvre de ces
différents projets. Dans le cadre d'un audit de l'action collective expérimentale dans
les services il nous a été offert la possibilité d'analyser l'originalité et l'efficacité
des pratiques "transférées" au cours du programme.
Prenant en compte certaines conclusions de notre mission d'expertise, notre
communication vise à préciser le positionnement de l'approche Lean par rapport à
d'autres problématiques contemporaines de la compétitivité. Cette qualification
étant esquissée, nous aborderons dans un deuxième temps la question des
conditions du maintien / développement du potentiel dans les entreprises allégées,
en particulier dans les activités tertiaires. Nous évoquerons l'action collective
comme approche originale de l'accompagnement des responsables d'organisations
de petite taille par des consultants et des formateurs ainsi que certains dispositifs
de management de la connaissance utiles dans les activités de prestation et/ou de
conception de services.
1. L'émergence de l'organisation Lean
L'appellation Lean est relativement récente puisqu'elle n'a fait son apparition dans
les écrits de gestion qu'au cours de la deuxième partie des années quatre-vingts et
n'a pas encore fait l'objet d'une large diffusion, si ce n'est à travers quelques
allusions rapides. Il en résulte un certain flou autour de cette notion que nous
voudrions essayer de dissiper dans cette première partie.
1.1. De la production de masse à la production au plus juste.
Si, incontestablement, la production de masse et ses implications
organisationnelles et managériales ont pour origine les USA et plus
particulièrement l'industrie automobile du début du siècle avec le fordisme, il est
plus difficile d'identifier le contexte d'émergence de la production au plus juste ou
Lean production. Le toyotisme et le ohnisme constituent les piliers de l'approche
mais ils ont été renforcés voire adaptés par un certain nombre d'auteurs américains
comme Juran et Deming en matière de qualité. "Le mérite de Toyoda, Ohno et
Kamiya réside dans l'application et la transposition logiques de principes et
méthodes reconnus comme valides. Ils ont mobilisé leur talent sur le
comportement quotidien et naturel de l'activité humaine préparant ainsi la voie vers
le changement de structure industrielle global." (Bösenberg, Metzen, 1994).
Dans "Le système qui va changer le monde" de Womack et de l'IMVP, la production
au plus juste est qualifiée ainsi car "elle emploie moins de tout ce qui était
nécessaire jusqu'à présent dans la production de masse" qu'il s'agisse
d'investissements, de surfaces, d'efforts humains, de temps de conception…
Ce type d'organisation se différencie aussi nettement du système artisanal car les
coûts des ressources humaines sont sensiblement plus faibles avec des niveaux de
qualification qui restent inférieurs à ceux des artisans.
3
De façon complémentaire, alors que dans la production de masse on recourt à des
notions d'acceptable(de défauts, de stocks, d'en-cours…) ou de satisfaisant
(diversité des produits, par exemple), c'est celle de perfection qui prévaut dans le
système au plus juste. Cette exigence s'applique aux coûts (baisse régulière), à la
qualité (amélioration permanente de la conformité, de l'aptitude à l'emploi et de la
satisfaction), aux stocks (objectif de niveau zéro) et à la variété (personnalisation
maximale).
Dans "Le lean management" de D. Bösengerg et H. Metzen, la production au plus
juste n'apparaît que comme une condition technico-économique pour alléger les
structures et les coûts tout en musclant l'organisation. Comme le suggère l'analogie
avec le régime de l'athlète il convient surtout d'assurer la congruence entre une
configuration organisationnelle légère et des principes de fonctionnement qui
autorisent une exploitation sans cesse améliorée du potentiel socioorganisationnel.
Le Lean management n'est pas présenté comme un nouveau concept mais consiste
en une "constance exceptionnelle" dans l'application par les entreprises d'"idées, de
méthodes et de stratégies internes ou externes pour accroître leur productivité". D.
Bösengerg et H. Metzen insistent sur cinq idées qui doivent sous-tendre une
approche Lean :
. une attitude prospective
. une disponibilité pour le changement, résultant de capacités sensitives et/ou
cognitives
. une vision systémique ou globale
. une volonté de valorisation de toutes les ressources acquises ou
développées
. un souci d'économie, en évitant tout gaspillage.
La mention de la pensée économe seulement en fin de liste nous semble révélatrice
d'une préoccupation de remise en cause des schémas mentaux, préalable à un
redesign organisationnel.
Puisque l'accent est mis sur un déploiement et une mise en œuvre systématiques, des
principes de travail et des stratégies ont été identifiés par les promoteurs de
l'approche, mais il est difficile de repérer des outils de gestion spécifiques.
Le Lean management correspondrait, par conséquent, à un projet de mise sous
pression et sous tension de l'organisation mais qui limiterait le stress des individus
et des équipes grâce aux efforts permanents de prospective, de communication
interne et de simplification des structures et/ou des processus. Sur ces bases, les
techniques de juste à temps, de flux tendu, de développement intégré des produits,
mais aussi les outils de gestion de la qualité (totale) sont mobilisables.
Dans leur ouvrage "L'entreprise lean production", G. Baglin et M. Capraro (1999)
insistent de la même manière sur les principes généraux d'une démarche qui "en
supprimant les sécurités prises (vise) à mettre en lumière les dysfonctionnements.
Elle s'attaque à (leurs) causes… La contrepartie des risques pris et des efforts
déployés est la réduction au juste nécessaire des moyens mis en œuvre et des coûts
de production".
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Une présentation synthétique des principales différences entre système de masse et
système Lean a été effectuée par Z. Lin et Ch. Hui (1999) qui ont élaboré le tableau
ci-après
LEAN AND MASS ORGANIZATION SYSTEMS:
A STRUCTURAL COMPARISON FROM THE LITERATURE
Lean System
Complexity
Low
- Emphasizes leanness or no waste in
structure (Cusumano, 1988; Womock et
al., 1990; Berggren, 1992).
- Fewer functional hierarchical levels
( Wakabayashi and Graen, 1991).
Formalization
Low
- Emphasizes teamwork (Womack et al.,
1990; Rehder, 1992; Hogg, 1993).
- Flexible job responsibilities (Rehder,
1992).
- Encourages
multiple job skills and
expertise (Womack et al., 1990;
Rehder, 1992; Hogg, 1993).
Centralization
Low
- Lateral communication is encouraged
and decisions are made collectively on
a team basis (Maguire & Pascale,
1978; Womack et al., 1990).
- Encourages participation from lowerlevel employees and lateral-level coworkers (Haire, Ghiselli & Porter,
1966; Maguire & Pascale, 1978;
Pascale, 1978; Bass & Burger, 1979;
Hull & Azumi, 1988; Womack et al.,
Mass System
High
- Allows complex and redundant structure
(Womack et al., 1990).
- More hierarchical levels and more differeritiat
ed divisions (Cusumano, 1988; Peters, 1988;
Womack et al., 1990).
High
- Emphasizes high division of individual labor
(Weber, 1964; Rehder, 1992).
- Strict rules for individual job responsibilities
(Drucker, 1987,- Walton & Susman, 1989).
- Discourages multiple job skills
(Drucker, 1987; Walton & Susman, 1989).
High
- Communication and decision making is based
on strict vertical individual command chain
(Womack et al., 1990; Zetka, 1992).
- Discourages participation from lower-level
employees or lateral-level co-workers (Womack
et al., 1990; Zetka, 1992).
1990).
Problem Solving
Attitude
Proactive
- Workers actively search for problems
(Takamiya, 1969, Womack et al., 1990).
- Workers are trained to tackle problems
(Lorriman & Kenjo, 1994).
Reactive
- Workers passively wait for problems to
happen (Takamiya, 1969; Womack et al,, 1990).
- Workers are trained to pass rather than to
tackle problems (Womack et al., 1990).
Ce tableau souligne, d'une part la cohérence interne des deux systèmes et, d'autre
part, les principales conditions du changement d'un système de masse vers un
système allégé.
A ce stade de la présentation de la notion Lean il est légitime de réfléchir à son
apport pour les sciences de gestion.
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1.2. L'approche Lean est-elle créatrice de valeur pour les sciences de gestion ?
Le caractère métaphorique de Lean s'avère certainement très efficace dans un
contexte de remise en cause de bureaucratie mécaniste, d'administration centrale
toute puissante, de technostructure envahissante. Il s'agit de valoriser une
conception de la compétitivité qui mette plutôt en avant l'idéal du sportif, de
l'athlète et par analogie de l'organisation durablement performante et non les
attentes de certaines parties prenantes des organisations productives sous forme de
création de valeur pour les actionnaires ou de surplus de productivité globale de
façon plus large.
La prise en compte des exigences de réactivité, flexibilité et/ou d'agilité est
encouragée, indépendamment de toute recommandation concernant l'évolution des
effectifs. On trouve probablement le souci de se démarquer des opérations
spectaculaires et souvent traumatisantes de "downsizing", de "reengineering"…qui
s'inscrivent dans une logique de rupture et de remise à plat et dont l'efficacité sur le
long terme semble douteuse.
Le Lean management relève plus de conceptions incrémentales du changement,
proches de celles qui prévalent dans le kaizen, que de conceptions radicales, qui
correspondent au management par percées ou à la réactivité pure.
L'introduction du numéro 4 des Cahiers du management consacré au management
stratégique est révélatrice des problèmes induits par les visions les plus radicales du
changement. J.-F. Raux écrit notamment : "La réactivité (pure) génère une certaine
forme de violence dans les organisations. Si des sociétés sont à l'heure actuelle en
crise, c'est en partie parce qu'elles n'ont pas vu les coups venir, qu'il s'agisse de
nouveaux produits, de nouvelles techniques ou de nouvelles réglementations. Les
adaptations nécessaires se font alors dans la douleur, la crise étant alors la
justification de toutes les remises en cause… Les coûts d'adaptation, notamment
sociaux, sont alors très élevés, voire, pour la société, insupportables…Le plus grave
est le décalage qui s'introduit entre les besoins d'adaptation à court terme des
organisations imprévoyantes et les mentalités."
Par conséquent, dans cette conception, la réactivité ne suffit pas à garantir la
compétitivité et donc la performance stratégique de l'entreprise.
Si la réactivité s'avère indispensable, elle ne saurait être assimilée à un dispositif
permanent de pilotage stratégique sauf à nier les capacités d'anticipation, de proactivité dont disposent les noyaux stratégiques des entreprises (Kalika, 1991).
La réactivité peut aussi être envisagée comme la capacité à éviter l'engorgement des
centres opérationnels et décisionnels, ce qui libère automatiquement du temps et
des ressources pour de l'anticipation, de la prévention et de la création de nouveaux
potentiels.
On se trouve face à une combinaison et un arbitrage entre des logiques
contradictoires et paradoxales :
. anticipation et réactivité,
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. accumulation d'expériences et ruptures.
Implicitement, le Lean management s'efforce de réhabiliter ces dialogiques.
A travers la flexibilité, ressort l'exigence de variété dans les formes
organisationnelles et les offres complexes destinées aux clients. La diversité de la
demande, tant en termes qualitatifs que quantitatifs, qui est aussi à l'origine du
toyotisme, rend nécessaire des agencements organisationnels contingents. On peut
considérer, dans ces conditions, que l'adhocratie, telle qu'elle est définie par H.
Mintzberg (1982) a un espace de pertinence de plus en plus étendu soit au niveau de
la micro-structure soit à celui de la macro-structure.
Le Lean management n'apparaît pas immédiatement comme la réponse la mieux
adaptée à cette exigence puisqu'il est assimilé à une exploitation optimale des
ressources disponibles. En fait la flexibilité devient une composante
incontournable d'un projet Lean si on assure une pluri-compétence des ressources
humaines, une conception modulaire et interactive de la chaîne de valeur.
Dans cette perspective, le Lean management va nécessiter tout à la fois le
renforcement de l'autonomie du personnel en contact, une décentralisation
verticale significative, voire le recours à des formes de quasi-intégration entre
sociétés participant au même système d'offre.
L'approche Lean rend possible la flexibilité dans la mesure où cette dernière
n'implique pas des surcapacités difficilement valorisables. Elle s'appuie aussi sur
une capitalisation d'expériences ou un management de la connaissance qui élargit le
registre des réponses de l'organisation aux demandes des clients en augmentant leur
pertinence et leur robustesse. Elle favorise enfin une augmentation de la variété des
propositions faites sur le marché et peut donc modifier les règles du jeu de
l'industrie en particulier dans le cadre d'une stratégie offensive.
La principale ambiguïté dans les liens entre le Lean management et la flexibilité
tient au fait que l'on ne sait pas toujours si la flexibilité implicite dans le système
"minceur" doit être tout à la fois opérationnelle et stratégique (Bucki, Pesqueux,
1991 ; Tarondeau, 1999). Si l'approche Lean s'avère effectivement prospective, la
flexibilité stratégique est alors assurée.
Il résulte de cette comparaison avec d'autres problématiques managériales que le
Lean management intègre les exigences de réactivité, d'anticipation et de flexibilité
qui ont été modélisées par les chercheurs en sciences de l'organisation, notamment
ceux qui étaient préoccupés par l'évolution des systèmes productifs.
1.3. L'évolution de la Lean production
La démarche Lean, on l’a vu, est essentiellement inspirée des méthodes
d’organisation développées au Japon, que d’aucuns rapportent au toyotisme, dans
l’esprit des travaux du MIT ( Ruffieux, 1994) et d’autres à du ohnisme pour
accentuer l’importance prise dans les faits par la qualité totale et le caractère
participatif de la résolution de problèmes dans la production (Coriat, 1999). C’est
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alors avec un intérêt tout particulier que l’on prend connaissance de l’introspection
faite par l’équipe du "Made in Japan" en 1995, et qui vient d’être publiée en français
(Yoshikawa, 1999). Cette équipe met en évidence l’usure d’un système et les
fissures dans sa cohérence d’ensemble. Pour ce qui nous intéresse, les propos sur
la démarche Lean sont riches d’enseignements. Ainsi l’approche aurait été
essentiellement limitée aux process de production, ce qui serait révélateur d’une
conception de la compétitivité au sens étroit, c’est à dire fondée plutôt sur la
productivité pour l’obtention de parts de marchés. Le moyen privilégié était une
réduction drastique des coûts de production. Mais les entreprises n’auraient pas
pris la mesure des enjeux qui résident au niveau de la conception des produits. Dans
ce domaine, le Japon présenterait même d’une manière globale, un certain retard
par rapport aux Etats Unis et à l’Europe.
Il est mis en évidence un effet de saturation des gains de productivité par le "kaizen"
au niveau des ouvriers de la production. Il s’agit désormais de changer d’échelle,
sans pour autant abandonner l’esprit de la démarche Lean. A l’instar de Coriat
(ibid.) nous lisons les propos concernant l’industrie automobile de façon plus large,
pour englober l’industrie japonaise dans son ensemble . C’est ainsi que nous
comprenons que "les processus de fabrication ont toujours été gérés au plus juste,
alors que les produits eux-mêmes ont eu tendance a être surélaborés. En éliminant
une partie de tout ce qui est superflu, il est tout à fait possible de diminuer les coûts
sans nuire aux attentes de clients" (Fujimoto et Takeishi, 1999 : 322). On s’oriente
alors vers la notion de "concept final aminci" obtenu grâce aux capacités
d'organisation, au talent et à l’imagination des chefs de projet.
Il en va de même avec la nécessité de penser des produits qui soient élaborés avec
moins de pièces, qui plus est, partagées avec plusieurs autres modèles de
l’entreprises, et même avec des modèles d’autres entreprises. En somme, la
conception doit intégrer plus tôt les contraintes de production en cherchant les
conditions d’abaissement du point de découplage pour obtenir une différenciation
retardée des produits. A la lecture des rapports du MIT, on pourrait penser que ce
type de préoccupation avait déjà été largement mis en actes. Il apparaît ici qu’une
marge importante de progression reste accessible. Mais pour cela il faut
développer une méthodologie Lean à l’attention des activités de conception, qui ne
sont pas autre chose, à notre sens que des activités de service.
La lecture de "Made in Japan" permet ainsi de positionner différemment le débat.
Le CEFORALP évoquait dans son projet initial la pertinence du transfert des
concepts de la Lean production vers les services. Or, on peut témoigner ici d’un
mouvement plus général qui conduit aussi les entreprises de production à imaginer
une approche Lean spécifique aux départements de conception, qui exercent bien
des activités de service.
Tout projet de réplique de ces méthodes conduirait notamment à ne pas tirer les
enseignements de presque vingt années de développement de la Lean organisation.
Pour ne citer que certains aspects inattendus, Askenazy (1999) rend compte dans sa
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thèse des effets de l’application aux Etats Unis de nouvelles pratiques
d’organisation du travail et notamment de celles de la Lean production. Ces
pratiques englobent le travail en équipes autonomes, le développement de la
polyvalence, la qualité totale, le juste à temps et ont permis des gains de
productivité tout à fait exceptionnels. Il reste que cela a également provoqué "une
intensification du travail et une dégradation des conditions de travail avec pour
corollaire possible une hausse des accidents et des maladies du travail" (Askenazy,
ibid. 65). Ces conséquences seraient issues de la chasse aux temps morts et au
gaspillage, d’une manière générale. Dans leur réflexion, les auteurs de "Made in
Japan" parlent eux-mêmes de la nécessité de créer des environnements de travail
plus conviviaux car ils constatent une raréfaction de la main d’œuvre qualifiée,
découragée de travailler en production. Or c’était bien l’une des forces du système
Lean que d’être porté par des agents de production compétents. Ils évoquent alors la
nécessité de coupler le système Lean avec du "Volvoïsme" c’est à dire des modes
d’assemblage collectifs et conviviaux. Ils affirment qu’il est désormais nécessaire
de donner une image positive de la firme, et cela fait partie de la conception d’une
compétitivité étendue qui intègre en plus des critères économiques, des équilibres
sociaux et même écologiques.
De la sorte, tout effort fourni pour une imitation fidèle des approches Lean
production dans les services irait à contresens de l’évolution décrite dans "Made in
Japan". Il paraît plus pertinent de proposer que des approches Lean soient
développées spécifiquement dans les services, que ceux-ci soient intégrés au milieu
industriel, comme les services de R&D ou opèrent directement sur le marché. Il
s’agit de préserver l’esprit plutôt que les procédures. Cet esprit réside dans les
propriétés de versatilité de la Lean organisation, qui est fondée sur un travail
polyvalent et des formes d’apprentissage collectif qui permettent d’obtenir à la fois
de la qualité et de la différenciation (Coriat, 1999) mais sans les excès de surqualité et de différenciation que nous avons évoqués précédemment.
Il convient maintenant d’envisager dans quelles conditions les concepts et
l'approche Lean peuvent s'appliquer aux activités tertiaires.
2. La mise en œuvre du Lean management dans les activités tertiaires
Si l’industrie a cherché plus de flexibilité à partir de fonctionnements routiniers, à
l’inverse, les entreprises de service doivent parvenir à plus de systématisation de
leurs processus de délivrance, et à une plus grande maîtrise des modalités de
conception de leur offre. Ce n’est pas parce qu’in fine les objectifs généraux ont
une apparente proximité que les moyens d'y parvenir sont semblables. Cependant la
réflexion sur l'application des concepts et outils issus de l'industrie n'est pas très
développée. Pour ne citer que "Lean", une recherche sur une base de données
internationales, qui référence plusieurs centaines de revues ne cite qu'une référence
"Lean services". Il s'agit d'un article qui traite, dans un journal consacré aux
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technologies bancaires, des effets des technologies de l'information et des
concepts Lean dans les banques. On y évoque alors l'image naïve, au sens pictural
du terme, d'une future "First National Toyota" (Heuer, 1999).Bien loin de l'idée
d'une simple transposition des concepts de l'industrie aux services, une démarche
"Lean services" reste exploratoire. Encore peu d'entreprises comme peu de
consultants imaginent aborder cette question.
Dans un premier temps, nous allons tenter de cerner les spécificités du
management minceur dans les activités tertiaires avec ses implications potentielles
quant à la capacité d'innovation. Ensuite nous verrons en quoi l'action collective est
utile pour créer des rendements croissants d'adoption de ce type de démarche, en
particulier dans les PME, et pour structurer un environnement qui permettra de
soutenir les entreprises dans leurs plans d'action. Le dernier point sera consacré à la
nécessaire prise en compte de la diversité des activités tertiaires lors de
l'implantation d'un programme tel que "Lean services"
2.1. La servuction au plus juste et la capacité d'innovation
Dans le cadre du projet piloté depuis mi-1998 par CEFORALP c'est l'intitulé "Lean
services" qui a été retenu. Nous préférons ici parler de Lean servuction (ou
servuction au plus juste), par analogie avec la production et pour limiter le risque
d'assimilation à une simplification de l'offre. Il s'agit, par le biais de l'approche
Lean, d'améliorer la compétitivité en termes de "prix, d'accessibilité, de
performance technique, d'adaptation aux besoins, de réactivité et de délais, en
appliquant 3 principes :
+ donner la priorité au marché (améliorer et adapter en permanence les
prestations, réduire les dysfonctionnements et améliorer la satisfaction des
clients…)
+ ne réaliser que le juste nécessaire (supprimer les opérations sans valeur
ajoutée, réaliser la prestation bonne du premier coup et "industrialiser" le service")
+ s'appuyer sur les hommes (prendre conscience du rôle commercial de
chacun, favoriser l'autonomie et la polyvalence et initialiser un processus de
responsabilisation et de fidélisation du personnel)".
Il n'existe pas de définition spécifique aux activités tertiaires, qui, apparemment,
sont encore assez peu concernées par ce type de démarche.
Si l'on reprend le découpage entre back-office et front-office (Eiglier et Langeard,
1987, Téboul, 1998), les formes du Lean management seront nécessairement
différenciées. Pour ce qui est du back-office ou système d'organisation interne, on
reste proche des préoccupations de l'industrie puisqu'il y a encore déconnexion
entre "production" et consommation. Il s'avère dès lors possible de rechercher une
simplification de processus à caractère administratif. L'analyse de la valeur de
processus revêt un intérêt indiscutable pour alléger des processus, des circuits
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d'information… qui ont tendance à se complexifier notamment sous l'effet des
exigences, mal interprétées, des référentiels d'assurance qualité.
Pour ce qui est du front-office, les préoccupations essentielles concernent
l'efficacité de la co-production, en particulier, un rythme compatible avec la culture
et les attentes des clients et le climat de la relation de service. L'objectif est de
concevoir un concept et de réaliser une prestation dans les meilleures conditions
de fluidité possibles en limitant entre autres les reprises d'activités mal vécues par
les clients et le personnel en contact. On retrouve les problématiques largement
développées par la démarche qualité totale. On peut se trouver confronté à un besoin
de renforcement de la structure d'accueil, d'orientation et, plus généralement,
d'interface pour assurer la satisfaction du premier coup.
Compte tenu du caractère récent de la pratique du Lean management, il n'existe pas,
à notre connaissance, d'études sur l'impact de l'approche quant au niveau
d'innovation dans les organisations industrielles ou tertiaires. En revanche, une
recherche avait été conduite au milieu des années quatre-vingt-dix aux Etats-Unis
concernant l'impact du "downsizing" sur l'innovation. Dans leurs conclusions, les
deux chercheurs D. Dougherty et E. Bowman (1995) constatent que "le dégraissage
freine l'innovation en réduisant l'efficacité de l'activité de mise en liaison
stratégique" ; il ressort, en particulier que le réseau de relations informelles utilisé
par les innovateurs est partiellement détruit.
Nous avions pris soin, dans la première partie de distinguer nettement l'approche
Lean et le downsizing, la première portant avant tout sur les procesus, la deuxième
sur les ressources humaines et organisationnelles. Cependant, dans les deux cas, on
peut observer un renforcement de la mise en tension des flux et des activités qui
n'est probablement pas sans impact sur les potentiels et performances en matière
d'innovation.
Pour préciser ces liaisons, il convient de considérer les schémas de l'innovation de
services.
Si on focalise son attention sur la conception du (nouveau) service on peut mettre
en évidence plusieurs niveaux ou "couches" comme le suggèrent A. Barcet et J.
Bonamy (1999). Le modèle intégrateur qu'ils proposent pour les biens et services
distingue :
". la couche 1 (qui) définit les usages ou les utilités que le bien ou le service est
susceptible d'apporter à un client, dans l'ensemble de son système. C'est le
"pourquoi?"...
. la couche 2 (qui) conduit à définir le concept que l'offreur veut présenter sur le
marché...C'est, si l'on peut dire, le niveau du "quoi?"...
. la couche 3 (qui) porte sur la conception du système de production ou de
prestation...Les questions essentielles relèvent du "comment?"...
. la couche 4 (qui) définit les métiers, les compétences et les outils nécessaires à la
réalisation de la production ou de la prestation."
11
Il résulte de cette décomposition que l'innovation peut s'appliquer au concept luimême, au processus de prestation mais aussi aux ressources et moyens mobilisés
(nature et agencement spécifiques).
Cette approche peut être complétée par celle de F. Gallouj (1999) qui recense, en
matière de services :
. les caractéristiques ou fonctions d'usage, finales,
. les compétences mobilisées
. et les opérations.
Ce troisième pôle fait référence à des fonctions différentes selon la prestation
envisagée :
"+ opérations de logistique et de transformation de la matière,
+ opérations de logistique et de traitement de l'information,
+ opérations de service en contact ou relationnelles,
+ opérations de traitement intellectuel de la connaissance."
Cette présentation permet d'identifier la diversité des points d'application possibles
d'une innovation dans les services.
Telle que nous l'avons délimitée, la conception Lean de l'organisation viserait à titre
principal l'augmentation de l'efficacité dans les différentes opérations qui
participent au processus de servuction. Dans cette optique, une organisation au plus
juste est avant tout synonyme de simplicité de fonctionnement et donc d'une plus
grande fiabilité. Le Lean management pourrait donc faciliter la mise au point
d'innovations de procédé portant sur le système de production et de prestation en
particulier dans les opérations de transformation de matière, de traitement de
l'information et de logistique. En revanche les effets pourraient s'avérer plus
contrastés en matière d'innovation de concept si des précautions ne sont pas prises
quant à l'allègement ou à la reconfiguration des opérations relationnelles et de
traitement de la connaissance. De façon complémentaire il importe de garantir le
maintien voire le développement de compétences relatives au cœur de métier de
l'organisation.
L'action collective peut être envisagée comme un moyen d'amélioration conjointe
de la rationalité organisationnelle et de développement de nouveaux systèmes
d'offre, voire de nouveaux concepts.
2.2. L'action collective comme levier d'amélioration de la compétitivité des PME
de services
Notre participation au programme PIC ADAPT sur le thème "Lean services" nous a
permis de mettre en évidence tout l'intérêt d'une démarche collective pour amener
de petites ou moyennes entreprises à routiniser davantage leurs modes opératoires
12
sans perdre leur spécificité de flexibilité. Nous allons voir en quoi l'action
collective est nécessaire pour créer des rendements croissants d'adoption de ce
type de démarche et surtout pour impulser une dynamique durable de compétitivité.
La mise en œuvre des principes Lean dans l’industrie s’est appuyée sur une
restructuration de l’environnement des entreprises qui devait être cohérente avec
les requêtes de la Lean production. Kasarda et Rondinelli (1998) distinguent ainsi
quatre groupes de supports environnementaux qui ont rendu possible ce type de
démarche.
D’abord il y a eu le développement des systèmes de transports multimodaux qui
permettent une fluidité des transferts. On a obtenu une réduction des ruptures de
charge et des approvisionnements à partir des sites les plus avantageux, dans des
délais rapides et avec une grande flexibilité.
Ensuite les réseaux de communication intégrés ont permis à des entreprises
d'externaliser des activités jusque là réalisées en propre , sans perdre pour autant
leur capacité de coordination. Parmi celles-ci, on peut citer l'EDI ou la
standardisation des progiciels de CAO devenus communicants. Ces technologies
favorisent en interne un couplage productif d’aval en amont. On peut même parler
d’acheminement multimodal de l’information avec un minimum de ruptures de
charge grâce au développement de systèmes comme les ERP ou les NTIC avec les
intranet et extranet.
Le troisième groupe concerne les activités commerciales et de service dont la
flexibilité "naturelle" permet aux entreprises de trouver des réponses rapides à de
nouvelles contraintes. Elles favorisent ainsi un aspect crucial de la Lean production
qui est la résolution de problèmes. Ce fut, par exemple, une amélioration de l'accès
au financement ou le développement d'études spécifiques de marketing industriel.
Enfin le quatrième groupe concerne les centres de savoir. Il s'agit pour les
entreprises de pouvoir compter sur des sources scientifiques fiables pour leurs
technologies, sur un volant suffisant d'ingénieurs qualifiés mais aussi sur un
management expérimenté.
Qu'en est-il de l'environnement favorable au développement des démarches de Lean
servuction ? Pour ce qui concerne les trois premiers groupes, on peut considérer
que des effets d’expérience vont être profitables. Ainsi, les services ont besoin de
transports rapides et fluides pour dépasser la difficulté chronique à exporter les
prestations. Un certain nombre de cabinets conseil ont créé par exemple des pôles
de compétence uniques en Europe pour y consacrer les ressources de
développement et la gestion des projets importants afin de favoriser la
capitalisation de l’expérience. Il y aura par exemple un centre spécialisé sur les
achats et la "supply chain" à Paris, un autre pour les ERP à Cologne, un pôle
financier à Londres et ainsi de suite. Les projets mobilisent des interventions de
consultants de toute l’Europe, ce qui nécessite une très grande capacité de
mobilisation, sans passer trop de temps "non chargé" dans les transports.
13
Pour ce qui concerne les systèmes de communication intégrés, il est évident que
les services comptent beaucoup sur les NTIC pour réussir leurs stratégies de mise
en réseau des compétences pour accéder à des marchés de plus en plus importants
et, comme on dirait dans le bâtiment "tous corps d’état". Les activités de service
peuvent se recomposer selon les besoins, selon les marchés mais à la condition que
l’information entre les partenaires soit échangée de manière rapide et standardisée
pour assurer la continuité de la prestation. Il s’agit de faire ressentir au client qu’il a
en face de lui une entité qui gère l’intégralité de son dossier, même si la réalité
relève plutôt de la mosaïque de compétences.
Les activités de support commercial ou de service ont également tout leur intérêt
dans la mesure où de nombreux marchés restent à structurer dans ces activités et
qu’il peut être nécessaire de s’entourer de compétences externes pour les explorer.
Enfin, le dernier point est plus problématique pour la réussite des démarches de
Lean servuction. En effet, les centres de savoirs ne sont pas véritablement préparés
à cette évolution. Et c’est bien là tout l’intérêt du programme PIC ADAPT géré par
le CEFORALP en région Rhône-Alpes. Ainsi, lorsqu’il s’est agi de sélectionner des
consultants susceptibles de définir une méthodologie et une démarche pour ce
programme, le taux de retour sur l’appel d’offres à été très faible. Peu de cabinets
conseil, parmi les grands, ont considéré que ce défrichage était rentable, estimant
sans doute qu’il est du ressort de l’économie publique de développer ces concepts
difficilement appropriables. Ainsi, sans l’intervention d’un programme de ce type
avec des fonds européens, il est peu probable qu’une quelconque entreprise de
service, qui souhaite développer une organisation Lean ait pu trouver des
compétences extérieures fortes pour l’aider dans ce projet. L’un des attraits de la
démarche collective aura été de proposer aux entreprises une sélection
d’intervenants, que le marché n’aurait pas pu dégager de manière objective. En effet,
la nouveauté du sujet ne favorise pas une expression de besoin très claire des
entreprises ou les conduit à imiter un cahier des charges trop proche de la
production industrielle lorsqu’elles sont influencées par des expertises non
spécifiques. Dans le cas du programme, c’est le CEFORALP qui a fait cette
expression de besoin collective pour l’ensemble des entreprises de services
sélectionnées. L’a priori était une approche par les problématiques communes et
non par les métiers. Ainsi, il devenait possible d’exprimer un "méta-besoin" qui
serait ensuite décliné par entreprise dans le cours du programme. Pour notre part,
nous remettrons quelque peu en question dans la suite du texte la pertinence de
cette vision unique. Tout en gardant l’esprit d’une communauté de problèmes, on
pouvait s’interroger sur des applications spécifiques selon la nature des processus
de délivrance de services. L’insistance sur ce trait vient sans doute qu’un des
objectifs essentiels de la démarche collective a été de favoriser de nombreux
échanges entre dirigeants mais aussi entre cadres, et parfois entre opérationnels
d’entreprises différentes. Le souhait affiché était de créer un sentiment
d’appartenance à une communauté, celle des services. Les services sont
collectivement moins bien organisés que l’industrie et n’ont pas mis en place les
structures professionnelles chargées d’accompagner les évolutions de leurs
14
adhérents. Sur ce point l’action du programme aura été décisive pour ces
entreprises, généralement petites et isolées.
Le caractère exploratoire du programme "Lean Services" a également conduit à
développer une articulation originale entre diagnostic-formation-plan d’action.
L’idée était d’associer une problématisation de l’entreprise dans les termes de la
servuction (avec une moyenne de sept demi-journées d’audit), pour ensuite établir
un plan d’action (suivi également avec environ 7 demi-journées) appuyé par des
formations dispensées en cohérence avec les plans d’action (avec un droit de tirage
variable, mais approximativement de 40 jours-homme). On a ainsi voulu pallier une
défaillance, au moins temporaire, des centres de savoir en structurant et en pilotant
leurs interventions. Certes, nous avons été conduits à constater qu’un certain
nombre des intervenants n’avaient pas eux-mêmes réussi à prendre le recul
nécessaire par rapport aux outils de la Lean production ou qu’ils restaient trop
proches de situations industrielles ou encore que le niveau des formations n’était
pas toujours compatible avec le niveau moyen du personnel dans les services, à
"poste" comparable. Mais c’est bien pour cela que l’action collective était aussi
nécessaire car elle a permis de procéder à des actions correctives. Les responsables
de ce programme avouent avoir eu plus de difficultés à maîtriser les différents
intervenants que lors du programme Lean production conduit précédemment auprès
d’entreprises industrielles. Cela fait partie de l’effort de structuration qu’il était
nécessaire d’engager pour rendre possible une certaine autonomie à l’avenir. Ce
sont des organismes comme le CEFORALP que l’on doit utiliser comme médiateur
dans un marché naissant en combinant formations et action. En rapprochant
entreprises et prestataires il réduit le niveau d’incertitude et, par la méthodologie
développée, il imprime une force de structuration sur les acteurs de
l’environnement. La masse critique des pratiques n’aurait pas été atteinte par la
seule initiative privée parce que le marché n’est pas encore structuré. De même, les
entreprises pionnières ne sont pas suffisamment visibles par l’ensemble des acteurs
pour "faire école". C’est donc l’action collective qui est à même de susciter la
réflexion des autres entreprises.
C’est dans le principe des programmes européens PIC ADAPT que de favoriser la
diffusion des méthodes et des concepts qui auront été dégagés. A n’en pas douter,
les consultants auront autant appris sur l’intérêt des approches Lean dans les
services que les entreprises elles-mêmes. Le tarif d’adhésion des entreprises au
programme, limité à 20kF, permettait de les faire accéder, à moindres coûts, à des
prestations qu’elles n’ont pas toujours l’habitude d’utiliser et de créer une
population d’expérimentation suffisamment vaste pour stabiliser les méthodes et
exercer les consultants. Ce lancement, au sens cinétique du terme, semble avoir
fonctionné au moins en partie, dans la mesure où des entreprises maintiennent pour
l’avenir des programmes de Lean servuction et vont réutiliser des prestations de
conseil pour les accompagner. On a provoqué un début de rendement croissant
d’adoption de ce type de démarche chez les consultants.
15
Les entreprises impliquées dans le programme ont trouvé avec Lean services une
opportunité d'accompagnement du changement. La plupart des dirigeants se
trouvaient, en effet, face à une situation complexe et ressentaient nettement la
nécessité d'un diagnostic externe pour objectiver les enjeux. C'est ainsi qu'un
dirigeant d'une entreprise de nettoyage a pu justifier un changement important de
gestion des affaires sous forme de création de centres de profit et de
développement de l'autonomie et de la responsabilité accordée aux équipes. Il
craignait que le recours aux centres de profit soit perçu comme une tentative
agressive d'amélioration de la seule rentabilité financière.
L'action collective inter-entreprises a été perçue comme une formidable
opportunité d'action en interne et/ou de projet d'entreprise, relayée par l'image très
positive associée au dispositif de formation. La formation a concerné tous les
niveaux hiérarchiques et s'est révélée très implicante même si son efficacité a été
considérée comme insuffisante dans une perspective de mise en place de plans
d'action.
Le dispositif Lean services a aussi permis l'accès à des prestations de conseil dans
des conditions financièrement très intéressantes et s'avérait le seul système d'aide
au conseil pour les PME de services.; jusqu'à une période récente ces entreprises
n'étaient pas éligibles aux FRAC.
Enfin, l’un des centres de savoirs faisait également défaut : le centre académique,
entendu au sens large. Le CEFORALP a pour cela sollicité l’intervention de notre
équipe de recherche pour l’aider à faire un bilan sur cette expérience afin de
dimensionner les enjeux, de préciser les contraintes et spécificités des activités de
service face aux outils de la Lean organisation, mais aussi à terme pour envisager la
création d’une formation diplômante
susceptible de disséminer dans les
entreprises des cadres comme des consultants porteurs de méthodologies
stabilisées de Lean servuction. Nous avons voulu poursuivre ce rôle de relais en
développant ici notre réflexion sur cette expérience originale qui affecte désormais
la réflexion stratégique de dizaines d’entreprises de services dans la région RhôneAlpes. A n’en pas douter, le pôle académique va renforcer sa réflexion sur ce sujet
et remplir l’une de ses vocations qui est d’accompagner les entreprises dans leur
recherche d’une meilleure compétitivité.
2.3. La déclinaison de la Lean servuction dans les services para-productifs et périproductifs
Un risque que nous avons fortement ressenti pendant notre travail pour le
programme "Lean Services", est que certaines activités de service soient
implicitement conduites à transformer leurs prestations en "service-produit" malgré
leur nature plutôt relationnelle. L’amalgame que nous avons pu constater dans le
programme est d’associer systématiquement l’industrialisation du service avec sa
matérialisation. En somme, plutôt que de concevoir un appareillage spécifique pour
appliquer une méthodologie Lean propre aux services, certaines entreprises et
16
même des consultants ont été tentés de rendre les prestations artificiellement plus
matérielles pour favoriser la transposition des concepts Lean production. C’est une
erreur épistémologique importante qui nie la spécificité des services (Gadrey,
1992). Nous proposons ici une réflexion sur les enjeux d’une différenciation de
l’approche Lean selon deux grands types de services.
Lors de notre intervention auprès des entreprises du programme, on nous a cité à
plusieurs reprises l’exemple de firmes de service qui, comme McDonald's, axent
leurs efforts sur la standardisation des opérations pour une standardisation des
résultats, avec en prime un système de logistique inspiré du juste à temps.
Evidemment, il ne s’agit pas ici de contester que des rapprochements sont
possibles mais, d’une part, ils ne sont pas généralisables, et, d’autre part, on peut
considérer que l’organisation McDonald's ne reprend pas l’essentiel des éléments
du système Lean, et notamment ceux liés à l’autonomie et à la polyvalence. Enfin,
cette organisation est à notre sens susceptible de présenter les défaillances
évoquées par Askenazy (ibid.). Il est vrai que certains types de service sont plus
proches de l’univers industriel que d’autres, et qu’une même firme peut présenter
plusieurs catégories de services. Ainsi une banque va avoir un département
"production" chargé de traiter le grand volume des opérations sur les comptes
courants, mais il y aura aussi des services relationnels étroits avec les clients
lorsqu’il s’agit de la gestion de leur patrimoine.
Sans nous engager dans le détail d’une typologie des activités de service, nous
pouvons distinguer pour le sujet qui nous intéresse au moins deux grandes familles
que sont les services para-productifs et les services péri-productifs (Gadrey,
ibid.). Leur sensibilité à la démarche Lean n’est pas comparable, ce qui nous conduit
à proposer qu’il ne peut exister une seule attitude pour le domaine des services dans
leur ensemble, contrairement à ce que supposait le CEFORALP. Il nous semble que
les premiers sont plus ouverts au transfert de méthodes et outils développés dans le
cadre de la Lean production, tandis que les seconds nécessitent directement
d’imaginer les conditions de la Lean conception. Le premier type d’activités de
services sera valorisé au travers d’une innovation de production, par la recherche
d’un processus de délivrance Lean, tandis que le second va plutôt considérer les
perspectives offertes par des innovations de concept fondées sur des innovations de
recombinaison de ressources.
2.3.1 La Lean organisation dans les services para-productifs
Nous avons constaté dans le programme du CEFORALP que sur la cinquantaine
d’entreprises concernées par la démarche, celles qui relevaient de services paraproductifs ou encore services de "faire" comme le transport, la logistique, le
nettoyage industriel ou la maintenance informatique étaient mieux à même d’entrer
dans une logique d’organisation proprement Lean . On a trouvé des dirigeants plus
familiers avec ces concepts et plus confiants dans leur capacité à appliquer un
17
calcul de rentabilité similaire à celui de l’industrie. Leur confiance reposait
notamment sur le fait qu’ils pouvaient assez aisément identifier les processus de
production d’un "service-produit" et l’obtention de résultats. Un sol est propre ou
non, un colis est arrivé à l’heure ou est en retard, la machine fonctionne ou reste en
panne. On peut évidemment avancer l’hypothèse que les activités en elles-mêmes
sont proches des activités industrielles par certains procédés, et se prêtent donc
mieux à l’organisation Lean. Cependant, il ne faut pas négliger que ces prestations
sont proches des flux de production de leurs clients, dont une part non négligeable
est constituée d’industriels. On a alors une forme de mise en conformité avec les
habitudes et les requêtes des clients. Cela fait notamment partie des critères dans
les appels d’offres, comme ce fut le cas lorsque les sous-traitants de second niveau
ont du adopter des pratiques Lean sur la demande des sous-traitants de premier
niveau dans l’automobile. Ainsi, Gadrey (ibid.) a montré que ces services avaient
hérité dans le passé d’une organisation quasi-fordiste, avec une forte standardisation
et une dépersonnalisation importante dans le travail. C’est une voie
d’industrialisation du service qui a voulu rompre avec le service de type artisanal
qui prévalait jusque là. On peut donc s’attendre aujourd’hui à ce que les approches
Lean "déteignent" elles aussi sur ces activités avec le même type d’avantage que
dans l’industrie, à ceci près que les entreprises de services doivent faire valoir leurs
spécificités.
On comprendra aisément en effet que les réticences que commencent à afficher les
équipes de production seraient décuplées au niveau des équipes de service que l’on
sait beaucoup plus qualifiées en moyenne que dans les entreprises industrielles. De
même, il s’agit de passer "d’une standardisation des prestations à la définition de
méthodes de résolution de problèmes" (Gadrey, ibid : 86) qui laisse beaucoup plus
d’autonomie aux opérationnels qui sont, à la différence de l’industrie, directement
au contact du client.
Enfin, le risque que l’organisation Lean vienne perturber le processus d’innovation
est moins grand que dans les services péri-productifs que nous aborderons plus
loin. Dans ce domaine, l’innovation est instruite à part du processus de délivrance,
par des équipes spécialisées ou par les dirigeants. Ainsi, une entreprise de
nettoyage du programme "Lean Services" est en train de tester de nouvelles
prestations, qu’elle n’offre pas encore en "catalogue". Elle teste auprès de certains
clients une offre de service de "gestion de l’environnement de travail". Dans cette
nouvelle prestation, le client achète une qualité d’environnement plutôt qu’un niveau
de propreté. Ainsi, chaque responsable de chantier a une liberté d’action avec un
budget donné pour faire en sorte que l’environnement de travail soit le plus agréable
possible. Cela peut le conduire à acheter quelques bouquets de fleurs pour mettre
sur les comptoirs d’accueil, à installer des éléments de décoration qui vont donner
le sentiment d’un mieux être, comme un tapis de palier plus coloré ou des lumières
teintées dans les allées.
Evidemment, toute la difficulté est de s’adapter au style différent des clients, et de
maintenir quoi qu’il en soit un niveau minimum de propreté. L’adaptation au client
18
nécessite des circuits courts de retour d’information sur la pertinence de telle ou
telle initiative, et sur l’usure de certaines solutions. Ces boucles de rétroaction
auprès du client doivent remonter rapidement le long de la chaîne de prestation pour
proposer des variantes. Pour la propreté, il faut faire en sorte que l’autonomie
laissée au niveau du chef de chantier ne le conduise pas dans l’excès de qualité audelà des attentes du client ou inversement à rogner sur les dépenses pour maintenir
un bon niveau de rentabilité, mais au détriment de sa mission.
On peut considérer que ce type de démarche applique des principes d’une
organisation Lean. Il reste que l’on cherche essentiellement à mieux exploiter les
ressources en place. La mise en œuvre d’une démarche Lean dans les services doit
donc nécessairement intégrer leur rapport aux ressources. On ne devra pas
confondre les processus de valorisation des ressources avec ceux de la création de
ressources (Teece, Pisano, Schuen, 1997). Comme le précisent Ruffieux et NgoMaï (1994) les activités de valorisation de ressources sont celles qui font passer
les flux depuis les marchés amont, sur lesquels sont trouvés les facteurs et les
ressources, au marché aval sur lequel est vendu le produit ou le service dans lequel
ils sont intégrés. Dans ce cadre, la performance des activités est directement
déduite de la capacité à ajouter de la valeur aux ressources génériques , et à vendre
cette valeur sur le marché aval. C’est une sphère qui se prête à l’identification de la
contribution effective de chacune des activités à la valeur proposée sur le marché
aval. Alors, une démarche Lean peut être appliquée en ce qu’elle va conduire à
l’élimination des tâches qui n’apportent pas de valeur au produit ou au service.
Dans la seconde sphère, il s’agit des activités représentatives de la dynamique
d’aptitude de la firme, c’est à dire la capacité à se doter de nouvelles ressources et
de nouvelles compétences à long terme (Ruffieux et Ngo-Maï, ibid : 44). Dans ce
dernier cas, une application trop fidèle des principes Lean peut poser problème,
notamment dans les services qualifiés de péri-productifs qui doivent toujours
intégrer une partie d’innovation dans leurs prestations.
2.3.2. La Lean conception dans les services péri-productifs
Nous entendons ici les services péri-productifs essentiellement des comme
services informationnels au sens de de Bandt (1995).
Il s’agit des activités de conseil en organisation, de conseil en technologie,
d’ingénierie qui produisent des "savoirs productifs organisés incorporels" (Gadrey,
ibid.). Le support du service n’est pas le même que dans le cas précédent, et leur
immatérialité accentue le besoin d’une relation de service.
Le support du service peut être le client lui-même, en la personne du dirigeant
(l’exemple actuel du coaching peut être cité) ou l’organisation, dans l’ensemble de
ses dimensions (pour procéder à une analyse ou une transformation). Evidemment,
dans ce type de services, ce qui prime ce n’est pas la relation avec le système de
production du client mais la relation de service en elle-même.
19
Il nous a semblé que dans le programme dirigé par le CEFORALP, ces entreprises
étaient plus préoccupées par la maîtrise de la valeur du service proposé au client, et
de ce fait ont axé leurs efforts sur des éléments de conception au plus juste.
Dans les services, la satisfaction est difficile à anticiper. Le client définit
généralement un niveau d’utilité minimale couvert par le service et affiche une
disponibilité à payer. L’offreur de service pourra essayer de faire apprécier ex-ante
au client la satisfaction future qu’il aura à utiliser son service pour augmenter cette
disponibilité, mais il reste que ce dernier n’en sera certain que lors de la
consommation effective du service.
Ce problème est connu sous le nom de sélection adverse. Si les conditions de
prestations ne sont pas suffisamment claires, le client se méfiera d’une entreprise
qui maintient son offre face à sa disponibilité à payer. C’est à priori que l’entreprise
retire un bénéfice, et donc que la valeur du service est inférieure au prix. Une baisse
du prix va éliminer quelques offreurs mais ceux qui restent pourront toujours être
suspectés et ainsi de suite. Le marché devient inefficace par manque de
transparence, et parce que seule la consommation du service permet de l’apprécier
avec certitude.
Dans ce cas, ce n’est pas tant la maîtrise des processus qui importe que la
conception de l’offre. A quoi servirait l’optimisation de la "production" d’un
service qui n’est pas correctement positionné sur son marché ? Un certain nombre
d’entreprises ont d’ailleurs corrigé leurs plans d’action dans le programme Lean
Services. Ceux-ci étaient trop étroitement associés à la description des processus,
la gestion des temps passés etc… Chemin faisant, ces entreprises ont rediscuté les
plans d’action pour leur donner une dimension de Lean conception.
La sélection adverse a pour conséquence naturelle de tirer la prestation vers le bas
et de précariser une part croissante des personnels. Des entreprises tentent alors
une réaction stratégique inverse. En quelque sorte, on va promettre tellement au
client qu’il ne pourra refuser. Et là on est confronté à un problème d’externalité
positive qui bénéficie aux consommateurs. Le client en a plus que pour le prix qu’il
paye ce qui, dans une démarche rationnelle, ne l’amènera pourtant pas à réviser son
prix. C’est le dilemme récurrent de la valeur d’échange et de la valeur d’usage
particulièrement problématique dans les services.
Une entreprise de communication dans le programme Lean Services avait comme
souci principal un excès de valeur offerte à ses clients, qui lui posait des problèmes
importants de rentabilité. Le chiffre d’affaires était en croissance, mais cela ne
conduisait en rien à une capitalisation minimale des prestations imaginées par les
chargés d’affaires. On tombe ici dans le travers mis en évidence par les auteurs de
"Made in Japan". On en fait trop pour le client. La raison est aussi liée à la conquête
de parts de marché. On craint de perdre des clients parce que l’on a des difficultés à
identifier la limite de leur disponibilité à payer et que l’on veut échapper à la logique
de la sélection adverse.
Une des voies pour échapper à ces dysfonctionnements est de convaincre le client
par des prestations sans ambiguïté, ce qui renvoie à la notion de "concept aminci".
20
Il ne s’agit pas en tant que tel d’éliminer les tâches sans valeur ajoutée, mais des
options superflues qui complexifient certes le processus de délivrance mais
également l’acte d’achat lui-même dans des marchés qui ont la caractéristique de ne
pas être complets. Ces options ne doivent pas être sécrétées par le quotidien mais
être pensées pour être ajoutées au service principal, et seulement si elles sont
payées par le client. Il s’agit d’une conception modulaire qui a fait partie des
programmes de recherche de compétitivité dans les industries de haute technologie
depuis quelques années déjà, par exemple dans le spatial satellitaire.
Si l’on envisage au premier degré la mise en place de méthodes Lean dans la
conception, cela signifierait que l’entreprise est capable de repérer un processus
systématique d’innovation, pour ensuite éliminer les tâches de conception et les
développements superflus.
Les entreprises de service du programme CEFORALP ont 30 personnes en
moyenne et correspondent plutôt à un régime entrepreneurial qui présente des
caractéristiques d’innovation spécifiques. Parmi celles-ci on va trouver une forte
personnalisation de l’innovation, une démarche de découverte par essai-erreur, des
périodes de gestations longues de l’innovation, de nombreuses réorientations,
l’entrée de nouveaux concurrents qui vont changer la donne concurrentielle. Autant
de caractères assez peu compatibles avec une approche routinière de l’innovation.
En effet, la démarche Lean en tant que telle correspond à une routinisation de
l’innovation propre au régime traditionnel des industries en maturité. Il y a une mise
sous contrôle, une systématisation du processus d’innovation par des entreprises
qui parviennent à contrôler le marché. Une application en l’état des principes Lean
reviendrait à compromettre la capacité d’innovation de nombreuses PME de
service.
Les entreprises que nous avons côtoyées dans le programme du CEFORALP n’ont
pas à proprement parler d’équipe de R&D. Pour reprendre la typologie de Gallouj et
Gallouj (1996) il s’agit essentiellement d’activités individuelles informelles qui
font que "l’espace de production des innovations" est diffus. De la sorte,
l’innovation peut émerger en tout point de l’organisation et l’innovation est souvent
ad hoc. Cela conduit souvent à ne reconnaître le caractère innovant d’une initiative
qu’ex post, lorsque l’on a terminé de la développer avec le client. A priori, ce type
d’innovation est difficile à programmer.
On aurait une confusion entre ces deux régimes technologiques, pour reprendre la
terminologie évolutionniste en économie.
Alors que Schumpeter voyait ces régimes se succéder dans l’évolution d’une
industrie, Nelson et Winter (1982) ont montré qu’ils pouvaient concerner au même
moment des entreprises différentes. Mais là, il s’agit de proposer que les deux
régimes puissent être concomitants dans la même entreprise. On sait que la
tendance dans les grandes organisations est de créer des zones d’intrapreneuriat,
qui peuvent conduire à la création d’isolats. Proposer l’inverse est inédit. On
21
considère que les entreprises qui sont encore de nature entrepreneuriale doivent
augmenter le niveau de systématisation de leur fonctionnement.
La Lean conception conduirait à notre sens à orienter les PME de service vers de la
conception par recombinaison. Il s’agit de la recombinaison de ressources jusque là
indépendantes dans l’organisation ou accessibles hors de l’organisation et que l’on
assemble comme dans une "nouvelle grammaire". C’est à notre sens le moyen de
conduire les firmes entrepreneuriales à une systématisation de leurs processus
d’innovation. Dans l’esprit des travaux de Koestler mais aussi de Usher, Leonard et
Sensiper (1998) exposent que l’essentiel des innovations actuelles sont le produit
d’un processus de synthèse créatrice qui consiste à assembler des talents, des
ressources et des modes de pensée qui jusque là n’étaient pas associés. Le
processus d’innovation est décrit comme composé de forces de divergence et de
convergence, c’est à dire de périodes de créativité, individuelle ou collective et de
périodes où l’on cherche à concrétiser, à valoriser les efforts précédents. La vision
traditionnelle serait que le début d’un processus d’innovation est divergent (on
cherche une variation au processus en cours) et la fin est convergente (afin de
réussir la mise sur le marché). Or, dans leurs travaux Leonard et Sensiper (ibid.)
proposent une vision fractale du processus où, dans chaque étape du processus
d’innovation, il est nécessaire de créer de la divergence puis de la convergence,
chacun devant faire des efforts de créativité et de réalisme.
L’une des caractéristiques essentielles de ces services péri-productifs ou
informationnels est qu’ils sont fondés sur une relation avec le client d’une grande
intensité qui fait souvent parler de relation de co-production. Ici, il s’agit plus
précisément d’une relation de co-conception fondée sur ce que l’on qualifie de
"coupling process" entre les idées et les marchés. Il ne s’agit pas qu’un seul client
aide l’entreprise à développer une innovation, mais qu’un ensemble de relations
amènent graduellement l’entreprise à repenser son offre. De fait, cette coconception, par la nature des boucles de rétroaction qu’elle met en œuvre nous
renvoie au "chain linked model" développé par Kline et Rosenberg (1986). On a
bien dans ce modèle une alternance de divergences et de convergences, ces
dernières étant suscitées par les boucles de rétroaction. La spécificité est qu’il
existe rarement un bureau de développement qui pilote la chaîne centrale de
l’innovation. Celle–ci est plutôt pilotée dans les PME que nous avons rencontrées
soit par les dirigeants, soit par ce que Schön a appelé un champion de l’innovation.
Tout repose alors sur la capacité de ces non professionnels de l’innovation à
maîtriser ce processus complexe. Et c’est sans doute là l’un des enjeux de la Lean
conception pour les PME de service péri-productif. Il s’agit de routiniser davantage
les processus et les décisions liés à l’innovation afin d’éviter que chaque projet se
traduise par une offre qui ne tienne pas compte des fondamentaux acquis par
l’entreprise et qui permettraient d’abaisser son point de découplage.
22
Pour reprendre l’exemple de l’entreprise de communication, un certain nombre de
contacts avec ses clients lui ont montré que lors de périodes décisives comme des
fusions, des crises d’identité ou une crise de croissance il était nécessaire qu’ils
fassent le point sur les compétences foncières maîtrisées par l’organisation. La
démarche de l’entreprise a alors été de convaincre certains client d’anticiper ces
besoins et de préparer avec elle le recensement de ces savoirs au travers de
produits fondés sur les NTIC, et notamment des synergiciels. Ces synergiciels,
pour reprendre un terme de de Rosnay, sont des logiciels interactifs consacrés au
développement des connaissances. C’est bien le caractère interactif qui les rend si
puissant à transmettre plus que l’explicite, en permettant par exemple de reproduire
des expériences. La démarche de développement est fortement cohérente avec la
Lean conception, dans la mesure où les premiers clients ont été utilisés comme
"sparing partner" afin d’ajuster la solution (il ne s’agit pas d’un simple "produit"), et
que des boucles ont été délibérément organisées entre les équipes de
développement, les équipes sur le terrain et les concepteurs de l’architecture
d’ensemble. Enfin, la prestation est fondamentalement basée sur les compétences
foncières de l’entreprise qui ont cependant été assemblées différemment. On a
inversé un nombre important de relations et remis en cause des modes de
"recettage" avec le client. Il reste que la démarche est innovante et qu’à terme
l’entreprise aura acquis une nouvelle compétence que l’on peut ici qualifier
d’architecturale.
Conclusion
Le programme Lean services que nous avons eu l'occasion d'analyser a
incontestablement favorisé le renouvellement des problématiques d'amélioration de
la compétitivité dans les PME de services et la structuration d'un champ d'actions
collectives. Cependant, plusieurs insuffisances du dispositif ont pu être identifiées.
Tout d'abord, les pilotes du programme ont probablement trop fait confiance à la
capacité d'auto-organisation, sur la base des éléments repris et adaptés de
l'expérience Lean production. Il s'avère indispensable de mieux cerner les
spécificités du tertiaire, en particulier pour améliorer la pertinence des formations
dispensées.
L'évolution des trajectoires de changement, pour sa part, ne semble pas totalement
contrôlé. Les consultants ont eu des difficultés à préciser les étapes futures de la
démarche Lean alors que les dirigeants de PME expriment un fort besoin de
maîtrise du changement.
La dernière limite importante identifiée concerne la mise en place d'un système de
co-conception et de co-animation de plans d'action par les dirigeants et pilotes,
d'un côté, et par les consultants, de l'autre côté. La séparation des rôles est restée
assez forte, ce qui a pu freiner les transferts de connaissances.
Si la pertinence du ohnisme et du Lean management a été attestée par les
performances de l'industrie japonaise puis de l'industrie occidentale, qui l'adoptent
23
de plus en plus comme modèle organisationnel et managérial, le recours à de tels
principes dans les activités tertiaires s'avère encore embryonnaire et soulève
plusieurs questions.
L'arrière scène et ses activités, au moins partiellement standardisables, peuvent
bénéficier des acquis et des méthodes de la production au plus juste ; en revanche,
l'avant-scène et les relations de services nécessitent une réflexion spécifique sur la
co-prestation et ses exigences en termes de compétences, d'autonomie et de
réactivité pour le personnel en contact.
Dans les services para-productifs, où un engagement sur les résultats est
envisageable, une organisation allégée s'appuie sur une standardisation des
méthodes et une analyse de la valeur du concept de service. En ce qui concerne les
services péri-productifs, il reste à identifier des dispositifs de gestion capables de
favoriser une co-conception au plus juste de l'offre de services.
Le dernier point, qui, à notre avis, mérite approfondissement, est celui de
l'articulation entre le régime "minceur", d'une part, les exigences de flexibilité
stratégique et d'innovation, d'autre part.
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