La crise, une affaire de valeur(s)
"Pour ou contre l'austérité? Faut-il réduire la dette, le coût du travail?"... Ces questions
simplistes sont utiles pour entretenir les affrontements médiatiques mais absolument pas pour
répondre à la crise, relancer l'économie européenne et l'emploi. Les « bonnes » questions
restent tabous : presque personne n’ose à la radio, la TV, remettre en cause nos pratiques
d’organisation et de management farouchement défendues par des élites que nos prestigieuses
grandes écoles continuent à formater. On s’obstine à ignorer qu’en Occident et
particulièrement en France, nous gérons plutôt stupidement les intelligences disponibles, nous
dépensons mal les crédits et les ressources matérielles (de moins en moins) disponibles ; nous
entretenons un gachis insupportable dans le contexte actuel. Il y a trois décennies déjà, Hervé
Sérieyx expliquait que Toyota réussissait à tailler des croupières à Detroit parce qu’il avait
refusé l’organisation taylorienne et ne traitait pas ses ouvriers comme des robots. Des dizaines
d’experts américains, européens, du syndicaliste italien Bruno Trentin aux Français Alain
d’Iribarne, Yann Algan et Pierre Cahuc, François Dupuy, Pierre-Yves Gomez, Thomas
Philippon, la liste n’est pas exhaustive,
répétent dans le désert ces évidences : les
organisations rentables dans la durée doivent leur succès économique durable à des choix
internes, pas au contexte. Elles créent plus de valeur parce qu’elles mobilisent mieux les
talents et la volonté de tous leurs employés, à tous les niveaux ; pour cela, elles donnent du
sens au travail de chacun, en respectant la dignité et les légitimes attentes de toutes les parties
prenantes internes et externes, pas seulement celles des actionnaires. Des hommes d’industrie,
Francis Mer, Jean-François Zobrist, pour ne citer qu’eux, corroborent ces conclusions
illustrées au quotidien par le fonctionnement d’entreprises très diverses. Elles vont de la
coopérative espagnole Irizar à la société familiale française Favi, aux américains Costco,
concurrent de Wal Mart, et SAS Institute, l’informaticien dont le propriétaire refuse d’entrer
en Bourse.
Pourquoi ces évidences sont-elles ignorées par les Etats, alors que leur prise en compte
réduirait de 30% les dépenses de l’administration selon une estimation d’Hervé Sérieyx ? On
aurait évité les coûteux désatres des Alcatel et autres Thomson, les plans sociaux, c’est-à-dire
associaux, de nombre de grands groupes, les destructions constantes d’emplois et de talents ?
Pour des raisons de vision et de valeurs. La vision froide, rationalisante mais erronée, imposée
par les néo-libéraux, occulte une donnée essentielle : si les coûts sont objectifs, la valeur
produite est subjective. Un produit, un service ne créent de valeur économique que si
l’utilisateur visé considère, d’après ses critères personnels, qu’ils lui apportent un avantage
personnel. Or l’organisation jacobine, pyramidale, le management par le mépris, où les chefs
n’écoutent ni subordonnés, ni clients, rend incapable les dirigeants d’imaginer ce que désirent
des personnes différentes d’eux. C’est contre-productif à terme, mais on continue, pour deux
raisons, l’une subjective, nombre de dirigeants sacrifiant tout à leur ego, l’autre très
matérialiste : la valse des PDG, rémunérés selon la valeur des actions, incite à gérer le court
terme, à flatter la Bourse au lieu d’étayer l’avenir de l’entreprise à long terme par des
investissements réduisant les résultats immédiats.
Sommes-nous obligés de continuer ainsi ? Absolument pas si nous trouvons le courage de
rompre avec le paradigme néo-libéral et si nous honorons des valeurs impliquant une vision
de long terme et la recherche du bien-public. Cette option éthique et mentale dicte un principe
simple : les organisations publiques et privées doivent créer de la valeur non seulement pour
quelques intérêts particuliers mais pour l’ensemble des parties prenantes, Société y comprise.
La malédiction du paradigme spécieux, Futuribles n° 394. Mai 2013, pp. 104-107.