Préface : Un siècle après le Cours de Saussure : la Linguistique en question Philippe Blanchet, Louis-Jean Calvet et Didier de Robillard Rennes et Marseille, Aix-en-Provence et Bizerte, Tours et Curepipe Une visite dans une librairie française, pour un acheteur potentiel d’ouvrages de linguistique, se transforme vite aujourd’hui en recherche passionnante. Il faut d’abord trouver le rayon « Linguistique » : existe-til encore ? A-t-il été « annexé » par une discipline voisine (anthropologie, communication, cognitique…) ? Sa taille réduite le rendelle encore visible à l’œil nu ? À côté, l’opulence des rayons « Histoire », « Sociologie », « Psychologie » fait envie et suscite des interrogations : mais qu’est-il donc arrivé à ce qui fut un jour nommé en France « science pilote des sciences humaines » ? Récemment encore, la revue Sciences Humaines (n°167, janvier 2006), consacrait un article à « La linguistique en voie de dispersion ? ». Faisant écho à l’ouvrage collectif Mais que font les linguistes ? (L’Harmattan, 2003) où « l’Association des Sciences du Langage […] s’inquiète de la marginalisation progressive de sa discipline », cette revue écrivait : « […] la linguistique scientifique connaît une baisse sensible de sa cote d’amour. Elle est jugée rebutante, prisonnière d’un vocabulaire scientifique opaque et rébarbatif, destiné aux seuls spécialistes » (p.45), et, dans la mutation actuelle de l’université française, peine à répondre clairement à la question : quels débouchés professionnels pour vos étudiants ? On a longtemps tenté de répondre à cette crise existentielle et donc à cette désaffection, en termes toujours plus compliqués de méthodologie, de concepts, de théories, voire d’objet ou de scientificité, présentés comme relevant d’un niveau d’exigence peu compatible avec une certaine popularité. Et si ce cercle était vicieux ? Et si la crise était plus grave ? Et si elle pouvait/devait se poser en termes d’épistémologie, c’est-à-dire notamment en pointant les limites idéologiques et le statut ambigu des connaissances ainsi produites ? Si on la posait en termes de constructions théoriques et institutionnelles de la « discipline » au regard des enjeux scientifiques et sociaux, avec lesquels devrait-elle être en prise ? Ce projet a pris forme lors de discussions entre P. Blanchet, L.-J. Calvet et D. de Robillard, en marge d’un colloque qui se tenait, en septembre 2005, à Moncton (Acadie)1, et à la suite des idées lancées lors de deux journées d’études organisées à Rennes en 2003 2. Il est une étape dans un parcours de réflexion et d’action scientifique, pédagogique, institutionnelle, sociale. L’expérience vécue des chercheurs, dans leurs parcours scientifiques et professionnels comme dans leurs vies personnelles, nous semble en effet constituer un élément important de compréhension de leurs démarches, même si elle ne donne pas nécessairement le même sens à tous les parcours : il est des linguistes baignés de pluralité linguistique qui focalisent néanmoins leur attention sur une recherche d’homogénéité linguistique… Mais, parce que nous avons la conviction que les connaissances scientifiques ne sont indépendantes ni des individus qui les construisent, ni des contextes sociaux (au sens large) qui les stimulent et sur lesquels elles permettent d’agir, parce que nous avons la conviction qu’aucun discours n’est omniscient et qu’il doit toujours être situé par rapport au point de vue duquel il est tenu, il nous a semblé indispensable de contextualiser et d’historiciser le processus d’élaboration de ce volume et de son contenu. On verra mieux en nous lisant pourquoi c’est là, à nos yeux, une exigence de cohérence et d’éthique intellectuelle. Nous avons des biographies scientifiques (et, bien sûr, des biographies tout court) différentes. Philippe Blanchet, né à Marseille dans une famille plurilingue ayant des origines italiennes, élevé dans ce plurilinguisme et donc locuteur notamment du provençal, a d’abord fait des études d’anglais au cours desquelles il a été formé à la linguistique générative. Convaincu de l’incapacité de ce formalisme à rendre compte de la diversité linguistique vécue et de ses perspectives sociales, il a d’abord trouvé un peu d’oxygène en linguistique historique, en dialectologie et dans la 1 Le lieu n’est pas indifférent : quand on aura lu plus bas nos esquisses sociobiographiques, on comprendra que ce lieu de lutte socio-linguistique nous a sans doute rappelé des contextes sociolinguistiques autres, et extrêmement prégnants pour nous. 2 Blanchet P., Robillard D. (de), dir., 2003, « Langues, contacts, complexité. Perspectives théoriques en sociolinguistique », Cahiers de Sociolinguistique n°8, Rennes, Presses Universitaires de Rennes. linguistique fonctionnelle d’André Martinet. Diverses autres expériences linguistiques (Afrique, Maghreb, Bretagne) ainsi que ses recherches et leurs implications sociales l’ont, dès sa thèse sur les contacts de langues en Provence (1986), amené à dépasser ces sources pour entrer de plus en plus franchement dans une approche sociolinguistique. Ses travaux sur les langues régionales, sur les variations du français et sur la didactique des langues, ont confirmé à ses yeux la pertinence de cette option. Il a notamment développé son parcours et ses propositions scientifiques d’une (socio)linguistique de la complexité dans La linguistique de terrain (Pur, 2000). Louis-Jean Calvet, né en Tunisie, y a côtoyé le plurilinguisme colonial. Arrivé en France à l’âge de 18 ans, il a commencé des études scientifiques (voulant préparer l’école de géologie de Nancy) puis a bifurqué vers les Lettres, à Nice, et s’est ensuite inscrit « par hasard » à la Sorbonne en linguistique. Formé par André Martinet, Henriette Walter et Denise François il a vite pris ses distances avec la linguistique fonctionnelle et s’est dirigé entre autres vers les terrains des colonialismes linguistiques, des argots, de la chanson française, des villes africaines, des politiques linguistiques, en contribuant ainsi à l’affirmation d’une approche sociolinguistique. Il en est venu à proposer, dans Pour une écologie des langues du monde (Plon, 1999) et dans Essais de linguistique (Plon, 2004), une approche globale des faits de langues et des théories linguistiques, en termes d’analogique et de digital, pour tenter de mettre fin à la division entre « linguistique » et « sociolinguistique ». Didier de Robillard, né à l’île Maurice, locuteur du créole, du français et de l’anglais, a aussi connu les turbulences de la fin de la colonisation en vivant de près la décolonisation de l’île à partir de 1968, ce qui a posé nombre de problèmes d’ordre linguistique, politique et socio-ethnique. Après une thèse sur les questions de politique linguistique faite à Aix-Marseille I, dans un laboratoire fortement imprégné de créolistique, il enseigne deux ans dans cette université puis à la Réunion, enfin à Tours. Préoccupé par les problèmes de politique linguistique, de créolistique et de francophonie, ses rapports avec trois traditions linguistiques différentes (tradition française, fortement métalinguistique, tradition anglaise faiblement métalinguistique, tradition créole de diversité et de souplesse) lui donnent sans doute très tôt un regard diversifié sur les différentes approches de « la » linguistique. Il développe une première fois une réflexion de ce type dans le premier numéro de Marges Linguistiques, poursuit ici, et bientôt dans un ouvrage à paraître : Perspectives alterlinguistiques. Il a notamment proposé d’introduire les théories du chaos en sciences du langage, et fait ici le lien de ces théories avec l’historicité, l’altérité et la réflexivité. Trois parcours différents, donc, qui ont des points communs et qui ont convergé, depuis quelques années, sans doute parce que nous nous sommes rendus compte, en nous lisant et en discutant, que nous avions la même insatisfaction profonde face à ce que Calvet appelle la linguistique de l’ordre, Blanchet la structurolinguistique et Robillard la technolinguistique, si c’est pour considérer que ce serait « la » linguistique, ou qu’il s’agirait du noyau de cette « la-linguistique ». C’est d’abord par le biais de la Francophonie puis de la créolistique que Calvet et Robillard ont « interagi ». Blanchet et Calvet ont commencé à collaborer lorsque le premier a quitté Paris pour Aix-en-Provence où il a lancé des enquêtes sur le terrain marseillais. Robillard et Blanchet se sont rencontrés au colloque de Tours en 2001, autour d’une thématique qui était France, pays de contacts de langues. Celle-ci a favorisé, outre des thèmes de recherches convergents (politiques linguistiques, hétérogénéité linguistique), des discussions autour du désert français sur le plan des altérités linguistiques et sur les enjeux épistémologiques, institutionnels et idéologiques de cette question. La convergence manifeste entre nos trois textes et nos trois approches n’implique donc pas une totale identité de vue (le lecteur s’en rendra compte aisément) mais cependant un point de vue largement partagé entre nous sur la limitation extrême que se sont données la plupart des linguistiques, s’arrogeant le droit de décider ce qu’il fallait décrire et de trancher sur ses délimitations, en essayant de faire prendre leurs constructions pour la réalité, oubliant les acteurs principaux des phénomènes linguistiques : les locuteurs et leurs fonctionnements sociaux. Nous avons donc proposé un numéro à Marges Linguistiques sans savoir très précisément au départ ce que nous allions y mettre et selon quelles modalités. Nous avons travaillé séparément à partir d’une orientation commune intensément discutée. Nous ne nous sommes lus qu’en fin de parcours : nous avons alors introduit dans nos textes respectifs quelques renvois à ceux des deux autres pour y manifester nos accords et nos complémentarités, ainsi que pour intégrer les remarques des deux autres contributeurs à la relecture. Cette démarche a pour objectif de faciliter le parcours des lecteurs entre les articles, de signifier la part d’unité du volume, sans pour autant masquer, ni même estomper, sa part d’hétérogénéité à laquelle nous tenons. On trouvera donc, ici ou là, soit des recouvrements — mais souvent sous des terminologies et des modalités d’exposition différentes — soit à l’inverse des spécificités de contenus propres à chaque auteur qui dessinent une pluralité de pistes fondées sur des bases partagées et non une doctrine univoque. Car nous ne parlons pas d’une seule voix, concernant « la » linguistique qu’il convient de développer, et cela est tant mieux. Mais nos désaccords sont mineurs en regard de l’analyse commune que nous portons sur les structuro-ordo-techno-linguistiques et sur les enjeux des connaissances à développer sur les phénomènes linguistiques. Nous avons en tout cas un projet commun, et plus ancien que l’élaboration de ce numéro, celui d’inciter au débat sur des choses que l’on tente d’imposer comme des évidences. Nous avons des interrogations communes sur les fonctions sociales de la linguistique, sur notre rôle d’enseignants et de chercheurs, sur ce que nous devons enseigner à nos étudiants, en bref sur notre responsabilité sociale et éthique. Nous avons des interrogations communes sur des « parties » de « la » linguistique qu’on présente en général comme des « bases » de cet « objet » (et de son étude)3 que les linguistes appellent « la langue » et dont nous ne sommes pas sûrs du tout qu’elles s’imposent en elles-mêmes et pour elles-mêmes (outre les notions ici mises entre guillemets, on s’interroge par exemple dans ce numéro sur les projets de recherche en phonologie, en syntaxe…). Une science sereine, qui ne doute pas de son utilité sociale, est ouverte à la discussion, y compris et surtout de ses notions centrales : société pour les sociologues, identité pour les ethnologues, etc. On peut même considérer que l’essentiel du travail collectif effectué au sein d’une discipline vise, par des moyens divers, à s’interroger sur ces piliers notionnels. Chez les linguistes, des notions telles que langue, 3 La confusion entre, par exemple, la phonologie ou la syntaxe comme phénomènes linguistiques (supposés inscrits dans la langue) et comme outils issus d’une construction scientifique, est à cet égard très révélatrice. locuteur, corpus, signe, linguiste sont rarement discutées, ce qui, à notre sens est un symptôme de mauvaise santé épistémologique. On a un peu l’impression que le cœur de la linguistique n’est pas son utilité sociale, des problématiques riches, qui permettent une certaine souplesse sur d’autres plans, et qui permettent de faire évoluer la discipline avec son temps, mais que certaines notions, anciennement implantées en linguistique, constituent l’essentiel de ce qui reste aux linguistes, si bien qu’ils font des schibboleths. « Tu te rends compte, il considère que les langues sont des représentations. Mais ce n’est pas un linguiste, hein ? ». Ainsi par exemple, plutôt que d’accepter sans question et sans vague une apparente répartition complémentaire et hiérarchisée de « sous-disciplines » linguistiques dans un champ « consensuel », plutôt que d’accepter cette diglossie scientifique et institutionnelle et l’idéologie qui la sous-tend, nous croyons plus pertinent, de proposer d’autres analyses des configurations épistémologiques des différentes linguistiques. Nous avons donc tenté d’exposer tout cela dans ce numéro qui est en fait, à nos yeux, une tentative d’ouvrir vraiment le débat (sous la forme de ce qu’on appellerait en anglais des WH questions : où en sommes nous ? Quel est l’état de notre science ? Que faire ? Etc.) au lieu de continuer à scier la branche sur laquelle nous sommes assis… Inch’allah, comme on dit en arabe, si bondjé vlé comme on dit en créole mauricien, macàri ! comme on dit en provençal marseillais. Ces formules ont surtout pour nous la fonction symbolique de regarder vers l’avenir en revendiquant nos points de départ, marqués par l’hétérogénéité linguistique et la détermination à l’assumer jusque dans notre métier plutôt que de la masquer, en soulignant, une fois de plus, que les socio-biographies des chercheurs, de tous les chercheurs y compris de ceux qui croient à la neutralité objective de leurs recherches et de leurs discours, ne sont jamais étrangères à leur épistémologie (et réciproquement), ce qui peut expliquer partiellement nos postures apparemment jusqu’ici « marginales »… parmi les linguistes, peut-être plus en France qu’ailleurs. Les lecteurs nous diront la suite.