blanchet CAS n°1

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Quels « linguistes » parlent de quoi, à qui, quand, comment et
pourquoi ?
Pour un débat épistémologique sur l’étude des phénomènes
linguistiques1
Philippe Blanchet
CREDILIF-ERELLIF (EA 3207)
Université Rennes 2 Haute Bretagne
[email protected]
Résumé
Ce texte propose une analyse des enjeux épistémologiques de la crise
existentielle actuelle des sciences du langage, du point de vue de
sociolinguistiques perçues comme dominées dans ce champ par
l’hégémonie des structurolinguistiques. Constatant les émergences
sociohistoriques parallèles de ces grands courants théoriques, il
propose une autre configuration du champ scientifique et institutionnel
des sciences du langage n’impliquant ni action/réaction, ni notions de
marges ou de noyau dur, ni notions de recherche fondamentale ou
appliquée. Il s’agit alors de poser une question radicale : « mais de quoi
parlent les linguistes ? » et de soulever, en utilisant l’exemple de la
phonologie, le paradoxe épistémologique de ces structurolinguistiques
qui appliquent une démarche « asociale » à un objet « social ».
Analysant ensuite les structurolinguistiques comme des produits
historiques de leur contexte idéologique et intellectuel, il présente
comme un renouvellement épistémologique l’adoption d’une
épistémologie de la complexité en sciences du langage. Il en illustre la
portée heuristique avec l’exemple de la conceptualisation des « unités
multiplexes sociolinguistiques ». Le choix concomitant d’un paradigme
interprétatif amène à mettre l’accent sur la notion, parfois surexploitée,
de « représentation » et, dès lors, à affirmer plus avant la pertinence de
1
Ce texte a été rédigé grâce à des interactions régulières et stimulantes avec LouisJean Calvet et Didier de Robillard que je tiens à remercier ici. Cette rédaction a été
parallèle à la lecture de la thèse de Valentin Feussi (Une construction du français à
Douala – Cameroun, Tours, 2006, dir., D. de Robillard) et a largement bénéficié des
stimulations provoquées par ces travaux théoriques et de terrain. Que Valentin Feussi
en soit doublement remercié.
1
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
ce concept dans un cadre profondément constructiviste. Ce qui le pose
comme principe épistémologique fondamental dans une alternative aux
sciences positives et quantitatives. Les conséquences scientifiques et
sociales de cette reconstruction de la linguistique sont exemplifiées dans
l’enseignement des langues et les politiques linguistiques, par les
concepts de « compétence plurilingue » et d’« individuation
sociolinguistique ».
1. Le dominé comme révélateur : enjeux épistémologiques
d’une crise existentielle pour les sciences du langage
Depuis bientôt un demi-siècle que s’est affirmé clairement un
courant
(socio)linguistique
alternatif
à
un
courant
(structuro)linguistique 2
d’abord
structuraliste
(d’inspiration
saussurienne) puis générativiste (et nombre de ses avatars cognitivistes
plus récents 3), cette autre façon alternative de penser et de concrétiser les
sciences du langage n’a eu de cesse de se poser en s’opposant. La
plupart des ouvrages de présentation ou d’introduction à « la »4
sociolinguistique, sinon tous 5, et la plupart des thèses en ce domaine,
sinon toutes, commencent par une attaque en règle contre « la »
linguistique dite « interne, structuro-générative, etc. », afin de justifier la
pertinence, voire l’existence même, de l’approche choisie. Cette
question a occupé beaucoup des textes et débats portant sur des
Perspectives théoriques en sociolinguistique et publiés dans Blanchet et
Robillard, 2003. Face à la « crise de la linguistique », les sociolinguistes
ont développé une insatisfaction, y compris à cause de la réception
insuffisante des réponses qu’ils y proposaient, insatisfaction qui semble
les avoir conduits à une sorte de « crise existentielle » qui révèle une
2
Pour la commodité de l’exposé, je distinguerai les sociolinguistiques et les
structurolinguistiques, faute de mieux (voir les termes alternatifs proposés ici même
par D. de Robillard), en maintenant des pluriels qui englobent des variantes diverses
réunies sous chaque intitulé.
3
Mais pas tous, ou en tout cas pas au même degré, cf. François, 2004.
4
Le singulier insiste à raison sur les principes communs mais évite, à tort, les
variantes de mise en œuvre de ces principes.
5
Il n’y a guère que l’école de Montpellier (R. Lafont, H. Boyer) qui accepte la
dichotomie saussurienne Langue/parole et qui situe la sociolinguistique comme une
linguistique de la parole en quelque sorte complémentaire de la linguistique de la
Langue (Lafont, 1983, 11-13 ; Boyer, 1996, 5-6).
2
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
crise épistémologique touchant l’ensemble du champ des sciences du
langage. J’ai moi-même en partie sacrifié à ce rituel d’individuation, au
moins en soulignant l’ensemble de ces discours (Blanchet, 2000, 80 et
suiv.), car la perspective plus franchement épistémologique de ma
Linguistique de terrain justifiait probablement la nécessité accrue - on se
rattrape comme on peut - d’une telle démarche (même motivation chez
Calvet 2004, 102-136 à propos de Chomsky). Ces modalités sociales et
sociopolitiques de construction des pratiques et des institutions
scientifiques me semblent devoir être rappelées, néanmoins, puisque je
crois qu’il n’y a pas de science neutre indépendante de son contexte.
1.1. Structurolinguistiques et sociolinguistiques : des émergences
sociohistoriques parallèles
Cette argumentation est souvent présentée en termes historiques,
comme une émergence issue des limites mêmes, rapidement rencontrées,
des structurolinguistiques issues du cours de F. de Saussure. Comme
dans certaines sciences à dominante hypothético-déductive, où l’on tente
d’expliquer certains phénomènes par la « théorie Machin » ou la
« théorie des bidules », et où l’on élabore de nouvelles théories quand
l’explication par Machin ou les Bidules ne fonctionnent pas, on aurait
élaboré une théorie sociolinguistique pour expliquer ce qu’une théorie
structurolinguistique peine à expliquer.
Sur le plan strictement chronologique, c’est sans doute une erreur
d’appréciation. Comme plusieurs d’entre nous l’ont montré, de
Marcellesi et Gardin (1974) à Calvet (1993) et moi-même (2000), ces
variantes ethno-socio en linguistique (qu’en première approximation je
qualifierai
d’approche
« contextualisante,
historicisante
et
complexifiante des phénomènes langagiers », les LICH de D. de
Robillard ici-même), se sont développées de façon parallèle aux
structurolinguistiques d’inspiration saussurienne (les LSDH de D. de
Robillard et les OLNI de L.-J. Calvet ici-même) au moins depuis le
XIX ème siècle, via les comparatistes, philologues, dialectologues… puis
avec Meillet, Labov, etc. (je ne reviens pas sur cette filiation
intellectuelle désormais connue). Certains vont même jusqu’à dire que
« la » linguistique saussurienne et ses suites constituent une parenthèse à
refermer entre les approches historicisantes du XIXème et le renouveau
sociopragmatique de la fin du XXème. Il est vrai que les linguistiques de
3
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
cette obédience ont connu une expansion exponentielle dans les années
1950-70, au point de devenir hégémoniques et que l’on a pu se
demander si « le vingtième siècle a été le siècle de Saussure » (Chevalier
et Encrevé, 2006). Ce serait oublier, néanmoins, la profondeur des
racines historiques de l’approche logicienne des « langues » qui fonde
épistémologiquement les structurolinguistiques et qui remonte à Platon
via les grammaires traditionnelles (cf. infra et D. de Robillard icimême). L’affaire est plus complexe qu’une simple dichotomie. Et les
sociolinguistiques partagent, du reste, quelques sources communes
exploitées de façon différente (la philologie comparée, par exemple, où
les « contextualistes » ont vu avant tout l’importance d’une inscription
socio-historique des fonctionnements linguistiques pour les interpréter et
où les « structuralistes » ont vu avant tout des régularités de formes et
d’évolutions linguistiques pour les classifier, cf. infra). On retrouvera
tout au long de leurs histoires globalement parallèles (et rarement
orthogonales), des croisements de ce type qui donneront lieu à de
nouvelles divergences :
-par exemple avec la linguistique fonctionnelle de Martinet, que
L.-J. Calvet - qui en est issu - range du côté du structuralisme (Calvet,
1993, 19 ; 2003, 18 et 2004, 184) et que je vois moi-même - qui l’ai
découverte comme une alternative salvatrice au générativisme que
j’avais subi dans ma formation d’angliciste - avant tout comme une
remise en question fondamentale du structuro-générativisme « dur »
(Blanchet, 2000, 51 et 2002), plutôt suivi en cela par D. de Robillard
(2003) ;
-par exemple avec la « pragmatique du langage ordinaire » (théorie
des actes de langages) également intégrée en sémantique formelle et
cognitive (cf. Moeschler et Auchlin, 1997 ; Victorri, 2004, 97) et en
sociolinguistique interactionnelle (Gumperz, 1989 ; Blanchet, 1995),
mais de façon divergente.
L’explication par les limites explicatives de certaines théories ne
semble pas plus convaincante (d’autant qu’elle implique la vision
chronologique invalidée ci-dessus). Les sociolinguistiques sont
clairement affichées comme construisant radicalement d’autres
« objets » (ou plutôt différents phénomènes) et non comme proposant
d’autres explications aux problèmes descriptifs/explicatifs des
4
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
structurolinguistiques quant à leurs objets : on est bien dans des sciences
du langage hétérogènes et pas seulement hétéroclites, pour reprendre la
formulation de L.-J. Calvet ici même (on ne contribue pas à la
confection du même plat, on élabore des menus différents, pour
poursuivre sur sa métaphore de la cuisine).
1.2. Ni marges ni noyau dur : une autre configuration du champ
scientifique et institutionnel
En revanche, sur le plan des relations symboliques, sur le « marché
scientifique » pour le dire façon Bourdieu, cette vision en successivité
s’explique probablement par une relation de type dominant/dominé
profondément intégrée chez de nombreux sociolinguistes et qui renvoie
à une satellisation caractéristique des processus de minoration 6, c’est-àdire à une relation centre/périphérie (cf. infra). Ceci tient à deux raisons
principales, je crois. D’une part, au fait que, à l’évidence, c’est la
variante que je qualifierai en première approximation d’approche
« réifiante, réductrice et mécaniste » de la linguistique (les LSDH) qui a,
au cours du XXème siècle, été hégémonique (imposant ses modèles et
occupant dès lors l’essentiel de l’espace institutionnel et discursif) ;
d’autre part, au fait que, étudiant des phénomènes langagiers définis
comme des « pratiques sociales hétérogènes et ouvertes »7, concentrés
sur la variabilité de ces phénomènes observés sur le terrain via une
empathie ethnographique, les sociolinguistes se sont surtout consacrés à
des pratiques, à des locuteurs, à des groupes sociaux et à des situations
souvent majoritaires en nombre mais hors des normes sociopolitiques
hégémoniques, notamment académiques et linguistiques (usages
linguistiques réputés « déviants », locaux, de groupes sociaux minorisés,
« exotiques », etc.). Cela les a conduits à adopter ou à renforcer en eux
(puisqu’ils sont souvent issus des groupes linguistiques et praticiens des
variétés qu’ils étudient) la posture du dominé 8. Il y aurait beaucoup à
6
Sur ce point voir Marcellesi, 2003 et Blanchet, 2005, ainsi que, sous une autre
terminologie, à Calvet, 1999 (modèle gravitationnel).
7
Soit l’inverse du « système homogène et clos » de Saussure et de ses suites.
8
J’avoue d’ailleurs me trouver dans cette situation et m’amuser de ma propre tendance
- au moins elle est consciente ! - à opter dans de nombreuses alternatives pour les
positions minoritaires quantitativement/qualitativement : avoir un ordinateur Apple,
habiter à la campagne, adhérer à un syndicat non majoritaire, ne presque pas regarder la
télévision, écrire des poèmes en provençal, apprendre l’haoussa et l’arabe maghrébin,
5
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
apprendre à ce sujet de l’histoire de vie des chercheurs (cf. notre texte
commun de présentation ici même). En l’occurrence, pour des
sociolinguistes, voir par exemple Blanchet, 2000, 15-25 ; Heller, 2002 ;
et l’entretien initial dans Marcellesi et al., 2003.
En ce qui concerne la première raison, il faut bien reconnaitre
qu’un certain nombre de pratiques institutionnelles et scientifiques lui
donne du grain à moudre. J’ai déjà mis en évidence (Blanchet, 2003,
290) que les sociolinguistiques sont incomprises dans de nombreux
ouvrages même récents ou récemment revus de présentation de « la
linguistique » (Mounin, 1995, 302 ; Reboul et Moeschler, 1998 ;
Rajendra, 1996) 9, ignorées (Moeschler et Auchlin, 1997 ; Garric, 2001 ;
etc.) ou écartées comme constituant une « discipline voisine de la
linguistique » (Moeschler et Reboul, 1994, 33-34). Si l’on en croit
Paveau et Sarfati (2003), il n’y pas de théorie sociolinguistique (ou alors
elle est négligeable ?), ou encore elle ne relève pas de « la linguistique »,
puisqu’aucune allusion n’y est faite dans leur ouvrage malgré son titre.
Même l’article nuancé et informé de F. Neveu dans son dictionnaire
(2004) reste sibyllin : tout en ayant un « objet d’étude » spécifique (« la
langue du point de vue de sa mise en œuvre par les locuteurs dans un
contexte social »)10, la sociolinguistique est présentée comme « un
domaine des sciences du langage qui peut être défini […] comme une
discipline qui prend pour objet… etc. »11.
D’autres éléments y concourent. Ainsi, dans un bilan sur un corpus
de sujets de thèses en « linguistique française » en Algérie, un collègue
notait en 2003 que la plupart porte sur des questions sociolinguistiques
et didactiques, et que le noyau dur (je cite) de la linguistique y est peu
représenté. Cette représentation d’une linguistique dont le « noyau dur »
avoir été prof de français car angliciste et militant des pédagogies actives dans
l’éducation nationale, faire de la sociolinguistique du provençal (entre autres) sur un
poste de sciences du langage dans un département de Lettres d’une université de
Bretagne…
9
On connait, dans la même série, la célèbre phrase de Chomsky où il déclarait
« l’existence d’une discipline nommée ‘sociolinguistique’ reste pour moi chose
obscure » (Chomsky, 1977).
10
Formulation discutable d’un point de vue sociolinguistique puisqu’elle présuppose
la préexistence de la langue à sa « mise en œuvre » (réminiscence de la Langue
actualisée en parole ?).
11
Soulignements de P. B.
6
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
(le centre) serait constitué par la syntaxe, éventuellement par la
phonologie et la sémantique, et dont les marges molles (la périphérie)
seraient constituées par des sous-disciplines, comme « la sociolinguistique » (avec trait d’union assignant une double appartenance suspecte) ou la didactique, reste très répandue 12. Il est à ce titre
significatif que la liste des mots-clés utilisés pour désigner les disciplines
par la Direction Scientifique et Pédagogique n°6 (« sciences humaines et
humanités ») du ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur
français, propose syntaxe à côté de linguistique (ce qui pourrait être
interprété comme une exclusion mais qui révèle plus probablement en
l’occurrence une attention particulière). Récemment encore, la revue
grand public Sciences Humaines (n°167, janvier 2006), consacrait un
article à « La linguistique en voie de dispersion ? ». Faisant écho à
l’ouvrage collectif Mais que font les linguistes ? (L’Harmattan, 2003) où
« l’Association des Sciences du Langage […] s’inquiète de la
marginalisation progressive de sa discipline », cette revue écrivait :
« […] la linguistique scientifique connaît une baisse sensible de sa cote
d’amour. Elle est jugée rebutante, prisonnière d’un vocabulaire
scientifique opaque et rébarbatif, destiné aux seuls spécialistes » (p. 45) ;
L.-J. Calvet rappelle ici même que Meillet le disait déjà de Saussure
en… 1916 13. Et pourtant cet ouvrage de 2003 présente quelques
domaines plutôt « applicatifs » ou, en tout cas, reliés à des
préoccupations actuelles (dictionnaires, français parlé…). Ça aurait donc
pu être pire : il y a bien de quoi s’inquiéter.
Les effets négatifs de l’image de ce « noyau dur », hégémonique,
abstrait et déconnecté du monde14, semblent toutefois ne pas avoir été
clairement identifiés par une partie de notre communauté scientifique.
Ainsi, un jeune docteur, ayant soutenu une thèse brillante en
sociolinguistique, s’est vu refuser par la commission « sciences du
12
Alors même que le terme sociolinguistique est affirmé massivement et depuis les
débuts de son utilisation comme désignant un courant théorique et non un sous-secteur
d’une linguistique qui, supposée mâtinée de sociologie, se préoccuperait des « usages
des codes » en laissant l’analyse des codes à la linguistique-tout-court (cf. supra et
nous y revenon s largement dans ce volume).
13
Dans la même veine, parmi les motivations du ministère pour supprimer les licences
de sciences du langage dans les universités, F. Neveu cite « une prétendue technicité
théorisante de la discipline » (dans le livret REEL, p.5, cf. infra).
14
Une boutade courante chez les sociolinguistes consiste à dire qu’on y étudie des
langues que personne ne parle effectivement (en faisant croire qu’elles existent).
7
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
langage » du Conseil National des Universités françaises la qualification
aux fonctions de maitre de conférences (et donc l’accès à un poste
universitaire), au motif qu’il ne faisait pas (je cite le rapport) « de la
linguistique de base »…15 (cf. aussi ici-même le témoignage de D. de
Robillard sur des commissions de recrutement en sciences du langage
dans les universités françaises). Des « linguistes tout court », porteurs du
mouvement Sauvons les sciences du langage 16 avaient pourtant affirmé
en cette même année 2004 qu’aucun ostracisme ne portait (désormais ?)
contre les recherches en sociolinguistique et en didactique des langues,
suite à une lettre ouverte que des universitaires concernés par ces deux
derniers domaines avaient publiée pour appeler à une vision plurielle des
sciences du langage en France. Rien ne changeant vraiment, un groupe
de chercheurs en didactique des langues en est venu à lancer, en 2006,
une motion demandant le changement d’intitulé de la section « sciences
du langage » (dont le pluriel devrait pourtant signifier l’ouverture17) en
« sciences du langage et didactique des langues »… C’est à se demander
si, au-delà d’une réaction teintée de corporatisme, Sauvons les Sciences
du Langage a vraiment pris la mesure de la crise et si les
structurolinguistes dominants se sont vraiment ouverts à d’autres
linguistiques possibles et attestées.
Du mouvement Sauvons les sciences du langage est née,
d’ailleurs, l’initiative méritoire de collègues de l’université d’Orléans de
proposer et de faire circuler en juin 2006 un Référentiel Européen
d’Enseignement de la Linguistique (dont l’acronyme REEL n’est hélas
pas des plus heureux en termes épistémologiques, j’y reviendrai). Tout
en soulignant dans leur courrier d’accompagnement que « les débats
internes à la communauté concern[ai]ent plutôt la liste des matières à
enseigner et leur distribution dans le parcours de formation », nos
collègues n’en écrivent pas moins dans la partie introductive du livret
15
Grâce à d’autres rapporteurs, il a obtenu sa qualification l’année suivante : comme
quoi il n’y a pas consensus.
16
Mouvement né pour réagir contre la volonté du ministère de supprimer les licences
de sciences du langage en 2004 à l’occasion du passage au système européen LMD.
17
Il est vrai que l’intitulé complet de la 7e section du CNU est ambigu : Sciences du
Langage : linguistique et phonétique générale pourrait aussi signifier que les SDL sont
constituées par la linguistique et la phonétique générale (on se demande au passage ce
que peut bien être une phonétique générale : de l’acoustique ?). Il est grand temps de
finir de franchir le pas et de supprimer cet appendice pseudo-explicatif qui reflète
surtout l’inertie d’intitulés anciens.
8
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
que « La linguistique […] ne fait pas l’objet d’un consensus en ce qui
concerne les contenus en dehors de la phonologie, de la morphosyntaxe, du lexique (et encore) et de la sémantique […] » (p. 11)18 . Ce
choix est concrétisé par le programme de formation proposé, où les
fondamentaux (appelés « ossature ») sont consacrés dans cet ordre sur
les trois années de licence à : « introduction à la linguistique, syntaxe
(sur 2 semestres), phonétique, langues anciennes (on se demande bien
pourquoi, réminiscences traditionalistes ou contraintes locales ?),
phonologie, sémantique » et enfin au dernier semestre à « histoire et
épistémologie de la linguistique ». Un seul module est consacré en
« différenciation » (optionnelle ?) à « sociolinguistique », parmi
« acquisition du langage, lexicologie, orthophonie, didacticiels… ».
Revoilà donc ce noyau dur avancé ici comme consensuel (alors
même que le texte ajoute juste après qu’il n’y a pas consensus non plus
sur « l’ordre d’introduction des matières fondamentales […], la
terminologie et les choix théoriques… »). Il y aurait donc une priorité
consensuelle accordée, en amont ou au-delà de toute théorie, à la
« langue » envisagée comme un code/un système/une structure
phonologique, morpho-syntaxique, lexico-sémantique (cette linguistique
que L.-J. Calvet appelle « consonne-voyelle » et que D. de Robillard
appelle « technolinguistique »). Il y aurait ainsi une linguistique « sûre
de son objet et de ses méthodes » (présentation, p. 10) 19.
Or, ce n’est pas le cas : ni cette conception de ce que sont les
phénomènes langagiers des humains, ni surtout cette priorité, ne sont
partagés par une théorie sociolinguistique (entre autres). Et on ne peut
pas dire que les sociolinguistes ne l’aient pas clairement affiché : dès
1976 dans sa traduction française et plus tôt encore dans la version
originale, Labov affirmait : « Les sujets considérés relèvent du domaine
ordinairement appelé ‘linguistique générale’ : phonologie, morphologie,
syntaxe et sémantique […]. S'il n'était pas nécessaire de marquer le
contraste entre ce travail et l'étude du langage hors de tout contexte
18
Soulignement de P. B.
Alors qu’il y a des contradictions et des contestations aussi légitimes que fortes au
sein du champ : qu’on pense au rejet total de la méthode de l’introspection, usuelle
dans certaines approches internes, par l’ensemble des approches « de terrain » (cf.
Martinet, 1989, 20 ou Labov, 1976, 277) et au rejet des méthodes hypothéticodéductives (que L.-J. Calvet appelle ici avec ironie le « principe de cafétéria ») par les
approches ethnographiques.
19
9
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
social, je dirais volontiers qu'il s'agit là tout simplement de linguistique »
(1976, 257-258). Dans son célèbre « Que sais-je ? », L.-J. Calvet
enfonçait le clou (1993, 124) : « il n'y a plus lieu de distinguer entre
sociolinguistique et linguistique […]. Et la sociolinguistique ne peut à
son tour se définir que comme la linguistique […]. Mais la linguistique 1
[structuralisme et générativisme] n'aurait alors plus aucune raison d'être,
sauf à la considérer comme la partie de la sociolinguistique qui décrirait
le fonctionnement interne des langues. Et il n'est pas sûr qu'une telle
abstraction (fonctionnement interne de la langue et des langues, sans
prise en compte de leur réalité sociale) soit même acceptable ». D’un
point de vue sociolinguistique, on aurait donc plutôt commencé ces
enseignements par « histoire et épistémologie de la linguistique » (pour
contextualiser et relativiser les connaissances scientifiques), bien sûr
aussi par « sociolinguistique[s] », et il y aurait eu, en outre, des
enseignements de didactique des langues, de politique linguistique,
d’analyse
sociopragmatique
des
discours,
de
sémiotique,
d’anthropologie culturelle, de sciences de l’éducation, d’épistémologie
des sciences… Et si l’on devait poser un ordre de priorité, on placerait
en premier (comme « noyau », mais une telle configuration n’est pas
judicieuse) les pratiques sociales hétérogènes, chaotiques et complexes,
et en second plan l’image réductrice présentée en termes d’organisation
régulière (tendancielle ou légaliste) qu’en donnent les descriptions
linguistiques internes (les technolinguistiques dont parle D. de
Robillard).
On peut s’interroger d’ailleurs sur la légitimité épistémologique et
sur la pertinence pédagogique, d’une part de cette idée d’un « noyau
dur » a-théorique prétendu consensuel, d’autre part sur le manque d’une
« normalisation scientifique » (lettre d’accompagnement), d’une
homogénéité « de nature à donner à notre discipline la visibilité qu’elle
mérite » (avant-propos de F. Neveu, 2004, 5). Si l’enseignement
universitaire est bel et bien défini par sa scientificité, par le fait qu’il est
réalisé par des chercheurs (pour ma part j’y tiens), alors il faut aussi
former les étudiants à une méthode scientifique (au sens d’E. Morin) :
celle du doute, de la nuance et de la relativité de résultats en formes
d’hypothèses toujours renouvelées, celle du renoncement à la Vérité
unique et définitive, celle donc de l’hétérogénéité des théories, des
méthodes, des configurations disciplinaires, celle de la modestie et de la
contingence des connaissances, celle du refus de la simplisterie et celle
10
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
de la recherche complexifiante et humaniste20 de sens. Je pense en fait
qu’une science « mûre », une science suffisamment « sécure » est une
science qui s’interroge sur ses concepts, les met en débat, et ne les
verrouille pas dans un processus insécure de crispation identitaire (?),
dont l’une des modalités tient en la croyance en une méthodologie
prescriptive et une théorie générale protégée par des critères fermés de
scientificité (Feyerabend, 1979). Faute de quoi, on se situe hors d’une
pensée scientifique (au sens large du terme) et/ou dans une démarche
d’hégémonie, même inconsciente… La physique, la chimie, les
mathématiques ou la psychologie, qui ne semblent pas souffrir d’un
manque de reconnaissance et de visibilité, ne présentent pas - loin s’en
faut - des corps de certitudes homogènes, des consensus théoriques, ni
des méthodes universelles. Mes collègues géographes me disent
régulièrement qu’entre géographes sociaux et géographes-tout-court, il y
a un désaccord profond sur la définition même de la géographie et mes
collègues psychologues me disent qu’entre un cognitiviste et un
lacanien, il n’y a « rien en commun »… La pluralité et la remise en
question profonde de l’identité même des disciplines (y compris en
sciences dites « dures » ou « exactes ») n’est pas une exception
handicapante : elle est constitutive de l’activité scientifique elle-même
dans sa réflexivité. Là encore, la contextualisation historicisée de
l’activité scientifique, sa relativisation par la souplesse et l’éthique,
équilibrée par une réflexivité tentant d’assumer honnêtement la
subjectivité (Latour, 2001 ; Feyerabend, 1979 et 1988 ; Morin, 19772004), nous poussent à voir dans les débats qui nous occupent ici bien
davantage que le « simple » dépassement d’une théorie par une autre :
un recadrage épistémologique.
Par conséquent, la démarche sociolinguistique marginalisée met en
lumière de vastes et profonds enjeux épistémologiques : il s’agit de
poser le problème autrement qu’en termes de noyau/périphérie, y
compris parce qu’il n’y a pas de noyau « dur », en tout cas qui le soit de
façon définitive et universelle.
2. Question d’ontologie : mais de quoi parlent les linguistes ?
20
C’est-à-dire inscrite dans une éthique complexe visant un « bien penser » dont la
finalité serait la dignité et le bien être de la personne humaine (Morin, 2004).
11
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
Si l’on en croit le descriptif publié par la 7e section du CNU, les
spécialistes de sciences du langage (faut-il encore les appeler
linguistes ?) se reconnaissent dans les mots-clés langues « que celles-ci
soient appréhendées à travers leurs systèmes, leurs usages, leur
appropriation et leur transmission » et langage (au singulier). Cela parait
clair, et pourtant…
2.1. Un paradoxe : à objet « social », démarche « asociale » ?
Et pourtant on y retrouve la distinction langue/langage proposée
par Saussure (pas claire d’ailleurs, aux usages multiples et variés, voir la
critique de L.-J. Calvet ici même), ce qui présuppose là encore un
consensus qui n’existe pas sur une conceptualisation fondatrice et sur un
« père (ou un texte) fondateur ». Nombreux sont les « linguistes »
(gardons ce terme englobant, commode pour l’instant) qui ne se
retrouvent ni dans cette terminologie conceptuelle ni dans une filiation
saussurienne. Martinet, qui n’est pas des moindres, outre son rejet de la
dichotomie Langue/parole21 (Martinet, 1989, 20) se disait linguiste des
langues et ne voyait pas ce que pouvait être une science du langage qui
aurait prétendu subsumer la diversité des langues (Martinet 1973). On
sait à quel point cette dichotomie est liée à son contexte francophone,
mal adaptable par exemple en anglais. Dans ma Linguistique de terrain,
je propose un emploi différent de langue et langage : « Est langage tout
système de signes, donc symbolique, impliqués dans des échanges
communicationnels. Parmi les différents langages auxquels l'être humain
à accès, il y a la langue, système ouvert de signes verbaux à double
organisation défini ci-dessus […] » (Blanchet, 2000, 109)22.
Reste langue(s). Longtemps, la question « mais au fait qu’est-ce
qu’une langue ? » a été une boutade jetée comme une bouteille à l’encre
dans les débats des colloques de linguistes. Signe de plus qu’il n’y a ni
définition claire ni accord sur ce que serait cet « objet » central de la
linguistique/des sciences du langage. En fait, langue (souvent au
singulier, ce qui occulte une partie du problème définitoire : la
21
Dont la dichotomie chomskyenne « compétence/performance » n’est qu’un avatar,
du point de vue des sociolinguistes.
22
J’aurais mieux fait d’écrire « de la langue ». Comme on le voit, il ne s’agit pas de
nier qu’il y ait dans les pratiques linguistiques des tendances à une organisation
systémique, mais de relativiser la part « système » dans les pratiques.
12
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
distinction entre langues différentes), est restée globalement, même avec
et après Saussure, une notion pré-scientifique, empruntée aux usages
« ordinaires », vaguement parée d’un habillage technolectal.
Depuis quelques années, un réel effort de théorisation a été réalisé
pour questionner ce terme, l’ériger éventuellement en concept
scientifique. Cet effort a été nécessaire en sociolinguistique par une
remise en cause radicale : à partir de l’observation de pratiques
linguistiques sur le terrain, massivement « plurilingue » (mais ce terme
ici abusif impliquerait déjà qu’on sache ce que sont les langues, et
différentes les unes des autres), on s’est aperçu que dans beaucoup de
situations, la notion n’était ni spontanée chez les acteurs sociaux, ni
appropriée pour rendre compte de leurs pratiques (et, évidemment, j’y
reviendrai, de leurs représentations). Ainsi par exemple Canut (2000, 88
s’appuyant sur Juillard, 2000) : « Entreprendre une enquête en
demandant ‘quelle est ta langue première ?’, ‘quelles sont les langues
que tu parles’, empêche de cerner la complexité des pratiques
langagières car les locuteurs sont eux-mêmes pris dans le flux des
concepts de l’enquêteur : qu’est-ce qu’une langue ? »23. Les enjeux sont
vifs pour la compréhension des situations, la mise en place de politiques
linguistiques, pour le développement des « compétences plurilingues »,
globalement pour la gestion de la pluralité/de l’altérité linguistique dans
les sociétés et chez les individus. On en est arrivé à contester même qu’il
existe, au niveau des fonctionnements sociaux effectifs, des objets
identifiables qui seraient des langues. D’où le recours à une terminologie
alternative : répertoire verbal, ressources langagières, pluralité
linguistique, etc., chez des sociolinguistes et notamment des
sociodidacticiens, comme Lüdi et Py, Billiez, Heller, Coste, Castellotti,
Moore, etc., et bien sûr Robillard, et Calvet (dont le sous-titre de
l’ouvrage de 2004 résume le débat : La langue est-elle une invention des
linguistes ?). Je n’entre pas ici dans le détail, ces travaux étant connus et
ces pratiques scientifiques bien documentées (L.-J. Calvet en rapporte ici
même un certain nombre d’exemples à Maurice - via D. de Robillard - ,
23
Une observation moins « exotique » : pour la plupart des locuteurs en France dite
« d’Oïl », parler « français » ou « patois » est une « façon de parler » et non un choix
entre des entités distinctes discontinues, un peu comme en milieu créolophone
(Auzanneau, 1998 ; Blanchet et Walter, 1999). Lors d’un repas de famille en LoireAtlantique, une personne m’entend parler provençal (pour moi c’est une langue
distincte !) à ma fille et me demande « vous lui parlez comment ? » (et non pas « vous
lui parlez quoi ? »)…
13
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
au Soudan - via C. Miller -, en « media lengua » - via Muysken, en
« sabir », en Tunisie, au Manitoba, etc., et reformule la question en
termes d’impossibilité de « compter les langues ».
Ces efforts ont notamment amené certains d’entre nous (par
exemple Blanchet, 1992, 2000, 2003, 2004 ; Eloy, 1997) à revisiter
l’histoire des linguistiques et les positions/les pratiques de nombreux
linguistes, notamment des chercheurs qui ont fait référence et qui ont
dessiné les grandes orientations de la discipline (Martinet, Weinreich,
Jakobson, Labov, Chomsky, Mackey…). Ce qui a permis de mettre en
lumière l’extrême prudence et la grande incertitude sur la possibilité
d’une définition « linguistique » (interne) et une forte convergence sur la
plausibilité d’une définition sociolinguistique (externe) du concept (pour
une synthèse, des références et des citations, voir notamment Blanchet,
2004 ; Eloy, 2004). On voit là tout le paradoxe : langue(s) est avancé
comme étant l’objet central d’une science (la linguistique)/de sciences
(du langage) qui ne peuvent l’établir comme concept théorique qu’à
condition d’accepter en leur sein, dans leur champ, de façon « centrale »
ou en tout cas primordiale, une approche que, jusque-là, elles rejettent
dans des marges réputées floues et interdisciplinaires, voire hors de leur
champ (selon Moeschler et Reboul, 1994, 33-34). Ce paradoxe est, à
mon sens, bien exemplifié par ces deux déclarations concomitantes de
Chomsky (1977, 74) :
-« La notion de langue n’est pas une notion linguistique. Qu’est-ce
que le chinois ? […]. Ce sont des raisons politiques qui définissent le
chinois. Théoriquement, rien ne permet d’affirmer que le chinois est une
langue […]. Et pourtant personne ne dit que l’italien et le français sont
une même langue […]. Chacun d’entre nous parle un certain nombre de
ces systèmes [idéalisés] en les mélangeant […]. Parce que notre
expérience est différente, nos mélanges de systèmes sont différents ».
-« L’existence d’une discipline nommée ‘sociolinguistique’ reste pour
moi chose obscure ».
Or, l’objectif d’une recherche sociolinguistique est d’étudier,
précisément, ce que parle effectivement chacun d’entre nous, les
« mélanges » et catégorisations réalisés, les rapports entre expérience et
pratiques/représentations linguistiques (pourquoi « personne ne dit que
l’italien et le français sont une même langue », quoique…), comment
14
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
tout cela fonctionne, etc. Même si Chomsky a paradoxalement raison - et
probablement sans le savoir24 - de dire que la sociolinguistique n’est pas
une discipline : c’est, en fait, une autre linguistique fondée sur une autre
épistémologie.
De ce paradoxe sur la définition de « l’objet » (je dirais plutôt du
« champ » ou « du point de vue », puisque de mon point de vue
épistémologique, il n’y a pas d’« objet ») découle toute l’ambigüité et
ses
conséquences
institutionnelles
dégagées
supra :
les
structurolinguistes étudient dans leurs bureaux avec des méthodes
hypothético-déductives logiques les mécanismes internes des « objets »
virtuels qu’ils inventent (du plus virtuel, les langues-systèmes idéales
obéissant à des lois, au moins virtuel, les langues moins bien stabilisées
issues de corpus) ; les sociolinguistes « externes » étudient sur le terrain
avec des méthodes ethnosociographiques les significations et les
tendances de phénomènes linguistiques chaotiques et complexes qu’ils
observent (les pratiques-représentations contextualisées, à des niveaux
de zoom divers) 25.
2.2. Ni fondamental ni appliqué : il y a des enjeux théoriques sur le
terrain et réciproquement
Du coup, on a pu être tenté de sauvegarder la configuration du
champ en termes de recherche fondamentale ou appliquée, la première
correspondant à la variante « noyau dur » et la deuxième à la marge
« socialisée ». En ceci, on imite en « sciences de l’Homme » ou
« sciences humaines et sociales » les configurations et la terminologie
institutionnelles des sciences dites « de la Nature », « dures » ou
« exactes » (comme ont tendance à le faire certains structurolinguistes y
compris sur le plan épistémologique)26 . Une sorte d’accord de Yalta
24
Mais Chomsky n’est pas à un paradoxe près, comme le montre très bien Calvet,
2004, 102 -136.
25
Encore une fois : ce qui ne les empêche pas d’en abstraire, mais de façon secondaire
et relativisée, des « modèles réduits » de langues construits dans des dictionnaires,
grammaires, concours, enseignements et autres manuels ; j’ai moi-même fabriqué un
certain nombre de dictionnaires, méthodes, sujets de concours, etc.
26
Voir par exemple la position d’O. Soutet (1995 : 178) citant J.-C. Milner : « Comme
le souligne avec force J.-C. Milner, si les mots ont un sens, parler de science du
langage, en l'espèce proposer une théorie authentiquement scientifique de la langue
15
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
serait alors à l’œuvre : les structurolinguistes font de la théorie, les
sociolinguistes et autres didacticiens font du terrain et de l’application.
Une telle représentation de la répartition des tâches est probablement
sous-jacente à l’esprit de D. Marley lorsqu’il se concentre, à propos de
l’ouvrage Langues, contacts, complexité. Perspectives théoriques en
sociolinguistique (Blanchet et Robillard, 2003), sur « […] sociolinguistic
concepts, looking at how useful they have been in the past and how they
can be adapted for better use » et conclut : « I found some of the other
sections less interesting […] because they were highly theoretical […]
far removed from reality » (Marley, 2005, 424). En clair, on n’est pas
censé faire de la théorie en sociolinguistique car/et une théorie ne peut
être suffisamment proche de la « réalité »…
Je pense qu’une telle analyse ne tient pas. Premièrement la
répartition fondamentale/appliquée en sciences « dures » n’y est pas
universellement admise, d’autant qu’elle sert surtout à masquer
pudiquement une distinction économique : est aussi « fondamental » ce
qui n’est pas directement industrialisable/commercialisable ou qui
réussit à échapper à ces contraintes. Deuxièmement parce que son
transfert en sciences humaines et sociales pose davantage de problèmes
encore : une recherche non applicable en SHS n’est pas forcément une
recherche uniquement théorique, par exemple, dans notre domaine une
monographie dialectale, ou ailleurs l’étude des rimes chez un dramaturge
grec ancien… Troisièmement parce que la notion d’application est
souvent perçue en SHS comme un « placage » forcé de théories
inadaptées (on préfère parler d’implication pour prendre en compte les
acteurs sociaux, ce qui est moins souvent le cas quand on applique de
nouvelles contraintes physiques à des molécules). Quatrièmement parce
qu’il reste à déterminer le trajet de la relation théorie-application (qui
applique quoi ? les sociolinguistes appliquent les théories sur les terrains
ou les structurolinguistes appliquent les « données du terrain » dans leurs
constructions théoriques ?). Et enfin parce que ce qui se passe en
sciences du langage contredit, à mon sens, cette classification : nombres
de constructions théoriques sont motivées en linguistique par des espoirs
d’issue « appliquée » (la grammaire générative est née de l’espoir de
présuppose que, dans de tels emplois, les mots science et scientifique soient entendus
dans leur sens strict, celui qu'ils ont quand on parle de sciences de la nature ou de
sciences exactes », d’où découle un discours récurrent de certains linguistes
« internes » prétendant faire « de la vraie science » en méprisant ouvertement les
travaux des sociolinguistes.
16
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
générer des messages et des traductions sur ordinateur selon un
encodage et des arborescences logico-mathématiques, - l’outil ayant
apparemment imposé ses fonctionnements à l’élaboration théorique) et,
en sens inverse, nombre de recherches de terrain ont abouti à des
reconfigurations théoriques, telles celles que propose la
sociolinguistique.
2.3. Un exemple : implications épistémologiques en phonologie et en
théorie du signe
Posons donc le problème autrement et prenons un exemple
significatif : celui de la phonologie, apparemment admise comme faisant
partie du « noyau dur », et souvent citée en exemple de scientificité en
linguistique. C’est ce qui impressionnera tant Levi-Strauss, cité par L.-J.
Calvet ici-même, ainsi que les structurolinguistes : « La linguistique
fonctionnelle et structurale d’aujourd’hui [en 1967] représente
l’extension à l’ensemble de la discipline des points de vue et des
méthodes dégagées par la phonologie » a même écrit Martinet (1967,
67)27 . D’une part, il n’y a pas consensus sur le concept de phonème, les
méthodes d’analyses, la distinction phonétique/phonologie. Les
fonctionnalistes considèrent que « la phonologie générative est de la
phonétique » (je l’ai souvent entendu dire dans les colloques de
linguistique fonctionnelle). D’autre part, même en restant dans les écoles
issues du cercle de Prague, notamment en linguistique fonctionnelle (que
je considère pourtant être pour partie sociolinguistique28 ), comment
établit-on le statut du phonème ? Par sa fonction distinctive hors
contexte repérée grâce à des paires minimales (y compris dans des
langues que le structurolinguiste ne parle pas !). Et de là on déduit que
les phonèmes (unités abstraites) constituent les matériaux de base grâce
auxquels se met en place la mécanique linguistique : avec les phonèmes,
on fait des morphèmes/monèmes, avec lesquels on fait des syntagmes,
avec lesquels on fait des énoncés, avec lesquels on fait des discours, et
donc du sens en communicant. Je caricature un peu car si Martinet a pris
la peine d’appeler les phonèmes des unités de « 2e articulation » (et non
de « 1ère »), c’est bien parce qu’il était conscient de construire son
27
Sur la place de la phonologie dans le développement de la linguistique structurale,
voir aussi Bergounioux, 2003.
28
Ce que Martinet disait lui-même (cf. Martinet, 1990).
17
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
analyse à partir des discours et non l’inverse.
Mais peu importe ici, la conclusion revient au même : sans
phonème, pas de sens en langues (et la même priorité est accordée au
code par toutes les théories structurolinguistiques, évidemment pour la
syntaxe29, et de façon encore plus accentuée que dans le fonctionnalisme
qui reste nuancé). Le problème, c’est que, en contexte, il y a beaucoup
moins d’ambigüités de sens que ne le laisse supposer cette théorie.
D’abord parce qu’il est bien rare qu’on énonce des paires minimales
dans la vie ordinaire. Ensuite parce que si vous dites à la boulangère :
« donnez-moi un paon svp » ou « je voudrais une bavette bien cuite »,
elle ne s’en rendra même pas compte et votre acte de parole produira les
mêmes effets que si vous aviez réalisé l’opposition supposée distinctive
entre pain et paon, baguette et bavette. Pourquoi cela ? Parce que la
signification n’est pas dans les unités linguistiques, même pas dans les
messages, mais dans l’activation d’un contexte social (sauf en situations
technolinguistiques hypercontrôlées, comme le montre D. de Robillard
ici-même)… C’est donc une toute autre théorie, sociopragmatique, des
fonctionnements linguistiques et de la communication qui est mobilisée
(dont j’ai proposé une modélisation dans Blanchet, 2000, 101 ; cf. aussi
la « théorie de l’éponge » de D. de Robillard ici-même). Dès lors, quel
rôle attribuer à la phonologie ? Il existe bien sûr des cas où des énoncés
en contexte sont désambigüisés partiellement grâce à une opposition
phonologique. Et il faut bien du son pour produire ces déclencheurs
d’interprétations du contexte que constituent les messages verbaux.
Concédons-lui donc un rôle secondaire et presque trop évident de ce
point de vue, comme l’a également pointé Calvet (2004, 189-191). En
même temps, les variations phoniques30 jouent un autre rôle, important
et largement étudié par les sociolinguistes : celui de marqueurs socioidentitaires, ce qui situe la question phonétique/phonologique de manière
différente dans le champ. Les sociolinguistes auraient donc tort (et
certains l’ont eu) d’abandonner la « description » (sous réserve d’un
terme plus approprié, cf. infra) et « de laisser le phonème ou la théorie
29
Avec les classifications péremptoires des « langues » en SVO, VSO, etc., comme si
en « français » les énoncés effectifs étaient toujours ou massivement organisés en
SVO…
30
Je n’imagine plus qu’on puisse supposer un système unique à une seule et même
langue : « la diversité qui vient d’être exposée fait douter que l’on puisse établir le
système phonologique d’une langue. Il existe plusieurs systèmes phonologiques au sein
d’une même langue » (Builles, 1998, 209).
18
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
du signe de côté » (Calvet, ici même), ce qui justifierait implicitement un
Yalta irrecevable : car de fait il n’y a plus ni noyau dur, ni marges
périphériques…
Autre question fondamentale, sur laquelle je ne m’étendrai pas
puisqu’elle est traitée ici par L.-J. Calvet (voir aussi Calvet, 2004, 137 et
suiv.) : quelle théorie du signe ? Les structurolinguistiques s’appuient
sur la théorie saussurienne du signe binaire et clos « signifiant/signifié ».
Mais les sociolinguistes, qui ont la conviction que les phénomènes
linguistiques sont des phénomènes ouverts en interaction constante avec
leur environnement, produits par les pratiques et les représentations
sociales qu’ils produisent à leur tour (en une hélice complexe), ont
évidemment besoin d’une théorie du signe qui inclut le lien avec le
monde social, c’est-à-dire avec ce qu’on appelle dans les théories
ternaires du signe, le « référent » (sur la base de la théorie d’Ogden et
Richards, cf. Blanchet, 2000, 112), ce terme n’étant pas le plus adapté
car il pourrait laisser présupposer que le signe « réfère » à un monde
préexistant alors qu’il le fait exister. Cette question ontologique est
fondamentale et traverse l’ensemble du champ des sciences du
langage/des langues. Au fond, c’est également cette question
ontologique que renvoient les sociolinguistes aux structurolinguistes :
« mais de quoi parlez-vous ? A qui et pourquoi ? ». Manifestement, pas
de la même chose… Le choix méthodologique fondamental du terrain
confirme plus concrètement encore cette divergence ontologique, car
c’est bien à ce niveau radical que le problème doit être posé (Auroux,
1996, 313 et 1998a, 89).
3. Les structurolinguistiques, produits historiques de leur
contexte idéologique et intellectuel
S’il n’y pas une seule grande façon de produire des connaissances
en sciences du langage, qui serait l’ensemble structurolinguistique issu
de Saussure et de ses suites diverses et variées, alors ce qui détermine cet
ensemble n’est pas universel mais contingent, relatif à un contexte sociohistorique (histoire des idées, situations sociopolitiques, idéologies, etc.,
comme l’ont montré avec force Latour, 2001, ou Feyerabend,1988).
« Mais qu’est-ce qui a bien pu pousser ces linguistes à imaginer
d’étudier dans leurs bureaux avec des méthodes hypothético-déductives
les mécanismes internes supposés logiques d’un « objet » virtuel qu’ils
19
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
ont inventé et nommé Langue ? » peut-on se demander.
Il me semble que certains éléments, parmi d’autres, permettent de
comprendre cette démarche, probablement inconsciente et non
questionnée, car évidente et indiscutable dans le contexte d’élaboration
des structurolinguistiques : d’une part, le mythe de la monogenèse et tout
ce qui en découle, notamment la sacralisation de l’homogénéité, la
pensée arborescente, la construction monolingualisée des États-nations,
et, d’autre part, la confusion rationalité/langage-langue issue du
« logos » platonicien et la survalorisation de la rationalité binaire logicomathématique qui en découle et qui inonde la pensée occidentale jusqu’à
l’élaboration des « sciences modernes » dites « dures » ou « exactes »
(les termes ne sont pas neutres) en passant par Aristote, et, notamment
en France, Descartes.
Affirmer l’historicité d’une science, c’est penser que son avenir
n’est pas définitivement prédéterminé et donc qu’il doit être construit en
conscience : c’est tout l’enjeu de la proposition que nous faisons dans ce
volume.
3.1. Effets d’une idéologie monogénétiste « en arbre »
L.-J. Calvet, dans ses Essais de linguistique (2004), a consacré un
chapitre à mettre sérieusement en doute l’hypothèse selon laquelle la
diversité linguistique actuelle pourrait être déconstruite pour remonter à
une hypothétique et unique langue « mère ». Il montre que cette
démarche est liée à une idéologie créationniste, c’est-à-dire religieuse,
celle qui prend au pied de la lettre le texte de la Bible ou qui se
reformule en « théorie » de l’intelligent design (cf. aussi L.-J. Calvet ici
même). Ce mythe de la monogenèse a profondément imprégné la pensée
occidentale, y compris la pensée scientifique, surtout à des époques où
les sciences restaient soumises au respect des dogmes religieux ou, pour
le moins, discutées de ce point de vue (qu’on pense à Galilée, à Darwin,
ou au « religieusement correct » qui sévit aujourd’hui aux États-Unis
jusque dans les universités). On le retrouve en soubassement aussi bien
de connaissances « ordinaires » (par exemple la question récurrente de
savoir « qui » a inventé telle recette de cuisine, telle expression, telle
idée ou telle technique) que de connaissances scientifiques (par exemple,
outre l’origine des langues, l’origine de l’humanité « descendant de
20
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
Lucy »31). J’ai eu à Rennes 2 un collègue apparenté dumézilien,
spécialiste d’ancien français et de philologie comparée, qui avait calculé
par glottochronologie croisée avec des recherches paléontologiques et un
calendrier lunaire la date de départ (au jour près) de la grande migration
indo-européenne depuis les steppes supposées de leurs origines
asiatiques ! On le retrouve dans la recherche très répandue de la date
(voire du lieu d’origine) d’un changement linguistique, comme le fait la
glottochronologie et, plus largement, la linguistique historique. L’idée
que des convergences contextuelles aient pu susciter l’émergence
simultanée de pratiques similaires (culinaires, linguistiques, techniques,
intellectuelles…) en des lieux et des époques différents serait pourtant
tout aussi recevable : nous avons l’habitude, dans nos activités
scientifiques, de voir apparaitre des idées nouvelles et proches chez des
chercheurs ne se connaissant pas mais évoluant dans des contextes
comparables. D’autant que les points communs pourraient aussi bien
s’expliquer par des contacts que par une chronologie génétique et qu’il
reste à intégrer l’importance des différences : c’est le principe de la
linguistique différentielle dite « aréale » que G. Jucquois oppose au
comparatisme génétique (Jucquois, 1976). Mais la primeur accordée au
« un » dans les cultures occidentales monothéistes, monogénétistes,
aristocratiques (hiérarchie par droit du sang) et aristotéliciennes (de deux
choses l’une, le tiers étant exclu) l’emporte.
La thèse ultime de la langue « mère » est soutenue notamment par
M. Ruhlen, mais son principe est au fond celui qui a, dans un premier
temps, au cours du XIXème siècle, présidé à l’élaboration d’un
hypothétique « indo-européen » (à partir duquel on a construit le
« nostratique », puis le rhulenien) et de la « discipline » qui y a travaillé,
la grammaire comparée. Or, cette grammaire comparée est l’un des
« ancêtres » directs des linguistiques structuro-génératives. Comme l’a
montré G. Jucquois (1986, 39-40) « le point de départ du comparatisme
linguistique génétique n’est pas la constatation de similitudes entre des
langues différentes […]. L’origine du comparatisme scientifique doit
être cherchée dans l’hypothèse que ces ressemblances sont systématiques
31
L’illusion d’optique (pré)historique étant probablement renforcée par la recherche
inconsciente d’une origine unique : le fait que les plus anciens ossements humanoïdes
aient été retrouvés en Afrique de l’est a abouti à une théorie de l’essaimage migratoire
de l’humanité, alors que rien ne prouve qu’il n’y a pas eu d’humanoïdes ailleurs
simultanément dont les restes n’ont pas été conservés ou retrouvés…
21
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
et qu’elles sont donc dues à une cause […] l’origine commune de ces
langues ». Les décalages entre ces langues s’expliqueraient par des
décalages chronologiques (c’est la thèse fondamentale de Schleicher, qui
affirme ainsi une linguistique historique). Cette systématicité recherchée,
reconstruite par comparaison, aboutit à la constitution de la linguistique
comme science (Bergounioux, 1994, 123). C’est là que Grim commence
à parler de « lois phonétiques » à propos des langues, en s’inspirant des
travaux de Rask.
Quel était le modèle scientifique le plus en vogue fin XVIIIème début XIXème quand ce comparatisme nait ? Celui de Linné, l’inventeur
des classifications arborescentes binaires (genre/espèce) en botanique et
en zoologie, prétendues fondées sur des « traits objectifs »… Et « sans
doute faut-il voir dans cette orientation [celle de Rask] l’empreinte du
naturalisme de C. von Linné […]. Selon Hjemslev, Rask compte au
nombre des précurseurs de la linguistique structurale » (Paveau et
Sarfati, 2003, 13). Le fondement épistémologique et idéologique d’une
classification arborescente est l’idée d’une origine unique, une
monogénèse, puisque les branches se rejoignent progressivement pour
remonter à un seul point de départ (l’arbre en question poussant vers le
bas !). En outre, ce mode de classification est aussi celui qui a inventé et
« classé » les « races » humaines, activité dont les ramifications
idéologiques sont loin d’être absentes : le racialisme fonde la racisme,
cette altérophobie dont les structurolinguistiques issues de cette pensée
en arbre ne sont pas exemptes (comme L.-J. Calvet et D. de Robillard le
montrent bien ici-même, l’un en citant Brixhe, l’autre en interrogeant
avec acuité l’irresponsabilité de ceux qui diffusent inconsciemment de
l’altérophobie via leurs travaux de linguistes et néanmoins « défilent le
dimanche dans les manifestations anti-extrême-droite »)32.
3.2. Effets d’une idéologie du monolinguisme
Parallèlement et en continuité de cette idéologie monogénétique, le
XIX ème siècle et le début du XXème siècle sont ceux de la construction
32
Il est vrai que les terrains sur lesquels a été théorisée l’hétérogénéité linguistique
font l’objet d’une altérophobie : des ouvriers, des paysans, des noirs, des créoles, des
immigrés, bref, des « métèques incultes incapables de parler une langue noble et
harmonieuse », diraient probablement certains de nos grammairiens de salon
bourgeois…
22
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
des États-nations voulus homogènes, monolingues, un peu partout en
Europe, et notamment en France et en Allemagne, en plein éveil des
nationalismes et des théories raciales. C’est le moment où la linguistique
nait. En France, le croisement de cette construction nationale dite
« jacobine » (une nation = une langue), du purisme linguistique (une
langue = une norme), de la « distinction » (au sens bourdieusien)
cultivée par les classes aristocratiques et bourgeoises au pouvoir (une
norme = une légitimité), développe une idéologie profondément diffusée
par l’appareil idéologique d’État, une véritable croyance quasi religieuse
en la normalité supposée et en la supériorité sacralisée de l’homogénéité
linguistique centrée sur une certaine langue française (et corrélée à une
identité française « de souche »). Que les premiers linguistes se soient
concentrés sur une langue supposée homogène, abstraite de la diversité
des usages « vulgaires », n’est sans doute pas indépendant de ce contexte
(voir les analyses de D. de Robillard sur la construction du français icimême). D’autant que cela permettait de recycler, au lieu de le renverser,
le principe - voire les règles et les exemples pris dans une langue écrite
littéraire - des grammaires traditionnelles héritées des prestigieux
ancêtres gréco-latins. L.-J. Calvet rappelle ici-même combien les
structurolinguistiques des « grandes » années (1950-70) sont héritières
d’une vision essentialiste des langues, empreinte de romantisme
nationalitaire, de confusions langue/nationalité, inné/acquis (notion de
« langue maternelle »), etc.
Et ces grammaires - on me pardonnera ici aussi de faire court, la
chose est bien documentée par ailleurs - ont véhiculé et répandu en
profondeur en Occident à travers les siècles la confusion initiale entre
discours et rationalité introduite par Platon, reprise par Aristote
(Jucquois, 1989, 32 et suiv.), amplifiée dans sa rhétorique 33, et étendue
du discours à la langue par illusion d’universalité des catégories du grec
(Benveniste, 1966, 65). Chez Platon, le terme logos désigne à la fois le
« discours » et la « raison », et s’oppose à pathos, les émotions (et le
corps). D’où, tout discours doit être rationnel, tout énoncé doit obéir à
des règles logiques (ce qui fonde - entre autres motivations, cf. D. de
Robillard ici-même - le rejet des sophistes, pour qui le discours peut user
du pathos pour séduire et non pour convaincre). En Occident (chez les
anciens Grecs) la philosophie logique a ainsi précédé l’invention de la
33
Qui est à la base de la dissertation à la française qu’on enseigne encore dans tous les
lycées et universités de France.
23
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
grammaire et lui a imposé ses modèles et ses principes.
3.3. Effets du paradigme logicien
Enfin, l’ensemble des sciences occidentales, notamment les
sciences « de la Nature » (dite aussi « dures » ou « exactes »34) qui y
servent de modèle, a été et reste dominé par un paradigme platonicien,
aristotélicien et cartésien (D. de Robillard dit galiléo-cartésien icimême) dont les principes fondamentaux (Morin, 1990, 18 ; Morin, 1991,
174 et suiv. ; Fortin, 2000, 4-5) sont le principe d’identité (ce qui existe
ne peut pas en même temps ne pas exister), le principe de non
contradiction (on ne peut pas être en même temps une chose et son
contraire), le principe du tiers exclu (un même problème ne peut pas
donner lieu à deux solutions contradictoires), le principe de rationalité (il
n’y a de connaissance que rationnelle) et le principe de disjonction (entre
la pensée scientifique et le monde social). La vision du monde que
donne cette science doit donc être celle d’un monde totalement cohérent,
réduit et découpé en unités minimales, selon une pensée binaire
hyperspécialisée qui dévoilerait de l’extérieur et avec objectivité des
causalités explicatives, qui établirait des lois universelles et qui
permettrait ainsi des prédictions. C’est dans le cadre de ces principe :
-qu’a été mise en place la méthode hypothético-déductive
expérimentale (qui décontextualise et artificialise les observations pour
neutraliser la complexité des variables et les maitriser à partir d’une
hypothèse intellectuelle à valider ou réfuter),
-que s’est développée la fascination pour les chiffres et les
statistiques - quintessence de l’approche logico-mathématique - ainsi que
la croyance en l’objectivité des « données » chiffrées et
mathématiquement traitées,
-et que s’est imposée l’illusion du chercheur positionné hors du
monde social et isolé de ses influences (et réciproquement, cf. Latour,
2001).
34
Ces étiquettes sont malcommodes mais significatives : en face de ces sciences
posées comme « inhumaines et asociales », les « sciences de l’Homme » peuvent
paraitre et être effectivement « souples » et « approximatives », ce qui me semble tout à
fait souhaitable (mais cette répartition épistémologique supposée est simpliste).
24
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
Dans ce cadre, une hiérarchie de valeur est instaurée entre la
recherche dite « fondamentale » (la plus coupée du monde, réputée la
plus scientifique) et la recherche « appliquée » (la plus liée au monde,
réputée moins scientifique).
Les structurolinguistes ont par conséquent cherché hors des
pratiques sociales de la régularité, de la rationalité, de l’ordre, des
« lois » selon lesquelles des formes seraient obligatoires et d’autres
impossibles dans des langues pensées comme des « codes » cohérents
logico-mathématiques (sur la distinction cohérence/cohésion, voir
Robillard, 2001 et 2003, 213). Ils ont écarté comme « accidents
ponctuels » ou ignoré totalement, nous y voilà, la complexité chaotique
et au moins partiellement imprédictible des pratiques effectives, celle-là
même qui retient avant tout l’attention des sociolinguistes, y compris
pour ses fonctions sociales. Là encore, ce n’est pas une extrapolation de
constater que « Chomsky s’est emparé sans grande précaution de ce
qu’il a nommé ‘le problème de Platon’ 35, pour proclamer que la
grammaire universelle innée serait la solution » (Auroux, 1998b, 81) et
que l’un de ses ouvrages s’intitule Cartesian Linguistics (1966). On a vu
plus haut que certains de ces linguistes, tel Milner, ont considéré que
cette façon de « faire de la science linguistique » est la seule façon de
faire une « linguistique scientifique ». Et, du coup, les sociolinguistiques
ont été renvoyées au domaine prétendu « moins scientifique » des
sciences appliquées. Rien n’empêche pourtant de considérer, en
inversant la caricature, que les sciences coupées du monde, de ses
enjeux, sont des spéculations intellectuelles plus proches de la création
littéraire que d’études d’autant plus scientifiques que fondées sur des
observations empiriques. Dès lors, c’est une « linguistique de
monolingues » que les structurolinguistes ont inventé, écartant outre les
variations « internes » à chaque langue, les pratiques « plurilingues »
pourtant largement majoritaires chez les humains et du coup la question
même de la définition de ce que serait « une » langue.
35
La difficulté d’une théorie où la raison prime sur la perception dans l’élaboration
d’une connaissance du monde.
25
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
3.4. Alternative épistémologique : un paradigme36 interprétatif
On voit que la question qui nous occupe touche à un débat
d’épistémologie des sciences en général et d’épistémologie tout court.
C’est le statut même, les méthodes, les fonctions des connaissances
scientifiques, c’est la définition même de la connaissance, qui sont en
jeu. Il n’y a d’ailleurs pas qu’en sciences du langage que ce débat est
d’actualité. Il est très vif en sciences économiques (Granier et Robert,
2002 ; Alcaras et al., 2001), entre une approche dite « classique » ou
« néo-classique » qui présuppose un acteur économique idéalement
rationnel, informé, recherchant le profit maximum (ce qui autorise des
modèles économico-mathématiques structuraux et abstraits37), et une
approche plus sociale ou humaine (dite « keynesienne », « des
conventions » ou « de la culture »), qui cherche à prendre en compte la
multiplicité des facteurs en jeu dans les comportements économiques
effectifs sur le terrain. On le retrouve entre « géographes » et
« géographes sociaux », en sciences juridiques entre « théorie du droit »
(fondée sur les seuls textes et jugements) et analyse de « l’efficience des
décisions de justice » (de leur application effective), etc.
Car, à côté du « paradigme disjonctif » classique, reste possible
l’adoption d’un autre paradigme dit « interprétatif », « compréhensif »
ou « qualitatif » (Morin, 1977-2004 ; Taylor et Bogdan, 1984 ; Ricœur,
1986 ; Mucchielli, 1996 ; Heller, 2002, 18 pour une sociolinguistique
« interprétiviste » ; D. de Robillard ici-même sur la notion de
« traduction »), notamment en « sciences de l’Homme » où il apparait
d’emblée bien adapté (puisqu’à la différence des « sciences de la
Nature », le sujet observateur y est, en tant qu’être humain et social,
l’observé inévitablement impliqué et pourvoyeur de subjectivité, c’est-àdire de production de sens 38). Ce paradigme est lié à l’émergence du
36
Nb : l’emploi du terme paradigme n’implique pas une adhésion à toutes les thèses
de son grand promoteur, Khun, même si l’idée fondamentale reste bien ici, de proposer
un nouveau « cadre de pensée scientifique » plus satisfaisant que le précédent parce
que permettant un meilleur phasage entre théorie et expérience.
37
« Fascinés par les sciences exactes, les fondateurs néoclassiques n’ont de cesse de
construire un modèle capable d’expliquer l’économie à la méthode des sciences dures »
(Granier et Robert, 2002, 15).
38
Bien sûr, là encore, les choses ne sont pas si simples : l’Homme est également un
élément naturel et la disjonction « nature/culture », vivement dénoncée par Morin, peut
être dépassée.
26
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
concept interdisciplinaire d’interaction, qui place la relation de
communication pragmatique entre les acteurs sociaux au centre du
fonctionnement social (et individuel, y compris sur le plan cognitif39) et
donc du dispositif de recherche sur les phénomènes sociaux.
La distinction entre ces deux paradigmes, que Morin appelle
respectivement « explicatif » et « compréhensif », peut être schématisée
ainsi :
Explication
abstraite
logique
saisies analytiques
prédominance de la disjonction
démonstrations
objectivité
désubjectivation
Compréhension
concrète
analogique
saisies globales
prédominance de la conjonction
projections/identifications
implication du sujet
plein emploi de la subjectivité
Ce qui caractérise principalement les sciences de l’Homme
interprétatives, c’est l’objectif de proposer une signification de
phénomènes individuels et sociaux observés sur le terrain, en prenant
profondément en compte les significations qu’ils ont pour leurs acteurs
eux-mêmes, et donc en vivant ces phénomènes aux côtés des acteurs,
comme un acteur parmi d’autres mais selon des procédures méthodiques
qui garantissent la significativité des situations observées et comparées.
Or, globalement, c’est bien dans ce paradigme « compréhensif »
que s’inscrit l’approche sociolinguistique, et ceci de plus en plus
explicitement. C’est ce que j’ai proposé dans ma Linguistique de terrain
(en optant résolument pour une méthode de « pensée complexe »
empruntée à Morin et mise en œuvre en sciences du langage dans une
approche que j’ai nommée « ethno-sociolinguistique » pour mettre
l’accent sur ses aspects ethnographiques (Blanchet, 2000 et 2003). C’est
ce qui a été confirmé par les échanges et les citations de nombreux
sociolinguistes réunis dans Blanchet et Robillard, 2003, ainsi que dans
tous les ouvrages de présentation synthétique des sociolinguistiques
(Boyer, 1996 ; Calvet, 1993 ; Moreau, 1997 ; Heller, 2002). Le
39
Voir Van Hooland, 2005 pour une confrontation interdisciplinaire sur cette
question.
27
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
développement croissant de la prise en compte des « représentations
sociolinguistiques » (cf. infra), aujourd’hui considérée comme
indispensable dans toute recherche sociolinguistique, même au niveau
« macro », confirme cette inscription ferme dans un paradigme
interprétatif.
Bien sûr il y a eu et il y a des degrés dans l’adoption de ce
paradigme au sein même des sociolinguistiques. Les approches
macrosociolinguistiques, par définition plus quantitatives, de type
variationnistes (laboviennes), ont été au départ élaborées sans
changement de paradigme. Labov a clairement dit qu’au départ, il
cherchait « seulement » à compléter les théories générativistes pour y
ajouter des règles de correspondances avec les variations sociologiques
des usages linguistiques. Son approche initiale reste plutôt positiviste et
indirectement homogénéisée (ses sujets new-yorkais doivent être des
native speakers). Mais il a contribué (cf. supra) à envisager rapidement
une reconfiguration radicale du champ des recherches en linguistics.
Hymes lui-même, dans l’élaboration de son concept sociolinguistique de
« compétence à communiquer » (1984 pour la traduction française), est
parti du concept générativiste de compétence. Ses travaux, ainsi que
ceux de Gumperz, ont rapidement provoqué l’émergence d’une
sociolinguistique interactionnelle, clairement située dans un paradigme
interprétatif (Gumperz, 1989). A l’inverse, la structurolinguistique
fonctionnelle de Martinet s’est très tôt distanciée du modèle des
« sciences dures » (« Impressionnés par certains acquis de la physique
contemporaine, où l'on est parti d'une hypothèse ultérieurement vérifiée
par l'observation, beaucoup de linguistes ont pensé qu'il devait en aller
de même dans leur science. Sans chercher peut-être suffisamment à
savoir si chez eux les conditions étaient celles de la physique » Martinet,
1989, 8), même si sa prise en compte du « sens » (Martinet, 1973, 18)
est restée relativement limitée à un sens linguistique (et non aux
significations sociales pour les acteurs), et si sa prise en compte de
l’hétérogénéité complexe reste limitée (mais présente)40. Et il n’est pas
sûr que les linguistiques interactionnelles (Mondada, 2001) relèvent
40
Martinet lui-même considérait sa linguistique comme « structurale au bon sens du
terme […] sociolinguistique de fait » (1990, 154) et H. Walter considère que ses
travaux sur « la diversité phonologique dans la communauté » peuvent indifféremment
« entrer dans le cadre de la sociolinguistique » ou être qualifiés de « linguistiques tout
court » (Walter, 1982, 18).
28
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
toutes et profondément d’un paradigme interprétatif : leur rapport au
« corpus » peut rester marqué par un certain positivisme, comme l’est
clairement celui des « linguistiques de corpus » qui considèrent souvent
les corpus comme des morceaux de réalité décontextualisés et
représentatifs (Blanchet, à paraître et D. de Robillard ici même sur la
survalorisation de ces corpus en structurolinguistique et dans les
programmes/financements récents de la politique linguistique française).
Malgré ces différences de degré dans l’inscription des
sociolinguistiques, entre macro et micro, entre variationnisme et
interactionnisme dans ce paradigme et dans les réfutations qu’il
implique, au delà des structurolinguistiques elles-mêmes, du type de
connaissance scientifique qu’elles produisent, il n’en demeure pas moins
que le positionnement des sociolinguistiques s’avère bel et bien de parler
d’autre chose, non pas en simple complément, mais à la place des
structurolinguistes, en tout cas désormais, pour répondre à d’autres
enjeux dans d’autres contextes.
Il m’arrive souvent d’utiliser avec mes étudiants une comparaison
métaphorique : les structurolinguistiques « dissèquent » des langues
comme d’autres dissèquent des poissons « pour voir de quoi c’est fait à
l’intérieur ». Mais pour disséquer des poissons, d’une part il faut décider
à l’avance de ce qu’est un poisson (et donc de ce qu’il n’est pas), et,
d’autre part, il faut le sortir de son environnement, l’immobiliser, le tuer.
Les sociolinguistes observent plutôt les comportements d’espèces
vivantes animées (sans négliger coraux, éponges et autres
ornithorynques chers à D. de Robillard) « pour comprendre comment
elles vivent ensemble » dans l’eau ou ailleurs. Pour cela, il faut à
l’inverse les laisser vivre dans leur environnement, s’y intégrer
délicatement, si possible en étant soi-même un être vivant
habituellement présent dans cet environnement, comme un éthologue
plutôt que comme un biologiste. Le problème de la dissection, c’est que
rien ne garantit que ce qu’on observe sur un poisson mort nous dit
comment il vit sa vie et interagit avec son environnement. Le problème
des structurolinguistiques, c’est que rien ne garantit que la dissection des
langues nous dit des choses pertinentes sur les langues vivantes, c’est-àdire sur la vie linguistique des humains. D’autant que nombre de
méthodologies structurolinguistiques ne prennent même pas le soin
d’aller pêcher des poissons : elles préfèrent les réinventer dans un bureau
à partir de l’imaginaire des chercheurs (je ne reviens pas sur le fait,
29
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
démontré par Labov depuis longtemps, qu’entre ce qu’on dit et ce qu’on
dit qu’on dit il y a un gros hiatus). La conviction des sociolinguistes,
c’est qu’en observant la vie des poissons, on pourra comprendre
également pourquoi ils sont faits comme ils sont faits ; c’est qu’en
observant la vie des langues (en fait de leurs usagers), on pourra
comprendre y compris pourquoi elles sont faites comme elles sont
faites41 . Cela revient à dire que les sociolinguistiques, et le paradigme
interprétatif, ne renoncent pas à la modélisation, à l’argumentation, à
l’analyse, à l’explication et à ce qui les rend possible : la description.
Simplement - si je puis dire - elles les dépassent, les laissent à leur place
secondaire et les englobent dans un projet global plus vaste, plus
ambitieux et plus complet 42.
Sur la problématique méthodologique de l’alternative entre
approche ethnographique et approche expérimentale, lors d’un échange
avec un collègue éthologue de l’université Rennes 1, Alban Lemasson 43,
voici ce qu’il m’a dit par courriel : « Tous les singes, qu'ils soient captifs
ou sauvages, savent s'adapter à la présence d'un humain-observateur.
C'est ce que l'on appelle la familiarisation qui est une première étape
indispensable lorsque l'on veut effectuer des observations sur un groupe
de singe particulier. Sur le terrain cela peut prendre plusieurs mois
pendant lesquels on diminuera progressivement la distance entre
l'observateur et le centre du groupe sans jamais chercher à interagir avec
eux. Une fois familiers, les singes ne prêtent plus attention à la présence
de l'observateur et on peut effectuer des observations pertinentes quant à
la nature des relations sociales au sein du groupe. En captivité c'est
beaucoup plus rapide car les singes sont déjà familiers avec l'homme qui
les soignent ou les nourrissent. De plus, cela n'est pas le propre du singe
mais de la plupart des animaux ». Même avec les animaux, il vaut mieux
créer des relations de « proximité » qui permettent l’observation. C’est
par la proximité que se crée la possibilité d’une connaissance
scientifique, par la subjectivité intégrée et assumée qu’elle est construite.
41
Il y a à cela des conséquences importantes sur le plan de la « transmission » des
connaissances, par exemple en didactique des langues (cf. infra).
42
On pourrait dire en plaisantant (?), ce qu’a fait L.-J. Calvet (1993, 124), que de ce
point de vue la linguistique est un sous-domaine de la sociolinguistique, si cette façon
de représenter les choses avait du sens.
43
U.M.R. 6552 « Ethologie, Evolution, Ecologie », partenaire avec mon équipe
(CREDILIF-ERELLIF EA3207) d’un GIS « Comportement, cerveau, société » qui
travaille sur l’articulation de l’ontogenèse et de la sociogenèse des comportements.
30
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
D’une manière plus large, d’ailleurs, il me semble que l’ensemble
de la recherche scientifique et des institutions liées (d’enseignement
supérieur, notamment), est aujourd’hui bien davantage organisé autour
de cette grande fissure paradigmatique qu’autour des « disciplines »
traditionnelles, ce qui favorise l’interdisciplinarité : il y a davantage de
points communs entre un sociogéographe, un socioéconomiste, un
sociologue « compréhensif », un sociopsychologue et un sociolinguiste,
qu’il n’y en a au sein de la géographie, de l’économie, de la sociologie,
de la psychologie et des sciences du langage (sur la notion de paradigme
transdisciplinaire voir Blanchet 2005b). Et l’on sait que les tensions
entre tenants de paradigmes différents sont fortes au sein même de ces
disciplines et de leurs fonctionnements institutionnels (au CNU, dans les
recrutements et les stratégies des équipes de recherche, évidemment).
4. Pour une épistémologie de la complexité en sciences du
langage
Il me semble qu’au cours des années 1990, les sociolinguistiques
en sont arrivées à un stade de développement qui a conduit les
sociolinguistes, d’une part, à expliciter sans complexe leurs méthodes,
et, d’autre part, en affirmer clairement leurs perspectives théoriques et
épistémologiques (cf. la floraison des textes de Calvet, 1993 - un
précurseur dès 1975 - ; Boyer, 1996 ; Moreau, 1997 ; Robillard, 1998 ;
Calvet et Dumont, 1999 ; Calvet, 1999 ; Blanchet, 2000 ; Robillard 2000
et 2001 ; Heller, 2002 ; Gadet, 2004 ; et la mise en place du Réseau
Français de Sociolinguistique à partir du colloque de Tours en 2000 44,
les journées de Rennes en 2003 publiées dans Blanchet et Robillard,
2003, etc.) 45. Un tel foisonnement m’apparait hautement significatif de
l’affirmation des sociolinguistiques en France et dans le monde
francophone, non seulement par la proportion de travaux désormais
affichée mais surtout par le positionnement théorique dès lors
44
Et les trois colloques qui s’en sont suivis : Grenoble 2001 (Billiez et Rispail, 2003),
Lyon 2003 (Van den Avenne, 2005), Paris 2005 (actes à paraitre).
45
Tabouret-Keller et Gadet, 2003 présentent au monde anglophone un panorama des
sociolinguistiques françaises fondé sur des travaux reconnus mais qui remontent en fait
à la période des années 1980 (travaux de P. Achard, R. Lafont, L. Dabène, R.
Chaudenson…).
31
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
perceptible et assumé des sociolinguistiques. En effet, une bonne partie
de ces publications portent désormais sur les enjeux théoriques
renouvelés qu’elles proposent ouvertement. Jusque là, même si ces
ambitions théoriques étaient présentes (chez Marcellesi et Gardin dès
1974 et chez Labov dès 1976), elles n’étaient mentionnées qu’à la marge
(sauf peut-être chez Calvet, 1975), et renvoyées prudemment après un
long travail de terrain et d’élaboration méthodologique (cf. Gumperz,
1989, VI), en toute cohérence épistémologique. C’est l’un des facteurs
qui a pu laisser croire que les sociolinguistiques (voire les linguistiques
de terrain en général) n’élaboraient pas de théories (cf. supra). Les
journées d’études de Rennes en 2003 avaient précisément pour objectif
l’affirmation de cette réflexion théorique, dont rend bien compte, je
crois, le volume original qui en est issu (contenant notamment la
transcription des débats longs et vivants).
L.-J. Calvet (1999 et 2004), D. de Robillard (1998, 2000, 2001,
2003 et à paraître), et moi-même (Blanchet, 2000, 2003, 2005 et à
paraître), avons proposé, d’abord chacun de notre côté, puis au moins en
dialogue (Blanchet et Robillard, 2003) voire en collaboration plus étroite
(ici-même), d’inscrire ce foisonnement dans un ensemble
épistémologique et théorique organisé. Chacun, selon son propre
parcours, part de ses références. Calvet, plus globalement
« macrosociolinguiste », a conçu sa sociolinguistique gravitationnelle et
analogique. Robillard, plus « créoliste », a conçu sa sociolinguistique
chaotique. Moi-même (d’autres diront pourquoi !), j’ai proposé ma
sociolinguistique de la complexité (convergeant en cela, au départ sans
que nous le sachions ni les uns ni les autres, avec A. Bothorel-Witz 1998
et J.-M. Eloy, 2003). Il est clair néanmoins, à nous entrelire, que nos
trois propositions se rejoignent sur l’essentiel et que nos différences
portent sur des questions de degré (de constructivisme, par exemple), de
focale (tendanciellement plus « macro » ou plus « micro »), de
formulations bien sûr. Ainsi, le principe d’homéostasie est à la fois
exploité par L.-J. Calvet (Calvet, 1999, 100) et par moi-même ; la
relation ordre/chaos, importante chez D. de Robillard (2001), traverse
l’ensemble de la pensée complexe (c’est de là que part toute la réflexion
d’E. Morin dès le premier tome de La méthode). Il y a notamment un
accord fondamental entre nous sur le fait que les langues sont des
abstractions construites à partir d’une certaine compréhension de
certaines pratiques et de certaines représentations (y compris celles des
linguistes), et non des « objets réels » qui s’imposeraient à nous comme
32
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
des « données ». D’où l’importance accordée aux « représentations » (cf.
infra).
Mais il ne s’agit en aucun cas d’occulter d’autres propositions, de
gommer les différences, d’unifier, d’imposer une théorie générale, d’où
le choix ici tenu d’articuler trois textes et non d’en produire un seul.
C’est par conséquent à partir de mon choix épistémologique de la
« pensée complexe » (Morin, 1997-2004) que je poursuivrai la réflexion.
4.1. Le concept d’« unité multiplexe sociolinguistique »
L’un des points clés sur lesquels porte donc l’alternative
sociolinguistique concerne l’identification même de ce que l’on étudie
en sciences du langage : la, une ou des langues ? Le langage ? La ou les
paroles ? Les pratiques linguistiques conçues comme hétérogènes,
ouvertes et complexes (cf. supra) ? La « communauté sociale sous son
aspect linguistique » (Calvet, 1993, 122) ? L’altérité sous son aspect
langagier (Robillard, à paraître) ? Les sociolinguistes ont plutôt tendance
à s’assigner l’étude de phénomènes globaux en privilégiant une entrée
langagière ou plus précisément linguistique, d’où l’importance du point
de vue (Calvet, 2004, 21 et ici-même), de la focale micro-macro
(Robillard, 2003 ; Blanchet, 2003, 302), de la métaphore du doigt pointé
(Calvet, 2004, 55), de l’interdisciplinarité dans la plupart de leurs textes.
Le cadre de la pensée complexe m’a amené à proposer à cet égard
le concept d’unité multiplexe sociolinguistique (UMSL). Cette
proposition s’inscrit dans un processus de réflexion sur la notion de
langue d’un point de vue sociolinguistique et non structurolinguistique,
notamment à partir de l’observation de la pluralité linguistique dans les
pratiques sociales (Blanchet, 1992 ; 2000 ; 2002b ; 2003 ; 2004).
Ce n’est ici ni le lieu ni l’espace suffisant pour présenter en détail
la « pensée complexe » (Morin, 1977-2004) et son investissement dans
une « linguistique de la complexité » tel que je l’ai proposé (Blanchet,
2000 ; Blanchet et Robillard, 2003 ; voir aussi Eloy, 2003). Si
nécessaire, il faut préciser qu’en l’occurrence complexe ne signifie pas
« compliqué » et ne s’oppose pas à simple, mais à « simpliste ». Les trois
principes clés d’une méthode de pensée complexe sont en effet le
dialogisme (intégration des paradoxes et antagonismes binaires dans un
33
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
ensemble tiers : une situation de relations diglossiques entre deux
langues est un ensemble la fois concurrentiel et complémentaire), la
récursivité (rétro-pro-action en hélice puisqu’il s’agit de penser des
systèmes ouverts et évolutifs et non une causalité linéaire : les pratiques
linguistiques engendrent et permettent les systèmes linguistiques qui
engendrent et permettent les pratiques linguistiques), l’hologrammie (le
tout est dans la partie qui est dans le tout… : toute la société est dans la
langue qui est dans toute la société qui…).
Le « tout » - globalité provisoire et approximative émergeant46
d'une situation - est à la fois plus et moins que la somme des parties :
ainsi une « langue » permet de produire beaucoup plus d’items
linguistiques - des « mots » par exemple - que ceux qui sont
effectivement produits et l’ensemble des pratiques dépasse largement les
pratiques prédictibles et attestées d’une langue. Ce « tout » est
modélisable comme une unité multiplexe, constituée de plusieurs pôles
distincts et indissociables, porteuse de caractéristiques spécifiques, où
œuvre en permanence la tension complexe unité/multiplicité, d’où son
nom (E. Morin parle d’unitas multiplex et d’unités complexes).
La conséquence majeure de ces principes est une pensée nondisjonctive en termes de processus, à l’opposé d’une pensée
dichotomique (pensée du « tiers-exclus ») en termes de produits. La
notion de tension dynamique y joue un rôle majeur : les paradoxes et
antagonismes, les tensions entre les différents pôles constitutifs de toute
unité multiplexe, sont envisagés en tant qu’énergie qui permet son
fonctionnement (donc son existence même), et en général tous les
fonctionnements sociaux, culturels, cognitifs, biologiques, etc. Il en va
comme des pôles magnétiques positifs et négatifs qui produisent
l’énergie électrique, la tension électrique, dans un circuit. Un relatif
équilibre s’instaure et permet la dynamique (comme les forces
contradictoires qui permettent à un cycliste de tenir en équilibre sur son
vélo tant qu’il avance et réciproquement (le déséquilibre des forces
provoque la chute et l’arrêt ou l’arrêt et la chute, et l’arrêt provoque le
déséquilibre des forces donc la chute, etc.)). Cette dynamique de tout
système dans son environnement tend à son maintien par ajustement et
réorganisation permanente (principe d’homéostasie). Ce n’est pas un
équilibre statique, mais un processus permanent, et c’est pourquoi
46
Et donc possédant ses caractéristiques spécifiques.
34
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
j’utilise le terme d’équilibre dynamique.
La figure suivante47 propose une modélisation selon le principe de
l’émergence d’un système complexe. Elle peut se lire ainsi : « une
variété linguistique est un système complexe émergent issu du processus
d’interaction en hélice des trois pôles que constituent les pratiques
sociales, les représentations sociales, les institutionnalisations sociopolitiques, qui se déploie en hélice selon les temporalités, les espaces,
les organisations sociétales et les interactions de ses acteurs et de sa
propre dynamique parmi d’autres systèmes émergents ». Autrement dit,
ce qui fait que ce que d’autres appellent « une langue » est une unité,
fonctionnant comme telle, catégorisée et reconnue distinctement des
autres (ou une variété d’une langue… etc.48), c’est la dynamique
d’individuation (= d’émergence) de cette unité à partir de la variation
infinie du tissu continu et indistinct des parlers humains, dynamique
créée par des pratiques communicationnelles et identitaires (les réseaux
d’interactions et les pratiques ouvertes par cette langue, incluant ses
aspects systémiques
ou
« codiques »), des représentations
sociolinguistiques (l’idée que les acteurs sociaux se font de ces pratiques
parmi les autres, la signification sociale qu’ils leur attribuent), et des
institutionnalisations (la légitimation ou la légalisation de cette langue en
tant que telle par des institutions sociopolitiques et leurs attributs
métalinguistiques tels textes médiatiques, juridiques, enseignement,
dictionnaires, grammaires…).
Dans ce dernier pôle, la notion d’intervention glottopolitique
(plutôt que de « politique linguistique »), due à J.-B. Marcellesi (cf.
Marcellesi et al., 2003), permet d’inclure les actions glottopolitiques de
tous les acteurs sociaux et pas uniquement d’institutions de pouvoir qui
seraient éventuellement détachées du corps social : associations,
enseignants, entreprises, tout individu engagé dans une affirmative
action glottopolitique.
On retrouve dans les temporalités, les espaces, les organisations
sociétales et les interactions, les quatre principaux axes de
fonctionnement (donc de variation) des pratiques linguistiques bien
47
Une première présentation en a été faite dans Blanchet, 2005, 31.
Pour la distinction entre variété (catégorie individuée) et variation, voir Blanchet,
2000, 119 et suiv.
48
35
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
connus des sociolinguistes : axe diachronique, axe diatopique, axe
diastratique, axe diaphasique. J’ai pensé pertinent, notamment suite à des
travaux menés avec des géographes sociaux sur les espaces urbains, de
distinguer sans les dissocier les temporalités des acteurs et celles des
émergences sociolinguistiques, car il y a souvent des décalages
importants entre les temps longs des processus sociaux (les changements
linguistiques s’observent par exemple sur des siècles) et leurs temps plus
brefs tels que vécus et perçus par leurs acteurs dans les interactions
sociales ; c’est une différence de focale (ainsi les locuteurs identifient
surtout les langues à travers leurs usages quotidiens et beaucoup moins à
travers leurs continuités historiques : plus personne n’a conscience - sauf
de rares experts - de « parler latin » en « parlant français »).
On remarquera peut-être dans le pôle représentations un usage des
termes épilinguistique et métalinguistique quelque peu original par
rapport aux pratiques majoritaires actuelles. Je m’en explique infra au
point 4.3.
Enfin, et sans entrer plus en détail dans ce schéma, un croquis
maladroit tente d’y montrer que les interactions en hélice des trois pôles
définitoires produisent un mouvement, une évolution, et non une boucle
statique refermée sur elle-même.
36
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
37
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
Comme on le voit, il ne s’agit donc pas de considérer que « les
langues n’existent pas », ce qui renvoie au problème ontologique, et plus
largement épistémologique, du statut des phénomènes (plutôt que des
« objets ») sur lesquels portent les connaissances élaborées, et sur le
statut de ces connaissances elles-mêmes. Car, même si simultanément on
observe largement que ce que « parlent, comprennent et perçoivent » les
humains relève avant tout de bricolages situés qui échappent aux langues
ordonnées et clairement identifiées des structurolinguistes, il n’en
demeure pas moins que ces mêmes humains découpent, bornent,
catégorisent de façon souple et fonctionnelle le continuum
sociolinguistique et plus largement langagier pour créer des routines
collectives, des espaces interactionnels, des marqueurs sociaux, des
significations symboliques, des identités-altérités, voire des outils
métalinguistiques (mais avec des critères sociolinguistiques, cf. Blanchet
2004). L.-J. Calvet et D. de Robillard pointent ici même avec raison le
décalage entre les langues abstraites ordonnées que construisent les
structurolinguistiques et les langues concrètes désordonnées que
construisent et vivent les acteurs sociaux. Il s’agit donc d’essayer de
comprendre la complexité du fonctionnement de ces phénomènes
linguistiques (qui ne correspondent pas nécessairement à des « langues »
telles que les définissent et les identifient les structurolinguistes) que
construisent et qu’utilisent les humains pour produire des significations
de tous ordres (étant entendu qu’ils ont également et simultanément
d’autres langages à leur disposition). Cette modélisation s’appuie sur une
conception éminemment sociolinguistique : les trois pôles en jeu sont
avant tout présentés comme des phénomènes sociaux (pratiques,
représentations, institutionnalisations). Ce qui ne signifie pas que
d’autres aspects sont présents. Ainsi, les aspects cognitifs, chers aux
générativistes, sont présents : les pratiques linguistiques sont
évidemment sous-tendues et partiellement rendues possibles par des
fonctionnements cognitifs qu’elles contribuent partiellement à produire ;
les représentations sociales sont aussi des processus cognitifs y compris
individuels. Les aspects technolinguistiques (pour emprunter ce terme à
D. de Robillard), de type « internes », sont eux aussi présents : il y a de
ce que l’on appelle du phonème et du morphème dans les pratiques, dans
les marqueurs élaborés par les représentations, dans les actions
glottopolitiques. Le schéma dit bien : « NB : chaque pôle inclut d’autres
hélices, d’autres systèmes ». Mais il ne m’apparait pas que ces autres
systèmes jouent un rôle important dans l’émergence des unités
38
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
multiplexes sociolinguistiques : au mieux les acteurs glottopolitiques y
trouvent et adoptent des emblèmes ponctuels dotés de fonctions sociales.
Enfin, ces UMSL constituent à leur tour, non des entités clairement
définies et closes, bien sûr, mais des langues tendancielles (pour
reprendre le terme de L.-J. Calvet), des pôles autour desquels et entre
lesquels les acteurs sociaux (même au niveau individuel) bricolent « de
la langue » (c’est-à-dire du « matériau linguistique ») le long de
continuum croisés.
4.2. Désordre chaotique ou ordre fonctionnel chaoïde ?
Si les phénomènes linguistiques sont des émergences faites de
pratiques sociales, de représentations mentales et d’institutionnalisations
glottopolitiques (l’ordre de citation n’ayant pas d’importance) bien
davantage que des codes logico-mathématiques déterminés par des
schèmes cognitifs biogénétiques, l’hétérogénéité des situations met alors
en relief davantage de « désordre » aléatoire que d’« ordre » prédictible.
C’est effectivement ce que nous observons sur nos terrains et c’est
justement ce qui motive notre recherche d’une linguistique plus adaptée
pour en rendre compte. Or, cela pose plusieurs problèmes radicaux :
comment des phénomènes linguistiques aussi aléatoires peuvent-ils
néanmoins fonctionner ? Comment concevoir le « désordre » ou le
« chaos » autrement que de façon négative ? Pour y répondre, D. de
Robillard a notamment transposé, de façon tout à fait pertinente, les
« théories du chaos » en sciences du langage (1998, 2000, 2001, ici
même). L.-J. Calvet, notamment ici même, parle d’une « linguistique
maniaque de l’ordre » et développe une réponse en termes de tendances
et non de lois que j’ai également proposée en termes proches : « Cela
n'inclut, en revanche, qu'une prédictibilité partielle (au contraire de la
science de laboratoire qui cherche à reproduire expérimentalement les
mêmes effets à partir de mêmes causes artificiellement isolées. Car la
complexité des paramètres vivants (dont ceux relevant de l'autonomie
des acteurs) entraine des comportements non mécaniques et non
systématiques, même si des tendances régulières sont observables »
(Blanchet, 2000, 71). Cette prédictibilité partielle serait d’ailleurs mieux
dénommée en termes de probabilité/improbabilité, car la notion même
de prédiction fait radicalement difficulté (et évidemment celles,
inacceptables pour nous, de légalité/illégalité en linguistique générative,
comme celles de grammaticalité/agrammaticalité/impossibilité en
39
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
structurolinguistique en général). C’est à cette notion de probabilité par
logique inductive qu’a fini par arriver Carnap (1971) lorsqu’il s’est
convaincu de l’impossibilité de caractériser les énoncés scientifiques en
tant que langages logiques formels.
Il n’est pas utile, en tous cas, que je revienne sur ces
développements pour une « alterlinguistique du désordre et de la
complexité » auxquels je souscris pour l’essentiel. En revanche,
probablement est-ce dû à mes options fonctionnalistes et à mon propre
parcours en sciences humaines, je pense qu’on peut remettre en question
l’idée même de désordre, au plan ontologique et épistémologique, ainsi
que l’a déjà fait Bergson (1934). Le désordre tel qu’on le conçoit
généralement est l’absence d’un ordre logico-mathématique (Bergson
disait « géométrique », Calvet dirait « digital » ?), ordre notamment
exprimé en termes de causalité, de lois, de linéarité. Mais cette
organisation non logico-mathématique n’en est pas pour autant une
désorganisation : elle relève plutôt d’un autre type d’ordre, qui peut
éventuellement nous échapper parce que nous y sommes insensibles,
aveugles, hermétiques, parce que nous n’y trouvons pas de sens. Le
désordre apparent est un ordre incompris. Cet ordre, qui selon Bergson
relève du « vital », est un ordre fonctionnel, non logico-mathématique
mais pragmatiquement efficace. On peut ainsi organiser sa bibliothèque
selon un ordre logico-mathématique (par exemple dans un ordre
onomachronologique) ou selon un ordre fonctionnel (les ouvrages les
plus fréquemment consultés à portée de main, associés par analogie
d’usage, et les autres de plus en plus difficiles à atteindre). Il est frappant
de constater qu’un esprit à dominante logico-mathématique verra du
« désordre » dans une bibliothèque à rangement fonctionnel, alors qu’un
esprit à dominante « fonctionnelle » verra quand même un ordre (certes
peu commode et presque pathologique !) dans une bibliothèque à
rangement logique. Je ne crois pas que cela soit dû à la supériorité de
l’ordre logique (qui serait reconnu par tous) sur l’ordre vital, mais plutôt
au réductionnisme que provoque l’exclusivité logico-mathématique. Je
crois que c’est le même phénomène qui se produit en
structurolinguistique : formés à rechercher de l’ordre logicomathématique, les chercheurs ne voient pas, ou ne voient que comme du
désordre marginal, les ordres fonctionnels que les acteurs sociaux
mettent en place dans leur procédures vitales, y compris pour opacifier et
40
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
identitariser les espaces discursifs 49. D’où, entre autres raisons (cf.
supra), la réduction à un locuteur monolingue idéal etc., etc.50
Du coup, et même si l’on peut aussi comprendre le désordre
comme suscitant de l’ordre et réciproquement (c’est la théorie de l’ordre
aléatoirement provoqué dans le test des cubes de Von Foester, cf. Morin,
1977, 52), on peut faire l’économie théorique de la notion même de
désordre (sauf de façon résiduelle). Les phénomènes sociolinguistiques
seraient alors mieux qualifiés de chaoïdes (qui ressemblent à du chaos)
que de chaotiques (puisque le terme chaos véhicule des connotations
négatives dans notre culture occidentale platonisée et cartésianisée).
D’autant que la signification que les acteurs sociaux attribuent malgré
cela à ce qui peut leur apparaitre à eux-mêmes désordonné, restitue une
fonctionnalité, une place, une capacité d’organisation, à ce « désordre ».
Cela ne signifie pas que les sociolinguistes pourraient dès lors revenir à
l’ambition déraisonnable de tout comprendre, de tout expliquer, voire de
tout prédire, car la multiplicité imprévisible des effets des multiples
paramètres dont ceux que pilote la libre volonté des acteurs sociaux
interdit bien sûr une telle omniscience (et tant mieux !).
Mais là encore, c’est bien à un paradigme adapté qu’il faut faire
appel : le paradigme logico-mathématique est impuissant à expliquer, et
plus encore à comprendre, les organisations fonctionnelles des unités
multiplexes.
4.3. Les représentations entre constructivisme, discours et
comportement : une alternative aux sciences positives et quantitatives
Un des points-clés lié aux choix ontologiques des
sociolinguistiques est l’importance accordée non pas à « de quoi sont
faites les langues » mais à « ce que les gens font des phénomènes
linguistiques », c’est-à-dire à la façon dont ils les perçoivent, leur
donnent des significations, les intriquent dans l’ensemble des processus
49
Plus un « code » apparait aléatoire, plus il est opaque et sécurisant. Cf. les codes
secrets (notamment ceux à tableaux numériques fluctuants) que l’on multiplie sur
internet…
50
Le même phénomène est observable, en pire, chez les grammairiens prescriptifs, qui
ne voient de normes que dans les normes prescriptives et ne les y voient pas dans les
normes constitutives.
41
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
sociaux, les y construisent et les utilisent. Autrement dit, aux
« représentations » des acteurs sociolinguistiques. En quelques
décennies, cette question a occupé une place croissante dans les travaux
sociolinguistiques, au point qu’on n’imaginerait plus aujourd’hui, dans
ces travaux, de réaliser une étude sur « des pratiques » sans y corréler
une étude « des représentations ». Ces travaux ont accumulé des études
de cas et des analyses en nombre impressionnant qui conduisent à
conclure que les représentations que les locuteurs ont des phénomènes
linguistiques sont constitutives de ces phénomènes et contribuent
grandement à leurs dynamiques. Au point que ce qui nous semble
primordial pour comprendre une situation, des processus, des
interactions, ce sont les catégorisations, dénominations, définitions,
évaluations, interprétations collectives et individuelles de ces
phénomènes par les acteurs (bref, des « représentations sociales », des
« perceptions subjectives ») et non ce que les structurolinguistiques nous
disent de ce que seraient « objectivement » ces langues et ces usages (si
nous les croyions). Un exemple bien connu est évidemment celui de
l’individuation des « langues » ou plus largement des « variétés »,
individuation qui n’a souvent pas grand chose à voir avec les
classifications que les typologies structurolinguistiques nous proposent
(voir par exemple les cas d’indétermination donnés par L.-J. Calvet et D.
de Robillard ici même ou dans Blanchet, 2004). Et cela a des
conséquences
très concrètes en termes d’élaboration et
d’« implémentation » (donc de réussite) de politiques linguistiques ou de
stratégies en didactique des langues (j’y reviendrai plus loin). Or ce dans
quoi les gens vivent, ce avec quoi ils agissent, ce sont bien les
phénomènes linguistiques tels qu’ils les pensent, et non tels que des
structurolinguistes les pensent autrement, tout comme nous vivons dans
une flore différemment vécue que par des botanistes. C’est bien pour
cela qu’on étudie des « ethnobotaniques », des « ethnomédecines », des
« ethnopsychiatries », tout comme des ethnolinguistes étudient des
« ethnolangues ». Si nous voulons comprendre la vie sociolinguistique
des humains, il faut bien la voir dans leur environnement, avec leurs
yeux, et non dans un environnement différent « révélé/imposé » par le
chercheur, soit - pire - hors de tout environnement, c’est-à-dire dans
l’environnement artificiel d’un laboratoire. Comment comprendre par
exemple que des lycéens algériens, interrogés dans une vaste enquête
que j’ai dirigée avec Safia Asselah-Rahal51, soient (auto-)déclarés
51
Rapport à paraitre, résumé sur
http://www.uhb.fr/alc/erellif/credilif/
42
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
moindre pratiquants du français que les lycéennes, alors que les mêmes
adolescent(e)s déclarent que chez eux le français est davantage parlé
avec les pères qu’avec les mères ? La montée d’hormones mâles
auraient-elles des effets d’abord négatifs puis positifs sur l’emploi de la
palatalisation des voyelles arrondies ou sur des pluriels non brisés ?
L’image qu’a le français - réputé langue « féminine » - joue un rôle plus
probable auprès de jeunes soucieux de s’afficher virils, tout comme les
niveaux de formation et d’emploi plus élevés des hommes adultes sont
associés à une pratique valorisante du français réputé langue « de la
promotion sociale et de la modernité » (et vice-versa)…
Cette attention focalisée sur les « représentations » (pour prendre
le terme désormais le plus fréquent) a soulevé et soulève, même au sein
des sociolinguistiques, des débats. Premièrement parce que les
représentations « ordinaires » sont censées n’être que des « croyances »
vulgaires, des stéréotypes d’ignorants, des affects irrationnels, une
subjectivité indigne d’être relayée dans des « connaissances »
scientifiques. Deuxièmement parce que ce concept est réputé « mal
défini », d’autant qu’il est généralement présenté comme emprunté à la
psychologie sociale et donc transféré de façon peu orthodoxe, voire
maladroite, par des non-spécialistes (comme si une recontextualisation
pouvait s’effectuer sans adaptation !52). Troisièmement parce que même
lorsque l’on admet l’existence et l’efficience de ces représentations
sociales, on doute de la possibilité de les « atteindre » vraiment
puisqu’on ne peut se fonder qu’indirectement sur les « attitudes » (c’està-dire les évaluations), voire les comportements, tous peu fiables,
déclarés par les acteurs sociaux. Face à ces interrogations, nombre de
sociolinguistes se sont efforcés de proposer des réponses solides. En
montrant que les représentations sont aussi des formes de connaissances
socialement élaborées, partagées et efficaces. En définissant avec
précision ce concept, souvent en retournant chercher aux sources
psychosociales chez Durkheim et surtout Moscovici ou Jodelet (1989, la
plus citée)… En distinguant de façons diverses discours épilinguistiques,
discours métalinguistiques, attitudes, représentations stables et labiles, et
en mettant en œuvre des appareillages méthodologiques et analytiques
SyntheseRapportCMEPMDU540.pdf
52
Là encore on est dans un purisme altérophobe, « mixofuge » comme dit D. de
Robillard, purisme qui confond acclimatement et réelle acclimatation (pour reprendre
la terminologie écologique de L.-J. Calvet).
43
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
très élaborés afin de vérifier la validité du déclaratif et du
comportemental (test à locuteur masqué, etc.). J’y ai moi-même travaillé
et pourtant je pense que cela ne suffit pas, même si c’est utile (et en
général réussi) à la fois au plan méthodologique et au plan théorique.
Car c’est en inscrivant de façon plus radicale le concept de
représentation dans une épistémologie constructiviste qu’on lui donnera
toute sa portée, toute sa pertinence, tout son pouvoir interprétatif.
De fait, en ce qui me concerne, j’en suis arrivé à attribuer une
importance première aux « représentations », non pas par la psychologie
sociale, mais par la psychologie du développement, la psychologie
cognitive, qui m’a rapidement conduit aux épistémologies
constructivistes. Travaillant en didactique et à la formation
d’enseignants, j’ai d’abord rencontré la notion de représentations
mentales (Giordan, 1994 et 1998) : l’idée que tout humain a toujours une
forme de connaissance de tout ce avec quoi il interagit, qu’il n’a jamais
un esprit vierge parce qu’il se construit toujours une représentation
mentale de tout ce qu’il rencontre. Et donc qu’apprendre, ce n’est pas
« écrire sur une page blanche » ou « combler un vide », c’est transformer
une représentation en une autre, un savoir en un savoir différent, plus
efficace, plus satisfaisant, voire plus élaboré. De là, en passant d’abord
par Meirieu (1997) et Vygostky (1985), j’en suis venu à Piaget (1988),
puis à Watzlawick (1988) et l’école de Palo-Alto (Watzlawick et al.,
1972 ; cf. Blanchet 1995). C’est-à-dire à une théorie de la connaissance :
une épistémologie. Si je rappelle brièvement ce parcours personnel, c’est
parce que, outre une cohérence avec la démarche d’historicité réflexive
qu’élabore D. de Robillard (ici-même) et à laquelle je souscris
pleinement, il me semble significatif et permettra peut-être de lever des
malentendus. Pour moi, les représentations, mentales, individuellement
construites et aussi socialement diffusées/partagées/inculquées, sont tout
bonnement la principale modalité sociocognitive de connaissance chez
l’humain (voire celle qui est à la base de toutes les autres). Les
représentations sont les connaissances. Dans une épistémologie
constructiviste (Le Moigne, 1995), on considère que l’Homme n’a accès
au « réel » qu’à travers le traitement perceptif-cognitif qu’il en a en
interagissant et en fonction de ses besoins d’action (c’est le principe de
phénoménologie téléologique). Et donc qu’il n’y a pas de « réel »
distinct des « représentations » parce que la réalité dans laquelle nous
vivons, c’est celle que notre cerveau construit en catégorisant,
organisant, interprétant, ce qu’il perçoit, ce sur quoi et où nous agissons
44
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
et ce dont nous parlons avec les autres et réciproquement (que cela soit
« tangible » et/ou « symbolique »53). Or, si l’on examine les définitions
théorisées de ce concept de représentation sociale que nous propose les
sociopsychologues, on constate qu’elles convergent toutes vers ce
constructivisme fondamental : de Moscovici (« des sciences collectives
destinées à l’interprétation et au façonnement du réel », 1961, 48-49), à
Jodelet (« il s’agit d’une forme de connaissance, socialement élaborée et
partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une
réalité commune à un ensemble social », 1989, 53), à Bonardi et
Roussiau (« une organisation d’idées […] permettant de maîtriser
l’environnement et de se l’approprier », 2001, 18-19). Tous y ajoutent le
principe interprétatif d’attribution de signification. Lors d’un séminaire
de notre équipe, à Rennes, auquel j’avais invité N. Roussiau, celui-ci,
après nous avoir présenté l’état de la réflexion sur ce concept dans sa
discipline et écouté la façon dont nous opérons avec le concept de
représentations sociolinguistiques, en avait conclu, en substance, que
nous en avions une définition et un usage beaucoup plus radicalement
anthropologiques et originels que ceux vers quoi tendaient les travaux
actuels en psychologie sociale, plus centrés sur le traitement cognitif des
représentations que sur leurs fonctions largement admises.
Cette épistémologie pose bien sûr des problèmes aux fondements
classiques des sciences positivistes, qui postulent l’existence d’un réel,
de ses « objets », et donc la possibilité d’une analyse « objective » de la
« réalité » (garant d’une scientificité qui s’opposerait ainsi aux
« illusions » de l’empirisme radical, des connaissances ordinaires et des
croyances). Ainsi, en 2005, la DATAR a demandé aux neuf universités
du Réseau des Universités de l’Ouest Atlantique (RUOA) d’organiser
une université d’été sur le thème du « littoral ». J’ai représenté Rennes 2
dans le comité scientifique et d’organisation, qui réunissait des
spécialistes de sciences très diverses, notamment « « dures » » (doubles
guillemets volontaires). Quand il a fallu trouver un intitulé englobant à
cette université (qui en fait a été « de printemps », à Saint Nazaire en
2006), j’ai proposé d’utiliser le concept de représentation. Aussitôt a
53
Je passe outre l’objection basique selon laquelle « mais quand même une montagne,
c’est bien réel, et si tu tombes dans le vide tu vas t’éclater la tête ! » : les notions de
montagne, vide, tomber, éclater, tête, tu, hypothèse , etc. sont des catégories
interprétatives construites (ainsi les jeunes enfants ne les « constatent » pas, on les leur
apprend).
45
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
déboulé la proposition « Le Littoral, représentations et réalité » (on
notera l’opposition pluriel/singulier). J’ai alors rappelé à nos collègues
que l’Homme n’a accès à la « réalité » qu’à travers le filtre de ses sens,
la médiation de son cerveau, les images qui s’y forment et les ressentis
qu’il en a. Donc que ses représentations sont la seule « véritable » réalité
que l’homme perçoive et dont il puisse parler, y compris sur un plan
scientifique. L’argument a d’ailleurs porté et le titre retenu a été
« représentations du littoral » (ouf !). Mais un tel accord pour ainsi dire
unanime n’est pas si fréquent. Et là aussi, il y a un point de divergence
entre des structurolinguistiques positivistes (qui non seulement postulent
l’existence d’objets linguistiques réels mais, au besoin, réifient leurs
concepts pour faire exister de façon trompeuse les « objets » qu’elles
construisent, telles les langues) et des sociolinguistiques constructivistes.
Et cela va encore plus loin, puisque, dès lors, c’est le statut même des
connaissances « scientifiques » qui varie. Dans une perspective
constructiviste, les connaissances scientifiques sont des représentations
mentales/sociales parmi les autres, parmi les connaissances « usuelles »,
dont elles se différencient partiellement par les modalités de construction
et d’exposition, et non de façon radicale (Moscovici cité supra présente
les représentations sociales comme « des théories, des sciences
collectives » et tous leur attribuent une fonction interprétative). D’où
l’importance redoublée des représentations et de la réflexivité du
chercheur, de l’historicisation de sa démarche sociocognitive, à la fois
participante, interprétative et interventionniste (phénoménologique,
qualitative et téléologique…). La formulation de D. de Robillard, selon
laquelle une recherche traduit des interprétations (celles des témoins)
sous la forme d’une autre interprétation (celle du chercheur) me semble
à cet égard tout à fait adaptée. Une connaissance scientifique, a fortiori
qualitative et interprétative et y compris sans le savoir si elle est
quantitative et positiviste, propose selon des modalités qui lui octroient
une certaine significativité, une lisibilité des phénomènes sociaux (ou
autres), lisibilité qu’une expérience empirique quotidienne trop limitée et
non conscientisée ne permet pas de construire aussi efficacement.
L’une des conséquences importante de la prise de conscience de
cette construction réside dans le refus de la confusion entre les
instruments de connaissance et le « réel », laquelle produit une
assimilation entre ces instruments et les connaissances elles-mêmes. Un
exemple frappant me semble être celui des mathématiques. Les
mathématiques, et leurs « unités minimales » que sont les chiffres et les
46
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
opérations algébriques, sont une construction largement interne et
spéculative de l’esprit humain, issues notamment de sa rationalité
(logico-mathématique). Elles constituent un instrument de
connaissance : elles permettent de mesurer, de quantifier, de comparer,
d’analyser, de catégoriser, de réaliser diverses opérations actualisant des
capacités (dites « logiques ») de l’esprit humain. La confusion entre les
instruments de connaissance et le « réel » dont je veux parler consiste à
croire que les mathématiques sont une caractéristique objective du
« réel », émanant du « réel » lui-même. Alors qu’elles sont seulement
(mais ce n’est déjà pas mal !) un instrument humain de traitement du
« réel ». Rien n’est en soi « mathématique » ou « géométrique », ou tout
simplement « compté » dans l’univers (y compris et surtout le temps et
l’espace). C’est l’être humain (ou plutôt une partie des humains) qui se
représente l’univers à travers un traitement mathématique de ce qu’il en
perçoit. Ni les mètres, ni les degrés, ni les minutes, ni les lignes droites
ou courbes ne sont « déjà là » en eux-mêmes et pour eux-mêmes dans
l’univers. En revanche, l’humain se représente l’univers et donc le
construit mentalement, éventuellement en termes mathématiques,
géométriques, en unités de mesure, en calculs et en quantifications. La
connaissance est produite par les instruments de connaissance, elle en
prend les formes, les termes, les modalités, les finalités, la mise en
mots… Et elle les construit en même temps, dans une « hélice
complexe ». Les mathématiques n’ont pas « leur logique propre », elles
n’ont que celle de leurs inventeurs, des humains.
Pour certains lecteurs, j’enfonce probablement là des portes
ouvertes. Il m’est néanmoins souvent arrivé de surprendre (et le mot est
faible) mes interlocuteurs en leur proposant cette vision des choses.
D’abord à propos des chiffres et des mathématiques elles-mêmes. Je me
souviens du regard interloqué d’un collègue sociologue avec qui je
montais à la cafétéria de Rennes 2 (bâtiment présidence, 7 e étage) à qui
je venais de dire que le fait de compter « sept étages » est une
convention interprétative parce qu’il n’y a pas en soi « sept » étages et
que les mathématiques sont une science éminemment humaine et sociale
puisqu’elles sont une totale invention des humains 54. Cela semblera
peut-être un peu moins évident si l’on transpose, par exemple à une
connaissance usuelle. On dit à un petit enfant : « ça, c’est un moineau ;
54
Que l’on se rassure : je ne lui ai pas sorti ça d’un seul coup, nous avions déjà une
conversation sur ces problèmes.
47
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
c’est un oiseau ». Ce faisant, on ne lui révèle pas le réel, on lui en
inculque une représentation socialement partagée par certains locuteurs
du français. Un moineau n’est pas un moineau, ni un oiseau par nature.
C’est nous qui, en utilisant l’instrument de catégorisation que constitue
une langue, attribuons à ce que nous en percevons une dénomination et
une classification par culture. Souvent, dire cela à un interlocuteur X
sans l’y avoir préparé le déroute profondément. Surtout s’il se pense
tendanciellement monolingue et qu’il prend sa version linguistique du
monde pour une réalité universelle. Mettons que ce soit moins étonnant
pour un linguiste, et surtout pour un sociolinguiste, accoutumé à ces
fonctions ethnocognitives des pratiques linguistiques et identifiables
sous le nom de « principe de Sapir » (j’en retranche volontairement le
terme d’hypothèse - car il n’est pas plus hypothétique que d’autres - et le
nom de Whorf, qui disait autre chose et que l’on amalgame à tort avec
Sapir). Mais transposons plus précisément encore au domaine des
sciences du langage. Les phénomènes linguistiques ne sont pas
constitués de phonèmes, de morphèmes, de syntagmes, de discours, de
langues, d’interactions et de contextes… C’est nous qui nous les
représentons à travers ces instruments de connaissance (donc de
construction) que sont les catégories conceptuelles et terminologiques
« phonème » ou « langue ». Et là j’explicite peut-être mieux la
distinction entre un constructivisme assumé qui interprète en conscience
des observables suscités (dont des interprétations/représentations
fonctionnelles) et un positivisme (à mon sens) illusoire qui croit décrire
objectivement des données préexistantes dans le réel et indépendantes
des acteurs sociaux qui les vivent. Du coup, les structurolinguistiques
n’apparaissent plus « légitimées par l’objet » mais seulement
autolégitimées. Encore une anecdote : à des étudiants de didactique des
langues qui avaient suivi mon cours magistral sur deux années et qui
interpellait l’année suivante une collègue structurolinguiste sur ma façon
très différente de définir l’« objet » de l’enseignement « des langues »,
celle-ci a répondu en gros « mais que je sache Philippe Blanchet ne
travaille pas sur la langue » ce qui avait, m’a-t-on rapporté, bien fait
sourire les étudiants.
De cela découlent, du reste, d’autres points clés, comme la
question des « données chiffrées » (je n’ai pas choisi ci-dessus l’exemple
des mathématiques par hasard). L.-J. Calvet rappelle ici même avec
raison la méfiance que je manifeste régulièrement vis-à-vis des
approches quantitatives, notamment statistiques (voir aussi notre
48
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
échange dans Blanchet et Robillard, 2003, 162-164). Cela ne nous a
d’ailleurs pas empêché de collaborer, ainsi qu’avec des statisticiens,
pour en réaliser une (Blanchet, Calvet et al., 2005). En effet, il ne me
semble pas que les approches quantitatives doivent être rejetées en bloc :
je suis d’accord avec lui quand il dit qu’elles peuvent dégager des
tendances macro-sociolinguistiques. Mais je propose, à l’analyse des
limites de ces apports, qu’on les laisse à leur place, c’est-à-dire à une
place secondaire en donnant la priorité aux apports qualitatifs (d’où le
principe de la « méthode en sablier » que j’ai proposé dans Blanchet,
2000, 40). Au final, L.-J. Calvet et moi pensons, je crois, la même chose
à ce propos et son écho à mon « sablier » (Calvet, 2004, 53-54) le dit
clairement. Ma prudence envers les « chiffres » vise en fait l’illusion
d’objectivité qui leur est attribuée dans l’épistémologie positiviste
dominante et son instrumentalisation idéologique par les sondages
multipliés dans les médias à propos de questions sociopolitiques. Au
fond, en effet, le quantitatif est une sous-modalité du qualitatif. D’une
part, les questions et les catégories selon lesquelles les « données »
quantitatives sont « recueillies » sont des éléments signifiants, procédant
d’interprétations préalables (y compris sous la forme d’hypothèses ellesmêmes nécessairement élaborées selon des interprétations intuitives ou
raisonnées de l’expérience subjective). Tout dépend de la façon dont on
définit, dont on identifie et dont on va chercher ce que l’on compte. L.-J.
Calvet soulève ici même, exemples de quantifications à l’appui, le
problème du comptage des langues. On sait bien, par ailleurs, combien
sont discutés les chiffres produits pour le grand public à propos du
nombre de chômeurs (qu’est-ce qu’un chômeur ?), du taux de croissance
économique (quels indicateurs sont acceptés ou rejetés ?), etc. Et d’autre
part, de toute façon, les chiffres ne disent rien en eux-mêmes et pour
eux-mêmes : il reste au final à les interpréter, c’est-à-dire à leur donner
du sens, à les contextualiser, même dans une démarche statistique qui
commence par « interroger les données » selon des procédures
mathématiques et non selon des procédures qualitatives, et même pour
des raisons mathématiques (à partir de quel degré d’écart un % est-il
distinctif, significatif - le mot est là - problème que les statisticiens
appellent « l’épaisseur du trait » ?). Les méthodologies quantitatives
utilisées en sciences du langage, et notamment en sociolinguistique
(dans ses variantes macro-variationnistes), sont rarement aussi élaborées
que celles des statisticiens (cf. Marien et Beaud, 2003 ; Marien, 2004).
Quelques procédures sont mises en œuvre pour « valider » la
« représentativité » des « échantillons » et des « données », notamment
49
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
le célèbre test du Khi 2. Ce test vise à établir la significativité de
différences de fréquence entre des variables. Sa motivation est que les
statisticiens constatent toujours un décalage entre « les observations et la
théorie » (Marien, 2004, 11), puisque « la réalité » leur apparait toujours
plus complexe et aléatoire que cette hypothèse de base « qu’il n’y a pas
de différence entre les observations et la théorie » (ibid.). Une enquête
statistique est donc fondamentalement de type hypothético-déductif
(positiviste et homogénéiste puisque l’échantillon est censé être
« représentatif », cf. les remarques amusées de D. de Robillard ici même
sur le « francophone L1 gaucher non bègue »). Le test du Khi 2 sert alors
à réguler l’écart entre l’hypothèse théorique de départ et les « données
recueillies ». Or, le degré d’écart retenu comme significatif ou non dans
ce test est décidé par le chercheur… On est donc bien dans une
démarche qualitative, subjective, interprétative, mais souvent qui ne le
dit pas et feint de ne pas l’être, donc potentiellement trompée et
trompeuse. Du reste, l’expérience de l’analyse sociolinguistique de
l’enquête statistique de l’INED en 1999 (Blanchet, Calvet et al., 2005)
nous a permis d’identifier ses nombreux biais issus d’un manque de
connaissances qualitatives préalable sur les situations sociolinguistiques
investiguées et, surtout, d’établir qu’au final les résultats statistiques,
compte tenu des biais méthodologiques, ne font que confirmer pour
partie des estimations déjà obtenues par recoupements d’enquêtes
qualitatives et n’infirment en rien les écarts partiels entre ces
estimations.
Dans une épistémologie constructiviste, où tout est représentations,
où les représentations constituent le réel, comment et pourquoi traite-ton alors des « pratiques », distinctes des représentations (si l’on en croit
les intitulés fréquents en sociolinguistiques pratiques et représentations
de…) ? La réponse tient, outre une inertie terminologique, dans la
différence de positionnement du chercheur et du non chercheur (car, il
faut le répéter, cela n’aboutit pas à diluer les connaissances scientifiques
dans les connaissances « ordinaires » selon un relativisme radical). Ce
dont le chercheur rend compte en termes de pratiques, c’est la
représentation que lui-même s’en est construite selon les modalités
d’investigation, de compréhension et de restitution propres à sa
démarche de recherche (en l’historicisant et en la contextualisant, pour le
dire dans les termes de D. de Robillard). Ce dont il rend compte en
termes de représentations, c’est la représentation qu’il s’est lui-même
construite des représentations qu’il a suscitées et/ou qui lui ont été
50
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
communiquées selon les modalités de sa recherche, en quelque sorte de
la représentation au carré mais selon deux types partiellement distincts
de connaissance : une (méta-) représentation scientifique de
représentations ordinaires.
En conséquence de tout cela, les efforts mentionnés plus haut et
réalisés par des sociolinguistes pour définir le concept de représentation
sociale ou sociolinguistique ont peut-être été à la fois pas assez loin
(c’est le sens de mon analyse radicale en termes d’épistémologie
constructiviste) et trop loin dans des distinctions destinées à donner le
change aux critiques positivistes. Je pense notamment aux distinctions
entre discours épilinguistiques, discours métalinguistiques et attitudes.
Une attitude (au sens de ce concept en psychologie sociale où il a été
forgé) est « une organisation durable des processus de motivations,
émotions, connaissances, opinions de la personne qui ‘fixe’ ses réponses
à tous les objets et situations auxquels elle se trouve confrontée dans la
vie courante » (Gresle et al., 1994). En sociolinguistique, le terme peut
s’employer dans une acception plus restreinte : « manière dont les sujets
évaluent soit des langues, des variétés ou des variables linguistiques,
soit, plus souvent, des locuteurs s’exprimant dans des langues ou des
variétés linguistiques particulières » (Lafontaine dans Moreau, 1997,
57). En ce sens restreint, le terme apparait assez mal choisi. Au fond, on
voit mal ce qui justifie la distinction entre attitudes et représentations.
La définition générale de Gresle correspond assez bien à la définition du
concept de représentation (cf. supra) auquel l’entrée renvoie. Quant aux
aspects évaluatifs de la définition restreinte donnée par Lafontaine, ils
font également partie de cette définition globale. On voit mal, du reste,
comment les représentations sociales, par leur caractère collectif
normatif, n’incluraient pas une fonction évaluative et, réciproquement,
comment cette fonction évaluative pourrait fonctionner sans références à
des représentations normatives. Les évaluations que formulent les
locuteurs informent sur leurs représentations explicites ou implicites.
Elles en constituent en quelque sorte une mise en mots. Ceci fournit une
réponse au présupposé selon lequel les représentations seraient
inatteignables. Ainsi, « dans son acception la plus large, le terme
d’attitude linguistique est employé parallèlement, et sans véritable
nuance de sens, à représentation […] » (Lafontaine, ibid., 56-57). On
pourrait à la rigueur parler d’évaluation, ce qui me semble suffisant, ou
pour raffiner de valuation sociale comme je l’ai proposé ailleurs
(Blanchet, 2005).
51
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
De plus, il me semble qu’il n’y a pas lieu de dissocier de façon
tranchée, comme les sociolinguistes le font de façon massive
aujourd’hui, un discours épilinguistique d’une part, qui serait celui des
informateurs et un discours métalinguistique d’autre part, qui serait celui
des chercheurs. Je préfère distinguer, sur un continuum, l’épilinguistique
(« qui rend compte implicitement, dans les comportements langagiers,
des représentations sociolinguistiques ») du métalinguistique (« qui
expose explicitement une réflexion sur les phénomènes linguistiques »),
quels que soient les porteurs de ces discours. L’expérience montre que
les discours « ordinaires » sur les phénomènes linguistiques comportent
des aspects réflexifs explicites et affirmés, clairement métalinguistiques,
et que les comportements langagiers (discursifs ou paradiscursifs) des
linguistes véhiculent des représentations ordinaires ou savantes. Les
analyses présentées dans ce volume à propos des structurolinguistes le
montrent bien, et évidemment les sociolinguistes n’en sont pas exempts.
Cette proposition de ne pas répartir épi- et méta- selon le statut
scientifique ou non des représentations produites s’inscrit dans une
recherche de cohérence avec une épistémologie constructiviste, avec les
enjeux sociaux des recherches en sociolinguistiques, mais aussi et
surtout avec une éthique.
Une autre perspective porteuse d’un cadre constructiviste est de
mettre l’accent, nécessairement, sur la sociogénèse des phénomènes,
puisque les interactions avec l’environnement et avec autrui y
constituent le principe fondateur même des processus sociaux (et parmi
eux des processus de connaissance). On évite ainsi le piège idéologique
de la recherche d’une monogénèse (cf. supra), ce qui ne signifie pas
qu’il n’y ait ni piège ni tendance idéologique dans le fait d’accorder une
priorité aux facteurs sociaux dans l’émergence des phénomènes
humains. Mais la tendance monogénétique est manifestement plus
lourde, plus fréquente et productrice à travers l’histoire de dérives graves
à mon sens.
En effet, et je conclurai cette question sur ce point, l’une des
limites et des critiques que rencontre une épistémologie constructiviste
est l’accusation d’un relativisme radical, qui mettrait tout à égalité,
informateur et chercheur, représentations ordinaires et représentations
scientifiques, discours d’opinion et discours scientifique, etc., d’autant
qu’il n’y est plus possible de s’y confronter aux faits. C’est d’ailleurs
52
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
l’un des aspects de la critique positiviste de la prise en compte des
représentations des acteurs sociaux dans les recherches
sociolinguistiques (cf. supra). Au fond, on pose ici le problème des
critères de scientificité. Mais il me semble que, formulé en ces termes, le
problème, d’une part, est mal posé, et, d’autre part, néglige un point clé,
l’éthique. Il est mal posé car dans la critique du « tout se vaut », on
envisage les connaissances en termes de type quantitatif : on en aurait
peu ou beaucoup, inférieures (ordinaires) ou supérieures (scientifiques).
Ce qui distingue les connaissances scientifiques des connaissances dites
« ordinaires » (le terme ne me satisfait pas vraiment), et sans se leurrer
naïvement sur les hiérarchisations sociales dans lesquelles elles sont
intriquées, relève plutôt d’un type qualitatif. Elles ne sont pas tout à fait
élaborées et restituées de la même façon : elles résultent de modalités de
constructions conscientes, explicites et différentes des modalités de
constructions des connaissances ordinaires ; elles ont des finalités au
moins partiellement différentes. Et si elles ne sont pas confrontées aux
« faits » au sens naïf des épistémologies positivistes, elles sont
confrontées à ces « faits » sociaux que constituent les représentations
directes des pratiques et indirectes des représentations ordinaires, dont la
construction par le chercheur est située et explicitée, bien davantage que
les linguistiques positivistes « de bureau » coupées de ces réalités
construites par leur présupposé universalisant d’homogénéité et leur
caractère asocial. L’universalisme, qui fait l’impasse sur l’hétérogénéité
pour rechercher ce qui est commun, est souvent un ethnocentrisme qui
s’ignore (la recherche de traits universels ne peut échapper à cette
distorsion qu’à condition de passer par la connaissance préalable de la
diversité). Je n’entre pas ici dans le détail des critères de scientificité
d’une recherche qualitative, que j’ai exposé dans Blanchet, 2000, 69 et
suiv. D. de Robillard y ajoute ici même un impératif d’historicisation et
de réflexivité auquel je souscris entièrement. Et puis reste l’essentiel, le
fait que les recherches en question sont nécessairement fondées sur une
éthique, et ceci d’autant plus qu’on est conscients du caractère et des
enjeux sociaux et humains de ce sur quoi on travaille et du travail de
recherche lui-même. Donc « tout ne se vaut pas » : on ne relaye pas
inconsciemment et sans précaution n’importe quelles représentations,
n’importe quels fonctionnements sociaux, que l’on ne fait pas
qu’entériner comme « décrites et attestées » avec cette fausse neutralité
prétendue objective que D. de Robillard qualifie ici, avec justesse,
d’irresponsable. Les aspects interventionnistes des recherches en
sociolinguistiques conduisent évidemment à une conscience aigüe de
53
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
leurs aspects éthiques 55, et ceci davantage probablement qu’en
structurolinguistiques, comme le montrent dans ce volume le test initial
du texte de D. de Robillard et les contextualisations idéologiques de ces
linguistiques dans les trois contributions.
5. Exemples de conséquences dans l’enseignement des langues
et les politiques linguistiques
Je prendrai pour conclure l’exemple de deux domaines où se
jouent des questions linguistiques aux enjeux importants et où les deux
grands courants structuro- et socio- ont tenté d’apporter et apportent des
éléments concrets. On répondra ainsi à la question « mais que font les
linguistes ? » (où l’on peut lire en filigrane « mais à quoi servent leurs
travaux ? ») ainsi qu’au critère d’opérabilité qui est utilisé pour valider
les recherches qualitatives des sociolinguistiques.
5.1. Compétence plurilingue et hétérogénéité sociolinguistique
L’histoire récente de la didactique des langues peut être analysée
comme globalement marquée par un processus de changement des
référents théoriques (voir Blanchet, 1998 pour un panorama et des
sources détaillées). Jusque dans les années 1950, les méthodes
traditionnelles s’appuient sur la grammaire traditionnelle héritée des
grammaires latines et enseignent les langues dites « vivantes » comme
des langues « mortes », à coup de règles de grammaire, d’apprentissage
par cœur de vocabulaire et de phrases décontextualisées et dépourvues
de sens, voire de textes pour les formations de haut niveau. La vision
sous-jacente de la langue est celle d’un code homogène (la « langue
littéraire de qualité ») dont il faut d’abord maitriser les règles pour
ensuite éventuellement s’en servir (cet objectif n’étant ni prioritaire, ni
souvent explicite). Dans les années 1960-70, le référent change, mais
l’esprit demeure : les structurolinguistiques remplacent la grammaire
latine, mais on reste convaincu que la langue est un code homogène
avant tout. Et si l’oral occupe une place progressivement plus
importante, c’est pour des énoncés standardisés, peu contextualisés.
55
Même s’il est vrai que certains sociolinguistes n’explicitent pas suffisamment leurs
prises de positions, probablement parce qu’ils ont des restes de positivisme.
54
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
Et puis on fait un vaste constat d’échec au moment de l’explosion
des besoins sociaux, à partir des années 1970 : ces méthodologies ne
permettent pas d’apprendre à se servir des langues, à se les approprier, à
les vivre et à communiquer. On a confondu la mécanique automobile et
le permis de conduire, le solfège et le jeu d’un instrument, la notice
technique et le mode d’emploi. Apprendre une langue, c’est comme
apprendre à conduire (on n’a pas besoin de savoir comment marche le
moteur pour conduire), à jouer de la guitare (ni Robert Johnson, ni Eric
Clapton n’ont appris le solfège), à lancer son lecteur DVD (le mode
d’emploi suffit, on laisse la notice technique au réparateur éventuel).
Pour taper du texte sur son ordinateur, qu’importe de savoir comment
l’électronique tourne à l’intérieur 56 ? Le constat d’échec dure, d’ailleurs.
L’enseignement des langues dans l’éducation nationale en France a des
résultats parmi les plus bas d’Europe, notamment pour ces deux raisons
convergentes que l’on continue de les enseigner de façon grammaticale,
non communicative (les méthodes modernes étant détournées dans cette
direction par des enseignants manquant de formation) et que le contexte
socioculturel reste dominé par l’idéologie du monolinguisme, de
l’homogénéité linguistique, du purisme et par les structurolinguistiques.
A ce constat d’échec on a répondu, de façon de plus en plus affirmée
depuis les années 1980 57, par le recours à des référents
sociolinguistiques et sociopragmatiques, croisés depuis les années 19902000 avec ceux de l’anthropologie interculturelle. De la publication du
Niveau-Seuil en 1977 à celle du Cadre Européen Commun de Référence
entre 1996 et 2001, une révolution communicative a eu lieu. Et le terme
n’est pas trop fort : c’est bien un renversement copernicien qui a
considéré que la langue n’est qu’un satellite de la communication,
devenue prioritaire non seulement comme objectif mais surtout comme
moyen d’apprentissage (procédure immersive ou apparentée), la
grammaire et autres aspects « codiques » pouvant être acquis
implicitement. Et toutes les évaluations du passage à ces méthodologies
(pour autant que les enseignants/formateurs aient été formés à leur mise
en œuvre pédagogique cohérente) confirment leur efficacité. On
56
Si les Mac ont tant de succès et si Windows les a imités c’est bien parce que les
codes du MS DOS étaient inutilisables.
57
Bien sûr la chronologie n’est ni systématique ni absolue : on utilise encore et même
on publie - sous des formes détournées et déguisées - des méthodes traditionnelles ou
de façon traditionnelle.
55
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
n’imagine plus aujourd’hui par exemple une formation linguistique pour
adultes en situation professionnelle qui ne soit pas communicative et
interculturelle.
En étudiant les processus d’apprentissage et les pratiques sociales
des plurilingues (par exemple les travaux phares de B. Py, V. Castellotti,
D. Coste, D. Moore, J. Billiez, etc.58 ), ce vers quoi on tente en fait de
conduire les apprenants, on en est progressivement venu à glisser de la
notion de compétence linguistique (dans une langue) à celle de
compétence plurilingue, selon cette définition désormais célèbre :
« On désignera par compétence plurilingue et pluriculturelle, la
compétence à communiquer langagièrement et à interagir culturellement
possédée par un acteur qui maîtrise, à des degrés divers, plusieurs
langues, et a, à des degrés divers, l’expérience de plusieurs cultures, tout
en étant à même de gérer l’ensemble de ce capital langagier et culturel.
L’option majeure est de considérer qu’il n’y a pas là superposition ou
juxtaposition de compétences toujours distinctes, mais bien existence
d’une compétence plurielle, complexe, voire composite et hétérogène,
qui inclut des compétences singulières, voire partielles, mais qui est une
en tant que répertoire disponible pour l’acteur social concerné » (Coste,
Moore et Zarate, 1997).
On n’enseigne pas du tout la même chose ni de la même façon ni
avec les mêmes finalités sous l’intitulé « langue » selon qu’on y travaille
dans une perspective structurolinguistique ou sociolinguistique. Pour
développer ce type de « compétence à interagir plurielle, complexe,
voire composite et hétérogène », des référents structurolinguistiques sont
évidemment inadaptés.
Parallèlement à la mise en place de cette didactique
sociolinguistique de la pluralité linguistique, s’est posée la question des
obstacles collectifs et contextuels au développement de cette
compétence. Différents rapports ont montré qu’un contexte où domine
cette idéologie du monolinguisme, de l’homogénéité linguistique et du
purisme perfectionniste est un obstacle sérieux (Beacco et Byram, 2003 ;
Legendre 2003). Ici encore, c’est à une compréhension de
l’hétérogénéité linguistique et à une intervention pour en développer la
58
Voir pour l’essentiel Billiez, 1998 ; Gajo et al., 2004 ; Castellotti, 2001.
56
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
prise en compte que nous sommes invités : une politique linguistique
éducative adaptée à ces objectifs.
5.2. Définitions des « langues » et orientations de politiques
linguistiques
A propos de politique linguistique en général, un autre exemple
peut être soulevé, qui a fait l’objet d’un débat assez vif dans certains
numéros de Marges Linguistiques (Blanchet, 2005c ; voir aussi Blanchet
et Schiffman, 2004). Sans entrer à nouveau dans le détail de ce débat, il
s’agissait de comparer deux identifications/définitions de « langues »
régionales du sud de la France, l’une structurolinguistique, l’autre
sociolinguistique. Les résultats des deux procédures sont très différents
et il en découle évidemment des propositions divergentes en termes de
politique linguistique. Pour faire court, disons que la définition
structurolinguistique aboutit à considérer l’existence d’une seule langue
en en minimisant les variations, en lui donnant un nom (l’occitan) et une
représentation qui sont totalement étrangers aux représentations et aux
usages des acteurs sociaux concernés. Ces derniers, beaucoup plus
sensibles aux variations et à d’autres facteurs sociohistoriques,
identifient, nomment et pratiquent des entités beaucoup plus nombreuses
au sein du même espace, dont plusieurs langues et variétés différentes
(provençal, niçois, béarnais, gascon, patois…). C’est ce qu’une analyse
sociolinguistique confirme. Dans le premier cas, c’est une politique de
reconnaissance conflictuelle vis-à-vis du français qui est visée (incluant
l’élaboration et l’enseignement d’un standard véhiculaire), dans le
deuxième cas une politique de reconnaissance complémentaire (dans une
approche plutôt polynomique). Dans le premier cas, je pense que le
projet est voué à l’échec, puisque les acteurs ne peuvent se mobiliser
pour un dispositif dans lequel ils ne reconnaissent ni leur langue (sous le
nom et la graphie proposés), ni leurs aspirations.
Une autre orientation de politique linguistique soulève un
problème comparable. La DGLFLF59, désormais en charge des langues
de France (le 2 e LF) en plus de la langue française (le 1er LF), s’est
lancée à grands frais dans la description structurolinguistique de ces
59
Délégation générale à la langue française et aux langues de France [Note de
l’éditeur].
57
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
langues, notamment de nombreuses langues « rares » parlées dans les
départements et territoires d’outre-mer. Elle finance parallèlement la
constitution de grands corpus oraux (ou non) numérisés et standardisés,
là aussi à grands frais. Un sociolinguiste peut légitimement s’interroger
sur la pertinence sociale de ces opérations de muséographie linguistique
qui n’auront pas ou que très peu de retombées sur les besoins
sociolinguistiques des populations (par exemple en termes d’accès aux
services publics, de constructions identitaires dans l’ensemble français,
et plus largement d’organisation des usages plurilingues en France). Et
même avec le bon sentiment de « sauvegarder » ces langues rares, « on
ne rend pas service à une langue en l’épinglant comme un papillon mort
sur une plaque de liège » comme disait Martinet. Ce questionnement est
plus crucial encore lorsqu’il s’agit d’opérations - d’où qu’elles viennent portant sur les langues de pays en voie de développement (en Afrique
subsaharienne notamment) ou de reconstruction (par exemple
l’Algérie) : tous ceux qui fréquentent les dispositifs de coopération
scientifique avec les collègues des universités et les élus de ces pays
savent bien que leurs attentes et leurs besoins résident bien davantage, et
souvent avec urgence, dans la gestion des pratiques linguistiques
hétérogènes (y compris en termes éducatifs, didactiques) que dans la
description structurolinguistique de telle ou telle des innombrables (et
indécidables) « langues » qu’on y parle.
6. Conclusion
A la question qui a été posée au départ de cette réflexion - quels
« linguistes » parlent de quoi, à qui, quand, comment et pourquoi ? - on
peut ici proposer une réponse globale : les structurolinguistes et les
sociolinguistes ont beau être tous linguistes (si tant est que cette étiquette
soit encore appropriée, chacun pouvant nier que l’autre le soit), ils ne
parlent pas complètement de la même chose, parce qu’ils ne s’adressent
pas entièrement aux mêmes interlocuteurs et parce qu’ils n’ont pas les
mêmes objectifs. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une simple
complémentarité (en tout cas d’un simple partage du champ), puisque
tous investissent l’ensemble du champ de « la linguistique », ou plutôt
des « sciences du langage », parlent donc pour partie de la même chose
mais dans des langages très différents et de façons radicalement
divergentes, depuis les fondements épistémologiques jusqu’aux
retombées concrètes de leurs recherches et de leurs actions. Il y a donc
58
Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1
Ph. Blanchet
en même temps une concurrence, voire un conflit (ce volume a même la
vocation de l’exposer clairement en mettant « les pieds dans le plat »),
en tout cas un débat qui jusque-là a été trop soigneusement évité.
Souhaitons que la tension dynamique ainsi mise en avant permette
d’avancer.
7. Bibliographie
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