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Université de Liège
Faculté de Philosophie et lettres
Département de Philosophie
Année académique 1999-2000
De l’interprétation phénoménologique de Platon et d’Aristote à l’ontologie fondamentale
Heidegger et la question du logos
__________________________
Dissertation présentée par Denis Seron
en vue de l’obtention du grade de docteur en
philosophie et lettres (philosophie)
sous la direction de M. le professeur D. Giovannangeli
Version modifiée publiée sous le titre:
Le problème de la métaphysique. Recherches
sur l'interprétation heideggerienne de
Platon et d'Aristote, Bruxelles, Ousia, 2001
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AVANT-PROPOS
L’interprétation et la réappropriation de la problématique de l’ontologie fonda-
mentale de Heidegger a subi, depuis deux décennies, un renouvellement significatif.
Rendues nécessaires par la publication suivie d’un grand nombre de cours et textes
restés inédits jusqu’il y a peu, plusieurs modifications ont dû être apportées, sur des
points essentiels, à la compréhension de l’oeuvre de Heidegger. L’un des changements
les plus remarquables a sans doute été l’abandon au moins partiel du procédé inter-
prétatif consistant, pour reprendre l’expression de Reiner Schürmann, à lire Heidegger
“à rebours”, c’est-à-dire à attendre des écrits tardifs de Heidegger l’éclairage requis
pour interpréter les textes antérieurs au “tournant”. La redécouverte des cours de la
période de Marburg et, dans une moindre mesure, de ceux de la première période de
Freiburg, a fortement contribué à mettre en évidence combien ce point de vue, quand
même il offrait l’avantage d’aspirer à une vision unitaire de la pensée de l’être, avait
aussi pour effet d’occulter les principaux enjeux philosophiques autour desquels s’était
édifiée l’ontologie de Sein und Zeit. Pour le dire abruptement, il apparaît aujourd’hui
avec une évidence croissante que, quelle que soit l’obstination avec laquelle Heidegger
s’est lui-même employé à imposer cette manière de voir dans ses écrits postérieurs, la
Fundamentalontologie n’a rien d’une performance isolée et étrangère aux
problématiques contemporaines ou “traditionnelles”, réductible au seul ingenium du
nommé Heidegger et témoignant d’une résistance solitaire contre l’ “onto-théologie” et
la domination technique de la nature. On ne saurait exagérer le dommage qu’a causé à
la compréhension du corpus heideggerien la mise en avant exclusive de la destruction
de l’onto-théologie, du reste incorrectement comprise comme une tentative visant à
abolir la métaphysique et, avec elle, tous les concepts qui en sont tributaires. Le présent
travail contribuera au contraire à montrer que l’antagonisme à l’oeuvre dans Sein und
Zeit ne se situe pas entre Heidegger et la métaphysique, mais bien entre le point de vue
métaphysique ou ontologique — incarné par Hartmann, Driesch, Husserl, mais aussi
Heidegger lui-même — et le point de vue logico-formel — celui de la “logistique”, de
Frege et Hilbert, des Néo-kantiens de Marburg. Or, outre que la lecture “à rebours” a
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paru mener dans une impasse, il apparaît encore, à l’inverse, que la compréhension
adéquate des cours de Marburg conditionne l’intelligibilité et surtout la légitimité des
prises de position postérieures au “tournant”, y compris en ce qui concerne la critique
de l’onto-théologie elle-même. Le fait est que l’interdit dont semble frappée la
métaphysique reste, chez la plupart des commentateurs de Heidegger, quelque chose de
mystérieux, voire de parfaitement arbitraire. Quoi qu’il en soit, un problème en
particulier réclamait encore impérativement, de par son importance à l’intérieur du
projet heideggerien, une étude systématique à la lumière des textes nouvellement
publiés de la Gesamtausgabe. Si le problème du logos a déjà fait l’objet de travaux
minutieux en ce qui concerne “Heidegger II”1, les résultats obtenus dans cette voie ne
sont encore que difficilement transposables aux écrits antérieurs, à partir desquels ils
demanderaient en outre à être confirmés et délivrés de leur apparent arbitraire. A notre
connaissance, et en dépit des travaux de grande valeur, mais le plus souvent partiels que
leur ont consacrés Jean-François Courtine, Franco Volpi, Theodor Kisiel, John van
Buren et d’autres encore, ni l’interprétation du “phénomène du logos” entreprise par
Heidegger dans les années vingt, ni son concept de la Als-Struktur n’ont encore fait
l’objet d’un examen circonstancié permettant d’en mesurer adéquatement les incidences
— à notre sens fondamentales — sur la signification la plus générale de l’enseignement
heideggerien dans Sein und Zeit et dans l’oeuvre antérieure ou contemporaine.
L’objectif de la présente contribution est de poser à nouveaux frais ce problème du
logos tel qu’il a déterminé de manière décisive l’éclosion et la maturation de la
problématique ontologique-fondamentale, c’est-à-dire la période de Marburg (1923-
1928) ou encore, de façon moins restrictive, celle que Jean Greisch a intitulée la
“décennie phénoménologique” de Heidegger (1919-1928).
Trois moments de l’histoire de la philosophie se révèlent indissociables de
l’interprétation heideggerienne du phénomène du logos et de son intégration dans le
contexte de l’ontologie fondamentale, d’abord la “logique au sens grec du terme” —
celle de Platon et d’Aristote —, ensuite la déduction kantienne des catégories, enfin la
sixième Recherche logique de Husserl. Depuis les travaux d’Otto Pöggeler et de Jean
Beaufret, le rapport aux Recherches logiques a bénéficié d’importantes et abondantes
contributions, en particulier sur la question de l’intuition catégoriale. De même, la
publication précoce du Kant-Buch de 1929 — mais aussi le fait que l’interprétation de
Kant a paru très tôt emblématique de la position heideggerienne dans son opposition
aux Néo-kantiens de Marburg, et que la traduction française du Kant-Buch remonte au
début des années cinquante — a largement profité à la reconnaissance d’un rapport
privilégié entre Heidegger et Kant. Dans une certaine mesure, elle explique pourquoi
1 En dernier lieu, D. Souche-Dagues, Du Logos chez Heidegger, Grenoble, 1999, surtout à partir de
l’Introduction à la métaphysique (GA 40). On n’abordera ici que de façon indirecte l’œuvre postérieure
au “tournant”, à laquelle nous avons par ailleurs consacré précédemment un mémoire de licence.
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l’interprétation phénoménologique de Kant, dans la voie tracée par les cours de Jean
Wahl, a très tôt et durablement focalisé l’attention des commentateurs, et pourquoi la
problématique de l’imagination transcendantale représente aujourd’hui encore l’une des
filières les plus fécondes et les plus prometteuses qui s’offrent au lecteur de Heidegger.
Fait très remarquable à cet égard, les rares critiques émises avec quelque pertinence à
l’encontre de Heidegger l’ont d’ailleurs été, nous semble-t-il, du seul point de vue de
Kant, — ce qui laisse supposer que le débat avec Kant doit jouer un rôle central dans le
dépassement de la perspective simplement doxographique et dans la réappropriation
authentiquement philosophique de l’ontologie heideggerienne. Quoi qu’il en soit, il
restait encore à aborder la troisième des “sources” de Heidegger sur le problème du
logos ; il restait à évaluer et à clarifier la part qui revient, sur ce problème et dans le
contexte des cours de Marburg, à la doctrine platonico-aristotélicienne du logos. Sur ce
point, c’est Franco Volpi qui a fait figure d’initiateur, tant il est vrai que son ouvrage
remarquable sur Heidegger et Aristote, outre qu’il comblait une importante lacune,
ouvrait aussi de vastes perspectives dont les commentateurs actuels sont encore
fortement redevables1. Parmi ces dernières, la réappropriation heideggerienne de la
philosophie pratique d’Aristote et de son enseignement sur les questions de la vérité et
de la temporalité constitue un axe interprétatif majeur qui, malgré les importants
travaux de Jacques Taminiaux et de Volpi lui-même, est encore loin d’être épuisé. Bien
que l’importance en ait été très tôt reconnue — on songe aux nombreux travaux de H.
G. Gadamer, ou encore à la critique élevée par Friedländer contre l’interprétation
heideggerienne de l’alètheia —, la question du rapport à Platon a sans doute été moins
prolifique2. Souvent restreinte par les commentateurs à la seule critique de la
“métaphysique”, d’un “platonisme” incarnant la prédominance onto-théologique
inconditionnelle de l’ijdeva, cette question n’a pu jouir que très récemment, à la faveur
de ce qu’on appellerait volontiers un événement, d’une base textuelle de nature à
donner sur ce point un éclairage suffisamment explicite. Cet “événement” a été la
parution, en 1992, du cours de Marburg sur le Sophiste de Platon (GA 19)3. C’est lui
qui rend aujourd’hui possible — et nécessaire — une vision d’ensemble plus exacte et
1 Aristotele e Heidegger, Padova, 1984. A notre connaissance, le rapport à Aristote n’a depuis lors fait
l’objet d’aucune monographie. Sur la question du logos, de nombreux articles y ont néanmoins été
consacrés, notamment par F. Volpi et Th. Sheehan, sans compter l’excellente contribution de P. Rodrigo,
dans Aristote, l’éidétique et la phénoménologie, Grenoble, 1995, pp. 167-202. Par ailleurs, on tirera
encore un bénéfice appréciable des travaux, d’inspiration très nettement heideggerienne, qu’ont
consacrés à Aristote des interprètes comme R. Boehm, E. Tugendhat, P. Aubenque.
2 V. principalement A. Boutot, Heidegger et Platon. Le problème du nihilisme, Paris, 1987, et M. Brach,
Heidegger — Platon. Vom Neukantianismus zur existentiellen Interpretation des “Sophistes”, Würzburg,
1996, dont il sera question plus loin.
3 Pour une vue d’ensemble, v. I. Schüssler, “Le Sophiste de Platon dans l’interprétation de Heidegger” in
J.-F. Courtine éd., Heidegger 1919-1929. De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du
Dasein, Paris, 1996, pp. 91-111.
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plus cohérente du problème du logos tel que le pose Heidegger, qu’il s’agisse de son
interprétation phénoménologique de Platon et d’Aristote ou de Sein und Zeit. C’est le
cours sur le Sophiste qui nous servira ici de point de départ et, au moins en un premier
temps, de fil conducteur.
Le caractère inadéquat, s’agissant de l’interprétation heideggerienne de Platon et
d’Aristote, d’une lecture “à rebours”, centrée sur les notions d’onto-théologie et de
dépassement de la métaphysique, a été mise en avant dès 1985 par Jacques Taminiaux1.
Cet auteur ramenait à trois thèmes principaux la conception commune et la plus
immédiate que les commentateurs se faisaient alors de l’approche heideggerienne de la
philosophie grecque : 1) la notion pré-socratique de l’alètheia, 2) la caractérisation de
la doctrine platonicienne comme acte de naissance de l’onto-théologie et de l’
“oblitération du retrait de l’être” caractéristique de la métaphysique occidentale, 3) le
thème de l’histoire de l’être comme histoire de l’oubli de l’être. A partir de là,
Taminiaux pouvait observer : “Il se trouve que l’apparition de ces thèmes est datée dans
l’itinéraire de Heidegger. Du moins peut-on la situer approximativement vers le milieu
des années trente, non sans anticipation dès le début de cette décennie. C’est dans une
tout autre constellation théorique que s’inscrit le premier débat de Heidegger avec les
Grecs, sa première interprétation de la philosophie grecque. La constellation théorique
qui régit la première interprétation heideggerienne de la philosophie grecque peut
s’exprimer formellement (...) dans le titre que Heidegger donnait alors à son oeuvre :
ontologie fondamentale. Essayons de scruter quelque peu les traits majeurs de cette
ontologie pour éclairer la première interprétation heideggerienne de la philosophie
grecque. Scrutant ces traits nous aurons vite fait de nous apercevoir qu’aucun des trois
thèmes que j’évoquais plus haut ne saurait y avoir de place. Ce qui signifie
premièrement que Heidegger à cette époque ne décèle aucune discontinuité entre les
écrits pré-socratiques et les écrits de Platon et d’Aristote. Ce qui signifie ensuite que
cette ontologie fondamentale n’ambitionne nullement de régresser en-deçà de la
métaphysique en direction d’une autre pensée, mais qu’elle ambitionne bien plutôt
d’accomplir la métaphysique, c’est-à-dire de porter à la clarté du concept le sens de
l’être. Ce qui signifie enfin que l’histoire de la métaphysique n’y est pas considérée
comme celle de l’oblitération croissante du retrait de l’être mais bien plutôt comme une
maturation croissante de la science de l’être2.” Bien qu’elle n’ait pas toujours été
suivie ultérieurement, cette recommandation résume très exactement les raisons
pourquoi l’interprétation heideggerienne de Platon et d’Aristote a dû et doit encore être
reconsidérée sur de nouvelles bases. Or, il apparaît encore avec évidence que, ainsi
formulée, elle ne doit pas valoir seulement sur un plan strictement interprétatif. Elle
1 J. Taminiaux, “Heidegger et les Grecs à l’époque de l’ontologie fondamentale” in Etudes
phénoménologiques, 1 (1985), p. 95-97.
2 Ibid., pp. 96-97.
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