LES MÉDIAS ET LE SYSTÈME JUDICIAIRE L’honorable Robert Pidgeon ∗ TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION.................................................................. 541 1.– LA LIBERTÉ DE PRESSE ET D’EXPRESSION ..... 542 II.– L’INDÉPENDANCE JUDICIAIRE ............................ 543 III.– L’INFLUENCE DES MÉDIAS .................................. 543 A. Le rôle du juge.......................................................... 543 B. Le rôle de l’avocat .................................................... 545 CONCLUSION ..................................................................... 546 ∗ Juge en chef associé. Les médias et le système judiciaire 540 Les médias et le système judiciaire 541 INTRODUCTION 1 Le citoyen ordinaire et l'observateur averti de la scène judiciaire constatent, depuis quelques années, que de plus en plus de procès, à la fois en matière criminelle et civile, sont médiatisés. 2 Les procès, surtout ceux à sensation ou impliquant des personnages publics, sont l'objet d'une couverture médiatique quotidienne. 3 Plusieurs attribuent cette recrudescence à l'adoption des chartes canadienne et québécoise. 4 Personnellement, je l'attribue à plusieurs facteurs : ♦ d'une part, à un désir du public d'être informé ; ♦ d'autre part, à l’accroissement du pouvoir judiciaire appelé à trancher des questions au sujet desquelles se confrontent des valeurs sociales, notamment lorsqu’on aborde des questions telles le suicide assisté, l'avortement, la légalisation de la marijuana, le mariage entre personnes de même sexe, etc. ; ♦ enfin, à la décision des médias, compte tenu de ce nouveau rôle du juge, de couvrir de plus en plus l'activité judiciaire ; ♦ cette couverture permet à la presse d'informer le citoyen. Toutefois, certains médias en profitent pour interpréter et commenter l’activité et les décisions judiciaires avec, parfois, bien que rarement heureusement, comme seul objectif d’augmenter leur tirage ou leur cote d’écoute. 5 À mon avis, le respect de certaines règles, par les acteurs de l’activité judiciaire ainsi que par la presse, éviterait certains dérapages. 6 Permettez-moi de vous donner quelques exemples de dérapage afin d’illustrer mon propos. 7 Récemment, alors que se déroulait un procès devant jury, un des sujets d'une tribune téléphonique portait sur une question déterminante sur l'issue d’un litige. Un procès parallèle se déroulait dans les médias. Les médias et le système judiciaire 542 8 Imaginez, dans ce contexte, la pression s’exerçant sur les douze hommes et femmes appelés à trancher l’affaire. 9 Un collègue me rapportait que lors d’un récent procès en matière civile, une preuve exclue des débats par le juge avait été l’objet de divulgations dans les médias quelques heures plus tard. En fait, des éléments de preuve étaient exposés au public alors qu’ils ne l’avaient pas été au juge. 10 Enfin, dans le cadre d’une demande de transfert d’un dossier dans le district de Québec, un avocat m’a indiqué que la tenue d’un procès en diffamation dans un district périphérique, compte tenu de la publicité entourant cette affaire, risquait de causer plus de tort à son client que l’acte diffamatoire luimême. Or, en matière de diffamation, à quoi sert aux justiciables, dont le procès est médiatisé, de le gagner devant le juge, s’il le perd devant le tribunal de l’opinion publique ? 1.– LA LIBERTÉ DE PRESSE ET D’EXPRESSION 11 L'article 2b) de la Charte canadienne des droits et 1 libertés et les articles 3 et 44 de la Charte québécoise des 2 droits et libertés de la personne garantissent à chacun les libertés fondamentales suivantes : liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de presse et des autres moyens de communication. 12 On constate donc que les deux chartes, dont l’une est constitutionnalisée, ont consacré le droit du public à l’information, en même temps que celui du justiciable à un procès juste et équitable devant un tribunal indépendant. 13 La liberté de presse est essentielle. Justice doit être rendue publiquement sous l'œil vigilant des journalistes. Cette règle, depuis longtemps consacrée par la common law, assure l'intégrité et l'impartialité du procès qui se déroule au grand jour, sujet aux critiques de tout citoyen présent à l'audience ou informé par la presse. 1 2 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982), R.-U., c. 11]. L.R.Q., c. C-12. Les médias et le système judiciaire 543 14 Dans l'arrêt Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. 3 MacIntyre , l'honorable Brian Dickson rappelait la règle de publicité des débats judiciaires, en citant l'auteur Bentham : 15 Dans l'ombre du secret, de sombres visées et des maux de toutes formes ont libre cours. Les freins à l'injustice judiciaire sont intimement liés à la publicité. (Là où il n'y a pas de publicité, il n'y a pas de justice.) La publicité est le souffle même de la justice. Elle est l'aiguillon acéré de l'effort et la meilleure sauvegarde contre la malhonnêteté. Elle a pour effet que celui qui juge est lui même mis en jugement. [nos soulignés] 16 Bref, depuis l'adoption des chartes, tout a changé. Personne n'est à l'abri de l'examen minutieux des médias. C’est bien qu’il en soit ainsi. Toutefois, l’examen doit être objectif, consciencieux et juste. II.– L’INDÉPENDANCE JUDICIAIRE 17 L'indépendance judiciaire est ce qui permet à un juge de décider d’un litige en son âme et conscience, selon la règle de droit et les faits mis en preuve et ce, à l’abri de toute pression de quelque nature que ce soit. 18 Elle assure au juge cette liberté nécessaire qui lui permet de trancher un litige sans pression du pouvoir politique, de l’opinion publique, des médias, des groupes de pression et enfin au justiciable au profit duquel elle existe, la garantie que le litige sera résolu par un décideur impartial. Elle constitue la pierre angulaire de notre démocratie. 19 III.– L’INFLUENCE DES MÉDIAS A. Le rôle du juge La retenue judiciaire empêche les juges de commenter les affaires en délibéré. C’est la règle du sub judice. Les juges doivent se prémunir quotidiennement contre toute tentation d’intervention qui aurait pour effet de nuire à l’impartialité de la justice. 3 [1982] 1 R.C.S., p. 175. Les médias et le système judiciaire 544 20 Toutefois, cela ne veut pas dire que les juges doivent faire preuve d’un mutisme complet. Le Conseil canadien de la magistrature s’est d’ailleurs doté d’une politique en matière d’information du public favorisant des initiatives éducatives, publiques et médiatiques. 21 L’influence grandissante des médias sur l’opinion publique rend la tâche du juge plus ardue et exige, de ce dernier, une constante mise en garde afin d’éviter, entre autres, de tomber dans le piège de la « rectitude politique ». 22 Pensons aux situations suivantes auxquelles peut être confronté un juge : un citoyen d’une petite communauté accusé d’un crime d’agression, objet d’une grande publicité, demande d'être remis en liberté ou encore un groupe de pression important requiert une injonction visant à empêcher l'implantation d'une entreprise, dont la communauté ne veut pas. 23 En outre, la tâche est d’autant plus difficile que les magistrats se retrouvent de plus en plus souvent devant des situations où des témoignages sont l'objet de commentaires, dans les médias, de la part des témoins, des parties et même de leur avocat, alors que le procès n'est pas terminé. 24 Bref, cela a comme conséquence que la crédibilité de certains témoins est appréciée par le grand public, en même temps que par le juge ou les jurés, alors que le public, lui, n’a pas entendu toute la preuve. 25 Nonobstant ce qui précède, le juge doit garder à l’esprit que le meilleur juge n’est pas nécessairement le plus populaire et que ses jugements doivent toujours être rendus selon la preuve et la règle de droit. Il ne doit pas tenter de plaire et d’être populaire. Ce n’est pas son rôle. 26 Comme l’indiquait le juge en chef de la Cour suprême, l’honorable Antonio Lamer : 27 La décision judiciaire répond à un impératif de justice et non de popularité. Le justiciable doit être assuré d’être entendu par un tribunal indépendant et impartial, qui ne prête aucunement flanc à l’ingérence, à la rectitude politique, à l’humeur passagère ou aux plates-formes électorales. 28 Bref, dans le contexte d’une couverture médiatique de plus en plus importante, l’indépendance judiciaire prend toute Les médias et le système judiciaire 545 son importance puisque les juges peuvent être appelés à rendre des décisions impopulaires ou critiquées. B. Le rôle de l’avocat 4 29 L’article 2 de la Loi sur le Barreau prévoit que l’avocat exerce une fonction publique auprès du Tribunal et qu’il collabore à l’administration de la justice. Dans l’affaire Fortin c. 5 Chrétien , Monsieur le juge Gonthier rappelait le rôle essentiel que l’avocat est appelé à jouer dans notre société : 30 L’avocat est un officier de justice. Par son serment d’office, il affirme solennellement qu’il remplira les devoirs de sa profession avec honnêteté, fidélité et justice et qu’il se conformera aux diverses dispositions législatives qui régissent son exercice. L’article 2 de la Loi sur le Barreau consacre cette fonction publique qu’il exerce auprès du Tribunal. 31 Cette fonction publique doit conduire le Barreau à s'assurer que ses membres font preuve de professionnalisme en évitant, entre autres, de commenter publiquement la preuve avant que le jugement ait acquis force de chose jugée. D’ailleurs l’article 2.06 du Code de déontologie des avocats prévoit expressément : 32 L’avocat doit servir la justice et soutenir l’autorité des tribunaux. Il ne peut agir de façon à porter atteinte à l’administration de la justice. [nos soulignés] 33 Quant à l’article 2.09 du Code, il comporte une interdiction de faire une déclaration publique de nature à nuire à une affaire pendante devant le Tribunal. Force nous est de constater que c’est le caractère nuisible d’une déclaration qui est désormais le facteur prédominant. 34 Autrefois, cette disposition comportait une interdiction totale de commenter une affaire pendante. 35 La nouvelle formulation était souhaitable. Toutefois, il me semble qu’on oublie que la disposition interdit toute déclaration publique à caractère nuisible. À titre d’exemple, un collègue me rapportait récemment que lors d’une entrevue 4 5 L.R.Q., c. B-1. Fortin c. Chrétien, [2001] 2 R,C.S., p. 500, 529. Les médias et le système judiciaire 546 télévisée, une avocate avait traité d’invraisemblable une défense d’aliénation mentale annoncée par un accusé. 36 Invité à une journée de formation du Barreau du Québec, l'honorable Pierre Michaud servait une mise en garde à ceux et celles qui sont attirés par les caméras : 37 Malgré le harcèlement des médias, surtout électroniques, les avocats devraient refuser de commenter la preuve présentée. 38 Et le juge Michaud d’ajouter : 39 On observe, je dois le dire, un relâchement de plus en plus généralisé à cet égard. CONCLUSION 40 L'esprit critique des justiciables, leur droit d’être informés et leur volonté de comprendre le déroulement d’un procès et surtout son issue, la diminution du respect des institutions, le désir de certains médias d'augmenter leurs tirages ou cotes d'écoute, les impératifs d'affaire inhérents à l’exercice de la profession d’avocat ainsi que l’importance pour le système judiciaire de préserver son image, sont tous des facteurs qui ont engendré les problèmes épineux auxquels nous sommes désormais confrontés. 41 Tous les intervenants ont un rôle à jouer afin de concilier le devoir de réserve des magistrats et de l’avocat avec ceux du droit du public à l’information et de la liberté de presse. 42 Le pouvoir exécutif : Il doit maintenir des critères très serrés de sélection des magistrats, compte tenu des contraintes et des nouvelles exigences rattachées à la fonction de juger, car les juges doivent être capables de résister à un afflux de critiques résultant : (1) du décalage entre leur jugement et l'opinion publique, (2) du fait qu’ils sont appelés à trancher des questions impliquant des valeurs sociales, et (3) du contrôle grandissant qu’ils exercent sur les activités de l’État. 43 La magistrature : Elle devra participer au discours public afin d’assurer une meilleure compréhension de son rôle dans une société de droit. Toutefois, son discours doit continuer de s'ancrer solidement dans l'action quotidienne. Les juges doivent démontrer qu'ils disposent des litiges avec compétence, qu'ils sont indépendants, impartiaux, humains et Les médias et le système judiciaire 547 accessibles et que leur première mission consiste à servir les justiciables. 44 Le citoyen juge ses pairs dans l'action. 45 Le Barreau : Il devra toujours être vigilant à l’égard de ses membres, des auxiliaires de la justice. À titre d’institution, il devra, sans réserve, se porter à la défense du système judiciaire lorsqu'il sera victime d'attaques injustifiées. 46 Les médias : Ils doivent livrer au public qu’ils ont pour mission de renseigner une information complète, objective, impartiale et juste, tout en gardant à l'esprit les enjeux, notamment démocratiques, reliés à toute atteinte à l'indépendance judiciaire et à cet égard, les risques que comporte la tenue de procès parallèles. Bref, faire preuve d’un très grand professionnalisme. Les médias et le système judiciaire 548