L’ÉPISTÉMOLOGIE
DE LA SCIENCE HUMAINE
La rupture épistémologique
Si nous remontons à la pratique des femmes soi-
gnantes, nous pouvons constater que les soins
s’exercent depuis toujours. De plus en plus sophis-
tiqués et techniques depuis
21
ans les soins infir-
micrs n’en restent pas moins empiriques, ils
«
s’appuient essentiellement surl’expérienceetnon
sur des données scientifiques et rationnelles
»
(**).
Or actuellement, nous sommes en train de vivre
en France, comme dans beaucoup d’autres pays
une rupture épistémologique.
Les soins infirmiers changent de fondement. Les
intïrmières, à partir de leur pratique (leur pré-
histoire) élaborent petit à petit une science et, en
même temps qu’elles bâtissent et développent son
contenu, elles repèrent la manière dont leurs
savoirs se structurent, elles recherchent dans quel-
les conditions ils peuvent être considérés comme
valables, elles créent leurs propres outils concep-
tuels, en un mot, eles travaillent à l’épistémologie
de la science infirmière. Celle-ci ne surgit pas du
néant, elle apparaît comme une pratique qui rem-
place sans cesse des représentations que nous nous
étions données antérieurement ou transmises par
tradition.
Une science ne peut gommer ses origines, c’est à
partir des concepts existants, déjà sélectionnés par
la pratique quotidienne que la recherche prend un
sens pour justifier, prouver, approfondir, permet-
tre de comprendre, rationaliser, améliorer
I’effïca-
cité, la qualité.
Dans un courant de pensée scientifique, la rupture
épistémologique s’opère dans un esprit de
ques-
tionnement. Une réalité familière échappe au
contrôle de son acteur puisque
«
ça va de soi
)).
Aussi, il ne s’interroge que rarement à son propos.
Or, c’est cette interrogation permanente, ce
«
doute permanent
»
dont parle BACHELARD
quipermetdepasserdel’empirismeauscientifique.
Exemple : si nous considérons le concept
«
prévention d’escarres
»,
nous pouvons remar-
quer que sous ce vocable les inftrmières mettent
des pratiques, des savoir-faire différents, appris,
forgés par l’expérience ou en usage dans l’endroit
où elles travaillent. Mais, si nous prenons ce terme
scientifiquement, il signifie que chaque infirmière,
pour chaque patient,
avec
un outil approprié, éva-
lue méthodiquement les risques qu’il présente à
constituer des escarres et qu’elle mette en place des
soins spécifiquement adaptés, reconnus efficaces
pour ce patient, avec une économie de moyen
(temps de l’infirmière, matériel) et un coût humain
a minima pour le pauent.
(““1 Définition du Dictionnaire Robert
Le savoir scientifique est bien une construction
de l’esprit, fondé en confrontation avec la réalité
s’élaborant en rupture par rapport aux évidences
anciennes. II apparaît comme une nouvelle manière
de questionner et d’appréhender le monde et sa
réalité en résonance
avec
les conditions culturelles,
économiques, sociales et les idées de valeur de
l’époque.
LA CONSTRUCTION
DE LA SCIENCE INFIRMIÈRE
A quelques exceptions près (exemple : l’éthique)
tous les thèmes de soins infirmiers peuvent être
approchés par la recherche. Les infirmières ont
prouvé depuis de longues années qu’elles savent
faire de la recherche et améliorer la qualité de
leurs soins et, un grand nombre d’équipes ou de
chercheurs solitaires, travaillent
sur
des thèmes et
dans des directions qui leur sont propres. Scientifi-
quement reconnues valables,
ces
recherches ne font
pas avancer le corpus scientifique de la connais-
sance infirmière.
Trois obstaclesmajeursnesontpasprisencompte :
-
Une recherche concerne toujours, c’est son
caractère et sa natute, un sujet très pointu limité,
cerné ; ce qui signifie que les résultats obtenus par
une recherche isolée sont difficilement réinvestis-
sables dans la pratique quotidienne. Il faut un
certain nombre de travaux pour cerner un thème
et faire évoluer les soins dans une trajectoire scien-
tifique. L’atomisation des recherches qui entraîne
leur inefficacité est généré par l’absence de politi-
que concertée, l’absence de cohésion profession-
nelle, la méconnaissance de la recherche scientifi-
que.
-
Très lié
au
phénomène d’atomisation, il faut
noter que notre profession en France ne compte
pas d’unité de recherche. Le cursus universitaire
n’ayant pas de troisième cycle, celui où une disci-
pline a pour mission de produire de la connais-
sance, le regroupement des recherches autour d’un
chercheur n’existe pas. C’est au niveau d’un troi-
sième cycle (DEA, Doctorat) que les chercheurs
peuvent s’intéresser non seulement à la connais-
sance produite, mais aussi à son épistémologie :
Dans quelle direction travailler ? Comment rendre
des recherches complém~ntaircs ? Comment bâtir
des outils pour faire de la recherche plus facilement
etc.
~
Le troisième obstacle important
est
l’absence
de diffusion de la recherche et de centralisation
des travaux réalisés, aussi bien en France qu’à
l’étranger. Aucun centre de documentation ne peut
offrir à l’heure actuelle un thésaurus de recherches
infknières complets. De tradition orale, la profes-
sion d’infirmière lit peu et écrit peu. La circulation
des connaissances en dehors des écoles de base et
de cadres
est’presque
inexistante.