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PhaenEx
certain temps, j’ai toujours l’impression que l’on veut m’exiler de moi et me ravir mon âme […].
Le désert m’est alors nécessaire pour redevenir bon. » Mais il faut dire en outre que cette solitude
n’est pas l’effet d’un choix libre et raisonné : étant de sa nature même un homme « hors du
commun », c’est de manière tout instinctive, en vertu d’un « penchant » et d’une « inclination »
nécessaires, que le philosophe à l’esprit libre aspire « à sa citadelle et sa retraite secrète où il soit
délivré de la foule, du grand nombre, de la majorité, où il puisse oublier la règle “homme”, lui
qui en est l’exception » (Par-delà bien et mal § 284 et § 25). Enfin il faut admettre que, eût-il
encore le désir d’échapper à sa solitude, le philosophe authentique ne le pourrait guère : l’art du
soupçon ainsi que les « différence[s] de vue » qui le caractérisent le condamnent nécessairement
« [aux] glaces et [aux] angoisses de l’isolement » (Humain, trop humain I, préface § 2; cf.
Tongeren 217 sq.). S’il se détourne d’abord de la foule, celle-ci ne peut en retour que le
considérer avec défiance et le rejeter, puisque l’extrême originalité de ses recherches et de ses
écrits fait qu’il se heurte à l’incompréhension de ses semblables, et de ceux mêmes qui lui furent
le plus proches, comme l’indique entre autres la préface d’Aurore :
celui qui marche ainsi sur ses voies propres n’y rencontre personne : cela tient à la nature
de ces « voies propres ». Personne ne vient l’aider dans son entreprise : dangers, hasards,
méchancetés et tempêtes, tout ce qui l’assaille, il doit le surmonter lui-même. C’est qu’il
a son chemin à lui — et, bien sûr, l’amertume, le dépit que lui cause à l’occasion cet « à
lui » : auxquels contribue, par exemple, le fait que ses amis eux-mêmes ne peuvent
deviner ni où il est, ni où il va… (§ 2)
Mais le rappel de ce propos, somme toute bien connu, de Nietzsche quant à
l’indépendance, et en conséquence quant à la solitude du philosophe, nous confronte cependant
d’emblée à une difficulté. Car il faut bien apercevoir ici un étrange paradoxe, qui consiste en ce
que, tout en prétendant à une radicale « différence de vue » qui le condamnerait à l’isolement,
Nietzsche semble bien reprendre néanmoins ce qui constitue certainement un lieu commun, non