Épictète : L’ajout de la distinction critique par Épictète implique un décalage appréciable, qui décrit le
passage énigmatique du vice à la vertu (c’est-à-dire le progrès) non par l’action mais par l’obtention d’une nouvelle
attitude adoptée par l’individu. Avant Épictète, en effet, la conception stoïcienne du « progrès moral » était
généralement comprise par la distinction faite entre le καθῆκον (fonction propre)1 et le κατόρθωμα (action droite
ou parfaite – selon la vertu)2. Le progressant était celui qui accomplissait le καθῆκον comme
« action intermédiaire » (μέση/medium)3. Chez Cicéron, « intermédiaire » signifiait « ce qui se trouve entre le bien
et le mal »4, c’est une « moyenne », et c’est ce qui rend le καθῆκον commun au sage et à l’insensé5. Dans le
rapport de Stobée, il fait plutôt penser à une action « médiocre », puisqu’elle manque encore de fermeté (βέβαιον),
de continuité (ἑκτικὸν) et de solidité (πῆξις). En ce sens, il y a plutôt opposition entre sage et insensé. On retrouve
cette idée chez Sénèque, qui distingue le caractère stable et ferme (stabilitas) de l’esprit du sage de l’agitation
(volutatio, fluctuatio) propre à l’insensé6. Comme dans le fr. 9 d’Épictète, Sénèque insiste sur la confiance (fiducia)
du sage face à ses représentations, par la force de sa vertu, qui ne le fait pas craindre7. Ces caractéristiques font,
selon Sénèque, la « santé » du sage8. D’autre part, le témoignage de D. L. VII, 106-107 nous indique que le progrès
est un indifférent « préférable » (parce qu’il a de la valeur = D. L. VII, 105), « relatif à l’âme »9, et qui doit être
« choisi pour lui-même »10. Autrement dit, il n’est ni un bien ni un mal, mais il est au plus haut niveau dans l’échelle
des indifférents. Or on sait que les stoïciens ont pu utiliser également le terme « μεταξύ » pour désigner
l’indifférent11, et que, d’autre part, ils ont interdit de penser le progrès comme un « intermédiaire entre la vertu et
le vice » (D. L. VII, 127 : « μεταξὺ εἶναι ἀρετῆς καὶ κακίας »), puisqu’il n’existe précisément que la vertu et le
vice. La contradiction apparente est levée une fois pris en compte le débat entre Chrysippe et Posidonius.
Chrysippe ne faisait pas de distinction intermédiaire entre le vice et la vertu12, et les progressants restent des
insensés (puisqu’on étouffe pareillement à une coudée de la surface qu’à cinq cent brasses)13. On comprend
pourquoi le progrès en lui-même est un indifférent (bien que préférable et devant être choisi pour lui-même), parce
que le « progressant » accomplit des « fonctions propres » (καθήκοντα) mais de manière non vertueuse (il reste
donc vicieux). Tout se passe donc comme si les καθήκοντα avaient servi, d’une part, à expliquer pourquoi les
insensés peuvent agir conformément à la nature tout en restant malheureux et vicieux – de manière incohérente et
inconstante –, et, d’autre part, pourquoi les actions accomplies (κατορθώματα) par le sage, en tant qu’elles sont
également des καθήκοντα, ne sont ni formellement ni matériellement différentes (elles restent donc accessibles
en droit aux insensés). On le sait, Posidonius aurait prouvé l’existence de la vertu par le progrès, en arguant (comme
1 Défini en SVF III, 494 (= Stobée, Ecl. II, 85, 13-86, 4 ; = LS 59 A) comme « la conséquentialité dans la vie, quelque chose
qui, une fois qu’il a été accompli, a une justification raisonnable. » (trad. Brunschwig et Pellegrin).
2 L’action droite est définie comme « une fonction propre qui possède toutes les mesures en elle-même » (Stobée, II, 93, 14-18
= SVF III, 500 ; = LS 59 K), elle est illustrée par un adverbe (cf. Stobée, Ecl. II, 96,18-97, 4 = SVF III, 501, 502 ; = LS 59 M),
et décrit un acte « parfait », puisque la vertu est distinguée par la perfection d’une fonction propre. Cf D. L. VII, 88 = SVF III
Arch. 20 ; = LS 59 J. Voir aussi Sextus Empiricus (Adv. Math. XI, 101 ; = SVF III, 516 ; = LS 59 G). Pour une critique
pyrrhonienne, voir Sextus Empiricus, Adv. Math. XI, 199-209.
3 Cf. Cicéron, De Fin. III, 58-59 (= LS 59 F) : « ex quo intellegitur officium medium quiddam esse, quod neque in bonis ponatur
neque in contrariis » ; Stobée, Florileg. 103, 22.8, Eclog. IV, 39, 22 ; p. 906, 17 Hense (= SVF III, 510 ; = LS 59 I) : « αἱ μέσαι
πράξεις ».
4 Cf. Cicéron, Fin. III. 58.
5 Cf. Cicéron, Fin. III, 59.
6 Voir Sénèque, Lettre 71, 27 ; Cons. ad. Polyb. 9, 6 ; De Tranqu. An. 2, 3 ; 2, 7, 10 ; et aussi De Brev. Vit. 2, 3 ; Lettre 28, 3 ;
32, 5 ; 48, 8 ; 52, 1-2 ; 95, 5, 57 ; 101, 9 ; 104, 16-17. Sur le lien entre Sénèque et le rapport de Stobée sur Chrysippe, voir
Roskam [2005], p. 79.
7 Cf. Sénèque, De Tranqu. An. 1, 1 ; 11, 1 ; Lettre 13, 1 ; 24, 12 ; 31, 3 ; 44, 7 ; 66, 9 ; 87, 32-35 ; 94, 46 ; 95, 71 ; 97, 14 ; 98,
7 ; 105, 8 ; 109, 5 ; 111, 2 ; De Clem. I, 15, 5 ; De Vit. Beat. 8, 3 ; De Benef. VI, 42, 1 ; Cons. ad. Marc. 1, 1.
8 Cf. Sénèque, Lettre 2, 1 ; 28, 3 ; 50, 9 ; De Tranq. An. 11, 1 ; De Benef. VII, 16, 6 ; De Clem. I, 25, 2 ; Sénèque, un insensé
« malade » = De Vit. Beat. 17, 4 ; Lettre 27, 1 ; 68, 9.
9 D. L. VII, 106 (= SVF III, 127). Cf. Stobée, Ecl. II 80, 22 (= SVF III, 136).
10 D. L. VII, 107.
11 Cf. D. L. VII, 160 (Ariston) ; 165 (Hérillos) ; Sextus Empiricus, Adv. Math. XI, 3, 11, 16, 19, 41, 65, 67 ; Épictète, E. II, 9,
16 ; 19, 3.
12 L’idée de progrès est déjà en contradiction avec la doctrine. Cf. D. L. VII, 127 (= SVF III, 536 ; = LS 61 I), où les stoïciens
sont opposés précisément sur ce point aux péripatéticiens.
13 Cf. Plutarque, Not. Comm. 1063A5-B1 (= SVF III, 539). Cf. Cicéron, Fin. III, 48 (= SVF III, 530). Autre argument (sur le
plus et le moins) chez D. L. VII, 120 (= SVF III, 527) ; cf. Suida I, 146, 25-26. On a également conservé un papyrus du 2nd
siècle ap. J.-C. (PmilVogl. 1241), apparemment un exposé doxographique, dont la paternité a pu être contestée par Decleva
Caizzi – Funghi [1988] (pp. 97-8), Decleva Caizzi [1999] (p. 814) et Gigante [1991] (p. 123). Pour une étude, voir Roskam
[2005], pp. 25-7.