Ma philosophie ? Epicure ou Epictète ? Non ! Epicure et Epictète. Le plus sage est peut-être de s’exercer à la vertu avec une énergie stoïcienne et une joie de vivre toute épicurienne. Kant, Métaphysique des mœurs Epicure et Epictète, l’épicurien et le stoïcien. Deux maîtres de vie qui m’interpellent et avec lesquels je tente modestement de m’appuyer pour mener ma vie avec plus ou moins de réussite en essayant de suivre au quotidien les préceptes philosophiques. Sans entrer dans des détails biographiques exhaustifs, il convient de signaler qu’Epicure est le fondateur de la philosophie qui porte aussi son nom (l’épicurisme) et qu’il vécut au IV-Ve siècle avant notre ère. Epictète, par contre, penseur éminent du stoïcisme impérial vécut au sein de l’Empire romain au Ier et IIe siècle. Tous deux proposent une philosophie de vie ayant pour objectif de conduire au bonheur. Epicure et Epictète appartiennent aux deux plus importantes écoles de l’époque hellénistique et de la période de la république romaine et du Haut-Empire romain, deux écoles au demeurant rivales. En effet, si l’une, l’épicurisme est une philosophie du plaisir, la seconde, la stoïcienne, met l’accent au contraire sur la vertu et l’effort. Mais gardons-nous des simplifications dues aux définitions populaires. De nos jours, être épicurien est devenu synonyme d’une personne désirant jouir sans entraves et il se dit d’une personne qu’elle est stoïque si elle a réussi à supporter courageusement les aléas et les agressions de la vie sans réagir. Il y a beaucoup de faux dans de telles définitions simplistes. Epicure nous apprend en réalité à tirer profit de plaisirs simples et à s’émerveiller de chaque journée que la vie nous a fait don (l’amour de son conjoint, l’affection de nos proches, le rire d’un enfant, une soirée entre amis…). Il n’approuvait nullement la recherche de plaisirs exagérées comme le luxe, la soif de pouvoir ou la débauche qui soit par l’impossibilité à les atteindre soit à cause de la satisfaction certes d’un plaisir excessif mais qui demandant à être sans cesse renouvelé voir à être changé pour un nouveau ne peut que perturber continuellement l’âme par un état de frustration continuelle. On est donc loin de la luxure que l’on prête à Epicure et à ses disciples. Epicure était d’une santé fragile et ne pouvait de toute manière pas se permettre de vivre dans l’excès. En fait, si Epicure vivait de nos jours, il ne se définirait pas comme épicurien. La doctrine d’Epicure est simple, épurée, accessible à tous et il n’y a pas d’âge selon lui pour commencer à philosopher. Elle est aussi profondément libératrice : la notion de péché est absente, les dieux n’ont pas créé le monde et ne s’intéressent pas aux affaires humaines, la mort n’est pas à redouter car il n’y a pas de châtiment divin à craindre dans un au-delà qui n’existe pas ; La mort, n’étant qu’une dispersion définitive des atomes nous constituant, elle est vue comme la privation de la 1 sensation. Nos atomes fragmentés sont ensuite recyclés pour créer de la nouvelle matière. La souffrance est un mal mais elle peut être gérée : soit elle est brève ou légère et finit par disparaître, soit elle est importante et c’est alors une mort qui en arrivant vite nous en délivrera. Esprit étonnamment ouvert pour son époque, Epicure accueillait au sein de son école aussi bien les hommes que les femmes, les esclaves et même les hétaïres. Si l’épicurisme est une philosophie de la détente, le stoïcisme traîne une réputation d’austérité avec l’image de son sage sur lequel aucun accident de la vie n’est en mesure d’affecter. La liberté chez le stoïcien est liée à la vertu, c'est-à-dire à notre capacité à faire le bien. La pensée stoïcienne repose sur la différence, cruciale, entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. Dépendent de nous nos actions et nos opinions tandis que ne dépend pas de nous tout ce qui nous tombe dessus (d’agréable ou de douloureux) qui est la conséquence du destin contre lequel il est vain de s’opposer. Toutefois, le sage stoïcien ne se résigne pas, sa philosophie propose au contraire un renversement du jugement que l’on porte sur ce qui nous arrive. Comme nécessairement des choses désagréables vont nous affecter un jour ou l’autre, nous devons ne pas nous soumettre à la nécessité mais l'accueillir et reconnaître en elle un bien. C’est seulement par cet effort d’accompagner ce qui nous fait du mal (et non dans une attitude vaine de révolte) que l’homme fait preuve de liberté. Et c’est cette liberté qui permet à l’homme de pouvoir trouver le bonheur car il coopère alors avec le destin. Il ne se bat plus en vain contre une situation où il n’a de toute façon pas son mot à dire. Des choses irrémédiables sont ou vont arrivées que nous devons accepter comme des données inéluctables qui ne dépendent pas de nous. Le sage ne doit pas se laisser envahir par le chagrin, la déception et le désespoir. En respectant ces conditions, le stoïcien se créé une citadelle intérieure que rien ne pourra plus troubler. Cette acceptation du destin est facilitée par l’explication métaphysique du monde des stoïciens : nous ne sommes qu’une particule dans un univers mu par des lois logiques et rationnelles et gouverné par une providence divine. Le stoïcisme a une conception immanente du monde, le divin n’est pas hors du monde (comme dans les monothéismes), au contraire, il est dans le monde. Les stoïciens ont aussi une vision cyclique de l’univers : une grande conflagration a lieu à la fin de chaque monde au cours de laquelle toute chose est absorbée par la substance divine avant que celleci ne la restitue et que tout reparte à l’identique. C’est la loi de l’éternel retour, concept stoïcien qui se retrouve dans l’hypothèse moderne de l’univers ekpyrotique, un des éléments du modèle cyclique. Par sa théorie cosmologique, le stoïcisme manifeste un sentiment religieux plus marqué que l’épicurisme. Je rejette l’idée d’un dieu créateur ou horloger ainsi que l’idée du dieu vengeur et juge des trois grandes religions monothéistes (judaïsme, christianisme et islam). Cependant, même si je me définis comme agnostique, je me suis toujours interrogé sur la force qui réside au sein de l’univers et qui régit la vie et qui m’apparaît comme une énigme et un mystère. Je pense que si les hommes regardaient plus souvent les étoiles, ils se rendraient mieux compte de la petitesse de leur existence et perdraient un peu de leur arrogance. Nous ne sommes qu’une poussière de l’univers. Je suis intimement persuadé que fixer de temps en temps la voûte étoilée, nous apprendrait à la fois la modestie et à adopter une pensée plus relativiste. Sans pour autant y adhérer, la religion du Bouddha, sans dieu créateur, a toujours eu ma sympathie. Cette idée que le salut ne peut être venir que d’un travail sur nousmêmes - par l’exercice entre autre mais pas uniquement de la méditation - et non obtenu par la grâce d’un dieu transcendant me plaît. Beaucoup d’occidentaux déçus des monothéismes et en quête de sens recherchent une voie alternative en adoptant 2 le bouddhisme. Toutefois, je crois que la pensée orientale est, de part l’histoire, si éloignée de notre mode de pensée occidentale qu’il n’est pas forcément aisé pour les occidentaux d’intégrer sans risque d’erreur doctrinale la pensée bouddhique. Comment ainsi appréhender correctement la doctrine bouddhiste du non-soi tandis que des siècles de réflexion occidentale ont, au contraire, eu le moi individuel pour sujet ? Il est des rencontres intellectuelles qui savent répondre à une attente et dont l’éclairage devient alors une révélation. Ainsi, lors de mes recherches réalisées pour l’écriture de ma biographie consacrée à l’astronome, mathématicienne et philosophe néoplatonicienne du IV-Ve siècle Hypatie d’Alexandrie, je suis tombé sur l’œuvre de Pierre Hadot, philosophe spécialiste de l’Antiquité disparu en avril 2010, qui propose une relecture de la pensée philosophique antique comme pratique, manière de vivre et exercice spirituel. Sa vision m’a tout de suite enthousiasmé. La philosophie antique a, pour lui, encore des choses à dire à nous contemporains. La démonstration de Pierre Hadot montre qu’il est possible de mener aujourd’hui un mode de vie selon une attitude épicurienne ou stoïcienne. On ne peut pas en effet prendre pour base la philosophie spéculative de Platon ou de Plotin qui apparaît trop éloignée des réalités vécues par les gens alors que celle d’Epicure et d’Epictète faisant appel à la raison reste actuelle. Ces deux penseurs ont tenté dans leurs écrits de répondre aux interrogations de leurs contemporains mais aussi par la même occasion aux nôtres, ceci grâce à l’intemporalité de leurs propos. La philosophie épicurienne ou stoïcienne n’est pas du baratin spéculatif, elle se vit d’abord. On est épicurien ou stoïcien par la vie que l’on mène et non parce que l’on ânonne une heure par jour des concepts doctrinaux. Ma conception spirituelle est immanente. Le monde est foncièrement un. Rien ne m’est plus étranger qu’une vision dualiste ainsi que l’idée de transcendance. L’idée stoïcienne de revenir au final au sein de la substance est séduisante mais qu’est-ce cela induit ou pas ensuite ? Une forme de survivance de notre pensée est-elle envisageable ou bien n’est-ce finalement qu’un simple recyclage, comme le défend Epicure, de notre matière pour la création de nouveaux éléments ? Ici, on s’éloigne de la notion de philosophie pour glisser vers le champ de la croyance. Aucune réponse n’est véritablement donnée par les philosophes stoïciens (cette interrogation relève plutôt du domaine de l’espérance) mais finalement cela n’avait que peu d’importance pour eux car leur priorité était de vivre et bien gérer le temps présent. Pour conclure cette petite réflexion, Pierre Hadot a déclaré que pour mener une vie en se réclamant à la fois de la philosophie d’Epicure et d’Epictète il faut « tantôt adopter une attitude épicurienne, tantôt stoïcienne, dans la mesure où il est des circonstances où il faut se détendre comme un épicurien, et des circonstances de “tensions“, malheureusement souvent tragiques, où il faut être fort et actif en faisant consciencieusement son devoir comme un stoïcien » (interview à Philosophie Magazine n° 21). Ainsi, contrairement à la période antique où il fallait à l’étudiant sélectionner sa tradition philosophique, de nos jours, ceux qui le souhaitent peuvent désormais ne pas avoir à choisir entre la voie d’Epicure ou d’Epictète mais choisir au contraire celles d’Epicure et d’Epictète car les deux pensées se complètent parfaitement. Ainsi, je peux sans problème me définir comme un épicurien de tradition philosophique avec des influences stoïciennes, me sentant en effet plus attiré par la philosophie paisible d’Epicure - à rapprocher de celle du Bouddha - tout en y intégrant une partie de la métaphysique stoïcienne (et notamment cette idée que nous faisons partie d’un grand Tout) et en sachant également que les épreuves de la vie nécessiteront d’y résister à la manière d’Epictète ; Tout ceci sans oublier d’ajouter en complément du suivi de ces deux pratiques philosophiques des exercices méditatifs de calme bouddhique. Epicure et Epictète, ces deux grands 3 maîtres de vie, m’ont aussi appris - et ce n’est pas le moins important - qu’il y avait une forme possible de spiritualité laïcisée ancrée dans le réel que l’on peut trouver, en dehors de la religion, parmi la pensée grecque. 4